23.
Crème fraîche, lard, oignons. Blanche de Bruges. Une flammekueche et une bière enfouies dans l’estomac, Lucie décida de passer les deux heures à attendre Raviez – rendez-vous rue de la Monnaie, devant chez ce Léon à quatorze heures trente – dans la bibliothèque municipale de Lille. Vers onze heures, elle avait informé le capitaine des points importants de son entretien avec Van Boost. Les mâles mutilés, le vol de la louve alpha, la tilétamine, le fusil hypodermique pour endormir les bêtes. Produit et instrument qui laissaient penser à un vétérinaire. Le moustachu s’était jeté sur l’info et avait ordonné aux hordes bleues de traquer tous les vétérinaires des environs du Touquet et de Dunkerque ayant commandé récemment cet anesthésique. Priorité numéro un. Une piste à suivre de près.
Le VAL, suppositoire blanc sans chauffeur qui perforait les artères souterraines de la capitale des Flandres, abandonna Lucie sous les fondations de la gare Lille-Flandres. Dehors, la tour Lille-Europe, la « botte » gigantesque du Crédit Lyonnais, Euralille. Des blousons, des cravates, des survêtements, flocons humains indifférents. Et la fontaine devant laquelle, étudiante, elle avait rencontré Paul, le père biologique des jumelles. Elle doubla le monument d’eau en caressant la vieille pierre… et se concentra de nouveau sur son enquête. L’enquête. Rien que l’enquête.
En fin de matinée, elle avait contacté le zoo de Maubeuge au sujet des wallabies volés. Son sang n’avait fait qu’un tour. Méthodes identiques : flèches anesthésiantes dont la substance n’avait malheureusement pas été analysée, femelles enlevées, mâles mutilés, péricardes incisés et aortes nouées. Une signature qui ne trompait plus sur l’identité de son auteur.
La vieille dame, à l’accueil de la bibliothèque, opposa une légère résistance à la laisser entrer. Il fallait une carte d’adhérent, mais la carte tricolore suffit.
Lucie disposait de peu, très peu de temps pour fouiller dans ces tourelles de papiers. Alors il fallait s’appuyer sur le hasard, l’intuition. Peut-être existait-il un ouvrage qui parlait de « bêtes-vidées-de-leur-sang-par-les-artères-iliaques-et-à-l’aorte-nouée ». On peut toujours rêver.
Lucie avait l’habitude des bibliothèques, ses résidences secondaires. Elle se plaça face à un écran d’ordinateur et tapa les mots clés « singe, loup, iliaque, aorte nouée, sang ». Devant l’échec auquel elle s’attendait, elle testa d’autres combinaisons qui lui passaient par la tête. « Sacrifice, rituel, capucin, mutilation, loup ». Des listes aux titres peu accrocheurs apparurent, sans rapport réel – a priori, mais le temps manquait pour vérifier – avec le fil de ses recherches. Même la combinaison « aorte nouée, dissection » ne donna qu’un résultat médiocre. L’ordinateur ne trouvait jamais le terme « aorte nouée ». Étrange.
Lucie considéra sa montre. Restait seulement une heure de fouille.
Van Boost avait parlé de chirurgie, de dissection. L’aorte nouée… Une technique utilisée dans la médecine de pointe. Pourquoi la bécane ne renvoyait-elle rien ?
Parce qu’il ne s’agit pas du terme exact ! Le domaine médical possède un vocabulaire spécifique !
Lucie ferma les yeux, les index sur les tempes. Nœud, nouer… On ne noue pas les trompes, on les ligature ! Oui ! Van Boost avait employé le mot ! Elle tapa « ligature de l’aorte ». Des titres de livres s’approprièrent l’écran.
Bingo !
Sa joie s’estompa illico. Face à elle, trop de traités médicaux, d’ouvrages théoriques, de pavés innommables, de thèses d’étudiants sur le sujet. Rien de décisif. Impossible de tout lire. Il y avait de quoi mettre le feu à une banquise. Que cherchait-elle exactement ? Elle l’ignorait, en fait…
Elle survola néanmoins quelques ouvrages. Photos anatomiques, entrelacs d’annotations, termes incompréhensibles. Tronc cœliaque, exérèse, anoplastie. À gerber.
Plus loin dans sa liste et sur les étagères, la biographie traduite d’un médecin russe, Nicolas Ivanovitch Pirogov, monopolisa son attention. Elle présentait sur la couverture des dessins de chiens et de chats dont le système veineux était visible. Et comme les ligatures de l’assassin avaient été réalisées sur des animaux, peut-être que…
Elle ouvrit le recueil. Comme l’avait signalé le moteur de recherche, un chapitre portait le titre : « Ligature de l’aorte abdominale ».
Lucie absorba rapidement les premières pages du pavé. Pirogov. Né en 1810, fils de fonctionnaire. Faculté de médecine à quatorze ans, médecin à dix-sept. Un destin hors du commun. On lui doit la première anesthésie à l’éther, il découvre une technique d’amputation du pied conservatrice qui porte encore son nom, contribue à la fondation de la Croix-Rouge russe, publie une thèse remarquée sur la ligature de l’aorte abdominale. Un modèle de rigueur et de dévotion.
Le brigadier se plongea dans le chapitre qui l’intéressait. Pour parfaire sa technique de ligature et avant de s’attaquer au modèle humain, Pirogov s’était entraîné sur des chats et des chiens. Des milliers de bêtes auxquelles il avait ouvert la poitrine avant de trifouiller la fameuse aorte. Lucie tiqua. Elle n’y comprenait pas grand-chose mais, a priori, le médecin n’incisait pas le péricarde, contrairement au tueur. Et nulle part on ne parlait d’artère iliaque. Mauvais point.
La jeune femme prolongea cependant sa lecture, passionnée par ce médecin remarquable, intriguée par les clichés sanglants qui peuplaient les pages. L’auteur de la biographie parlait souvent de l’incroyable quantité de corps disséqués ou autopsiés par Pirogov. Pendant l’épidémie de choléra, en 1848, il avait autopsié plus de huit cents cadavres. Le gigantesque congélateur naturel qu’est le grand froid russe lui avait permis de stocker à volonté de la matière première issue de la guerre. De quoi s’entraîner jusqu’à la fin de ses jours.
Quatorze heures vingt.
Mince !
Restait dix minutes pour foncer dans le labyrinthe du Vieux Lille. Lucie fourra le livre sous sa parka – urgence professionnelle – et disparut en remerciant la dame de l’accueil.