21.

Au plus fort de décembre, le zoo de Lille revêtait des allures de ville fantôme, de Pompéi d’acier et de béton pétrifié par les morsures du froid. À l’arrière-plan, les tourelles de la citadelle Vauban égratignaient le ciel tels des Vésuve menaçants tandis qu’au cœur de la cité, des rafales de glace remontaient les allées vierges et chromaient les barreaux des cages vides en un souffle mortel. Il fallait baisser les yeux pour découvrir, au fond des fosses boueuses, des taches sombres, velues, des boules de fourrure immobiles, comme des manteaux enroulés.

Au rythme lent imposé par son accompagnateur, Lucie contourna le parc des gibbons. L’atonie des primates, dans l’amalgame des branches, leur conférait des allures de cosses pourries. Puis le brigadier dévia le long d’une profonde niche où un ours placide l’accompagna d’un regard gourmand. Dans tous les sens du terme.

Une charpente d’une cinquantaine d’années précédait le policier, un moulin à paroles qui rappelait pourquoi il valait mieux, parfois, préférer la compagnie des animaux à celle des humains. Deux de ses canines affûtées pinçaient sa lèvre inférieure quand il fermait la bouche. Une particularité qui, un siècle plus tôt, lui aurait valu la vedette dans une foire aux monstres. « Venez découvrir l’homme-morse ! »

Un hurlement ébranla la chape de silence. Lucie tressaillit. Les loups…

— Voilà pourquoi je fais ce métier ! se réjouit Roy Van Boost, le vétérinaire du zoo. Vous ne les entendrez hurler que l’hiver, après de longues semaines à l’écart de la masse grouillante des humains. Écoutez-les… Ils appellent… Ils pleurent… Ils communiquent… La nuit, c’est encore plus impressionnant… Mes bébés…

— Pourquoi, vous venez souvent la nuit ?

— L’obscurité recèle tous les secrets de l’humanité…

Instinctivement, Lucie se pelotonna plus encore dans son blouson, les poings bien au fond des poches. Ces déchirements véhiculaient un malaise palpable, ramenaient au devant les peurs ancestrales. Les forêts lugubres, leurs elfes malfaisants. Aux côtés de l’être aux dents de vampire et à l’humour aussi noir que ses vêtements, elle se crut dans l’intestin d’une lande maudite.

Curieusement, elle en ressentait une grande excitation.

Lorsqu’ils s’approchèrent de la fosse, les hurlements cessèrent. Lucie garda ses distances, étonnée devant l’absence de barrières de sécurité. Van Boost défiait l’à-pic d’un équilibre fragile, les semelles dévorant le vide.

— Venez, jeune fille, n’ayez pas peur ! On profite de la trêve hivernale pour effectuer des travaux ! Plus de barrières ! Venez, venez, vous ne les observerez jamais de si près !

Lucie sonda les alentours. Personne, hormis ces présences velues aux yeux de statues. Elle hésita à avancer. Il coulait dans les prunelles du vampire des nappes insondables.

Et s’il te poussait dans… la gueule du loup ? Il n’y a pas un chien ici… Arrête tes bêtises ! Tu délires !

Elle examina les bras de l’homme, à moitié mangés par les poches de son trois-quarts en cuir.

C’est vrai ça ! Il n’a jamais sorti les mains de ses poches !

— Alors mademoiselle ! aboya-t-il dans un nuage de condensation. Vous attendez le dégel ?

Lucie se décida. Armée, elle pourrait intervenir en cas de nécessité.

Face aux loups ? Tu n’aurais même pas le temps de dégainer que ces sales bêtes t’auraient arraché le bras !

Elle affronta le vide, les pieds en léger décalage pour se donner un point d’appui solide. Au cas où…

— Mademoiselle, je vous présente canis lupus albus, puissant habitant de la toundra eurasienne. Cinquante kilos de hargne, des prédateurs parfaits avec un odorat quatre-vingts fois supérieur au nôtre. Ils vous avaient sentie avant même votre entrée dans le zoo.

Il déshabilla Lucie de traits incisifs. Un regard de serpent, bourré d’écailles froides.

— Fixez-les au fond des yeux. Vous y lirez des siècles de haine envers l’homme.

Comme celle que l’on déchiffre dans tes pupilles à toi ?

Trois paires d’iris noirs cerclés de jaune se groupaient au pied du mur artificiel, les museaux bleu argenté braqués au ciel, les babines ourlées sur le rose des gencives. Des crocs comme des sabres.

Peu rassurée face à la matérialisation de ses cauchemars, Lucie tenta un pas en arrière, mais l’homme lui attrapa l’épaule et la ramena au-devant du vide. Il rengaina si rapidement qu’elle n’eut pas le temps d’apercevoir sa main.

— Qu’y a-t-il jeune femme ? On n’aurait pas la frousse de ces gentilles bêtes quand même ?

Lucie s’efforça de garder son calme. À deux doigts de craquer.

Titre principal de notre édition : un brigadier de police dévoré par des loups.

Le corps déchiqueté d’une femme de vingt-neuf ans vient d’être retrouvé dans une fosse à loups. En dépit de l’absence de barrières, le policier imprudent s’est approché du vide et a malencontreusement glissé sur une plaque de gel. Le vétérinaire du zoo, Roy Van Boost, témoigne…

— Je… Ils m’intimident un peu, admit Lucie. Pourquoi nous haïssent-ils tant ?

— Dans les temps anciens, les loups et les hommes vivaient en parfaite harmonie, à l’exemple de Romulus et Remus élevés par une louve. Le Moyen ge et ses hordes sanguinaires ont marqué le tournant de cette entente. Dans l’Enfer de La Divine Comédie de Dante, le loup représente la cupidité, l’imposture, le mal. Pendant cette période, l’homme l’a chassé, martyrisé et exterminé. Des mythes non fondés sont nés, la Bête, le loup-garou, la réincarnation du diable… Les siècles suivants ont été sans pitié pour les lupi. Croyez-moi, toute cette souffrance infligée par l’humain se trouve aujourd’hui inscrite dans leurs gènes, les loups ont muté et naissent avec le chromosome de la haine.

Lucie hocha la tête, simulant un intérêt soudain.

— À présent, pouvez-vous me parler des disparitions ?

L’homme retroussa ses babines. Ses canines étaient trop parfaitement pointues pour que ce fût naturel. Il les taillait…

— Étrange votre intérêt soudain pour mes animaux, miaula-t-il. Vos collègues lillois sont venus ici pour gober des mouches, mais vous… vous êtes différente – il renifla l’air dans un plissement de nez –, je le sens… Qu’est-ce qui vous amène réellement ?

— On enquête sur… un trafic d’animaux, improvisa Lucie. Comment le loup et les singes capucins ont-ils disparu ?

Le vétérinaire la perfora d’un regard noir.

C’est quoi ce type ! Il s’épile aussi les sourcils !

— Commençons par le loup, siffla Van Boost du bout des canines. Le vol a eu lieu voilà plus de deux mois, à la mi-octobre. Le malfrat a forcé cette porte, en bas. Anse du cadenas défoncée. J’ai retrouvé des flèches anesthésiantes, la nuit pendant une balade nocturne, dans les flancs des trois loups restants. Il a embarqué quarante-huit kilos sur les épaules avant de ressortir par la grille de derrière, celle qui ouvre sur le parc Vauban. En pleine nuit, pas de lumières, il n’avait aucune chance d’être vu. Il a dû garer sa voiture le long du canal de la Deule. En deux temps trois mouvements, l’affaire était pliée. Quel salaud ! Je suis sûr de l’avoir manqué de peu ! Et il a choisi ma préférée ! Bien vu !

— Pourquoi ?

— Il a enlevé la femelle alpha.

— Alpha ? Expliquez-moi s’il vous plaît. Je nage dans le brouillard en matière de loups.

— Honte à vooooous !

Ce type est complètement cinglé !

— La hiérarchie d’une meute comprend plusieurs niveaux de soumission. Les loups alpha sont les plus puissants, les plus agressifs. Ils mangent en premier, dirigent la meute et ont autorité de vie ou de mort sur la progéniture.

— Comment a-t-il reconnu le loup alpha ?

— Vous voulez savoir ?

Ses lèvres appelèrent un sourire effrayant.

— Venez… Approchez à nouveau… N’ayez crainte. Ils ne vont pas vous manger… sauf si je le décide !

Il croassa un ricanement.

Il joue avec toi, avec tes peurs, se dit Lucie sans bouger. Intelligent et manipulateur… Je dois savoir pour ses mains !

— Je veux bien m’approcher, mais je m’agrippe à vous ! s’exclama le policier. J’ai un peu le vertige ! Donnez-moi la main !

Une légère hésitation retarda le geste du vampire mais il finit par tendre sa main gantée. Une flamme de cierge noir vacillait dans ses prunelles.

— Voilà, glissa-t-il. Penchez-vous, intéressez-vous aux queues, je sais que les femmes adorent ça…

Lucie ne releva pas et lui pressa la main plus que de raison, s’assurant qu’elle formait avec lui un maillon solide. Elle tombait, il tombait. Dans la fosse, des gueules se déployaient en une forêt d’émail.

Je suis complètement cinglée d’obéir. Il suffirait qu’il…

— Assez ! clama-t-elle en se propulsant soudain vers l’arrière. J’ai vu !

— Alors ?

— Un seul des trois loups lève la queue.

— Exactement, le mâle alpha… Le couple bêta baisse tête et queue chaque fois qu’il se trouve à proximité d’un alpha. Il en va de même pour les oméga, et…

— Tout l’alphabet grec va y passer ?

— Non ! répondit sèchement Van Boost. Les meutes les plus importantes ne comprennent que six niveaux !

— C’est… prodigieux, se força à répondre Lucie. Revenons à ces fléchettes anesthésiantes. Une idée du produit utilisé ?

Van Boost haussa les épaules.

— Bien entendu ! Vous pensez bien que j’étais en rage ! La louve, puis les singes ! Il s’agissait de tilétamine, un anesthésique vétérinaire très répandu.

Lucie s’empara de son carnet fourre-tout.

— Vous possédez de la tilétamine ?

— À votre avis ?

Lucie se retint d’exploser.

— Je suppose donc que la réponse est oui ! répliqua-t-elle d’un ton tranchant. Et comment s’en procure-t-on ?

— À la pharmacie, après présentation d’un bon de commande. La délivrance de produits vétérinaires est très contrôlée, ce qui n’empêche pas qu’on retrouve chaque semaine, en boîte de nuit, des jeunes shootés à la tilétamine ou à la kétamine. Un bon trip. Vous devriez essayer…

— La possession d’un pistolet anesthésiant nécessite-t-elle un port d’arme ?

— Un fusil hypodermique ? Les vétos ont les autorisations nécessaires pour s’en procurer, tout comme les pompiers, la police ou les équipes de fourrière.

Lucie souffla sur ses doigts engourdis, réchauffa l’encre de son stylo avant de poursuivre :

— Pensez-vous que celui qui a volé le loup et les singes ne fait qu’une seule et même personne ?

Van Boost se posa deux doigts sur la tempe et simula un coup de feu.

— Je l’ai déjà dit à vos collègues ! Pas de doute là-dessus. Même méthode pour pénétrer dans les cages ou enclos, le cadenas cisaillé. Mêmes fléchettes anesthésiantes, produit identique. Si ça continue, le directeur va devoir embaucher un gardien. Un humain qui veille sur les animaux. Amusant, non ?

Lucie alourdissait son carnet d’un pêle-mêle labyrinthique.

— Comment a-t-il tué les singes restants ?

— Bingo ! Vous avez touché le point sensible ! Bien joué brigadier ! Plus futée que vos collègues ! Comment se fait-il que vous ne soyez pas encore lieutenant ?

— Chaque chose en son temps. Répondez à la question s’il vous plaît.

— Bien chef ! Il les a endormis, puis… il les a vidés de leur sang en incisant les artères iliaques externes. Il leur a ensuite ouvert la poitrine, le péricarde, et il a ligaturé l’aorte à sa base.

Lucie se figea. Le monde de furie qui entourait l’assassin avait donc pris naissance ici, dans la tranquillité monastique du zoo.

Elle mordilla son stylo. Pourquoi prendre la peine, le temps, le risque de les mutiler ainsi ? D’ailleurs, pourquoi les mutiler ? En général, un tueur sadique mutile sa victime pour la dépersonnaliser ou alors montrer son emprise sur elle. Pour prouver que les corps transitant entre ses mains lui appartiennent, qu’il est l’artiste et que l’autre représente l’objet, le mouchoir jetable. Mais là, ces animaux ?

Dans son accès de rage, l’assassin avait contrôlé ses gestes, épargné la moitié des animaux en les embarquant avec lui. Pour quelle raison ? Les éliminer plus loin ? Les retenir prisonniers ?

Pourquoi seulement la moitié des singes ?

La moitié…

Lucie demanda :

— Avez-vous vérifié le sexe des bêtes mutilées ?

Les pupilles de Van Boost devinrent lames.

— Vous progressez, chère amie, vous progressez !

— Bon sang ! Arrêtez de jouer ! Que savez-vous que j’ignore ? Qu’avez-vous découvert ?

Van Boost tira sur le bas de ses gants pour bien les retendre sur ses doigts. Le cuir grinça.

L’odeur du cuir…

— Je n’ai rien découvert. De simples constats, voilà tout. C’est à vous de faire votre boulot.

— Dans ce cas, répondez à mes questions !

— Vous voulez savoir ? Il a embarqué les femelles et éliminé les mâles !

Des femelles… Il tuait les mâles par ce procédé pour le moins intriguant. Mais pourquoi n’avait-il pas reproduit son carnage avec les loups, pourquoi avoir juste endormi les mâles sans leur déchirer la carcasse ? Par manque de temps ! Van Boost affirmait s’être promené cette nuit-là, pour « parler » à ses animaux. Le tueur, alerté, interrompu, n’avait alors pu terminer son travail.

Devant le raclement de gorge de Van Boost, Lucie s’arracha à son film interne et se recadra dans l’axe de la conversation.

— Et… et avez-vous pris des photos des singes mutilés ?

— Je ne suis pas maso à ce point-là ! Encore que… Personne n’a tiré de photos, pas même les flics…

— Faut-il des connaissances particulières pour réaliser ce genre d’acte ? Vider une bête de son sang ? Lui ouvrir le cœur ? Lui… nouer l’aorte ?

Était-ce bien la même Lucie qui parlait ? Celle qui depuis six ans agonisait sous la paperasse, la monotonie des heures trop longues ? Celle qui cherchait l’introuvable et qui vibrait sur les pages d’un thriller ? Van Boost expliqua :

— Les poitrines, les artères étaient incisées de façon très nette. Cela ressemblait plus à un acte chirurgical qu’à un pur jeu de massacre. Vous savez, un cœur de capucin n’est pas plus gros qu’une balle de ping-pong, il faut avoir du doigté pour s’aventurer là-dedans.

— Nouer l’aorte d’un animal revêt-il une signification précise ?

— Surtout en dissection. On ligature les veines ou les artères pour pouvoir isoler, prélever, analyser les organes. C’est aussi une technique utilisée dans les actes chirurgicaux nécessitant une diminution de la pression sanguine.

Van Boost ne disait pas tout. Il retenait ses paroles, se contentait de répondre sans aucune anticipation sur les questions. Il sortit un sachet de dessous sa veste et piocha une lamelle de viande fumée qu’il lança dans la fosse.

— Je leur donne quelques amuse-gueules avant la distribution journalière de nourriture. Venez voir le couple bêta s’écarter du mâle alpha ! Même morts de faim, ils se soumettraient. C’est dans l’ordre des choses. Un exemple parfait de société soumise à l’autorité !

Lucie ne bougea pas. Elle décelait une forme curieuse de fascination chez Van Boost. Ce personnage de train fantôme jouait avec ses loups comme une fillette s’amuse avec ses poupées.

Il les domine ! Il se prend pour le chef, celui dont le sort de la meute dépend ! L’humain alpha !

Au fond de la fosse, les prédateurs attirés par les effluves de chair s’agitaient avec des grognements appuyés.

— Peut-on visiter la cage des capucins ? demanda la jeune femme en réajustant son bonnet.

De plus en plus, elle éprouvait le besoin de bouger, de s’éloigner de ce puits de ténèbres.

— À quoi bon ? Elle est vide et nettoyée désormais.

Devant l’immobilité volontaire du vétérinaire, elle enchaîna sur d’autres questions.

— Que croyez-vous que le ravisseur ait pu faire de ces animaux ? Cette louve alpha notamment ?

— Ne parliez-vous pas de trafic tout à l’heure ? ricana-t-il sans se retourner. Vous me prenez pour un idiot ? Quel trafiquant prendrait la peine de laisser une signature aussi sanglante et élaborée en mutilant des mâles ? Si vous me dévoiliez la véritable raison qui vous a amenée ici, je pourrais peut-être vous aider davantage, bri-ga-dier.

Raviez l’avait prévenue. Surtout, ne rien dévoiler sur l’affaire. Ordre formel. Elle se mordit les lèvres.

— Désolée, mais je n’ai pas l’autorité nécessaire pour…

— Pauvre petite… Pas assez de responsabilités ? Très bien ! Je n’aime pas vos cachotteries. Je n’en sais rien !

Le ton montait avec la violence d’une peur panique. Lucie dégrafa discrètement le bouton-pression de son holster au travers du tissu de ses poches. Elle ajouta :

— Pourriez-vous vous tourner, ôter vos gants et me montrer vos mains, s’il vous plaît ?

Le vampire à la chevelure de jais et au visage d’hostie effectua un demi-tour et se mit à avancer vers elle.

— Nous y voilà ! Je m’en doutais qu’il y avait anguille sous roche.

Il jeta un coup d’œil circulaire, comme pour s’assurer que personne ne l’observait, et enchaîna :

— Il s’est passé des choses étranges avec la louve, hein ? Avez-vous découvert des brebis avec la gorge tranchée ? Des veaux déchiquetés, vampirisés ? Des profanations dans des cimetières avec des pentacles ? Ou alors des corps disséqués ? Oui, c’est ça ! Des cadavres avec l’aorte ligaturée ! Racontez-moi ! Combien ? Où ?

Il s’approchait, ses mains gantées bien en évidence devant lui. Lucie voulut dégainer son arme mais elle s’embrouilla avec la fermeture de son blouson.

Trop tard, il fondait déjà sur elle, crocs en avant…

Il lui présenta ses deux mains dégantées. Parfaitement propres, les sillons digitaux resplendissants. Des bagues cabalistiques ornaient chacun de ses doigts, sauf les pouces.

— Alors, brigadier… Quel est le problème ? Un peu nerveuse ?

Lucie peina à retrouver son calme. Ses narines soufflaient de petits nuages opaques au rythme du sang qui battait ses tempes. Van Boost constata sa détresse et sembla s’en réjouir. Il retourna distribuer ses friandises aux gueules hargneuses.

Au diable les ordres ! Raviez n’en saura rien ! C’est pour le bien de l’enquête ! D’une petite diabétique !

Afin de s’assurer la coopération du vétérinaire, Lucie lui expliqua brièvement les éléments de l’enquête. Le poil de loup retrouvé dans la gorge d’un corps sans vie, l’absence de sillons digitaux autour du cadavre, l’odeur de cuir…

— Écoutez ! Maintenant j’aimerais une réponse ! exigea-t-elle. Que peut-on faire d’une louve alpha dérobée dans un zoo ? Et de petites femelles capucin ?

— Coriace pour une femme ! Dominatrice, non ? D’accord… Primo, les laboratoires clandestins d’expérimentation animale. Ces malades n’hésitent pas à payer des fortunes en dessous-de-table pour les animaux les plus difficiles à obtenir, et les singes ont la cote parce qu’ils se rapprochent le plus de l’être humain, génétiquement et morphologiquement…

Lucie avait déjà lu ça quelque part. Des têtes de singes piégées dans des appareils stéréotaxiques, le crâne découpé et le cerveau à l’air. Des chiens privés de la liberté d’aboyer par des techniques de debarking, consistant à leur découper les cordes vocales au laser.

— Dans ce cas, pourquoi n’avoir volé que quatre singes alors qu’il pouvait embarquer les huit ?

Van Boost cligna d’un œil.

— Très perspicace… Secundo, comme vous le disiez vous-même, le trafic d’animaux. Fini les toutous à mamy. Aujourd’hui, les jeunes sont branchés mygales, pythons, scorpions, singes. La plupart de ces animaux ne sont pas vaccinés et sont détenus de façon illégale. Une vraie catastrophe !

— La louve pose toujours problème !

— Pas forcément. Les singes pour la compagnie, le loup pour l’argent. Les combats illégaux de chiens, ça vous dit quelque chose ?

— Bien entendu.

— Un acheteur pense peut-être pouvoir dresser un alpha, lui limer les crocs et le faire passer pour un chien de combat. Ça s’est déjà vu au fin fond des pays slaves, il y a une vingtaine d’années. D’après les rumeurs, ces combats sanglants auraient repris en Allemagne et dans certains pays de l’Est.

Lucie imaginait les bêtes qui se déchiquetaient dans la moiteur d’une cale de navire, sous les clameurs de barbares. Des loups, poussés aux limites de leur férocité, attaqués par deux, trois chiens en même temps.

— Et en France ?

— Peu probable…

La thèse ne tenait pas debout. Que faire avec les wallabies volés au zoo de Maubeuge ? Des combats de boxe ?

— Reste-t-il d’autres options ? s’impatienta Lucie.

Van Boost laissa entrevoir les bijoux pendus à son cou. Des croix celtiques, un corbeau, le squelette de la Mort.

Mince, quelle idiote tu fais ! C’est un gothique ! Un papy qui fréquente les boîtes lugubres et les cimetières !

— Notre voleur a peut-être, comme nous tous, un visage caché, un goût prononcé pour l’obscur, le morbide…

La salive afflua sur la langue du brigadier.

— C’est-à-dire ?

— Je vais vous donner l’adresse d’un ami qui habite le Vieux Lille et lui demander de vous recevoir. Il vous fera visiter la « chambre »… Cela devrait vous mettre sur la voie…

— Me mettre sur la voie ? Arrêtez vos devinettes, bon Dieu ! La vie d’une jeune fille est en jeu !

— Voilà qui est intéressant ! S’agirait-il de la petite diabétique dont on parle à la télé ? Elle habite Dunkerque et vous aussi, étrangement… Tic-tac… Tic-tac… Si je comprends bien, son sort se trouve entre mes mains ?

Lucie serra les mâchoires. L’arrogance du vétérinaire lui sortait par les yeux. Van Boost dit finalement :

— Quel est votre péché mignon, mademoiselle, ce pour quoi vous vibrez secrètement ? Dès qu’on parle de sang, de corps mutilés, vos yeux s’allument, vos traits se lissent. Racontez-moi un peu… Donnant, donnant…

Lucie hésita… Il lui fallait de l’info, du concret. Donnant, donnant…

Tu l’auras cherché !

Elle lui exposa une partie de ses territoires secrets. Une partie seulement…

D’un coup, le gothique devint doux et conciliant, admiratif même. Il dit :

— Vous m’avez parlé d’une odeur de cuir tout à l’heure. Très forte, non ?

— Exact.

— Je pense qu’elle provient du tannage des peaux…

— Le tannage des peaux ?

— Vous avez peut-être face à vous un taxidermiste, un empailleur d’animaux à l’esprit particulièrement frappé, chère amie ! Allez chez Léon, vous comprendrez tout de suite ce que je veux dire…

— Vous le saviez ! Vous le saviez, depuis le début, n’est-ce pas ?

Il rabattit les pans de son trois-quarts à la manière d’une cape.

— Je pense que nous devrions nous revoir, fit-il. Nous avons énormément de choses en commun. Des choses… interdites…

— Je ne crois pas, non…

Van Boost agita sa langue entre ses canines avant d’ajouter :

— Vous voulez mon avis ? Vous avez en face de vous une veuve noire qui tue, déchire, mutile les mâles et glorifie les femelles au point de les rendre immortelles !

L’homme-morse leva la tête et imita le hurlement du loup. La meute prit le relais.

Un court instant, Lucie se demanda si le sang se remettrait à couler dans ses veines…