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L’athéisme
MARIE DRUCKER – Qui sont les premiers athées qui se revendiquent comme tels en Europe ?
FRÉDÉRIC LENOIR – Le premier est parfaitement identifiable et il s’agit d’un prêtre ! L’abbé Jean Meslier, curé d’Étrépigny, un village des Ardennes. L’année de sa mort, en 1729, Voltaire publie son « testament », un texte farouchement antireligieux. Mais on découvrira plus tard l’intégralité du texte que Voltaire a censuré. Il est intitulé Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier, qui est bien plus qu’un pamphlet contre la religion : un vrai traité argumenté niant la possibilité de toute divinité et affirmant la seule réalité de la matière. Meslier était un athée doublé d’un matérialiste, ce qui était trop, même pour Voltaire ! Il faut ensuite attendre 1768 et la publication de La Contagion sacrée, du baron d’Holbach, pour voir une autre profession d’athéisme. Philosophe des Lumières et scientifique, d’Holbach va beaucoup plus loin que ses pairs et récuse le théisme comme le déisme, affirmant sereinement que l’athée est « un penseur qui détruit les chimères nuisibles au genre humain pour ramener les hommes à la nature, à l’expérience, à la raison ». Il faudrait aussi mentionner Diderot, penseur et écrivain talentueux, résolument matérialiste et athée. Ayant été interné à la Bastille à l’âge de trente-six ans, il évita soigneusement par la suite de publier ses ouvrages les plus critiques envers la religion. La plupart de ses œuvres ont été publiées bien après sa mort en 1784. Ces pionniers restent donc bien isolés.
MD – Ce n’est en fait qu’au XIXe siècle, dans un contexte d’essor du savoir et d’émancipation de la société à l’égard de la religion que l’athéisme se répand et que se développe une pensée qui nie explicitement l’existence de Dieu...
FL – Une chose est sûre et il faut le formuler ici : nous ne saurons jamais ce que pensaient les gens au fond d’eux-mêmes au cours des millénaires écoulés. Dans des sociétés fondées sur des croyances collectives, que ce soit dans l’Antiquité polythéiste ou au Moyen Âge chrétien, l’individu qui rejetait la foi commune se mettait en danger. Socrate a été accusé d’impiété et Jésus est mort pour avoir dénoncé les égarements de la religion de son temps. Or ils étaient profondément religieux ! S’il était si risqué de critiquer la religion, il était impossible de se dire athée, de rejeter le culte de Dieu ou des dieux sans encourir la mort ou le bannissement. Cela a perduré en Europe jusqu’au XVIIIe siècle, et même en Espagne jusqu’au XIXe siècle – la dernière victime de l’Inquisition espagnole fut un instituteur déiste pendu à Valence le 26 juillet 1826. Si la liberté de conscience et d’expression avait existé, il y aurait sans doute eu de nombreux témoignages d’athéisme.
Deuxième précision à faire : il est difficile de savoir si on peut classer les penseurs panthéistes dans la catégorie de l’athéisme. Les stoïciens peuvent-ils être considérés comme des athées ? Peut-être dans la mesure où ils n’adhèrent pas à l’idée d’un Dieu créateur extérieur au monde. Néanmoins, ils croient en un logos, une raison universelle qui gouverne un monde qui est bon et parfaitement ordonné, ce qui n’est pas éloigné de la conception monothéiste de la providence divine. Spinoza est-il athée ? Il rejette assurément l’origine divine de la Bible et les dogmes religieux. Il identifie explicitement Dieu à la Nature (Deus sive Natura) et rejette l’idée d’un Dieu personnel au sens biblique, mais sa philosophie repose sur l’idée d’une immanence divine qui est aux antipodes d’un pur matérialisme. Plutôt que de réduire Dieu à la matière, Spinoza opère davantage une transmutation de la réalité physique en substance divine.
Troisième précision importante : nous parlons de l’Occident. Or, comme nous l’avons vu précédemment, il existe des civilisations entières, en Asie notamment, où l’idée de Dieu comme personne qui se révèle ou comme principe créateur est absente. Il existe donc, dans ces cultures, un « athéisme de fait », qui n’est pas une négation raisonnée ou virulente de Dieu, comme cela est le cas en Europe au sortir des Lumières, mais simplement une religiosité qui se manifeste d’une autre manière que par la croyance en Dieu. Même le bouddhisme, que l’on présente volontiers de nos jours en Occident comme une philosophie athée, ne se préoccupe pas de Dieu. Le Bouddha ne nie pas l’existence d’un être créateur, il dit simplement que l’existence d’un tel être est inaccessible à la raison et à l’expérience et qu’il vaut mieux se préoccuper de soigner la souffrance existentielle que de spéculer sur les questions métaphysiques. Un jour, le moine Culamalukyaputta interroge le Bouddha sur Dieu, l’univers, l’origine du monde et le menace de quitter la communauté s’il n’obtient pas de réponses à ses questions. Le Bouddha lui répond en lui racontant cette parabole : un homme est blessé par une flèche empoisonnée et exige, avant d’être soigné, de connaître le nom et la caste de l’archer, la distance à laquelle il se trouvait, ainsi que le bois dont est faite la flèche ; l’homme meurt avant d’avoir obtenu une réponse à ses questions. Plutôt que de spéculer vainement, dit le Bouddha, retirons la flèche, trouvons la nature du poison et son antidote, puis refermons la plaie. Perdre son temps à spéculer sur la nature de l’Absolu n’est d’aucune utilité pour qui veut être sauvé. L’assimilation entre bouddhisme et athéisme s’est faite au milieu du XIXe siècle, quand les premiers textes fondamentaux de cette tradition ont enfin été traduits à partir du pali et du sanskrit. Comme l’a très bien montré Roger-Pol Droit dans Le Culte du néant (1997), les intellectuels occidentaux se sont alors piqués de bouddhisme pour le louer ou le critiquer, selon qu’ils étaient athées ou chrétiens, projetant sur lui l’athéisme qui émergeait alors en Europe.
MD – En Occident, qui sont donc les « meurtriers » de Dieu ?
FL – Bonne question ! Nietzsche l’aborde explicitement lorsqu’il parle de la « mort de Dieu ». Est-ce que ce sont des hommes sans religion ou issus d’autres religions que le christianisme qui ont tué Dieu ? Non, répond-il, ce sont les chrétiens, les « héritiers ». Après avoir tué les dieux antiques au profit d’un seul Dieu, le judéo-christianisme devient le fossoyeur de son Dieu. Comment ? En le démasquant grâce « à la finesse de la conscience chrétienne aiguisée par le confessionnal, traduite et sublimée en conscience scientifique, jusqu’à la netteté intellectuelle à tout prix » (Le Gai Savoir, 1882). À force d’introspection, d’exercice de l’esprit critique envers soi-même, la raison s’affûte et finit par découvrir, au terme d’un processus séculaire, que Dieu n’existe pas... parce qu’il n’est pas croyable.
MD – En affirmant que « Dieu est mort », Nietzsche est donc l’un des premiers grands apôtres de l’athéisme moderne.
FL – Nietzsche a emprunté cette expression choc au poète allemand Johann Paul Friedrich Richter, qui écrivait sous le pseudonyme de Jean Paul. Il va lui donner un sens très fort en montrant l’ampleur de la « catastrophe » que signifie la fin de tout un système de valeurs hérité de la foi chrétienne, et plus loin encore du judaïsme et du platonisme. L’athéisme est donc pour Nietzsche l’aboutissement ultime du christianisme, « la catastrophe, exigeant le respect d’une discipline deux fois millénaire en vue de la vérité, qui finalement s’interdit le mensonge de la foi en Dieu » (Le Gai Savoir).
MD – Cela rejoint la célèbre formule de Marcel Gauchet : « Le christianisme est la religion de la sortie de la religion. »
FL – Absolument ! Et l’analyse de Marcel Gauchet développe avec d’autres arguments l’intuition nietzschéenne. Le titre du livre de Gauchet, Le Désenchantement du monde (1985), d’où est extraite cette formule, est tiré d’une expression du sociologue Max Weber qui signifie de manière littérale la « démagification du monde » (Entzauberung der Welt). Weber montrait que le judaïsme puis le christianisme avaient accéléré un processus de « rationalisation » qui a fait perdre au monde son aura magique : le monde n’était plus un jardin enchanté traversé de fluides et habité d’esprits, mais la création ordonnée d’un Dieu unique qui enseignait une manière rationnelle de vivre à travers l’éthique. Si Weber insiste sur la démagification du monde, Nietzsche, partant de la même idée, la fait aboutir à la démystification de Dieu. Ces deux phénomènes ont été produits par un processus interne au judéo-christianisme qui s’est retourné contre lui-même. C’est pourquoi on peut en effet dire que le christianisme a été la « religion de la sortie de la religion ».
MD – Il est quand même assez stupéfiant qu’une religion porte en elle les germes de son autodestruction !
FL – Si on regarde la religion du seul point de
vue institutionnel et cultuel, bien sûr ! Mais comme Nietzsche
et Weber le font remarquer, le judaïsme et le christianisme ont
aussi favorisé le développement de la raison et de l’introspection
critique. Ce qui au départ servait la foi s’en est un jour
émancipé. Et j’ai essayé de montrer dans mon livre Le Christ philosophe que ce n’est pas un hasard si la
modernité et ses valeurs principales de raison critique et
d’autonomie du sujet sont nées en Occident et pas en Chine ou dans
l’Empire ottoman. C’est parce que l’Occident était chrétien et que
le christianisme, malgré l’emprise de l’Église sur la société, a
développé au plus haut point la rationalité, mais aussi des notions
d’égalité, de fraternité ou de respect de la dignité humaine, sur
lesquelles se fonderont les droits de l’homme... en évacuant la
source religieuse de ces notions évangéliques et en s’émancipant de
la tutelle des institutions religieuses qui les auront en grande
partie reniés au cours de l’histoire. Aussi paradoxal que cela
puisse paraître au premier abord, tant religion chrétienne et
modernité sont opposées dans nos esprits européens (mais beaucoup
moins américains), la modernité occidentale est née de la matrice
chrétienne (elle-même influencée par le judaïsme et le platonisme)
dont elle s’est émancipée avant de se retourner contre elle. Un
vrai thriller !
Mais pour en revenir à Nietzsche, le philosophe ne se contente pas
d’annoncer la mort de Dieu, de dénoncer l’imposture d’un
Dieu « incroyable, parce que trop humain ». Il
cherche à en montrer les conséquences ultimes, ce qu’il appelle la
« catastrophe ». Car si Dieu n’existe pas, si tout le
système d’« arrière-monde » sur lequel on entendait
fonder la vérité depuis Platon est un leurre, s’il n’y a que ce
monde-là, que le corps et non l’âme, que le visible et non
l’invisible... alors c’est aussi toute la morale judéo-chrétienne
qui s’effondre et il nous faudra plusieurs siècles pour en prendre
conscience, tant les conséquences sont inimaginables :
« La morale s’effondre. C’est là le grand spectacle en cent
actes, réservé aux deux prochains siècles en Europe, le plus
redoutable, le plus problématique et peut-être aussi le plus riche
d’espérance de tous les spectacles » (La
Généalogie de la morale, 1887). Nietzsche affirme aussi que
la morale humaniste héritée des Lumières n’est qu’une imposture
destinée à retarder la catastrophe. Car elle repose sur les mêmes
principes que la morale biblique qu’elle n’a fait que
« laïciser » en remplaçant leur source d’obligation,
Dieu, par la raison. Nietzsche dénonce par exemple avec force la
théorie kantienne.
MD – Pourtant Kant a séparé la foi de la raison, cela aurait dû plaire à Nietzsche !
FL – Vous avez raison. Mais si Nietzsche applaudit à la mise à mort de la métaphysique opérée par Kant dans sa Critique de la raison pure, il condamne son sauvetage de la morale opéré dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) et dans la Critique de la raison pratique (1788) ! La Critique de la raison pure entendait répondre à la question : « Que puis-je savoir ? » Et nous avons vu en effet que Kant circonscrit parfaitement le champ du savoir et en exclut la question de l’existence de Dieu. Mais dans Fondements de la métaphysique des mœurs, paru quatre ans après la Critique de la raison pure, Kant entend répondre à la question : « Que dois-je faire ? » Il cherche à mettre au jour le fondement d’une morale qui ne dépende pas de l’expérience, de la tradition ou de l’éducation, toutes choses nécessairement relatives et contingentes. Une éthique pure, universelle, qui détermine la nécessité de notre devoir. Or, pour Kant, il existe une loi morale simple qui s’impose à tous de manière immédiate : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Autrement dit, pour que mon action soit morale, je dois pouvoir transformer la règle qui me fait agir en une loi valable pour tout le monde. Par exemple, si j’hésite à porter un faux témoignage, je sais que mon acte ne sera pas moral car je ne peux rendre universelle la règle selon laquelle on doit mentir, sinon plus aucun témoignage n’a de sens et la vie en société devient impossible. Je peux donc porter un faux témoignage par intérêt personnel ou pour protéger un ami, mais en aucun cas mon acte ne sera moralement licite. Cette loi morale universelle qui est censée s’imposer à nous, Kant l’appelle l’« impératif catégorique ». Or, pour Nietzsche, l’impératif catégorique kantien est une invention grossière, un « tour de passe-passe » visant à remplacer le Décalogue divin, et qui ne sert qu’à retarder l’étape qui suit celle de la mort de Dieu : l’effondrement de la morale. Les Européens ne sont pas encore capables d’assumer leur meurtre et sa conséquence ultime : la nécessité de refonder une morale « par-delà le Bien et le Mal ».
MD – Nietzsche a-t-il livré les clés de cette nouvelle morale ?
FL – Non, car Nietzsche est avant tout un déconstructeur. Son œuvre est passionnante à lire car elle a un souffle et un style incomparables, mais elle n’offre pas de projet de reconstruction cohérent de la philosophie. Il montre les impasses de la pensée, dénonce avec talent les impostures religieuses, ironise de manière jubilatoire sur les travers des uns et des autres, mais lui-même ne propose pas un projet philosophique cohérent. Il se contredit d’ailleurs bien souvent, affirme quelque chose et son contraire, et l’assume pleinement. Pour moi, Nietzsche est plus un visionnaire, une sorte de prophète inspiré et souvent exalté des Temps modernes, qu’un philosophe rigoureux. L’effondrement psychique dans lequel il a basculé pendant les dix dernières années de sa vie est comme un symptôme de sa pensée : si on veut l’appréhender de manière rationnelle et logique, elle conduit à une impasse. Elle est traversée par un flux permanent d’irrationalité, de tensions contradictoires, de points de vue exaltés, voire mystiques. Nietzsche est un artiste de la pensée plus qu’un constructeur de concepts. Cela n’enlève rien à la pertinence de nombre de ses propos. Et pour en revenir à notre sujet, il a parfaitement vu que la mort de Dieu impliquerait à terme une refondation complète de la morale. On le voit de plus en plus de nos jours avec les questions posées par le clonage, la procréation médicalement assistée, l’homoparentalité, etc. Ne pouvant plus s’appuyer sur les morales classiques, adossées à l’ordre naturel ou à la loi religieuse, on ne peut que naviguer à vue et argumenter entre des points de vue contradictoires dont aucun n’offre une légitimité absolue, acceptable par tous. Nous sommes confrontés à un nouveau « polythéisme des valeurs », pour reprendre l’expression de Max Weber, qui succède au consensus des valeurs des sociétés religieuses traditionnelles, en l’occurrence celui du monde judéo-chrétien en train de disparaître.
MD – Nietzsche mis à part, quels ont été les grands penseurs de l’athéisme ?
FL – Je crois que les penseurs du XIXe siècle qui ont le plus argumenté en faveur de l’athéisme sont Auguste Comte, Ludwig Feuerbach, Karl Marx et Sigmund Freud. Ce sont pour moi les pères fondateurs de l’athéisme moderne et on retrouve toujours l’un ou l’autre de leurs arguments dans les propos des philosophes athées qui leur succèdent aux XXe et XXIe siècles. Ils n’abordent pas tous la question de Dieu et de sa négation par le même angle, mais ils en arrivent tous à la conclusion que la foi en Dieu constitue une profonde aliénation : aliénation intellectuelle pour Comte, anthropologique pour Feuerbach, économique pour Marx, psychologique pour Freud. Tous croient d’ailleurs, comme la plupart de leurs contemporains et à l’inverse de Nietzsche, au progrès inéluctable des sociétés humaines grâce à la raison. La religion, qui repose en Occident sur la foi en Dieu, est conçue comme un obstacle voire l’ultime obstacle, à la réalisation d’un monde offrant le meilleur de l’humain, enfin libéré de l’ignorance et de tous ses maux.
Dans son Cours de philosophie positive (1830-1842), Auguste Comte, que l’on considère comme le père de la sociologie, expose son athéisme à travers sa méthode positiviste. Empruntant à Turgot la théorie des trois stades de l’humanité, il affirme que l’humanité évolue du stade « théologique » (enfance), au stade « métaphysique » (adolescence), vers le stade « scientifique » ou « positiviste » (adulte). Parvenu là, l’homme cesse de se poser la question infantile du pourquoi pour ne s’intéresser qu’aux faits et au comment des choses. Les dernières œuvres de Comte sont marquées par un délire mystique dans lequel le philosophe se prend pour le pape d’une nouvelle religion positiviste – avec son catéchisme, son culte, ses saints. Sa théorie va tout de même marquer la naissance du scientisme et de l’esprit positiviste qui classe au rang de superstition toute méthode et interprétation du réel autre que celle de la science expérimentale.
Dans son ouvrage magistral L’Essence du christianisme (1841), qui aura une forte influence sur la pensée nietzschéenne, Ludwig Feuerbach développe la thèse selon laquelle les religions ne font que projeter sur Dieu l’essence même de l’homme : « Tu crois en l’amour comme en une qualité divine parce que toi-même tu aimes, tu crois que Dieu est sage et bon parce que tu ne connais rien de meilleur en toi que la bonté et l’entendement. » Ainsi l’homme se dépouille de ses propres qualités pour objectiver Dieu : c’est le mécanisme de l’aliénation anthropologique que Feuerbach tente avec ferveur de démontrer. Dans une perspective évolutionniste du progrès des sociétés, le philosophe allemand explique que « la religion est l’essence infantile de l’humanité qui précède le temps de la maturité philosophique, où l’homme se réapproprie enfin consciemment ce qu’il avait inconsciemment projeté sur cet Être imaginaire ».
Contemporain et lecteur passionné de Feuerbach, Karl Marx veut pousser plus loin l’analyse de son mentor et entend expliquer pourquoi l’homme a besoin de créer des dieux et de s’aliéner à des religions. Il va donc se focaliser sur l’analyse historique et économique des sociétés qui produisent l’aliénation religieuse. Dans ses célèbres Manuscrits de 1844, Marx explique que pour illusoire qu’elle soit, la religion constitue cependant une protestation réelle contre l’oppression socioéconomique : « La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. » Marx entend donc passer de la critique philosophique de la religion (Feuerbach) à la critique politique d’une société injuste qui produit de la religion parce qu’elle produit du malheur. En s’attaquant aux racines du mal, l’exploitation de l’homme par l’homme, il est convaincu que l’illusion religieuse disparaîtra d’elle-même avec les derniers exploités. Dieu s’évanouira avec la fin des conditions historiques qui l’ont produit.
MD – Et le plus radical de tous est Freud.
FL – En tout cas celui dont la critique continue de porter avec le plus de force. De Totem et Tabou (1913) à Moïse et le monothéisme (1939) en passant par L’Avenir d’une illusion (1927), la critique de la religion de Sigmund Freud emprunte à Feuerbach la thématique du caractère infantile et aliénant de l’attitude religieuse, conçue comme projection du psychisme humain sur des forces supérieures. Tandis que Marx cherche l’explication de cette attitude dans l’analyse économique des sociétés et des conflits sociaux, Freud entend les mettre au jour par l’étude des conflits du psychisme humain. Partant de son expérience empirique de thérapeute, sa théorisation progressive des lois de l’inconscient lui fournit des arguments pour tenter de démontrer le caractère profondément illusoire de la religion. Son argument qui me semble le plus puissant est le suivant : c’est pour parer aux attaques de l’angoisse – le « désemparement » – que l’homme invente un Dieu bon, substitut de la protection parentale qu’il perçoit comme défaillante, mais aussi la croyance en la vie éternelle. Freud en vient ainsi à considérer la genèse psychique des représentations religieuses comme des « illusions, accomplissements des souhaits les plus anciens, les plus forts et les plus pressants de l’humanité ; le secret de la force, c’est la force de ces souhaits ». La psychanalyse est la meilleure réponse apportée par Freud pour tenter de libérer l’homme de cette aliénation psychique. Bref, tandis que l’homme adulte de Kant ou de Voltaire était un homme religieux libéré de la tutelle des institutions, l’homme adulte de Feuerbach ou de Freud est un homme sans religion, libéré de la foi en Dieu.
MD – Ces arguments vous semblent-ils valides ?
FL – Je trouve le positivisme de Comte assez primaire. Il correspond à ce qu’on a appelé le « scientisme », cette foi absolue en la science devenue une sorte de religion. On a pu mesurer avec le temps que non seulement la science n’avait pas réponse à tout, mais qu’elle pouvait aussi conduire à des inventions technologiques destructrices. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait déjà Rabelais au XVIe siècle. Il est bien évident que les progrès de la connaissance rationnelle font progresser l’humanité, mais l’éthique, le respect de l’autre, l’amour lui sont tout aussi nécessaires pour ne pas sombrer dans la barbarie. Par ailleurs, je ne crois pas que les progrès de la connaissance et l’essor des sciences éliminent un jour totalement la foi en Dieu. Comme le disait Pascal, Dieu parle au cœur plus qu’à la raison. On peut être un grand scientifique et croire en Dieu, même s’il faut reconnaître que la grande majorité des scientifiques sont athées ou agnostiques. Pour ce qui est de l’argument de Marx, qui n’est pas faux dans son analyse (il est évident que la religion « console »), il me semble peu sûr dans sa conclusion : je ne crois pas que la foi en Dieu disparaisse avec la fin de l’aliénation économique et les derniers exploités. Non seulement cette fin est très illusoire, mais en outre la foi en Dieu a des causes plus profondes que la misère économique et sociale – et bien des personnes économiquement favorisées ont une foi inébranlable. L’analyse de Feuerbach est plus puissante, car il démontre bien l’anthropomorphisme à l’œuvre dans la construction du concept du Dieu personnel, absolument bon et parfait, et on peut en effet se demander ce que serait une humanité qui se réapproprierait toutes ses qualités projetées sur cet Être invisible. Mais ici aussi, la conclusion de Feuerbach me paraît trop optimiste : je ne pense pas que des êtres humains débarrassés de Dieu deviennent nécessairement meilleurs et plus humains. Comte et Feuerbach sont trop tributaires de cette idée de progrès inéluctable des sociétés héritée du XVIIIe siècle. Auschwitz, le Goulag et Hiroshima ont mis à mal cette idéologie du progrès et la foi aveugle en la science ou dans le politique qui la portait. Et on a vu de grandes idéologies athées (le nazisme, le communisme) commettre des crimes encore plus épouvantables que ceux commis au cours des millénaires précédents au nom de Dieu. Cela n’enlève rien à la critique philosophique de l’existence de Dieu, mais cela permet aussi de relativiser la confiance absolue dans l’homme et dans les sociétés « libérées de Dieu ».
C’est finalement la critique freudienne qui me semble encore aujourd’hui la plus pertinente, parce qu’elle touche au plus profond de la psyché de chacun : le besoin d’être rassuré face aux dangers du monde et à l’angoisse de la mort. Spinoza le soulignait déjà : « Nous sommes disposés par nature à croire facilement ce que nous espérons. » On peut donc douter de quelque chose d’aussi désirable qu’un Dieu absolument bon et une vie éternelle bienheureuse.
MD – J’imagine que les progrès de la science ont dû fournir d’autres critiques.
FL – Chaque fois qu’une nouvelle avancée scientifique décisive s’est produite, quantité d’articles ou de livres ont été écrits pour expliquer que cela sonnait le glas de Dieu. En fait, jusqu’à présent, aucune découverte scientifique n’a prouvé la non-existence de Dieu, mais toutes ont fait reculer l’explication religieuse du monde. Avant l’essor prodigieux de la science moderne, à partir du XVIIe siècle, la religion avait réponse à tout. Elle entendait fournir une réponse aux questions concernant l’origine du monde et de la vie. Or la science a rendu caduque cette prétention et a démontré que la religion disait souvent sur ces questions des choses totalement erronées (on en revient au procès de Galilée). La religion s’est donc repliée sur les domaines où la science n’a pas autorité : les questions du sens et de la morale. Et même si dans ces domaines elle est sérieusement concurrencée par la philosophie et des spiritualités orientales non théistes, elle continue d’avoir une certaine audience, car l’être humain restera toujours confronté aux questions de l’énigme de son existence et du vivre ensemble.
MD – L’avancée scientifique qui a probablement fait perdre le plus de crédit à Dieu est la théorie de l’évolution selon la sélection naturelle de Darwin ?
FL – Sans aucun doute. Elle contredit la Bible (et indirectement le Coran qui reprend la Bible sur ces questions) selon laquelle le monde a été créé par Dieu il y a un peu moins de six mille ans et surtout que Dieu est intervenu directement pour créer la vie, puis l’être humain comme distinct de toutes les autres créatures « à son image et à sa ressemblance ». Dans son principal ouvrage, L’Origine des espèces (1859), où il a rassemblé toutes les observations géologiques et biologiques de son temps, Darwin montre que la vie est le fruit d’un processus évolutif de plusieurs millions d’années où toutes les espèces vivantes ont évolué à partir d’un seul ou de quelques ancêtres communs, grâce à un processus de sélection naturelle. L’homme est donc le fruit d’une longue chaîne évolutive. Plus besoin de Dieu pour expliquer le développement de la vie, l’apparition de l’homme et la croissance de la complexité. Au-delà de la remise en question de la Bible (on peut faire une lecture symbolique du récit de la Genèse), la théorie darwinienne – qui a été précisée et améliorée depuis, mais jamais remise en cause scientifiquement dans ses fondements – a ébranlé nombre de croyants parce qu’elle donne un récit rationnel de l’histoire de la vie et apporte une réponse crédible – même si elle comporte encore des points d’interrogation – à l’un de ses plus grands mystères : l’apparition d’un être intelligent. Et c’est la raison pour laquelle, plus de cent cinquante ans après sa publication, elle est encore terriblement combattue par les fondamentalistes juifs, chrétiens et musulmans.
MD – Le fait que nous ayons découvert que la Terre n’est finalement qu’une petite planète qui tourne autour d’un Soleil, perdue dans une petite galaxie au sein d’un univers composé de milliards d’autres galaxies, relativise aussi beaucoup la place centrale de l’homme dans la création et donc de Dieu ?
FL – Comme le disait Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Quelle phrase magnifique ! Il est évident que la connaissance astronomique moderne a bouleversé la conception religieuse. Pour au moins trois raisons. Tout d’abord elle a chassé Dieu du ciel. Les Anciens considéraient la voûte céleste comme parfaite et de substance divine. Dans le Moyen Âge chrétien, on pouvait aussi considérer que le royaume de Dieu se situait dans un lointain espace céleste. On sait aujourd’hui que tout l’univers est fait de la même matière que la nôtre et il ne vient plus à l’idée de personne de chercher Dieu dans une lointaine galaxie. Alors où est-il ? L’idée d’un au-delà invisible est la seule solution. Ensuite, en démontrant que la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse, la révolution copernicienne a montré que la Terre n’est pas le centre du monde, ce qui a remis en cause l’anthropocentrisme biblique. À cela s’ajoute la découverte que nous sommes si peu de chose dans un univers infiniment plus vieux et infiniment plus vaste que l’on a pu l’imaginer.
MD – À l’inverse, les progrès de l’astrophysique permettent aussi d’apporter un argument en faveur de l’existence de Dieu, ou du moins d’un principe créateur intelligent.
FL – C’est le principe anthropique que nous avons évoqué à la fin du chapitre précédent : le réglage initial des composantes de l’univers est si fin qu’un seul microchangement de ces paramètres n’aurait pas permis l’éclosion de la vie sur terre et le développement de la complexité qui a abouti à l’apparition d’un être intelligent. Ce qui conduit à introduire l’hypothèse probable d’une intelligence créatrice qui aurait réglé ces paramètres en vue de l’apparition de l’homme. On a vu que cet argument a conduit nombre de scientifiques à postuler une autre hypothèse : l’existence de multiples univers. Sur des milliards d’univers existants, le nôtre aurait « par hasard » gagné le gros lot. Ce dernier exemple montre encore une fois qu’on ne peut apporter de preuves de l’existence de Dieu, ni de preuves de sa non-existence. Tout au plus des arguments, qui entraîneront bien souvent d’autres contre-arguments. Ces arguments, même s’ils ne sont évidemment pas tous de même portée et de même valeur, ils peuvent nous aider à nous forger une intime conviction, mais jamais un savoir.
MD – Des dizaines d’ouvrages de philosophes et de scientifiques athées ont paru ces dernières années. Qu’apportent-ils de plus ?
FL – Il y a des livres de scientifiques de renom, comme Stephen Hawking déjà cité qui propose un modèle d’explication scientifique de l’univers sans recourir à l’hypothèse d’un principe créateur, en prônant notamment l’hypothèse des univers multiples. Hawking est athée, mais il ne présente pas sa thèse comme une preuve irréfutable de la non-existence de Dieu. On trouve surtout des livres de philosophes ou de scientifiques qui expriment les raisons de leur athéisme. La plupart partent du constat de la violence et du fanatisme religieux et opèrent une critique radicale des monothéismes. Dans ce registre, je trouve que les deux plus intéressants sont ceux du philosophe Michel Onfray (Traité d’athéologie, 2005) et du biologiste Richard Dawkins (Pour en finir avec Dieu, 2006). Le ton est polémique, acerbe, virulent, mais la réflexion est stimulante et les faits et citations rapportés souvent édifiants.
J’ai été frappé notamment par une expérience racontée par Dawkins, réalisée en Israël par le psychologue Georges Tamarin. Il a présenté à mille soixante-six écoliers de huit à quatorze ans le récit biblique de la prise de Jéricho par Josué annonçant que Dieu a livré la ville aux Israélites et exhortant ses troupes à la piller, la brûler et à massacrer aussi bien les hommes que les femmes, les enfants que les vieillards, sans oublier les animaux. Puis Tamarin a posé aux enfants la question morale très simple : « Pensez-vous que Josué et les Israélites aient bien agi ou pas ? » 66 % des enfants ont répondu par une approbation totale, 8 % par une approbation partielle et seulement 26 % par une désapprobation totale. Dans toutes les réponses positives, le massacre commis par Josué était justifié par la religion. Tamarin a pris un autre groupe témoin de cent soixante-huit enfants israéliens du même âge et leur a soumis le même texte de la Bible, mais en changeant les noms de Josué par « général Li » et d’Israël par « un royaume chinois il y a trois mille ans ». Du coup, les enfants n’étaient plus que 7 % à approuver le massacre et 75 % à le désapprouver totalement. La leçon de ce test est limpide : lorsque la fidélité à leur religion n’est pas en jeu, les enfants adoptent à une écrasante majorité une position morale universelle selon laquelle il est mal de tuer des innocents. Dawkins ne le dit pas, mais il faut aussi préciser que le test a été effectué en 1966, dans un contexte de tension extrême entre Israël et le monde arabe, ce qui peut expliquer en partie ce sentiment identitaire exacerbé. Et il est très probable, si l’on faisait la même expérience aux États-Unis avec des enfants de fondamentalistes ou à partir de scènes guerrières du Coran avec des enfants musulmans dans des écoles coraniques au Pakistan, qu’on obtiendrait des résultats très similaires. Le sentiment religieux identitaire influence considérablement les hommes, au point de leur faire parfois oublier leur appartenance à une humanité commune et la morale humaniste qui en découle. C’est une critique de la religion qui reste très pertinente, même si elle n’atteint pas de mon point de vue directement la question de l’existence de Dieu. Car on peut très bien imaginer que Dieu réprouve ces comportements violents et que ces textes n’aient pas été inspirés par lui. La mauvaise conduite des croyants n’est certes pas un bon point pour Dieu, mais elle réfute davantage les religions et leur cortège d’atrocités que Dieu lui-même.
MD – Par ailleurs, ces thèses sont toujours à charge : ce sont des réquisitoires qui multiplient les exemples du fanatisme et de l’obscurantisme religieux. Mais ils ne présentent jamais la version de la défense. Or les religions ne sont pas uniquement à l’origine d’atrocités !
FL – C’est vrai. Nous l’avons vu avec Max Weber, elles ont aussi joué un rôle décisif dans l’essor de la rationalité et donc indirectement dans celui du savoir et des sciences. Elles ont aussi accompagné la naissance et le développement de toutes les civilisations en apportant un discours éthique et des œuvres de solidarité pour les plus faibles : ce ne sont pas des organisations athées qui ont créé les premiers hospices, les orphelinats, les systèmes de redistribution solidaire des richesses, ce sont des institutions religieuses. L’histoire nous a montré que les religions peuvent apporter le meilleur comme le pire, et je serais bien curieux de savoir ce qu’aurait été l’aventure de l’humanité si aucune religion ni aucun dieu n’avaient jamais inspiré les actions humaines. Pas si sûr que c’eût été un paradis terrestre ! Mais ce n’est bien entendu pas une raison pour ne pas lutter aujourd’hui de toutes nos forces contre l’obscurantisme et le fanatisme religieux. C’est pourquoi je trouve ces arguments plus émotionnels et affectifs que rationnels (on est tous bouleversés par une femme qui va se faire lapider au nom de Dieu) et jamais totalement pertinents pour justifier un athéisme philosophique.
MD – En ce sens, l’ouvrage d’André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme (2006), est de nature très différente...
FL – Il est très bien argumenté, posé, nuancé, et sans doute d’autant plus convaincant. Il développe six arguments principaux en faveur de l’athéisme : la faiblesse des arguments opposés (les prétendues preuves de l’existence de Dieu, qu’il déconstruit une à une) ; son refus d’expliquer le mystère du monde par quelque chose de plus mystérieux encore (Dieu) ; la démesure du mal ; la médiocrité de l’homme ; le fait que Dieu est trop désirable pour être vrai (argument freudien) ; enfin, tout simplement, mais c’est évidemment l’argument le plus décisif, l’expérience commune (si Dieu existe, on devrait le sentir ou le voir davantage).
MD – Justement, comment les religions expliquent-elles que si Dieu existe, on ne le voie pas ou qu’il ne s’impose pas à tous ?
FL – On ne le voit pas parce qu’il n’a pas de corps : c’est un pur esprit. Mais on pourra le voir d’une certaine manière « avec les yeux de l’âme », lorsque celle-ci sera détachée de notre corps. Il n’est pas manifeste, car s’il l’était on ne serait plus libre de l’aimer tant il nous écraserait par sa lumière et son amour. Dieu se cache donc et se révèle discrètement de plusieurs manières qui ne contraignent pas l’homme : la beauté du monde, la révélation prophétique (la Bible, le Christ, le Coran...), la grâce dans le cœur de ceux qui sont prêts à l’accueillir. C’est donc par la foi que le croyant adhère à Dieu, et la foi, comme son nom l’indique, n’est pas une certitude ou un savoir.
MD – Implique-t-elle nécessairement le doute ?
FL – Oui, sauf pour les fanatiques et les intégristes de tous bords qui prétendent savoir que Dieu existe... et qui voudraient du coup l’imposer à tous. Mais le fait même que Dieu n’est pas évident, qu’il ne se voit pas, que tous n’en font pas l’expérience, montre que seule la foi, c’est-à-dire une sorte de confiance affective, permet de croire en Dieu. Et la foi n’empêche pas le croyant d’avoir des doutes rationnels. Beaucoup de gens ont été stupéfaits d’apprendre plusieurs années après sa mort que mère Teresa avait douté de l’existence de Dieu pendant près de cinquante ans. Mais elle n’a jamais dit qu’elle avait perdu la foi et ne croyait plus en Dieu. Elle a juste dit qu’elle ne ressentait plus intérieurement la présence de Dieu, alors qu’elle l’avait maintes fois ressentie auparavant, et que confrontée à tant de souffrance, elle avait sans cesse douté. La foi permet le doute et le doute ne supprime pas la foi. Lorsque cela arrive, on n’est plus dans la foi mais dans l’athéisme, ce qui n’était pas le cas par exemple de mère Teresa.
MD – Mais c’est quand même terrible pour une religieuse qui a consacré toute sa vie à Dieu de douter pendant cinquante ans de son existence ! Les grands croyants doutent-ils plus que les autres ?
FL – Certainement. Et mère Teresa affirme que ce fut une épreuve terrible. Mais plusieurs grands mystiques de la tradition chrétienne ont vécu une expérience similaire, à commencer par Thérèse de Lisieux qui dit avoir été plongée pendant plusieurs années, alors qu’elle était enfermée dans un carmel, dans les arguments et les sentiments de l’athéisme, qu’elle affirme avoir compris et vécus de l’intérieur. Jean de la Croix, ce carme du XVIe siècle, a également décrit dans son poème La Nuit obscure comment Dieu éprouve la foi de ses amis les plus intimes en la purifiant par l’épreuve du doute. Ainsi ils l’aiment de manière totalement gratuite, sans rien ressentir ni attendre en retour, en s’appuyant sur la foi pure, et non quelque argument ou ressenti. Un croyant, qui a de toute façon une relation affective avec Dieu, peut sans doute se satisfaire de ces explications, tandis qu’un agnostique ou un athée y verra évidemment une rationalisation un peu désespérée de l’absence de Dieu, non pas comme épreuve, mais comme fait.
Pour revenir à l’argument le plus simple selon lequel si Dieu existe on devrait le voir ou le sentir, je pense qu’il a avec lui la force de l’évidence et constitue le principal facteur du développement de l’athéisme actuel. Beaucoup de jeunes, qui n’ont pas reçu d’éducation religieuse, ne se posent même pas la question de l’existence de Dieu. Non seulement ils ne le voient pas, mais ils constatent que les croyants ne sont pas nécessairement plus heureux ou meilleurs que les autres, donc Dieu devient une hypothèse inutile. Comme le souligne aussi très justement André Comte-Sponville, puisque nous n’avons aucune expérience objective de Dieu, ce n’est pas aux athées d’apporter la preuve que Dieu n’existe pas, mais plutôt aux croyants d’apporter la preuve que ce Dieu invisible existe. En 1952, le philosophe Bertrand Russell l’avait déjà exprimé de manière cocasse avec sa métaphore de la « théière céleste » : si j’affirme qu’entre la Terre et Mars une théière en porcelaine gravite autour du Soleil en orbite elliptique, on me demandera de le prouver, et si j’affirme que cela est impossible parce qu’elle est trop petite pour être vue par nos télescopes les plus puissants, on se moquera de moi ou on me prendra pour un fou... à juste titre. De même que rationnellement nous sommes spontanément « a-théiristes », nous sommes spontanément athées. La foi en Dieu vient d’une tradition ancienne, d’un héritage familial, d’une expérience intérieure subjective, éventuellement d’une argumentation, mais elle ne tombe pas sous le sens. Sinon nous serions tous « connaissants » (et non pas croyants) et la foi n’existerait pas.