27.
Le corps nu se nuançait en déchirements d’ombres. L’aiguille chercha une veine, creva la pellicule de peau avant de déverser plusieurs millilitres du liquide jaunâtre dans les tentacules sanguins.
Tilétamine. Un poison qui portait la Bête sur les moiteurs infinies du plaisir artificiel, chassait l’illusion du froid et lissait l’horreur du monde. Ici, dans cette obscurité contrôlée, elle se sentait bien, en sécurité, loin des démons qui envenimaient son quotidien. Quand le moment viendrait, elle s’occuperait de leurs jolies petites gueules. À sa manière.
Elle poussa le son du radiocassette, amplifia les basses pour aggraver le vomissement saturé de la guitare électrique. Ses coups de tête propulsaient la masse noire de ses cheveux par-devant son visage et jusqu’à la pointe de ses seins. Attisée par la chaleur organique et les tourbillons de drogue, elle se courba vers l’arrière et exécuta des mouvements de bassin, invitant une présence invisible à la pénétrer, la secouer, la soulever de terre. Elle engloutit une canette de bière avant de pousser un hurlement.
Ce soir plus que les autres nuits, elle voguait sur les crêtes du bonheur. Cette image hypnotique, cette physionomie gravée derrière ses iris prenaient des dimensions démentes. Cette texture claire des cheveux, ces yeux de saphir cernés de secrets coïncidaient à merveille avec la photo qu’elle tenait sous ses yeux. Cette photo qu’elle caressa, encore et encore.
Ses prières les plus violentes venaient de prendre forme.
La femme flic serait celle par qui la Bête revivrait enfin !
Avait-on enfin écouté ses suppliques ? Lui avait-on offert sa part de chance ? Cette possibilité de ramener le passé et de faire taire les tourbillons de rancœur qui bouillaient en elle ? Un tel coup du destin, un enchaînement si incroyable de circonstances ne pouvaient être qu’un signe envoyé par Dieu pour l’encourager.
Après une large inspiration, pressant un crucifix dans la paume gauche, elle plongea la main droite dans une bassine d’eau oxygénée presque pure pour en extraire un crâne à la blancheur immaculée, une face de calcium purgée de ses déchets organiques. L’attaque chimique lui brûla les doigts, une morsure si dévastatrice que le bâton calé entre ses dents manqua de se rompre. Des dizaines de mètres sous terre, la Bête gémit à s’arracher la gorge…
Elle entretenait ce châtiment maîtrisé, nécessaire, pour empêcher les cicatrices morales de se refermer, pour qu’à chaque battement de son cœur les fragments de son passé ébranlent le présent et lui rappellent combien sa mère et elle avaient souffert.
Après avoir enduit ses doigts douloureux d’une crème de sa confection, elle se plaqua sur un mur tapissé de peaux pour récupérer, enfonçant son regard dans les tignasses grises, blondes, suspendues à une armature en métal. Des perruques sous lesquelles elle dissimulait sa vraie chevelure, une fois à la surface, dans ce monde de caddie, de klaxon, de gaz carbonique. Un moyen, avec les vêtements ringards, les chaussures d’hommes, les moules en latex, de se classer au rang des quidams qu’on ne cherche pas à aborder, un vitrage contre les œillades des mâles dégoûtants.
Une fois la douleur partiellement estompée, la Bête posa le crâne sec sur une table à tréteaux, aux côtés de bocaux transparents où traînaient des yeux en cristal de Bohême, des mâchoires en résine, des amoncellements d’os. À ses pieds, sur les flammes bleutées d’un réchaud à gaz, un mélange abject de chair, de viscères, de ligaments macérait à la surface d’un liquide trouble qui dissimulait, en son fond, un squelette. Le bain de soude caustique mêlait ses relents aux effluves de cuir, à ce travail des peaux mortes qui exhalait son fumet diabolique. Le jeu des odeurs, l’alchimie des mélanges banda un à un les muscles de la Bête, lui donnant du cœur à l’ouvrage.
Là où n’importe qui aurait vomi, elle jouit…
Après le passage de couches de résine autour des orbites, elle avala plusieurs goulées d’une nouvelle bière et, sous les riffs agressifs crachés par les enceintes, se mit à tourner bras écartés, paumes vers le haut, accroissant la vitesse de rotation jusqu’à ce que les défaillances cérébrales l’emmènent au sol. Elle roula son corps moucheté de brûlures dans les écorces de pin, s’en couvrit le torse, les seins, le bassin, et se frôla le sexe en gémissant.
Dire que le big-bang avait explosé dans cet entrepôt, en pleine zone industrielle. D’abord l’échec, cette montée de rage suivie d’une envie puissante d’arracher la vie. Puis cette immense prise de plaisir, comme lorsqu’elle tuait des petits animaux, plus jeune. L’idée était alors soudainement apparue, comme jaillie de la lampe magique d’un génie resté trop longtemps enfermé.
Des morts qui pourraient ramener des morts.
À présent, il fallait confirmer l’idée, passer à la pratique avec cette fillette, piochée au hasard de la rue. S’entraîner sur du jetable avant de s’attaquer à la pièce maîtresse, cette femme flic surgie sur les rails de sa destinée.
Pour que, par la magie de ses mains calcinées, soient sublimés ses souhaits les plus fous.
La Bête contourna des récipients de cires colorées en bleu de Prusse, indigo ou cendre bleue. Elle s’approcha du bain de tannin et observa de longues minutes le tapis de peau barboter dans le jus immonde…
La drogue diluait ses serpents de brume au fond de son esprit, déliant ses idées les plus folles, ses désirs les plus ambigus. Elle considéra la cage où planait encore le spectre de la petite aveugle, ces barreaux inébranlables, cette soif métallique d’emprisonner les chairs. Pourquoi ne pas offrir un nouvel occupant à cet acier solitaire ? Pourquoi ne pas enlever la femme flic immédiatement ? Non pas pour s’occuper d’elle sur-le-champ, mais pour la garder en vitrine, ici, dans les profondeurs de la Terre. La posséder vivante, l’étudier, la disséquer du regard…
Quelle formidable idée ! Décidément, pourquoi avait-il fallu attendre toutes ces années pour qu’explose enfin son imagination, ses élans artistiques ?
En un instant, ses sens se braquèrent sur la petite clochette reliée à un fil de nylon. Une présence venait de réveiller le système de sécurité installé autour de la maison. La Bête éteignit son poste et tendit l’oreille. Plus rien… Peut-être un animal… Un sanglier, une biche ?
Dans l’ombre, elle s’empara de son scalpel encore maculé de vie. L’instrument tranchant lui échappa des mains lorsque son chien se mit à aboyer à n’en plus finir. Elle fut prise d’une panique qui, instantanément, résorba les effets de la drogue et la plongea dans la cruauté de la réalité.
On l’avait déjà retrouvée. Comment était-il possible que…
Elle se glissa nue dans une longue veste de fourrure, s’empara d’un pulvérisateur au réservoir rempli d’acide formique et se plaqua derrière la porte d’une des caves. Prête à dissoudre les démons de l’enfer qui oseraient entrer chez elle.
Dans une obscurité plus tenace encore, au fond, des plaintes grimpèrent.
La Bête jura de les faire taire à la première occasion venue…