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Le Dieu de Mohamed
MARIE DRUCKER – L’islam est né au VIIe siècle de notre ère en plein désert d’Arabie. Comment s’inscrit-il dans la continuité de l’histoire des religions et notamment des monothéismes qui le précèdent ?
FRÉDÉRIC LENOIR – Le désert d’Arabie n’était pas du tout isolé, au contraire ! La Mecque, en particulier, était un centre névralgique, le carrefour où se croisaient les caravanes qui assuraient les échanges commerciaux entre l’Inde, le Yémen, l’Éthiopie, la Syrie, la Mésopotamie, la Palestine. C’était la ville cosmopolite par excellence, où toutes les influences s’exerçaient. Au IIe siècle de notre ère, le Grec Ptolémée y faisait déjà référence sous le nom de Macoraba, de l’éthiopien mikrab, le « temple ». Or la réputation de La Mecque venait justement de son temple bâti à proximité de la source de Zamzam, et qui abritait déjà la Kaaba, la fameuse pierre noire autour de laquelle les musulmans accomplissent leurs circumambulations rituelles lors du pèlerinage. La tribu des Quraishites, qui régnait sur la cité, avait adopté le principe de stricte neutralité. Neutralité politique – La Mecque ne prenait pas parti dans les querelles et les guerres entre les empires qui l’entouraient – et neutralité religieuse – les païens, les manichéens, les juifs et les chrétiens de toutes obédiences pouvaient y célébrer leurs cultes en toute liberté. Outre la Kaaba, le temple de la cité abritait trois cent soixante divinités, dont les trois divinités de la cité, les déesses Uzah, Lat et Manat. De grandes foires étaient organisées attirant des marchands venus de très loin, de grands pèlerinages aussi, et La Mecque était de ce fait une ville particulièrement prospère. Évidemment, les richesses étaient inégalement réparties, essentiellement entre les mains du clan au pouvoir, et un certain nombre de Mecquois restaient en marge de cette prospérité.
MD – C’est donc dans ce contexte, finalement très « international », que naît Mahomet...
FL – C’est un Mecquois de la tribu des Quraishites, mais appartenant à une branche défavorisée de cette tribu, les Bani Hashem. Son père meurt avant sa naissance, vers 570, et sa mère quand il a cinq ou six ans. Il est élevé par son oncle maternel, Abou Talib, un modeste caravanier. Mohamed apprend ce métier, et il a neuf ou dix ans quand il commence à accompagner son oncle jusqu’à Damas, ville alors très majoritairement chrétienne, où vivent aussi des juifs. Comme tous les caravaniers, il noue des amitiés avec les autochtones. Il rencontre en particulier un ermite chrétien, le moine Bahira qui, selon les récits de la vie du prophète, aurait reconnu son don prophétique et demandé à Abou Talib de veiller sur l’enfant. À l’âge adulte, Mohamed entre au service d’une riche veuve, Khadija, qui possède des caravanes. Comme il a la réputation d’être intègre, elle lui confie la conduite de ses chameaux. Il a vingt-cinq ans quand il l’épouse, elle en a quarante, ils donnent naissance à des filles. À La Mecque, à cette période, est apparue la mouvance de ceux que l’on appelle les hanifs, des polythéistes lassés du polythéisme, qui ne se sentaient pas non plus proches du judaïsme ou du christianisme, et étaient en quête d’un Dieu unique, le Dieu d’Abraham – de ce que l’on pourrait appeler en somme le « monothéisme des origines ». Les hanifs n’étaient pas nombreux, et avaient pour habitude de partir en retraite pour quelques jours ou quelques semaines dans les grottes du mont Hira, une colline à proximité de La Mecque.
MD – Mahomet était-il l’un d’eux ?
FL – On l’ignore, mais il effectuait lui aussi des retraites régulières et prolongées sur ce mont. C’est là, à l’âge de quarante ans, qu’il vit une expérience spirituelle très forte. Selon la tradition musulmane, un ange lui apparaît et lui ordonne : « Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé ! » Et il lui délivre ainsi un premier verset coranique, celui par lequel débute la sourate (ou chapitre) 96 du Coran. C’est, dit la tradition, de cette manière qu’aurait été révélé l’ensemble du Livre saint de l’islam, dicté donc par l’ange, un processus qui s’est étalé sur vingt-deux ans, jusqu’à la mort de Mohamed.
MD – Pourquoi l’appelez-vous Mohamed plutôt que Mahomet ?
FL – Parce que c’est son nom ! Je devrais même l’appeler Muhammad, la transcription littérale de son nom arabe, mais la version francisée Mohamed est plus compréhensible pour le public. En revanche, je répugne à dire Mahomet comme le font tous les médias, nom qui provient d’une francisation du turc Mehmet et qui s’est répandu en France depuis la Renaissance à la faveur de nos relations avec l’Empire ottoman. Le prophète de l’islam étant arabe et non turc, je ne vois pas pourquoi il faudrait conserver cette appellation qui est impropre et que n’utilise aucun universitaire.
MD – Bien chef ! Revenons au processus de révélation du Coran... Comment s’est-il déroulé ?
FL – Le problème est que nous ne disposons d’aucun matériau extérieur à l’hagiographie musulmane et au Coran lui-même. Les biographies du prophète sont d’ailleurs très tardives et n’ont commencé à être rédigées que deux cents ans après sa mort. Or l’histoire musulmane de la révélation coranique est un récit aussi merveilleux que l’histoire juive de la révélation biblique ou les Évangiles de l’enfance de Jésus. Les versets de l’ange, que la tradition a identifié à Gabriel (Gibril en arabe), étaient aussitôt retranscrits par les compagnons de Mohamed sur tous les supports disponibles : omoplates de chameau, palmes, pierres, bouts de bois, qui étaient précieusement conservés, mais aucun de ces fragments ne nous est parvenu. Ces versets sont circonstanciés : ils sont, pour la plupart, intervenus en réponse à des situations réelles, bien concrètes, à des problèmes qui se posaient à la communauté.
Schématiquement, on distingue les versets mecquois des versets médinois, plus tardifs. Les premiers sont liés à la formation de la communauté qui se crée peu à peu autour de Mohamed pour adorer un Dieu unique. Il s’agit d’abord de proches du prophète, puis de jeunes, pour la plupart laissés à l’écart de la prospérité de la cité, parce que n’appartenant pas aux cercles du pouvoir. Leur prosélytisme, leur agitation, leurs critiques incessantes inquiètent les Quraishites soucieux de préserver leur cité de tout trouble, et surtout de lui conserver son caractère de « cité de tous les dieux ». On voit, à cette époque, plusieurs versets répondre directement aux critiques adressées à Mohamed et aux siens, d’autres énoncer la nouvelle doctrine, ses rituels, ses éléments de foi, insister sur l’unicité de Dieu, sur les vertus dont doivent se parer ses fidèles, sur les rétributions dans l’au-delà. Cependant, la communauté de Mohamed augmente et l’inquiétude des Quraishites s’accroît d’autant. Une dizaine d’années après le début de la révélation, la mort de Khadija, la riche épouse de Mohamed, une femme d’influence, et de son oncle Abou Talib, son protecteur, contraignent le prophète et sa communauté à trouver refuge ailleurs. Ils s’enfuient à Yathrib, l’actuelle Médine. On est alors en 622, année qui marque le début du calendrier de l’hégire, littéralement de l’« exil ». Les versets médinois (un tiers du Coran environ) reflètent, eux, la mise en place d’une communauté organisée, d’un embryon d’oumma, littéralement la « nation » (musulmane). Ils réglementent la vie du groupe, les mariages, les pactes, accompagnent aussi les guerres que livrent les premiers musulmans aux Mecquois, leurs querelles avec les juifs et les chrétiens de Médine. Les versets ont été ultérieurement classés en sourates, ou chapitres, sans respect de l’ordre chronologique de leur apparition.
Autre point important : la révélation s’est étalée sur plus de vingt ans, et durant cette période, des versets contradictoires ont été dictés. Pour résoudre ce dilemme, l’islam a adopté le principe des versets « abrogés » et des versets « abrogeants » – qui abrogent donc les premiers. Prenons l’exemple du vin : dans un premier temps, le Coran interdit simplement aux croyants de pénétrer dans une mosquée en état d’ivresse (4, 46), et c’est dans un deuxième temps seulement qu’apparaît le verset assimilant le vin à une « œuvre du démon » et l’interdisant donc aux fidèles (5, 90). Ce deuxième verset a invalidé le premier.
MD – Éternelle question de la révélation : les musulmans croient-ils vraiment que ces versets ont été dictés directement par Dieu, sans intervention humaine ?
FL – Les musulmans disent que le Coran est « descendu » (sous-entendu : du ciel), que Mohamed n’en est pas l’auteur, mais qu’il est seulement le transmetteur de la parole d’Allah. De ce fait, ils considèrent que ce Livre est intouchable. Jusqu’au début du Xe siècle de notre ère, une controverse a fortement agité le monde musulman, portant sur le fait de savoir si le Coran avait été créé (par Allah) au fur et à mesure de sa révélation, ou s’il était incréé, c’est-à-dire existant de toute éternité. Les mutazélites, des « rationalistes » que je comparerais aux hommes des Lumières chrétiennes, étaient les tenants de la théorie d’un texte créé, qui plus est d’un texte qui pouvait être interprété, discuté : le Créateur, disaient-ils, a donné à l’homme la raison, et celui-ci doit l’exercer, ne serait-ce que pour répondre à une injonction divine qui consiste, justement, à raisonner. Mais les mutazélites se sont heurtés aux tenants de l’orthodoxie qui prêchaient contre le libre-arbitre et qui, au même moment, mettaient en place les très tardifs recueils de hadiths, les « dits » du prophète. Pour eux, l’homme n’avait qu’un seul devoir envers son Créateur, lui obéir. Une thèse qui se révélait séduisante pour les califes abbassides, alors au pouvoir et en proie à la contestation non seulement des mutazilites, mais aussi des chiites. Ces derniers revendiquaient le pouvoir du califat au profit de celui des descendants du prophète, dont ils continuent d’ailleurs de se réclamer. En se ralliant aux thèses traditionalistes, dont le chef de file était Ibn Hanbal – le fondateur de l’école hanbalite qui a donné naissance au wahhabisme saoudien –, le califat a érigé la « non-création » du Coran en dogme. Depuis, la tradition musulmane veut que le texte originel, en arabe, langue dans laquelle il a été « donné » à Mohamed, soit, de toute éternité, posé à la droite d’Allah : c’est la « Table gardée », également appelée la « mère du Livre ».
MD – Et vous, qu’en pensez-vous ?
FL – Il faut appliquer au Coran les techniques de l’exégèse qui sont appliquées à tous les autres textes sacrés, notamment la Bible et les Évangiles. Il faut le faire dans une perspective distanciée d’historien. Mais c’est aussi le travail auquel les mutazilites estimaient qu’il était du devoir de tout croyant de se livrer et d’autres théologiens musulmans ont, par la suite, tenté de faire une mise en perspective critique de ce texte. Ils se sont malheureusement heurtés à un mur d’intolérance, d’autant que des voix d’autorité ont comparé leur travail à un blasphème. Je trouve pourtant dommage de priver les musulmans d’un tel travail. Car, même d’un point de vue de croyant, ce serait rendre hommage à Dieu que de s’y livrer, sans aucun a-priori, sans idée préconçue. Dieu, s’il existe, n’a rien à redouter d’un travail honnête de recherche de la vérité sur l’établissement des textes sacrés, que ce soit la Bible ou le Coran !
MD – Par où doit commencer ce travail d’exégèse ?
FL – Par une analyse du Coran lui-même, qui s’inscrit, en partie, dans la continuité des autres textes sacrés, voire de textes apocryphes juifs et chrétiens. Il en reprend des histoires, même s’il les raconte autrement. Et cela mérite décryptage ! On voit aussi dans le Coran, comme dans la Bible, se refléter les croyances et les coutumes de l’époque, les structures mentales, mais aussi le vocabulaire, les tournures de phrase. S’il parle des djinns (démons) et décrit avec autant de verve les splendeurs du paradis et les tourments de l’enfer, n’est-ce pas pour se faire comprendre de la société à laquelle il s’adressait, lui inculquer, puisque c’est son but essentiel, des valeurs d’exigence qui sont celles du monothéisme, et qui commencent par la croyance en un Dieu unique auquel il faut rendre des comptes ? Mohamed ne vivait pas à l’écart de la société, ce n’était pas un ermite, il était entouré de ses compagnons, de ses épouses (il était monogame tant que Khadija était en vie, puis à Médine il a pratiqué la polygamie), il avait des contacts en dehors de son cercle de fidèles, notamment avec des juifs et des chrétiens. C’est en tout cas ce qu’affirment les siras (vies) du prophète, ainsi que les hadiths. Je peux vous citer l’exemple d’un événement qui s’est produit juste après la première révélation, sur le mont Hira. Selon les siras, effrayé par la voix qui s’est adressée à lui et convaincu d’être possédé par des démons, Mohamed se précipite chez son épouse Khadija. Celle-ci le conduit chez son propre cousin, un certain Waraqa Ibn Nawfal, un chrétien fort érudit en matière de religion, un prêtre qui lisait la Bible en hébreu – détail très étrange qui amène à se demander si Waraqa n’était pas plutôt un rabbin. Waraqa, comme Bahira avant lui, n’a pas vocation à occuper une place prépondérante dans l’histoire « officielle » de l’islam ; quoi qu’il en soit, il aurait, est-il dit, reconnu les signes de la prophétie et confirmé à Mohamed que l’ange qui lui était apparu était Gabriel (Gibril en arabe), le même messager envoyé par Dieu à Moïse et à Marie, la mère de Jésus. Il mourra quelques jours après cette entrevue. C’est peut-être vrai, mais la proximité de Khadija avec son cousin laisse penser qu’au cours des dix ou quinze années qui ont précédé, c’est-à-dire depuis son mariage avec Mohamed, les deux hommes ont eu certainement l’occasion d’échanger, en particulier autour des questions religieuses et spirituelles dont le jeune caravanier était, semble-t-il, fort avide.
MD – Que reste-t-il, dans le Coran, de ces échanges ? Sont-ils les seuls ?
FL – L’islam se situe dans la continuité des autres révélations : selon les musulmans, il vient les « confirmer ». Ainsi, de nombreux prophètes bibliques sont cités, et l’islam fait d’ailleurs d’Adam le premier d’entre eux. On pourrait aussi mentionner Moïse, David, Job, Salomon, mais également des personnages tout juste évoqués par la Bible, beaucoup plus « travaillés » par la tradition orale juive, et qui sont très présents dans le Coran, par exemple la reine de Saba. Une attention toute particulière y est apportée à Abraham (Ibrahim en arabe) dont le nom apparaît dans vingt-cinq sourates. Celui-ci était l’exemple auquel se référaient les hanifs qui, à l’époque du prophète, étaient, je l’ai dit, en quête d’un pur monothéisme. Dans le Coran, Abraham a un statut à part : il n’est pas un prophète comme les autres, mais un « ami intime » d’Allah (4, 125), le modèle de la foi originelle appelée le « monothéisme pur » (16, 123). Le récit qu’en fait l’islam est différent du récit biblique, comme c’est d’ailleurs le cas pour les autres récits, et pas seulement sur des détails.
MD – D’où viennent ces ajouts ? Ils ne sont pas inventés ex nihilo...
FL – Non, ils s’appuient sur des sources que l’on a pu identifier. L’une d’elles est un texte qui circulait alors dans les milieux juifs et chrétiens et que lisaient certainement les hanifs : l’Apocalypse d’Abraham. On y voit ainsi Abraham qui, précise le Coran (3, 67), n’était ni juif ni chrétien mais « soumis à Allah » (ce que veut dire « musulman ») effectuer un voyage céleste. On l’y voit s’opposer à son peuple idolâtre et le fuir : c’est aussi ce que raconte le Coran. Cette Apocalypse insiste aussi sur la destruction des idoles à laquelle se serait livré le père des monothéismes, et c’est justement un passage que l’on retrouve dans le Coran, avec pour théâtre La Mecque : l’islam fait d’Abraham le fondateur de la Kaaba et l’initiateur des rites qui y sont pratiqués, en particulier la circumambulation. Les détails de cette scène, telle que rapportée par le Coran, ont d’étranges ressemblances avec ce qui en est dit dans des midrashs, des commentaires talmudiques sur les livres bibliques, en particulier dans Genèse Rabba, un midrash du Ve siècle portant sur le livre biblique de la Genèse. Mais on pourrait en dire autant d’autres événements « bibliques » tels qu’ils ont été rapportés par le Livre saint de l’islam.
MD – Comment Jésus est-il évoqué dans le Coran ?
FL – Il y est présenté non pas comme le fils de Dieu mais comme un prophète. Et ce prophète-là, selon l’islam, n’est pas mort sur la croix : Dieu lui a substitué un sosie... et a élevé le vrai Jésus vers lui (4, 157-158) ! Le Coran ne donne étrangement pas à Jésus son nom arabe, Yasouh, il l’appelle Issa, un nom dont on ignore l’origine. Plus précisément « Issa le fils de Maryam » (Marie), détail à relever dans une société où chacun était (fils de) son père, y compris Mohamed, qui s’appelle Mohamed Ibn (fils de) Abdallah. La naissance virginale de Jésus est reconnue : il est né, dit le Coran, d’un souffle introduit par Dieu en Marie (mais non de Dieu lui-même), et seul Adam partage ce privilège. Ce souffle n’est pas assimilé à l’Esprit Saint. Est-il l’ange qui a porté à Mohamed la parole de Dieu ? C’est ce que laissent penser certains versets, alors que dans d’autres, le souffle est assimilé à la parole créatrice de Dieu, son verbe, c’est-à-dire le Logos de l’Évangile de Jean. Par ailleurs, toujours dans le Coran, Jésus est considéré comme un prophète supérieur à d’autres prophètes ; il fait partie des messagers à qui Allah a parlé, a « apporté des preuves » (2, 253), il est un « signe de Dieu » envoyé au peuple d’Israël, chargé de confirmer la Torah et de rendre licites une partie des interdits qui y ont été édictés (3, 49). Son personnage est présenté comme particulièrement exemplaire, mais il est surtout le prophète qui annonce la venue de Mohamed, appelé ici Ahmed (61,6). De même que sont reconnus les miracles qu’il accomplit. Cependant son histoire, telle que rapportée dans le Coran, s’inspire essentiellement d’écrits apocryphes, c’est-à-dire de textes chrétiens non reconnus par l’Église. Voici quelques exemples : quand le Coran affirme que Jésus insufflait la vie à des oiseaux d’argile, il reprend notamment l’Évangile du Pseudo-Matthieu, rédigé probablement au Ve siècle, mais là où ce récit affirme que Jésus accomplissait ce miracle dans son enfance, le Coran les lui attribue à l’âge adulte ; de même, quand Jésus ordonne aux palmiers de se baisser pour nourrir sa mère, on y voit une référence à la fuite de Jérusalem telle qu’elle est racontée dans ces mêmes récits apocyphes.
MD – Le Coran évoque-t-il la Trinité chrétienne ?
FL – Il l’évoque pour la rejeter, l’assimilant à un polythéisme : « Ne dites pas trois ! Cessez ! Ce sera meilleur pour vous. Allah est un Dieu unique. Il est trop glorieux pour avoir un enfant » (4, 171). Le Coran revient à plusieurs reprises sur le fait que Jésus est un personnage exceptionnel, mais qu’il n’est pas le fils de Dieu. Je crois d’ailleurs que s’il insiste autant sur ce qu’il appelle le « pur monothéisme », le monothéisme d’Abraham, c’est par opposition, justement, à ce qu’il considère être un polythéisme chrétien. Il faut dire qu’à l’époque de Mohamed, les controverses trinitaires battaient encore leur plein en Orient et il n’est donc pas étonnant que le prophète de l’islam soit revenu sur ce brûlant sujet. On voit d’ailleurs, dans les sourates médinoises, des critiques virulentes à l’encontre de ceux qui continuent à associer d’autres dieux à Dieu, c’est-à-dire les chrétiens qui, selon l’islam, auraient déformé le message de Jésus en le divinisant. Ces critiques n’épargnent pas davantage les juifs, à qui il est reproché de n’avoir pas su reconnaître Jésus comme un prophète.
MD – De même Marie, la mère de Jésus, tient une place importante dans le Coran.
FL – Marie a un statut exceptionnel dans le Coran. Il est dit qu’elle a été élue par Allah au-dessus de toutes les autres femmes (3, 42). Selon le récit coranique, elle a été vouée à Dieu par sa mère, pour la protéger des démons (des commentaires ultérieurs évoqueront même son immaculée conception, mille ans avant que l’Église catholique n’en fasse un dogme !). Dieu, dit encore le Coran, lui a réservé une « belle réception », et l’a confiée à Zacharie, le père de Jean-Baptiste (3, 7). Sa vie est entourée de miracles qui ne sont pas racontés dans les Évangiles canoniques, mais dans les apocryphes chrétiens.
MD – Je suppose que l’islam ne reconnaît pas les influences de ces sources externes, notamment ces apocryphes que vous citez...
FL – Les musulmans orthodoxes ne les reconnaissent pas plus que les juifs et les chrétiens fondamentalistes ne reconnaissent dans la Bible les influences mésopotamiennes, zoroastriennes ou égyptiennes que nous avons déjà évoquées. Le Coran nomme trois Livres sacrés, la Torah, l’Évangile (au singulier) et ce qu’il appelle le Zabur : s’agit-il des Psaumes, comme le laisse penser un verset ? S’agit-il d’autres écrits, notamment les apocryphes dont, on l’a vu, l’empreinte est très forte sur le Coran ? Selon le Coran, ces livres contiennent les révélations faites aux prophètes antérieurs, révélations que l’islam vient clore. Mohamed fut très tôt attaqué par les Mecquois qui l’accusaient de s’inspirer de ces Écritures antérieures, alors que lui-même affirmait parler sous la dictée de Dieu, par l’intermédiaire de l’ange. On le sait parce qu’un verset au moins prend la peine de réfuter ces accusations. Je vous le cite : « Nous savons parfaitement qu’ils disent : “C’est seulement un mortel qui l’instruit.” Or la langue de celui auquel ils font allusion est étrangère, alors que ceci est une langue arabe éclairante » (16, 103). Mohamed a également été accusé d’inventer les versets, d’où celui-ci qui lui est révélé en réponse à cette accusation : « Ils ont traité de mensonge ce qu’ils ne peuvent embrasser de leur savoir et dont l’interprétation ne leur est pas encore parvenue. Ainsi ceux qui vivaient avant eux traitaient leurs messagers d’imposteurs » (10, 39).
On trouve aussi dans le Coran une influence manichéenne. Le prophète Mani, qui a vécu au IIIe siècle de notre ère, s’était donné pour titre le « sceau des prophètes », c’est-à-dire le dernier grand prophète. C’est exactement le titre par lequel Mohamed est désigné : Khatimat al-anbiya’. De même, les cinq piliers de l’islam sont déclinés dans le Coran : la profession de foi, la prière, l’aumône, le jeûne, le pèlerinage. Or le manichéisme s’était, lui aussi, doté de cinq piliers, dont trois se retrouvent dans l’islam : la prière, l’aumône, et le jeûne.
MD – Revenons à la constitution du Coran. Vous avez expliqué que, selon les sources musulmanes, les versets ont été révélés à Mohamed sur une très longue durée. Comment la version définitive a-t-elle été établie ?
FL – La tradition musulmane affirme qu’une quinzaine d’années après la mort du prophète, les califes (littéralement les « successeurs ») entreprirent la collecte des versets qui avaient été notés par les compagnons. Trente ans après la mort de Mohamed, ajoute la tradition, Othman, le troisième calife, acheva de compiler ces versets, réunis en sourates, elles-mêmes ordonnées par taille. Ce que l’on appelle la « vulgate d’Othman » fut alors, toujours selon la tradition, recopiée et distribuée dans l’Empire musulman naissant. Or aucun « accusé de réception » de l’époque n’a été retrouvé, ce qui est tout de même étrange. Le premier Coran complet qui nous soit parvenu date du IXe siècle, c’est-à-dire le IIIe siècle de l’hégire. Quant aux plus anciens extraits retrouvés, copiés sur papyrus ou sur parchemins, ils datent, eux, d’un siècle au moins après la mort de Mohamed. Ce sont des fragments lapidaires de versets, très mal conservés. L’histoire de la constitution du texte coranique n’est pas linéaire. La tradition musulmane elle-même reconnaît que la vulgate d’Othman ne fut pas unique : d’autres compilations apparurent en même temps dans un climat, il faut le préciser, de luttes pour le califat, que la famille du prophète de l’islam revendiquait mais qui avait échu à des compagnons. La tradition cite ainsi les livres d’Ubay Ibn Kaab, d’Abdallah Ibn Massoud, d’Abou Moussa al-Achari, ou encore d’Ali, le gendre du prophète, qui fut le quatrième calife et qui est considéré par l’islam chiite comme le premier grand imam, seul détenteur de la véritable autorité. Selon les chiites, la version d’Ali était numériquement beaucoup plus importante que les autres, mais elle fut censurée et détruite par Othman, au même titre que toutes les autres versions « non officielles ».
MD – Des travaux universitaires relativement récents tendent à démontrer que le Coran, dans la version que nous connaissons, aurait été rédigé beaucoup plus tard.
FL – Dans les années 1970, l’historien des religions John Wansbrough a estimé dans son Quranic Studies que certains versets, les plus prophétiques, avaient été ajoutés tardivement, c’est-à-dire au VIIIe siècle de notre ère, correspondant au IIe siècle de l’islam, par des compilateurs irakiens. Il y relevait notamment les influences d’un christianisme et d’un judaïsme tardifs. Sa thèse, faut-il le préciser, a suscité des réactions très violentes dans le monde musulman. En 2000, l’Allemand Christoph Luxenberg soutenait sous ce pseudonyme, tant le sujet est sensible, une thèse publiée quatre ans plus tard sous le titre Die Syro-Aramäische Lesart des Koran (Lecture syro-araméenne du Coran). Il s’y livre à un décryptage minutieux du vocabulaire coranique. Selon les musulmans, celui-ci appartient au plus pur des arabes, mais les théologiens eux-mêmes s’accordent à y trouver des zones d’ombre, des mots inconnus, qu’ils ne comprennent pas et qui n’ont aucune étymologie identifiable. Ces mots, dit Luxenberg, n’appartiennent tout simplement pas au vocabulaire arabe, mais sont des emprunts à la langue syro-araméenne. Il y a même relevé des expressions particulières à la liturgie chrétienne syriaque ! À travers cette lecture, le sens du Coran se trouve considérablement modifié. De plus, Luxenberg – mais il n’est pas le premier à le dire – affirme que le Coran, dans sa version finale, n’a pas été établi vingt ou trente ans après la mort de Mohamed, mais qu’il est le fruit du travail de plusieurs générations. De fait, il est probable qu’une grande partie du texte ait été établie sous le règne des quatre premiers califes. Quant à la version finale, elle est certainement plus tardive. En tout cas, un fait est certain : à l’époque de Mohamed, et durant au moins un siècle et demi, l’arabe s’écrivait sans les signes diacritiques, ces points et ces tirets qui, aujourd’hui, permettent de distinguer les lettres les unes des autres. Le mot « tour » (bourj), sans ces signes, pourrait aussi bien se lire « exode » (nazaha). Car une autre difficulté s’ajoute : toutes les voyelles ne s’écrivent pas en arabe. Autrement dit, que cette vulgate ait été instituée par Othman ou pas, sa lecture et le choix définitif des mots sont beaucoup plus tardifs, et ont certainement été influencés par l’époque où ils ont été établis.
MD – Pourquoi l’orthodoxie musulmane rejette-t-elle les résultats de toutes ces recherches ?
FL – Parce qu’elle affirme que le Coran a été dicté par Dieu, que Mohamed le récitait souvent, et que ses compagnons ont non seulement retranscrit les versets, mais retenu l’ordre de la récitation qu’il en faisait. On voit que cette thèse peut être facilement écartée, dans la mesure où d’autres versions ont existé avant que s’impose la vulgate d’Othman. Les débats musclés entre les tenants des différentes versions ont perduré pendant plusieurs siècles, et on a même entendu des voix musulmanes mettre en doute l’authenticité de certains versets ou se plaindre que d’autres versets, eux aussi révélés, avaient été supprimés de la vulgate officielle. C’est le cas, par exemple, pour celui de la lapidation des couples adultères. Dans de prestigieuses universités islamiques, comme Al-Azhar au Caire, on n’enseigne que la version orthodoxe selon laquelle le Coran que nous connaissons est la vulgate réunie par Othman. Le nier relève du blasphème.
MD – Le verset de la lapidation que vous venez d’évoquer n’existe donc pas dans le Coran ?
FL – Non, pas dans la vulgate officielle, mais des hadiths, des propos de Mohamed, de ses compagnons et de ses épouses, retranscrits à peu près cent cinquante ans après leur disparition, font état de l’existence d’un tel verset. Et cela suffit à légitimer cette mise à mort atroce.
MD – Nous n’avons pas encore parlé d’Allah. Son nom est-il une invention de l’islam ?
FL – El ou Al est un très ancien nom donné par les civilisations proche-orientales, mésopotamiennes, sumériennes ou phéniciennes, au dieu supérieur, celui qui était au sommet de la hiérarchie des dieux. C’est ce qui a donné l’Elohim biblique. Avant la naissance de l’islam, on désignait en arabe, sous le nom d’Ilah ou Elah, un dieu lui aussi supérieur, impersonnel ; Ilah pouvait aussi signifier « un dieu ». Allah vient-il de l’ajout à Ilah de l’article al, Al-Ilah désignant dans ce cas le dieu ? C’est tout à fait probable.
MD – En quoi est-il différent du Dieu chrétien ?
FL – En réaction aux violentes querelles trinitaires qui agitent le monde chrétien de cette époque, le Dieu de l’islam se veut unique et sans partage. L’une des dernières sourates du Coran, donc l’une des plus courtes, est intitulée « Le monothéisme pur ». Elle « résume » Allah en quatre versets : « Dis : Il est Allah, l’Unique. Allah, le Seul à être imploré pour ce que nous désirons. Il n’a jamais engendré, n’a pas été engendré non plus. Et nul n’est égal à Lui. » On retrouve par ailleurs, dispersés dans le Coran, plusieurs autres versets qui viennent rappeler ce que l’islam appelle l’« unicité de Dieu », érigée en dogme absolu.
MD – Allah est-il plus proche du Dieu biblique ?
FL – En ce sens, oui. Comme le Dieu biblique, Allah est le créateur de toutes choses. Comme lui, il ne peut être représenté sous une forme humaine : il est bien au-delà de l’humanité. Il est l’Éternel, l’Absolu, omnipotent et omniscient. D’ailleurs, l’islam a récusé toute représentation humaine, y compris du prophète ou de ses compagnons, un interdit lié à la crainte de verser dans l’idolâtrie des statues, et cela est clairement dit dans le Coran. Mais Allah se veut, d’une certaine manière, plus parfait que le Dieu de la Bible. Quelques exemples : dans la Genèse, Dieu a créé l’univers en six jours, et au septième il s’est reposé (Exode 31, 17) ; était-il fatigué ? Allah, lui, a créé l’univers en six jours mais, est-il précisé dans le Coran, « sans éprouver la moindre lassitude » (50, 38). Dans les Psaumes, Dieu est ainsi interpellé : « Lève-toi, Seigneur, pourquoi dors-tu ? Réveille-toi ! » (44, 24). À quoi le Coran répond : « Ni somnolence ni sommeil ne le saisissent » (2, 255). On voit par ailleurs, à plusieurs reprises, le Dieu de la Bible se détourner de ses fidèles, ou voiler sa face : « Pourquoi caches-tu ta face, oublies-tu notre oppression, notre misère ? » (Psaumes 44, 25). « Mon Seigneur ne commet ni erreur ni oubli », rétorque Moïse dans le Coran (20, 52). Le Dieu biblique qui châtie Israël lui envoie la peste, puis veut exterminer Jérusalem, mais au moment où l’ange exterminateur se prépare à exécuter cet ordre, il est dit : « Yahvé regarda et se repentit de ce mal » (I Chroniques 20, 14). Pour l’islam, il est impensable que Dieu, « le Parfait », se repente, ce qui signifierait qu’il a mal agi. Je pourrais vous citer ainsi des dizaines de traits humains du Dieu biblique, des traits trop humains qui sont refusés par le Coran au nom de la perfection divine. Prenons un dernier exemple : dans la Bible, Dieu voit Satan s’approcher de lui et lui demande : « D’où viens-tu ? » (Job 2, 2) ; l’islam estime qu’il est impensable d’envisager que Dieu puisse ignorer quoi que ce soit : « Il connaît les secrets, même les plus cachés » (20, 7) ; « C’est Lui qui détient les clefs de l’Inconnaissable. Nul autre que Lui ne les connaît. Et Il connaît ce qui est sur terre, comme dans la mer. Et pas une feuille ne tombe qu’Il ne le sache » (6, 59). En somme, Allah se veut plus infaillible, plus parfait que le Dieu de la Bible. Les affirmations bibliques que je vous ai citées sont considérées, par les musulmans, comme autant de blasphèmes.
MD – Quelle est la nature de ce Dieu ?
FL – C’est une question que les musulmans ne se posent pas. Ils considèrent que l’essence de Dieu est incompréhensible pour l’homme. En revanche, les musulmans reconnaissent ce qu’ils appellent les « attributs de Dieu », rappelés dans les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah cités dans le Coran. Parmi ces noms, « le Souverain », « le Pur », « l’Apaisant », « le Rassurant », « le Prédominant », « le Tout-Puissant », « le Contraignant », cités en enfilade dans un seul verset (59, 23) ! Ces noms peuvent être contradictoires : Allah est ainsi nommé « Celui qui avilit » et « Celui qui donne puissance et considération » ; il est « le Bon », « le Magnanime », « le Tout Pardonnant », mais il est aussi « l’Inébranlable », et « Celui qui tue » ; il est « Celui qui met en avant » et « Celui qui met en arrière », etc. La tradition musulmane affirme que celui qui répète ces noms entrera au paradis. Si Allah châtie, le Coran ne parlera en aucun cas de vengeance pour qualifier ces châtiments : il leur préférera le mot « justice ». Allah est un Dieu juste. Et plus encore un Dieu miséricordieux : cent treize des cent quatorze sourates du Coran commencent d’ailleurs avec cette expression : « Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux ». Aujourd’hui encore, on voit beaucoup de musulmans commencer leurs lettres (ou leurs discours) par cette phrase.
MD – Quelle relation les musulmans entretiennent-ils avec Dieu ?
FL – Une relation de très grande proximité, puisque l’islam considère qu’il ne peut pas y avoir d’intermédiaire entre l’être humain et son Dieu : pas de clergé, pas d’intercesseur. C’est Dieu que le musulman prie directement, et il est répété dans le Coran que Dieu entend toutes les prières. Si les juifs sont les plus légalistes des croyants, je pense que les musulmans, eux, sont les plus « priants ». Le mot salat (prière), qui vient d’ailleurs du syriaque slota, apparaît soixante-cinq fois dans le Coran. La prière est l’un des cinq piliers qui impose aux croyants de prier Allah cinq fois par jour, en se tournant en direction de La Mecque. À ces prières dites « canoniques », qui sont précédées d’ablutions rituelles, s’ajoute toute une gamme de prières individuelles : le nom d’Allah est invoqué car c’est un Dieu de proximité auquel les croyants font appel en toutes circonstances, pour l’implorer ou lui rendre grâce. On peut dire que les prières réparties par les catholiques entre Dieu, Jésus, Marie et les saints sont toutes dirigées, par les musulmans, vers Allah, le Dieu unique et tout-puissant ! La prière de base de tout musulman, l’équivalent du « Notre Père » chrétien, est la première sourate du Coran, la Fatiha, littéralement l’« ouverture ». Elle est très courte, la voici : « Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux. Louange à Allah, le Seigneur de l’univers, le Clément, le Miséricordieux, Maître du jour de la Rétribution. C’est Toi seul que nous adorons, c’est Toi seul que nous implorons. Guide-nous sur le droit chemin, le chemin que Tu as comblé de Tes bienfaits, et non pas de ceux qui ont suscité Ta colère, ni le chemin des égarés. »