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Foi
et raison :
les philosophes, la science et Dieu
MARIE DRUCKER – Certains philosophes ont adhéré à l’idée de dieux ou d’un Dieu. S’agit-il d’une croyance religieuse ou bien est-ce le fruit d’un raisonnement philosophique ? Autrement dit, peut-on avoir accès à Dieu par la seule voie de la raison ?
FRÉDÉRIC LENOIR – C’est une question capitale qui occupe toute l’histoire de la philosophie au moins jusqu’au XIXe siècle ! Commençons par les Grecs, qui sont à l’origine de la pensée philosophique occidentale. Les penseurs grecs vivaient dans un monde très religieux, imprégné de mythes et de croyances polythéistes. L’effort philosophique vise justement à dépasser ces mythes et ces croyances pour rechercher la vérité à l’aide de la raison. En même temps, les philosophes de l’Antiquité respectent les dieux de la cité et certains ont été initiés aux mystères orphiques ou d’Éleusis, comme je l’ai déjà évoqué. Mais en tant que philosophes, que disent-ils de Dieu ? Le premier point, commun à tous, c’est qu’ils dénoncent le caractère anthropomorphique et immoral des dieux de l’Olympe. Ceux-ci ressemblent trop aux humains pour être crédibles, surtout ils semblent avoir hérité de tous les vices des hommes : débauche, orgueil, esprit de vengeance, tromperie, inconstance... Si les dieux existent, ils sont au contraire parfaits, et n’ont rien à voir avec les mœurs volages des humains. Sans passion, sans désir, ils deviennent donc, pour certains philosophes, comme Épicure, des modèles de sagesse à imiter. D’autres ne croient pas en l’existence des dieux, aussi parfaits soient-ils, ce qui ne les empêche pas de croire en une raison universelle divine qui gouverne le monde et qui est également présente en l’homme. Chez les stoïciens – un courant de pensée gréco-romain né au IVe siècle avant notre ère – il y a identité entre le monde et cette raison divine : c’est la doctrine panthéiste (du grec pan, « tout » et theos, « dieu »). Cette identité entre le divin et l’univers ou la nature sera aussi au cœur de la pensée de certains penseurs de la Renaissance, tel Baruch Spinoza.
Outre les stoïciens, les penseurs qui ont le plus influencé l’histoire de la philosophie par leur conception du divin sont Platon et Aristote. Platon a vécu au tournant des Ve et IVe siècles avant notre ère. Disciple de Socrate, il fonde sa propre école, l’Académie. Dans son récit de la naissance du monde (cosmogonie), le Timée, il évoque un dieu bon qui modèle le monde à partir d’une matière chaotique préexistante. Difficile de savoir si Platon croit en ce dieu artisan, ou s’il s’agit d’une allégorie. Ce qui est plus clair, c’est la conception du divin qu’il développe notamment dans La République : il existe un monde divin des idées (ou des formes) auquel l’homme a accès par sa raison, alors que la réalité que nous observons par nos sens est trompeuse ; le travail philosophique consiste donc à sortir de la caverne, où nous ne voyons que les ombres de la réalité, pour accéder à la vraie connaissance des idées divines, immuables et parfaites, le Bien en soi, le Beau, le Vrai, le Juste, etc. Platon précise encore que l’idée de Bien est supérieure à toutes les autres, qu’elle est « indéfinissable » et « au-delà de l’être ». Les Pères de l’Église verront évidemment dans ce « Bien suprême » une figure du Dieu biblique. Il n’y a cependant chez Platon aucune idée de révélation d’un Dieu personnel, plutôt celui d’un monde divin constitué de plusieurs formes (on pourrait dire aujourd’hui d’« archétypes ») et auquel nous accédons par la raison. Aristote, son plus célèbre disciple, restera vingt ans à l’Académie avant de fonder le Lycée, sa propre école. Il est également le précepteur du fameux Alexandre le Grand. Comme la plupart des penseurs grecs, Aristote pense que les corps célestes (les planètes, les étoiles) sont divins parce que parfaits et non corruptibles. Mais il va plus loin en précisant dans sa Physique qu’il existe nécessairement un « premier moteur immobile » qui explique le mouvement cosmique. Dans sa Métaphysique, il affirme aussi la bonté de ce principe premier qu’il qualifie d’« acte pur » (toujours en plénitude de tout ce qu’il peut être) et de « cause finale » de tout ce qui existe, exerçant une attraction sur tous les êtres.
MD – On peut dès lors comprendre pourquoi Aristote a fasciné tant de théologiens juifs, chrétiens ou musulmans.
FL – En effet. Il a forgé par sa raison la conception d’un être premier, « souverain Bien », qui ressemble fort au Dieu transcendant et bon de la révélation biblique et coranique. Mais encore une fois, il ne s’agit pas pour Aristote d’une personne que l’on prie ou à qui on rend un culte, mais d’un principe qu’on peut contempler par le noos, l’intellect divin qui est en nous. Et dans son Éthique à Nicomaque, le philosophe explique que la contemplation divine est l’activité qui rend l’homme le plus heureux.
Il faudrait encore dire un mot des philosophes néoplatoniciens, dont Plotin (qui vécut au IIIe siècle de notre ère) est le principal représentant. Plotin affirme l’existence de trois principes supérieurs d’où découle le monde sensible : l’Un, l’Intelligence (le noos) et l’Âme. L’Un est le principe ultime. Il est transcendant, indéterminable, immuable, parfaitement bon et se suffit à lui-même. L’Intelligence émane de l’Un comme lieu du pensable, de l’intelligible, de la vérité. L’Âme enfin émane de l’Intelligence comme principe d’unité et d’animation du monde sensible. Il existe une âme du monde et une âme propre à chaque être vivant. La conception plotinienne du divin (l’Un) se distingue également du monothéisme classique en ce qu’il est conçu comme un principe d’où émanent nécessairement d’autres principes (l’Intelligence et l’Âme) qui régissent le monde sensible, alors que le Dieu des monothéismes est un être qui crée volontairement et librement le monde ; le créateur et la création sont dès lors distincts. Ce n’est pas le cas du principe divin de Plotin qui est à la fois transcendant et totalement immanent au monde : il est partout.
MD – Il n’y a donc pas de philosophes athées dans l’Antiquité ?
FL – C’est exact. Il y a des penseurs spiritualistes, comme Platon, ou matérialistes, comme Épicure, mais aucun n’affirme qu’il n’y a assurément aucun dieu ou principe divin. On a accusé Épicure d’athéisme parce qu’il critiquait le culte superstitieux des dieux de la cité, mais pour lui les dieux existaient bel et bien. Ils étaient simplement étrangers à notre monde. On se devait de prendre en exemple leur sérénité et leur impassibilité, mais pas de les prier ou de les craindre. Son disciple romain Lucrèce a, lui aussi, écrit des pages extrêmement critiques à l’égard de la religion. Pour autant, il ne remettait pas en cause l’existence de dieux lointains. Même Protagoras, que l’on considère généralement comme athée, était en fait un agnostique, puisqu’il soutenait au sujet des dieux qu’on ne pouvait « affirmer ni qu’ils existent ni qu’ils n’existent pas ». Encore une fois, il est important de distinguer les dieux, Dieu ou le divin des philosophes de l’Antiquité, du Dieu de la Bible. Si Épicure, Platon ou Aristote avaient eu connaissance du Dieu biblique, il est probable qu’ils l’auraient trouvé trop humain pour être vrai. Leur principal souci, comme je l’ai expliqué, était de sortir de la vision anthropomorphique des mythes pour découvrir un principe premier qui échappe à la contingence du monde. Quitte ensuite à affirmer, comme le fait Aristote, qu’il peut y avoir une certaine identité entre ce principe supérieur, cet être suprême, et « ce que les traditions religieuses appellent du nom de Dieu ». Mais l’idée d’une création du monde ex nihilo par la seule volonté libre d’un Dieu tout-puissant, bon et omniscient, qui se révèle aux hommes à travers des prophètes, est tout à fait étrangère à la pensée grecque.
MD – Ce qu’on peut quand même retenir, c’est que pour les philosophes grecs, l’existence des dieux ou de Dieu est accessible à la raison humaine. Leur posture reste davantage celle de penseurs que de croyants.
FL – Absolument. La raison humaine peut, selon eux, conduire à postuler l’existence d’un monde divin, et cela tout simplement parce qu’il existe en l’homme une étincelle divine : que ce soit le noos ou le logos. La contemplation – de l’Âme du monde pour les stoïciens, du souverain Bien pour Platon et Aristote, de l’Un pour Plotin – est dès lors considérée comme la plus noble activité humaine.
MD – Puis la théologie chrétienne va bouleverser totalement, pendant près de mille ans, l’histoire de la pensée en Occident.
FL – La dernière grande école philosophique de l’Antiquité, l’Académie platonicienne, est contrainte par le très chrétien empereur Justinien de fermer ses portes à Athènes au milieu du VIe siècle de notre ère. Elle subsistera à peine un siècle de plus à Alexandrie. Et c’est vrai qu’il faudra attendre le XVe siècle et la redécouverte des textes grecs pour qu’une pensée philosophique autonome de la théologie chrétienne tente timidement d’émerger à nouveau en Europe.
Entre-temps, la philosophie devient « servante » de la théologie. On utilise ses concepts, sa logique, ses catégories pour mieux comprendre la révélation divine. L’évangéliste Jean en a très tôt donné l’exemple en reprenant le concept de logos pour l’appliquer au Christ dans son fameux prologue : « Au commencement était le logos, et le logos était auprès de Dieu et le logos était Dieu. » Plusieurs Pères de l’Église poursuivent dans cette voie, mais c’est surtout au XIIIe siècle, avec la redécouverte de Platon et d’Aristote, principalement à travers les penseurs arabo-musulmans (Avicenne, Averroès), que les théologiens chrétiens vont déployer leur science en s’inspirant des catégories philosophiques de ces deux grands génies de l’Antiquité. Saint Thomas d’Aquin, dont la Somme théologique est une cathédrale de la pensée, cite sans doute au moins autant Aristote que saint Augustin, qui est pourtant la plus grande autorité théologique pour les penseurs du Moyen Âge. Cependant, il le fait dans une perspective de croyant : la philosophie a perdu son autonomie, elle ne recherche plus la vérité, mais se met au service de la Vérité révélée. En même temps, cela manifeste l’importance que la pensée chrétienne accorde à la raison humaine. Si elle admet que Dieu (entendu : le Dieu révélé dans la Bible) ne peut être pleinement atteint que par la foi, la théologie considère que la raison est un don précieux de Dieu qui peut lui permettre de découvrir son existence et qui doit aider le croyant à être plus intelligent dans sa foi et à comprendre le monde. Mais elle affirme aussi que la raison ne peut et ne doit en rien contredire ou s’opposer à la foi qui lui est supérieure parce que donnée par Dieu pour le salut des hommes. De fait, le conflit entre foi et raison émergera à la Renaissance, lorsque les premiers scientifiques se libéreront de l’autorité de la Bible pour tenter d’appréhender le monde par les seules ressources de la raison.
MD – Comment les penseurs juifs et musulmans font-ils cohabiter la foi et la raison ?
FL – La pensée juive antique a un éminent représentant en la personne de Philon d’Alexandrie, qui a établi de nombreuses passerelles entre la foi juive et la philosophie grecque. Le plus grand penseur juif du Moyen Âge, Maïmonide, affirme au XIIe siècle que la connaissance de Dieu par la raison est impossible. Seule la foi permet de suivre la « trace » de Dieu. Mais il affirme aussi, comme les théologiens chrétiens, que la raison permet de percevoir Dieu par ses œuvres et qu’il est bon d’étudier la métaphysique, l’astronomie, la médecine, la physique, etc., comme autant de savoirs qui nous renseignent sur les lois du monde créé par Dieu. On retrouve aussi cette incitation à l’usage de la raison chez les grands penseurs musulmans médiévaux, fortement influencés par la philosophie de Platon, et surtout d’Aristote, avant d’en transmettre le virus aux théologiens chrétiens. Ils utilisent les catégories conceptuelles forgées par les philosophes grecs pour parler non seulement du monde créé, mais aussi des attributs divins. L’un des plus fameux d’entre eux, le philosophe andalou Averroès, contemporain de Maïmonide, dit que « le vrai ne peut contredire le vrai » pour justifier sa double étude de la révélation coranique et de la philosophie d’Aristote, qu’il accepte l’une et l’autre comme deux expressions différentes de la vérité.
MD – Que disent de Dieu les philosophes modernes à partir de la Renaissance ? Sont-ils athées ?
FL – Pas du tout ! Il faudra attendre le XVIIIe siècle et plus encore le XIXe siècle pour que se développe un athéisme philosophique. Les philosophes de la Renaissance se passionnent pour la philosophie grecque, surtout néoplatonicienne, mais ils restent encore très liés à la pensée chrétienne dominante. C’est avec Descartes, philosophe pourtant profondément croyant, que la philosophie va commencer à s’émanciper de la théologie et repartir sur des bases nouvelles. Descartes entend faire table rase du passé, sortir de la pensée scolastique médiévale, mauvais mélange de philosophie et de théologie, pour refonder la connaissance sur le socle de l’expérience. Il va donc fonder une nouvelle méthode qui permette de rechercher le vrai sans aucun a-priori. Son souci est de rendre la raison la plus efficace possible dans sa quête de la vérité et, pour cela, il commence par la libérer de la tutelle de la foi. Sa démarche, qui peut nous paraître aujourd’hui naturelle, est au XVIIe siècle révolutionnaire et elle favorisera non seulement le développement de la philosophie moderne, mais aussi celui de la science. Pourtant, et c’est tout le paradoxe de Descartes, il est encore si imprégné de la métaphysique chrétienne qu’il ne peut s’empêcher de chercher à prouver de manière rationnelle l’existence de Dieu.
MD – Par quels arguments ?
FL – Ce qu’on appelle la « preuve ontologique ». Dieu est pensé comme l’être le plus parfait qui soit, or comme il est plus parfait d’exister que de ne pas exister, il en découle nécessairement que Dieu existe, donc la seule pensée de Dieu comme être parfait implique son existence ! L’argument ne m’a jamais convaincu et je ne suis pas sûr qu’il ait convaincu grand monde, mais Descartes lui accordait une valeur au moins aussi grande qu’à une démonstration mathématique. À sa suite, bien d’autres philosophes tenteront d’apporter des preuves de l’existence de Dieu. Le plus célèbre d’entre eux est Leibniz, qui essaie d’apporter une preuve plus élaborée, appelée la « preuve cosmologique ». Compte tenu du principe de « raison suffisante » selon lequel rien n’existe sans cause, il explique que le monde est contingent, non nécessaire, ce qui postule l’existence d’une cause extérieure à lui-même ; on en vient donc à poser comme cause du monde l’existence d’un être acausal, qui n’a plus besoin d’une autre raison, et c’est cet être absolument nécessaire que l’on appelle « Dieu ». Cet argument a une certaine force.
MD – Mais pourquoi faudrait-il qu’il y ait une raison suffisante, une cause à tout ?
FL – On peut dire en effet que la faiblesse de cet argument est son postulat même. On peut imaginer une suite de causes et d’effets qui remontent à l’infini sans qu’il n’y ait jamais un être nécessairement à l’origine de tout. C’est par exemple ce que pensent les bouddhistes : la loi de causalité (le karman) est à l’œuvre partout et toujours, mais elle est sans commencement.
Il faudrait dire un mot encore de la troisième grande preuve de l’existence de Dieu avancée par les métaphysiciens : la « preuve physicothéologique ». Elle part de l’observation de l’ordre et de la complexité du monde et conclut à la nécessité d’une intelligence créatrice et ordonnatrice. C’est sans aucun doute l’argument le plus pertinent et en même temps le plus simple, car nous pouvons tous faire le constat de la beauté du monde, de son harmonie, de sa complexité. Certains en concluront que tout cela ne peut être le fruit du hasard, qu’il y a nécessairement une intelligence supérieure à l’origine de l’univers. Cet argument d’une grande force, déjà employé par Platon ou les stoïciens, est repris par nombre de penseurs déistes des XVIIe et XVIIIe siècles, à commencer par Voltaire : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait point d’horloger. » Il resurgit sous de nouvelles couleurs de nos jours, avec la découverte du big bang et les progrès de l’astrophysique, sous la forme du « dessein intelligent » : l’extraordinaire ordonnancement des lois physiques qui ont permis le développement de la vie sur terre et l’apparition du cerveau humain témoigne d’un dessein, d’un plan préétabli, donc d’une intelligence créatrice. Nous reviendrons sur les débats que suscite cette thèse lorsque nous parlerons de la science face à Dieu, mais je soulignerai d’ores et déjà ici une limite de la preuve physicothéologique : il n’y a pas que de la beauté, de l’ordre et de l’harmonie dans le monde, il y a aussi du désordre, du contingent, du hasard, du mal, de l’horreur. Pourquoi un être absolument bon et parfait aurait-il créé un monde si imparfait, aussi beau soit-il à maints égards ?
MD – C’est ce que j’allais vous dire : la seule existence du mal, des catastrophes naturelles, des génocides, ou même la seule souffrance d’un enfant innocent, comme disait Camus, semble rendre cet argument intenable. Que répondent les métaphysiciens et les théologiens à la question du mal ?
FL – Leibniz n’a pas esquivé l’objection. Dans ses Essais de théodicée (1710), il aborde directement la question : comment comprendre, si Dieu existe et qu’il est bon, qu’il y ait tant de mal, de méchanceté, d’horreur, de misère sur terre ? Parce que le monde n’est pas Dieu, il ne peut être parfait. Parce que l’homme est libre, il pourra toujours choisir de faire le mal. Et Leibniz, qui est aussi mathématicien, tente de montrer que Dieu choisit parmi les innombrables mondes possibles, avec toutes leurs combinaisons de biens et de maux, d’ombre et de lumière, le plus parfait des mondes possibles. Voltaire se moquera de lui dans son Candide (1759) à travers la figure du Professeur Pangloss qui ne cesse de répéter, alors que tout va mal : « Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ! » Mais l’argument de Leibniz est loin d’être aussi irénique qu’il n’y paraît. On peut en effet imaginer que Dieu ait choisi ce qu’il y avait de mieux à l’intérieur de ce qui était possible, compte tenu des contraintes de la création : les lois de l’univers physique, l’alliance de l’esprit et de la matière, les contingences du temps et de l’espace, le libre-arbitre de l’homme, etc. Cette idée est exprimée de diverses manières par de nombreux penseurs juifs ou chrétiens. La kabbale juive, par sa théorie du tsimtsum, explique ainsi que par son acte créateur, Dieu s’est vidé de sa divinité, qu’il s’est retiré du monde afin qu’autre chose que lui puisse exister. En créant, Dieu accepte de n’être pas tout, il se diminue afin de permettre au monde et à d’autres êtres d’exister. Le mal existe donc nécessairement de cet état nécessaire d’imperfection qu’est le monde. Car s’il était parfait, le monde serait Dieu et rien ne pourrait exister en dehors de lui. La philosophe Simone Weil reprendra cet argument en développant le thème déjà évoqué par saint Paul dans son épître aux Philippiens (2,7) : celui de l’anéantissement de Dieu (kenosis, en grec) à travers le mystère du Christ qui, « de condition divine », « s’anéantit » jusqu’à devenir homme et mourir sur la croix. Cet abaissement de Dieu montre qu’il renonce à ses attributs de toute-puissance pour prendre sur lui le mal, à travers la passion du Christ.
MD – Il n’en demeure pas moins que lorsque l’on est confronté à la souffrance dans toute sa violence, ces arguments théologiques peuvent sembler vains.
FL – Il est vrai que l’argument du libre-arbitre ne convainc pas, car bien des maux ne proviennent pas des hommes mais de la nature : maladies, tremblements de terre, etc. Bien sûr, on pourrait envisager, comme certains penseurs grecs, l’existence d’un monde divin impersonnel indifférent aux hommes. Mais comment concilier l’idée biblique d’un Dieu tout-puissant et entièrement bon, qui s’occupe des hommes, lorsque l’on voit un enfant mourir dans d’affreuses souffrances ou des centaines de milliers de personnes, aux existences si différentes, périr en même temps dans un cataclysme ? Où sont alors la bonté et la justice, attributs fondamentaux du Dieu révélé ? Épicure avait bien posé le problème : ou bien Dieu veut éliminer le mal et ne le peut, alors il est impuissant ; ou bien il le peut, mais ne le veut, alors il est méchant ; ou bien il ne le peut et ne le veut, et il est impuissant et méchant. Et de conclure : « S’il le peut et le veut, ce qui convient seul à Dieu, d’où vient donc le mal, ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? » (Essais de théodicée)
MD – Et la réponse des religions, c’est l’au-delà.
FL – Oui, elles n’ont finalement pas d’autre issue que de postuler l’existence d’une autre vie dans un au-delà de ce monde, où la bonté et la justice de Dieu s’exprimeront pleinement et répareront ce que les erreurs de la nature ou de la volonté humaine auront brisé. Autrement dit, on ne peut comprendre cette vie ici-bas qu’en se référant à une existence supérieure qui nous attend tous après la mort. Cette croyance n’est pas propre aux monothéismes. Comme d’autres penseurs grecs, Socrate croyait en l’immortalité de l’âme et en une vie bienheureuse après la mort. Comme je l’ai déjà dit, il a même affirmé à ses disciples qu’il endurait l’injustice de sa condamnation à mort et maintenait son âme ferme et sereine parce qu’il espérait retrouver après sa mort la compagnie des dieux et des âmes vertueuses. Platon, dans son fameux mythe d’Er (République, X), avance l’hypothèse de la réincarnation. Cette croyance en une succession de vies est partagée non seulement par les bouddhistes et les hindous, mais aussi par de nombreux peuples de religion de type chamanique. La croyance en la transmigration des âmes a l’avantage d’expliquer pourquoi telle personne a de la chance et pourquoi telle autre est accablée par le malheur : l’une et l’autre retirent les fruits positifs ou négatifs des actes commis dans des vies antérieures. Et l’interruption brutale d’une vie (la mort d’un enfant en bas âge notamment) ne pose pas plus de problème, puisqu’il lui sera donné une nouvelle chance dans une existence ultérieure. Tandis que les monothéismes, qui affirment que chaque être humain ne vit qu’une fois avant de ressusciter dans l’au-delà, n’ont pas de réponse satisfaisante à ces questions : quel sens peut avoir la vie d’un enfant mort en bas âge, avant même qu’il ait pu exprimer sa personnalité et exercer son libre-arbitre ? Pourquoi certains hommes sont-ils accablés par le malheur et d’autres comblés par la vie ?
MD – Pour revenir à la question du lien entre foi et raison, j’aimerais que vous nous disiez un mot de Pascal et de son fameux pari. Est-ce une autre « preuve » de l’existence de Dieu ?
FL – On le croit souvent, mais en fait il n’en est rien. Au XVIIe siècle, Pascal est au contraire persuadé que la raison ne peut atteindre Dieu. Il réagit contre Descartes et les métaphysiciens en rappelant que Dieu ne peut être qu’objet de foi. Le Dieu des philosophes le fait sourire. Lui croit au « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », au Dieu qui se révèle dans la Bible et qu’on accueille dans le cœur et non par la raison. Pascal, autant qu’un esprit scientifique et un philosophe de génie, est avant tout un fervent chrétien qui a été bouleversé par Jésus. Il a passé en solitaire une bonne partie de sa brève existence, auprès des jansénistes du couvent de Port-Royal. Dès lors il insiste sur la dimension affective de la foi. Dieu parle d’abord au cœur et la seule « preuve » que l’on pourrait à la rigueur apporter de son existence n’est pas un argument rationnel : c’est la sainteté absolue du Christ et la grandeur des saints. La foi est fondée sur un témoignage qui touche le cœur et non sur une explication logique. Son pari n’est donc en rien une preuve logique de l’existence de Dieu.
MD – À qui s’adresse Pascal alors ?
FL – Aux libertins, à ceux qui affirment qu’une vie consacrée aux plaisirs vaut mieux qu’une vie conforme à la morale chrétienne. Il veut leur montrer, à partir d’un argument rationnel, que leur intérêt serait au contraire de vivre en conformité avec les préceptes de la religion. Pour cela, il leur propose un pari, mais un pari parfaitement sensé puisqu’il repose sur le calcul des probabilités, une nouvelle branche des mathématiques qu’il vient d’inventer. Un pari est avantageux si le gain raisonnablement possible est plus important que la mise initiale, par exemple si je mise dix euros avec une chance sur deux de gagner cent euros. Pascal applique ce raisonnement à la vie humaine, considérant l’existence terrestre comme la mise et la vie éternelle et bienheureuse comme l’enjeu du pari. Partant du principe que l’on ne peut pas prouver que Dieu existe, mais qu’il y a une chance sur deux qu’il existe, il affirme qu’il est infiniment plus raisonnable et avantageux de parier sur l’existence de Dieu et de vivre en chrétien pour gagner la vie éternelle, plutôt que de miser sur la non-existence de Dieu et de vivre en libertin, au risque de perdre la vie éternelle. Autrement dit, avec une mise finie, on a une chance sur deux de gagner l’infini et donc beaucoup plus à gagner qu’à perdre. Il est évident que Pascal n’a jamais fondé sa vie sur un tel pari, puisqu’il était convaincu que la foi était un don de Dieu et que le salut s’obtenait par la grâce divine. Mais par cet argument, il entendait déstabiliser le discours des libertins qui affirmaient qu’on avait tout à gagner et rien à perdre en ne recherchant que les jouissances de cette vie.
MD – Quant aux philosophes des Lumières, qui critiquent la religion mais dont bien peu sont athées, quelle conception ont-ils de Dieu ?
FL – La plupart sont déistes, un peu à la manière des philosophes de l’Antiquité. C’est-à-dire qu’ils croient en l’existence d’un principe créateur qui ordonne l’univers, mais pas en un Dieu personnel qui se révèle aux hommes par les prophètes et les textes sacrés (le théisme). La plupart critiquent violemment le théisme comme une superstition inventée par les prêtres pour asseoir leur pouvoir. Les philosophes des Lumières sont donc avant tout anticléricaux et récusent l’idée d’une révélation, d’une morale venue du ciel, d’un peuple élu par Dieu (ce qui leur fait parfois tenir des propos violemment antisémites). S’ils admirent Jésus et son message, ils le considèrent davantage comme un sage ou un moraliste exceptionnel que comme le fils de Dieu. Il faut dire que les penseurs des Lumières arrivent au XVIIIe siècle dans une Europe meurtrie par près de deux siècles de guerres sanglantes entre catholiques et protestants. Leur principal objectif est de sortir le monde des guerres de religion. L’ennemi à abattre, c’est l’intolérance, c’est le fanatisme qui fait que les hommes s’entretuent au nom de leurs croyances religieuses. L’athéisme militant qui commence à naître est d’ailleurs assez mal vu, car il est perçu comme trop intolérant. Locke considère ainsi que les athées sont aussi dangereux pour la cité que les catholiques romains, parce que tout aussi dogmatiques ! Qu’ils soient chrétiens, déistes, francs-maçons (qui se partagent à l’époque entre chrétiens théistes et déistes), beaucoup plus rarement juifs (Mendelssohn) ou athées (Diderot), les philosophes des Lumières croient en l’universalité de la raison et au progrès. Ils militent pour que l’homme s’émancipe de l’ignorance et du fanatisme par l’usage de sa raison et pour la mise en place d’institutions étatiques et juridiques qui préservent la liberté de conscience et d’expression des individus. Ce sont les intellectuels militants de la démocratie moderne et des droits de l’homme. D’où leur lutte implacable contre la religion, et surtout la religion catholique qui était beaucoup plus réfractaire à ces idées que le protestantisme, par nature plus démocratique et séculier.
MD – Ils se battent donc pour séparer le religieux du politique, mais pas nécessairement la foi de la raison ?
FL – En effet. Mais sur cette question du rapport entre foi et raison, ils ne s’accordent pas entre eux. Nous avons vu que certains, comme Voltaire, pensent que la raison conduit à poser l’existence d’un « horloger », c’est-à-dire d’un « grand architecte de l’univers ». L’expression connaît d’ailleurs un vif succès dans la franc-maçonnerie, cette société secrète née au début du siècle des Lumières et qui en exprime les principaux idéaux : déisme débarrassé de la superstition religieuse, morale rationnelle, esprit de fraternité, foi dans le progrès de l’humanité, mais aussi initiation spirituelle à travers un univers symbolique foisonnant. Tous les penseurs des Lumières cependant ne sont pas convaincus que la raison puisse atteindre l’existence de Dieu. Le plus illustre d’entre eux, Emmanuel Kant, porte même un coup décisif à la métaphysique en publiant son ouvrage magistral : Critique de la raison pure (1781). Le livre entend répondre à la question : « Que puis-je savoir ? » Et Kant montre que la raison ne peut ni prouver que Dieu existe ni prouver qu’il n’existe pas. Sur ce point, il y a un avant et un après Kant dans l’histoire de la philosophie. Le cadre méthodologique qu’il a apporté à cette question est si rigoureux et ses conclusions si convaincantes que tout penseur ultérieur qui affirme détenir une preuve de l’existence ou de la non-existence de Dieu apparaît suspect. Non pas qu’on ne puisse pas être convaincu de l’une ou l’autre assertion, mais Kant distingue parfaitement les divers registres que sont l’opinion, la foi (ou la conviction) et la preuve. Or la question de Dieu relève toujours soit de l’opinion (si elle est faiblement soutenue), soit de la foi/conviction (si elle est fortement soutenue). La religion comme l’athéisme relèvent donc de l’opinion, de la foi ou de l’intime conviction, c’est-à-dire de la croyance, mais jamais du savoir, qui ne peut offrir que des propositions universellement vraies et démontrables à tous.
MD – Ce qui m’amène naturellement à poser la même question à propos de la science : peut-elle prouver l’existence ou la non-existence de Dieu ?
FL – Si Kant a apporté une redéfinition lumineuse et précieuse de la connaissance, plusieurs penseurs avaient déjà clairement distingué la croyance du savoir, l’ordre de la religion et celui de la science. Nous l’avons évoqué avec Pascal, qui était à la fois un grand croyant et un grand savant, mais c’était le cas aussi de Galilée qui affirmait que la science et la religion répondent à deux questions d’un ordre différent et qu’elles ne sauraient entrer en conflit : la religion nous dit « comment on doit aller au ciel » alors que la science nous dit « comment va le ciel ». Il a finalement été condamné par l’Église justement parce que l’Église entretenait encore à son époque la confusion entre science et religion et pensait que la Bible disait la vérité sur tout, y compris sur les lois de la nature. L’affaire Galilée aura pour conséquence de remettre les pendules à l’heure sur cette question, puisque l’Église catholique admet parfaitement aujourd’hui que son champ de compétence se limite à la question du salut et que la Bible, qui affirme par exemple que Dieu a créé le monde en sept jours, n’est pas un ouvrage à prétention naturaliste ou scientifique.
MD – L’Église catholique peut-être, mais pas les fondamentalistes protestants américains, par exemple, qui récusent la théorie de l’évolution de Darwin au nom du créationnisme biblique...
FL – Vous avez tout à fait raison. Il existe aux États-Unis dans la mouvance évangélique, mais aussi dans le monde juif et musulman, tout un courant fondamentaliste qui, au nom d’une lecture littérale de la Bible ou du Coran, rejette certaines théories scientifiques admises par tous. La théorie darwinienne en est un bon exemple, laquelle n’est pas enseignée dans nombre d’écoles religieuses aux États-Unis, notamment parce qu’elle met à mal les Écritures sacrées en affirmant une continuité entre le monde humain et le monde animal. Pour les créationnistes, si l’homme descend du singe, il n’est donc pas directement créé par Dieu comme l’affirment la Bible et le Coran.
MD – Et que pensez-vous de la théorie du « dessein intelligent » que certains considèrent comme une preuve scientifique de l’existence de Dieu ?
FL – Il existe deux versions de l’intelligent design, et la confusion entre les deux pollue considérablement le débat. La version « hard » est proche des thèses créationnistes que nous venons d’évoquer : elle affirme que Dieu a créé l’homme par une intervention directe. Mais contrairement au créationnisme, elle ne nie pas l’essentiel de la théorie darwinienne de la longue évolution des espèces, elle affirme simplement que les lois de la nature ne suffisent pas à expliquer les mutations fondamentales que sont l’apparition de la vie et celle de l’homme. Autrement dit, une intelligence créatrice a donné un petit coup de pouce à la nature aux moments cruciaux de l’évolution. L’homme descend de bien d’autres animaux, mais sans intervention divine son cerveau d’une extrême complexité n’aurait pas pu se développer. Ces thèses néocréationnistes se sont développées au début des années 1990 autour du Discovery Institute à Seattle. Il existe une autre version du dessein intelligent, beaucoup plus « soft », qui ne fait pas appel à une intervention divine spécifique au cours de l’évolution : celle du « principe anthropique ». Cette thèse est née au début des années 1980, lorsqu’on a commencé à disposer d’ordinateurs puissants permettant de simuler l’évolution de l’univers. On s’est alors rendu compte que si l’on modifiait n’importe laquelle de ses constantes fondamentales, l’univers s’effondrerait et n’aurait jamais pu permettre le développement de la vie et de l’homme. Certains chercheurs en ont déduit le principe anthropique (du grec anthropos, « homme ») selon lequel l’univers est conçu dès le départ pour favoriser le développement de la vie et du cerveau humain, au terme d’un long processus de croissance de la complexité. Partant ainsi du constat que le cosmos tend vers l’apparition de l’homme, cette thèse entend réintroduire au cœur de la science la question (mais pas la réponse) d’un principe créateur. Elle est de nos jours soutenue par certains scientifiques, tel l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan. Ce dernier affirme ainsi que « si nous acceptons l’hypothèse d’un seul univers, le nôtre, nous devons postuler l’existence d’une cause première qui a réglé d’emblée les lois physiques et les conditions initiales pour que l’univers prenne conscience de lui-même. La science ne pourra jamais distinguer entre ces deux possibilités : l’univers unique avec un créateur ou une infinité d’univers sans créateur ». Les scientifiques admettent ce fait, mais ils se rallient en grande majorité à la seconde hypothèse évoquée par Trinh Xuan Thuan : l’existence d’une infinité d’univers ayant tous des caractéristiques différentes. Et nous serions par hasard dans le seul, ou l’un des seuls, ayant les caractéristiques nécessaires pour que la complexité ait pu se développer. C’est par exemple ce qu’affirme Stephen Hawking dans Y a-t-il un grand architecte de l’univers ? (2010). Mais il n’apporte pas plus de preuve que Trinh Xuan Thuan que son hypothèse est la bonne. Un seul univers orienté par un principe intelligent ? Une multitude d’univers sans intention et livrés au seul hasard ? Nous n’en savons rien, malgré les avancées prodigieuses de la connaissance scientifique. Comme le pensait Kant, la question de l’existence de Dieu ou d’un principe créateur reste bien affaire de croyance et non de savoir.