25.

Les deux flics remontèrent en moins d’une heure le tape-cul goudronné qui les jeta à la périphérie de Dunkerque. Au nord, les éoliennes brassaient l’horizon dans une rotation agonisante, encerclées par les monstres industriels bouffeurs d’hommes et d’espoir. Dans ce recoin noirâtre de la France, on naissait au bord d’une chaîne de production et on mourait à l’autre bout, comptant chaque soir pour s’endormir non plus des moutons mais des portières de voitures ou des pièces de disjoncteurs.

Derrière ces catacombes de béton, ces gargouilles aux pattes d’acier, quelque part, une gamine luttait contre la mort, son calvaire égrené à l’écran devant des millions de téléspectateurs. Qu’est-ce qui allait l’emporter la première ? La hargne de la maladie, ou la lame d’un assassin empailleur d’animaux ? Qui créait les bons et les mauvais, quelle main immonde engendrait le mal, quelle autre le travaillait pour l’inoculer sur Terre sous ces facettes de démence ?

Le long d’une départementale, Raviez obliqua vers le bas-côté pour répondre à un appel téléphonique. Il sortit, s’infesta les poumons tout en poursuivant la conversation. Ses traits se défroissaient au fil de l’entretien et lorsqu’il raccrocha, son visage s’était lissé d’une couche de plénitude.

— C’était Norman ! On la tient ! clama-t-il en brandissant le poing. Clarice Vervaecke, vétérinaire à Merlimont ! Elle commande depuis des mois de la tilétamine dans une pharmacie de la ville ! « Et alors », vas-tu me dire ?

— Et alors ? Vous avez affirmé tout à l’heure que presque tous les vétérinaires se procurent de la tilétamine.

— Elle passe bientôt devant un tribunal et risque de perdre son droit d’exercer !

— Vous comptez me dévoiler la chute dans dix jours ? râla Lucie sans cacher son exaspération.

— Elle s’est fait prendre à un contrôle d’alcoolémie le mois dernier en revenant d’une boîte de lesbiennes, en Belgique. Complètement défoncée. Shootée à la tilétamine d’après la prise de sang.

— Ce qui explique pourquoi elle en commandait tant. Est-ce suffisant pour l’incriminer ?

— Avant de la maintenir en garde à vue, ils ont voulu relever ses empreintes. Tu devines la suite ?

— Pas de crêtes papillaires ?

— Exactement ! Le bout des doigts rongé par des attaques chimiques.

Raviez jeta un œil dans son rétroviseur et plissa l’asphalte.

— Le commissaire a obtenu auprès du procureur un mandat de perquisition. Une équipe d’une dizaine d’hommes, Norman en tête, vient de se mettre en route ! Avec un peu de chance… la petite sera toujours vivante… Espérons-le, ça gâcherait le happy end…

— Happy end ? N’oubliez pas que Mélodie Cunar et son père sont morts et qu’un chauffard est toujours en cavale avec deux millions d’euros !

— Tu me fais la morale maintenant, brigadier ?

Lucie s’écrasa au fond de son siège, muette. L’annonce pénétrait en elle comme un torrent déchaîné, élaguant à grandes eaux les flammes crépitantes de l’enquête. Elle en venait presque à regretter que tout s’arrête si brusquement.

L’heure tournait, le temps diluait dans les veines d’Eléonore le poison des secondes. Se sent-on mourir quand la Faucheuse affûte, depuis de si longues années, son instrument tranchant sur l’édifice de votre vie ?

— Tu vois, ajouta le capitaine après un silence, les faits, la hargne de nos hommes, il n’y a que ça qui compte ! Ton baratin psychologique n’aura pas servi à grand-chose ! Je passe en coup de vent au commissariat et je te ramène chez toi. Tu vas pouvoir profiter de ton week-end, bien tranquille à t’occuper de tes marmots…

— Il reste quand même l’inconnue du ou des chauffards de Cunar…

— Je suis persuadé que notre suspect a tout vu, puisqu’il se trouvait à proximité du lieu de l’accident. Le numéro d’immatriculation est soigneusement imprimé au fond de sa tête et crois-moi, le commissaire n’a pas d’égal pour mener un interrogatoire musclé.

— Passez-moi un coup de fil pour le dénouement en tout cas…

Le véhicule s’engagea le long du port, effleura la Duchesse Anne avant de se garer derrière le commissariat. Des journalistes surgirent.

— Tu me laisses parler, avertit le capitaine avant d’ouvrir la portière. Et essaie de pas trop faire la gueule, ce soir on risque de passer au journal de vingt heures…

— Je souris bêtement quoi…

Depuis la fenêtre de son pavillon de Malo-les-Bains, Lucie contemplait le dos rond de la dune sous les derniers rayons du soleil. Même dans le Nord les couchers sont magnifiques, tout mêlés de bleu, d’orange, de mauve. Une légère brise chahutait le sable en tourbillons silencieux et l’emmenait vers les noirceurs océanes.

La jeune femme se demandait ce qu’allaient découvrir les équipes dans le cœur de la maison maudite. Des animaux empaillés par dizaines ? Des capucins cloués sur un piédestal de bois, piégés dans une éternité synthétique ? Des bêtes disséquées, les organes conservés dans des bocaux ? Et la petite Éléonore ? Quelles étaient les chances de la retrouver vivante au milieu d’un tel déferlement de haine ?

Le rapport d’autopsie traînait au milieu de la salle à manger, privant une petite aveugle de sa plus profonde intimité et de son droit à reposer en paix. En faisant glisser une main sur les pages glaciales, Lucie imagina les minuscules grains de lumière traverser les iris de Mélodie Cunar, avides de partager leurs couleurs, leurs nuances, leurs pulsations d’existence, s’accrocher aux nerfs optiques et rebrousser chemin juste avant de frapper aux portes de son cerveau. Elle songeait à ses jumelles, leurs grands yeux arrosés d’or céleste, leur émerveillement devant le moindre scintillement d’étoile. À chaque seconde, on respire les images, elles allument les regards, les sourires, nous arrachent de terre et tissent les fils de nos vies. L’existence de Mélodie n’avait été qu’un puits de ténèbres, un gouffre de bouffées noirâtres. Quel souvenir avait-elle gardé de son court passage sur Terre, de cette si belle planète où s’épanouissent fleurs, océans et nuages, si ce n’est cet incroyable sentiment d’incompréhension et d’injustice lorsque les deux mains froides l’avaient privée d’oxygène ?

Amèrement, Lucie entassa les feuillets, empoigna la biographie du médecin russe qu’elle enfouit au fond d’un tiroir, dans lequel elle récupéra une petite clé. Puis elle baissa les volets roulants, tira les doubles rideaux, éteignit les lumières, les veilleuses des appareils électriques. Noir complet. À tâtons, elle s’approcha de l’armoire aux vitres teintées, l’ouvrit et… franchit le pas…

Une heure plus tard, une fois ses larmes séchées, elle s’embarquait pour la maison de ses parents.

Après trois jours, elle allait enfin pouvoir embrasser ses filles, les jumelles au sommeil inversé.

Devant elle, une interminable nuit blanche en perspective…