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Nous avions donc enterré maman dignement. Prévoyante, j’avais offert à notre père un caveau conçu pour deux et la dépouille maternelle put le rejoindre dans la tombe. L’enterrement fut sinistre, comme il se doit, hormis une ou deux facéties de la petite Anne qui balança généreusement toute la brassée de roses sur le cercueil lorsque ce fut son tour d’en jeter une. Je trouvai son geste drôle, voire touchant, mais il n’amusa pas Estelle. Pour interrompre le sermon qu’elle débitait à la malheureuse gamine, je lui fis remarquer qu’un cimetière n’était pas un lieu pour des enfants.
En les regardant partir ce jour-là, car ils avaient décliné notre offre de collation, j’eus le cœur un peu serré. Ils représentaient toute la famille Nogaro mais, hormis la petite Anne, ils avaient pauvre allure et m’étaient assez indifférents. Je me réfugiai contre l’épaule de Paul-Henri, qui avait le don de me consoler et qui restait mon meilleur ami, à défaut d’être un vrai mari.
Ce fut quelques mois plus tard qu’il tomba malade. Je me souviens qu’au début je n’étais pas très inquiète. On nous rebat les oreilles avec les progrès de la science, et nous avions les moyens de consulter les meilleurs spécialistes.
Néanmoins, il s’agissait d’un cancer et nous nous préparions à une bataille sans merci contre le « crabe ».
« Se préparer » ? Ah, la pompeuse formule toute faite, empreinte d’un optimisme délirant ! Personne ne sera jamais prêt à voir s’approcher la mort à si grands pas, ni à supporter en l’attendant des traitements dégradants qui vous laissent aussi faible, chauve et nauséeux qu’un nouveau-né. Non, nous n’étions pas du tout prêts à subir l’artillerie lourde de la médecine impuissante qui, bien que vous ayant condamné sans vous laisser d’espoir, trouve judicieux de vous torturer jusqu’au dernier instant. Car à cette époque, les doctes praticiens n’administraient de la morphine que lorsqu’ils « baissaient les bras ». Je les aurais volontiers amputés pour soulager l’agonie de Paul-Henri !
Je me rendais chaque jour à son chevet, dégoûtée par l’atmosphère morbide de l’hôpital, incapable de prier un dieu auquel je ne croyais pas et qui, s’il existait, ne m’écouterait pas. Je tenais la main de Paul-Henri, lui lisais des journaux, lui racontais des futilités pour tenter de le distraire de sa souffrance et de sa terreur. Mais au fond de ma tête des questions d’ordre pratique s’agitaient. Par Pierre Laborde, toujours dévoué à ma cause, je savais les conjoints assez mal protégés en cas de décès, surtout s’il existait un héritier légitime, en l’occurrence ce fils dont Paul-Henri ne s’était jamais soucié. Je ne connaissais même pas son prénom, mais je devinais tous les ennuis qu’il allait me causer.
Pierre Laborde, qui suivait l’agonie de mon mari par téléphone, me pressait de lui faire rédiger un testament qu’il pouvait me dicter mot à mot, mais pour la première fois de ma vie je refusai de faire passer mes intérêts d’abord. Qu’allais-je mettre de force un stylo dans la main du mourant ! Nous réussissions, grâce à mes bavardages, à ne jamais évoquer la fin, nous faisions semblant de croire à une possible rémission pour nous apaiser mutuellement, et dans ce fragile équilibre il ne pouvait être question de testament.
Cependant, Paul-Henri y songea de lui-même, effaré de n’avoir rien prévu. Je le rassurai de mon mieux tout en songeant à la bastide qu’il n’avait pas eu l’opportunité de m’offrir et qui allait sans doute continuer à m’échapper. Or le vide qui s’ouvrait devant moi à l’idée de la disparition de Paul-Henri me la rendait encore plus chère. De manière impérieuse, je voulais rentrer chez moi, seul endroit au monde où je pourrais me passer de tout, d’argent comme de compagnie, où j’accepterais de devenir une vieille dame ignorée après avoir été si convoitée.
*
**
Anne reposa le cahier, songeuse. Elle n’avait que très peu de souvenirs d’enfance se rapportant à Ariane, pourtant elle avait dû percevoir inconsciemment sa bienveillance, son indulgence amusée pour la petite fille qui exaspérait Estelle et qui se démarquait de sa fratrie. Au fil des pages, Anne découvrait aussi ses parents sous un nouveau jour, peu flatteur, et même en tenant compte du cynisme d’Ariane, leur portrait était glaçant.
Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il était temps de descendre si elle voulait être là pour accueillir Julien. Il avait été tout de suite d’accord pour lui prêter les six mille euros, sans poser la moindre question, et il avait fait un virement bancaire dans la journée. Comme prévu, Anne s’était débarrassé du menaçant Jack tandis que Jérôme restait enfermé dans sa chambre. Une lâcheté nécessaire pour clore l’affaire sans en venir aux mains, car Anne devinait que l’argent n’était pas l’unique motif de la visite de l’Anglais, l’infidélité de son petit copain lui restant apparemment sur le cœur.
Depuis deux jours, Anne se demandait pourquoi elle n’avait pas compris plus tôt que son frère avait un penchant pour les garçons. Certes, il prétendait que ce n’était qu’occasionnel, pourtant ça expliquait beaucoup de choses, entre autres le fait qu’il soit toujours seul à trente-quatre ans alors qu’il était plutôt séduisant et gentil.
Gentil ? Anne en doutait parfois, ayant l’impression désagréable de se laisser manipuler. Jérôme n’était venu chez elle que parce qu’il n’avait aucun autre endroit où aller, sachant qu’elle ne l’abreuverait pas de sermons, contrairement au reste de la famille. Devant sa petite sœur, il pouvait être lui-même, sans chercher à dissimuler ses défauts, paresse ou lâcheté. Néanmoins, son projet de chambres d’hôtes, sans doute concocté pour les besoins de sa propre cause, n’était pas stupide.
À peine arrivée en bas de l’escalier, Anne entendit le grondement sourd de la moto, un bruit familier qu’elle reconnaissait toujours avec plaisir. Julien se débarrassa de son casque et de ses gants avant de l’embrasser, puis il la prit par les épaules pour la regarder bien en face.
— Tu as des ennuis, Anne ?
— Non, grâce à toi je n’en ai plus. Et ce n’était pas moi mais Jérôme. Ah, il n’est pas de tout repos !
Julien hocha la tête, apparemment soulagé, tandis qu’elle s’empressait de préciser :
— Je te rembourserai dès que possible, promis.
— Je ne suis pas pressé. Qu’a-t-il encore inventé, ton frère ? D’après Paul, c’est le pire des arnaqueurs et des affabulateurs.
— Tu lui en as parlé ? s’écria-t-elle.
— Bien sûr que non. Mais il clame son opinion sur Jérôme depuis belle lurette.
— Il ne l’aime pas beaucoup, et malheureusement, c’est réciproque. On se sert un petit apéritif sur les marches ?
— Ton salon de jardin ? ironisa-t-il en désignant le perron.
Il l’accompagna à la cuisine où ils prirent une bouteille et deux verres. La fin d’après-midi était d’une grande douceur, avec un petit vent tiède qui apportait une odeur d’iode.
— Quand il était à Londres, Jérôme a fait l’idiot, et il devait de l’argent à un de ses anciens colocataires qui n’a pas hésité à venir le relancer jusqu’ici. Un type pas commode, du genre prêt à tout, on aurait dit une dette de jeu avec des mafieux ! J’ai voulu sortir mon frère de cette embrouille avant qu’elle ne tourne mal, tout en laissant nos parents en dehors de l’histoire. Or je ne voyais pas à qui m’adresser à part toi…
— Tu as bien fait.
— Oui et non. Je me rends compte que je t’ai mis dans une situation impossible vis-à-vis de Paul. C’est ton ami, ton associé, et je te demande de lui cacher quelque chose qui concerne sa femme. Tu dois te sentir mal, j’en suis désolée.
— Ne t’en fais pas pour ça.
— Évidemment, j’ai demandé à Jérôme d’être discret mais une gaffe est vite arrivée. En plus, j’ai horreur des cachotteries !
— Moi aussi, pourtant il existe des circonstances particulières. On ne doit pas être rigide et décider qu’on fera toujours ça ou ça, le mieux est de gérer au cas par cas.
Anne le dévisagea, ébaucha un sourire.
— Si seulement Paul était aussi ouvert… En ce moment, j’ai l’impression qu’il est taillé d’un seul bloc, sans la moindre faille. La dette de Jérôme l’aurait rendu fou de rage et je ne pense pas qu’il l’aurait payée.
Ils restèrent silencieux un moment, sirotant leur vin blanc à petites gorgées. Le soleil disparaissait déjà derrière la cime des pins, atténuant la lumière éblouissante de la clairière.
— J’adore les soirées d’été, dit-elle d’une voix songeuse. Et j’adore cet endroit.
— Tu l’annonces comme si tu posais un ultimatum. Quand on te connaît, on se doute bien que tu ne vas pas bouger d’ici.
— Si c’était toi mon mari, qu’est-ce que tu ferais ?
La question, trop personnelle et trop directe, parut embarrasser Julien qui secoua la tête sans répondre. Au bout de quelques instants, il murmura d’une voix tendue :
— Je ne peux pas me mettre à la place de Paul.
— Mais tu crois que j’ai tort ? Que je devrais tout bazarder ?
— Peu importe ce que je crois.
— Dis-le-moi, j’ai besoin d’un avis extérieur, impartial. Parfois, je me sens très égoïste.
— Pourquoi ?
— Ma décision a semé une telle pagaille ! J’ai envie de reculer, tout annuler, faire ce qu’on attend de moi et que les choses rentrent dans l’ordre.
— Comme une gentille fille, hein ? Eh bien… Non, tu n’es pas obligée de te conformer aux désirs des autres. D’ailleurs, à force de se contraindre, on explose. Mais d’un autre côté, ton mari ne cédera pas, alors il faut que tu saches bien ce que tu veux, Anne.
— Je n’en reviens pas qu’on en soit arrivés là.
Elle posa son verre à côté d’elle, sur la pierre, et poursuivit :
— Je vais te dire un truc que je n’ose avouer à personne, même pas à Paul. Depuis que je suis ici, j’ai l’impression de revivre. J’ai des projets, des envies, des buts ! Une porte s’est ouverte sur un nouvel univers, plein de possibilités. À Castets, je m’étais endormie à force de ronronner. Le mariage, un enfant, on a construit la maison, vous avez monté la clinique, j’ai constitué ma petite clientèle… et ensuite, plus rien n’a bougé. C’était comme si on avait réglé notre existence une fois pour toutes.
— En somme, tu étais insatisfaite ? Pourquoi n’en as-tu jamais discuté avec Paul ?
— Tu me vois disant à un homme qui m’aime et qui travaille du matin au soir pour nous assurer une bonne vie que j’ai du vague à l’âme ? Je ne suis pas totalement immature, nous vivons dans un monde difficile et injuste où, quand tout va bien, on n’a vraiment pas le droit de se plaindre. D’ailleurs, je n’avais pas conscience du manque, je n’aurais pas pu mettre des mots sur mon malaise. Sans cette maison qui m’est tombée dans les bras, ma vie aurait continué à suivre un cours tranquille.
— Jusqu’à quand ? Dans quatre ou cinq ans, Léo sera parti et tu n’auras que quarante ans.
Elle médita ses paroles, reprit une gorgée tandis qu’il l’observait.
— Jérôme m’a donné une idée qui, pour une fois, n’est pas trop farfelue. Il suggère de faire des chambres d’hôtes, ça me paraît intéressant et j’y réfléchis. Mais si je lance l’affaire, Paul comprendra que…
La phrase resta en suspens, et finalement Julien acheva pour elle :
— Je crois qu’il a déjà compris, Anne. Et il est très malheureux, ça se voit.
Elle se mit à pleurer sans bruit, de grosses larmes roulant le long de ses joues. Julien attendit un peu puis lui passa un bras autour de la taille et l’attira à lui pour qu’elle s’appuie sur son épaule. De sa main libre, il caressa ses cheveux tout en chuchotant d’une voix apaisante :
— Ne t’en fais pas… Tu verras, tout finit toujours par s’arranger, même les pires choses… Vous vous aimez, Paul et toi, vous devriez vous en sortir.
— Mais non, c’est terrible, on n’y arrivera pas ! Maintenant il y a un gouffre entre lui et moi, et quand tu dis qu’on s’aime, je me demande si c’est vrai. Paul, qui se prétendait prêt à tout pour moi, n’est pas prêt à grand-chose. À cause de lui, je pleure tous les soirs en m’endormant, tu trouves ça normal ?
Parler et pleurer en même temps la faisait hoqueter. Elle se serra davantage contre Julien, la tête dans son cou, laissant enfin éclater le chagrin qu’elle dominait la plupart du temps. Perdre Paul lui était odieux mais devenait inéluctable, elle devait finir par s’y résoudre puisqu’il n’existait pas d’alternative.
— Laisse-toi aller, souffla Julien, ça te fera du bien.
Il ne la jugeait pas, ne lui donnait pas de conseils, ne l’exhortait pas à se calmer et elle lui en fut reconnaissante. Avant elle, il avait vécu une séparation déchirante, il pouvait comprendre ce qu’elle éprouvait. Quelques minutes s’écoulèrent sans qu’ils bougent, collés l’un à l’autre, puis elle prit conscience de ce bras solide autour d’elle, de cette respiration dans ses cheveux. Julien sentait bon, il avait dû se doucher avant de venir. Sous la joue d’Anne, sa peau était chaude, douce. Avec un peu de retard, elle devina ce qui allait arriver mais ne fit rien pour l’empêcher.
*
**
Jérôme se redressa et recula silencieusement. Pas question que sa sœur l’aperçoive quand elle se déciderait à s’écarter de Julien. Penché à la fenêtre de sa chambre, il les observait depuis dix minutes et avait bien compris que ces deux-là finiraient par s’embrasser, si surprenant que ce soit. Il avait aussi entendu toute leur conversation et, Dieu merci, Julien ne semblait pas pressé d’être remboursé. Le petit flirt qui avait suivi expliquait pourquoi.
Il s’avança de nouveau, risqua un coup d’œil. À présent, ils étaient debout face à face, en train de se regarder avec stupeur. Julien était rouge, et Anne toute pâle. Jérôme réprima son envie de rire à les voir aussi empêtrés. L’instant était à la culpabilité et à l’effroi, alors qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Julien était un naufragé du mariage, et Anne en train de le devenir, ils avaient partagé une seconde leur besoin d’être rassurés, la belle affaire ! De toute façon, il existait une attirance entre eux, qu’ils devaient être les seuls à n’avoir pas sentie.
— Tu es mal barré, mon petit Paul…
Ce qui ne chagrinait pas Jérôme, loin de là. Peut-être même pourrait-il tirer parti de la situation. Pour l’instant, il allait se taire, faire celui qui ne savait rien et garder son atout dans sa manche.
En bas, Julien paraissait vouloir remonter sur sa moto pour s’enfuir mais Anne l’en empêchait. Elle s’était recomposé en hâte le visage souriant de la bonne copine prête à faire comme si de rien n’était. Ben voyons ! Le dîner promettait d’être plein de silences éloquents et de regards gênés. Mais au fond, elle avait raison de le retenir, si elle le laissait partir il ne reviendrait pas.
Après avoir repoussé doucement les battants de la fenêtre, il les rouvrit à grand bruit.
— Vous buvez sans moi ? cria-t-il. Je descends !
Il se précipita dans la galerie, dévala l’escalier et déboucha sur le perron.
— Julien, je voulais te remercier, claironna-t-il, la main tendue.
Puisque Anne avait vendu la mèche en racontant ses déboires, autant se montrer reconnaissant.
— Je ferai tout mon possible pour te rembourser au plus vite. Et je crois que j’ai trouvé le moyen de gagner de l’argent. Est-ce qu’Anne t’a parlé de mon idée de chambres d’hôtes ?
— Euh… oui, bredouilla Julien qui essayait de se donner une contenance.
— Alors, qu’en dis-tu ?
— Je suppose qu’il faut y réfléchir, faire une simulation de budget et le tour des banques, répondit-il prudemment.
— En tout cas, ce serait un moyen de s’occuper de la maison, et de s’occuper tout court !
Julien lui lança un regard indéchiffrable, pas forcément bienveillant.
— Pour un projet qui m’intéresse, insista Jérôme, je peux me montrer beaucoup plus efficace qu’on ne l’imagine.
Une manière de contrer le jugement peu flatteur de Paul qui le traitait d’affabulateur et d’arnaqueur, ce qu’il ne digérait pas.
— Je vais préparer la pâtée de Goliath, décida Anne.
Elle devait avoir besoin de se reprendre et elle s’éloigna, lissant son tee-shirt d’un geste machinal.
— J’adore ma sœur, laissa tomber Jérôme d’une voix pénétrée. Et je trouve que cette maison lui va bien. Paul est fou de s’être braqué comme ça ! En tant qu’ami et associé, tu ne peux pas le convaincre de mettre un peu d’eau dans son vin ?
— Je ne me mêle pas de sa vie privée.
— Mais tu as bien une opinion ?
— Se séparer pour une maison, c’est affligeant.
— Je ne sais pas s’il a pris la mesure de la situation. Il croit qu’il va pouvoir bouder pendant des mois jusqu’à ce que sa femme revienne ? Pendant qu’il fait la gueule, tout peut arriver. Anne est jolie comme un cœur, il va y avoir des volontaires pour la consoler ! Tiens, cet agent immobilier qui n’arrête pas de la relancer…
Comme prévu, Julien réagit en fronçant les sourcils, tandis que Jérôme poursuivait, impitoyable :
— Et il n’est pas le seul. Enfin, ce que j’en dis… Je te ressers un peu de vin ?
Il s’appropria le verre d’Anne et trinqua avec Julien. Il lui avait donné suffisamment de quoi s’inquiéter pour l’empêcher de disparaître après cette soirée, espérant que sa jalousie éveillée contrebalancerait sa culpabilité. Du coin de l’œil, il l’observa un instant. Sa séduction provenait de ses grands yeux sombres, d’un brun velouté, de la ligne de sa mâchoire, plutôt volontaire, et de sa carrure athlétique. Viril, chaleureux, son sourire dévoilait de jolies petites dents, et ses cheveux un peu trop longs ainsi que son énorme moto lui donnaient un côté vaguement rebelle. Jérôme comprenait parfaitement sa sœur d’avoir été sensible à son charme.
— Anne aura-t-elle envie d’avoir en permanence des étrangers dans sa maison ? interrogea Julien.
— Elle est très sociable, elle aime les gens, les rencontres… Tout ce qu’elle n’a pas quand elle s’enferme avec ses dossiers compta ! Vraiment, Paul a été à côté de la plaque avec elle. Même s’il ne l’a pas fait de façon délibérée, il l’a isolée, alors forcément elle a sauté sur l’occasion offerte par le testament de la tante Ariane. Maintenant, elle est partie pour une autre vie, vogue la galère !
— Et tu crois que ça se fait en claquant des doigts ?
Julien devait penser à son propre divorce, à ce bouleversement de son existence qu’il avait si mal vécu.
— Elle y arrivera très bien, dit posément Jérôme.
Du moins l’espérait-il car à présent il voulait vraiment qu’Anne garde la maison. Il était bien là et il comptait y faire son trou, au moins pour un petit moment. Il se resservit un verre qu’il vida en deux gorgées avant de laisser échapper un soupir de satisfaction.
*
**
Suki n’en revenait pas, elle n’osait même pas y croire, pourtant il s’agissait du second test de la matinée car elle était ressortie en courant pour en racheter un à la pharmacie. Mais c’était là, sous ses yeux, et à force de contempler les résultats la vérité s’imposa enfin : elle était enceinte.
Enceinte ? Elle se mit à courir autour de la chambre en poussant des cris de guerre, puis s’arrêta net, déjà inquiète pour le futur bébé. Elle attendait un bébé… Une vague de joie la submergea, monta jusqu’à sa gorge, à son sourire, à ses yeux. Immobile devant le miroir, elle se regarda longuement. Les dieux avaient enfin exaucé ses prières ! Ou un seul Dieu, s’il était unique, et une seule prière, toujours la même depuis des années.
Comment allait-elle annoncer la nouvelle à Valère ? Devait-elle attendre ? Avant tout, un rendez-vous chez son gynécologue s’imposait, pour confirmation. Mais le pharmacien avait affirmé que ces tests étaient absolument fiables, et au fond d’elle-même elle sentait bien que c’était vrai. Elle mit ses mains en coupe comme si elle y enfermait un oisillon, puis elle souffla dessus, formant toutes sortes de vœux pour l’enfant à venir.
Se rhabillant à la hâte, elle décida que dès le lendemain elle chercherait ses aiguilles à tricoter, oubliées au fond d’un placard, et achèterait de la laine blanche, toute douce. Fille ou garçon, le blanc irait très bien. Elle commencerait par de petits paletots avant de se lancer dans la confection plus délicate de chaussons. En attendant, et tant qu’elle n’aurait pas mis Valère au courant de la merveilleuse nouvelle, elle se contenterait d’aligner des prénoms sur un petit carnet. Peut-être un prénom composé ? Entre deux clients, elle allait s’amuser comme une folle, le cœur battant au rythme de cette vie qui naissait en elle.
Elle claqua la porte de l’appartement et descendit rouvrir le magasin. Est ce que l’odeur entêtante des fleurs lui donnerait mal au cœur lors des semaines à venir ? Peu importait, elle était prête à tout supporter, nausées, fatigue ou autres misères, sans jamais se plaindre. Jamais ! Et après la naissance, elle élèverait cet enfant de son mieux, en le choyant, le vénérant, mais en lui faisant respecter les valeurs auxquelles elle était attachée. Des années merveilleuses s’étendaient devant elle, déjà pleines de son amour pour Valère et enrichies par l’arrivée de cet enfant si ardemment désiré.
Rayonnante de bonheur, elle accueillit son premier client avec un tel sourire qu’il en oublia une seconde ce qu’il était venu acheter.
*
**
Lily avait rejoint sa mère à Biarritz pour ce qu’elle appelait une après-midi entre femmes. Plus précisément, elle faisait le tour des boutiques de mode en bavardant avec Estelle qui l’écoutait toujours béatement, et sans être harcelée par ses deux insupportables filles.
— Comment me trouves-tu ? demanda-t-elle en sortant de la cabine d’essayage.
Elle fit quelques pas sur ses hauts talons, virevolta et s’arrêta devant sa mère.
— Ravissante, ma chérie.
— Oui, mais cette robe ? Pas trop courte ?
— Tout te va. Et puis tu es bronzée, c’est joli.
Avec une petite moue dubitative, Lily s’étudia dans la glace en pied. La robe, minuscule, était faite pour une jeune fille, pas pour une femme de quarante ans, néanmoins elle lui plaisait.
— J’hésite…
— Je te l’offre, proposa Estelle.
Leur shopping se terminait souvent de cette manière, par un cadeau d’Estelle qui ne savait rien refuser à sa fille aînée et qui adorait passer du temps en tête à tête avec elle. N’ayant jamais été férue de mode, elle admirait la manière dont Lily s’habillait et savait se mettre en valeur. Dans la rue, les hommes la regardaient, lui souriaient volontiers, et Estelle se sentait fière d’elle. Ne l’avait-elle pas toujours été ? Petite fille, Lily se tenait droite et ne salissait pas ses vêtements, alors qu’Anne boutonnait ses gilets de travers et ne remontait pas ses chaussettes tire-bouchonnées. Lily se taisait sagement tandis qu’Anne chantait à tue-tête des heures durant. Lily avait toujours des notes correctes mais les résultats scolaires d’Anne étaient en dents de scie.
Estelle sortit sa carte bancaire pour payer à la caisse, se disant vaguement, comme chaque fois, qu’elle aurait pu acheter un foulard ou une babiole pour Anne. Mais non, désormais ce serait ridicule et injuste, Anne étant devenue la nantie de la famille.
— Tu connais la dernière de ta sœur ? demanda-t-elle en tapant son code. Elle veut faire des chambres d’hôtes ! Je l’ai su par Jérôme et je n’en reviens pas. Si elle s’est mis en tête de transformer sa baraque en un genre d’hôtel ou assimilé, c’est qu’elle est vraiment décidée à y rester. Je trouve ça dément ! La dernière fois que j’ai eu Paul au téléphone, il a été glacial, comme si j’y pouvais quelque chose…
— Il a aussi appelé Éric pour lui demander s’il connaît un avocat.
— Tu veux rire ? s’étrangla Estelle.
Elle avait prévenu Anne qu’elle risquait de perdre Paul, mais sans y croire vraiment. Paul était très amoureux de sa femme, très concerné et attentif, toujours prêt à la défendre, et voilà qu’il cherchait un avocat pour divorcer ? Non, pas lui, il n’était pas homme à laisser détruire son foyer par des bêtises ou par un malentendu.
— Si tu savais à quel point j’en veux à cette toquée d’Ariane ! Avec son testament inique elle a délibérément semé la zizanie dans notre famille. Et Anne n’a rien vu venir, trop contente d’hériter. Ça a commencé avec l’affreux chien qu’elle a voulu recueillir, or si Paul n’en avait pas repris après la mort du leur c’est bien qu’il en a par-dessus la tête des animaux. Mais Anne s’en fiche, elle le lui a imposé, et après elle a voulu lui imposer la maison, mais là il ne s’est pas laissé faire, je le comprends. Alors elle s’est arrangée pour que Jérôme vienne lui tenir compagnie, et maintenant elle va l’embrigader dans son histoire de chambres à louer, comme si c’était une situation pour lui !
— Oh, Jérôme... Il est peut-être bien content d’avoir trouvé un endroit où se poser.
— Ce n’est pas un service à lui rendre, comme dirait ton père.
Lily haussa les épaules, peu concernée. Certes, elle enviait Anne car elle aurait adoré bénéficier d’un pareil coup de chance, mais, égoïstement, elle ne se souciait guère de ses frères et de sa sœur. Sa préoccupation principale était de plaire, et de profiter de la fin de l’été pour faire des rencontres. En robe légère ou en maillot de bain, elle séduisait encore mais avait conscience que, arrivée à la quarantaine, son temps était compté. Discrète, elle trouvait toujours un prétexte pour s’éloigner d’Hossegor afin de ne pas croiser quelqu’un qu’elle connaissait ou, pire, ses deux filles. Celles-ci affectionnaient les plages océanes mais ne dédaignaient pas une après-midi sur la plage blanche du lac, bref, elles étaient partout. Lily prenait donc sa voiture et filait cap au nord le long de la côte, vers Vieux-Boucau ou Saint-Girons. À chaque aventure, elle se promettait que ce serait la dernière, en toute mauvaise foi, puis l’angoisse de vieillir revenait, l’ennui se réinstallait et elle repartait en chasse.
— Tu ne m’écoutes pas, se plaignit Estelle.
Lily lui adressa un sourire artificiel. Sa mère ne la connaissait pas, ne la comprenait pas, la prenait pour une autre, et elle n’avait jamais eu le courage de la détromper. À quoi bon ? Estelle se trouvait heureuse comme ça, et pour Lily, être la préférée ne présentait que des avantages. Enfant, elle s’était parfois demandé pourquoi Anne ne faisait pas comme elle en se tenant tranquille afin d’échapper aux remontrances maternelles, pourquoi elle ne choisissait pas l’hypocrisie ou le mensonge, si commodes. Mais Anne était spontanée, franche, dissipée. Plus tard, elle s’était mise à plaire aux garçons sans même y prêter attention alors que Lily, sous ses airs de sainte-nitouche, avait toujours tout mis en œuvre pour qu’ils s’intéressent à elle. Les rapports des deux sœurs n’avaient jamais été formidables, néanmoins Lily aimait bien Anne, avec cette sorte de distraction qu’elle mettait dans toutes ses affections, son mari compris. Et jusqu’ici, elle ne s’était pas posé beaucoup de questions au sujet de sa petite sœur. Cependant, cette histoire d’héritage touchait une corde sensible et l’agaçait. Si la maison lui était revenue, Lily aurait su en profiter, la transformant en résidence secondaire où elle aurait pu recevoir en secret dans la semaine. La liberté ! Et le frisson de l’interdit…
— Tiens, j’entre là une minute, annonça Estelle.
Elles se trouvaient square d’Ixelles, devant l’office du tourisme.
— Qu’est-ce que tu veux y faire ? bougonna Lily.
— Me renseigner sur les chambres d’hôtes. Savoir si ça marche, si…
— Tu n’as pas besoin d’aller le leur demander, il est évident que ça marche très bien. Ne te fais pas de souci pour Anne, l’idée est bonne, voire rentable. La bastide est tout près des plages, dans un coin privilégié qui plaira beaucoup.
— À condition d’aimer l’isolement !
— Il y a des fanatiques. La pinède, les dunes, l’océan : une image d’Épinal pour les vacanciers.
Lily mit son bras sous celui d’Estelle et l’entraîna. Elles avaient mieux à faire que perdre leur temps à poser des questions superflues. Dans les rues proches du casino, Lily voulait encore faire du lèche-vitrines, et peut-être un ou deux achats supplémentaires.
*
**
Julien s’était résigné à pratiquer lui-même l’euthanasie sur le vieux terre-neuve. En pleine crise d’urée, ses reins ne fonctionnaient plus du tout et il était très mal en point. Après une première piqûre de calmant, Julien avait fait la deuxième injection, mortelle, sans cesser de parler doucement à l’animal, jusqu’à ce que ses fonctions vitales s’arrêtent.
Brigitte, venue l’assister, s’était chargée de réconforter le maître et de le faire sortir quand tout avait été fini. Découragé, Julien était allé chercher Paul pour l’aider à porter le corps du chien jusqu’à la chambre froide, à l’arrière de la clinique. Il serait ensuite déposé dans un centre d’incinération.
— Tu aurais dû m’appeler, fit remarquer Paul en observant le visage défait de son associé.
— Non, tu n’es pas le « tueur » attitré ici, tu l’as assez dit.
Julien tenta un sourire qui ne fut qu’une grimace triste. Abréger les souffrances du gentil terre-neuve qu’il soignait depuis des années l’avait secoué, comme toujours, et en plus il avait beaucoup de mal à regarder Paul en face. Le baiser échangé avec Anne le culpabilisait affreusement, il était stupéfait d’avoir pu se laisser aller. Certes, Anne lui plaisait, peut-être même depuis qu’il avait fait sa connaissance, mais il avait occulté sans problème son attirance pour elle. Et voilà qu’il profitait d’une crise de couple pour provoquer un flirt ! Son échelle de valeurs, plutôt solide, s’en trouvait très ébranlée. Comment pouvait-il aider Paul et lui offrir son amitié après avoir embrassé sa femme ? Qu’elle ait été tout à fait consentante ne changeait rien à l’affaire, c’était bien lui le traître, le sale type. Anne était perdue et malheureuse en ce moment, elle n’avait vraiment pas besoin d’un faux ami malintentionné. Que s’était-il passé, sur ce perron ? Une seconde de désir mutuel ? La tête d’Anne sur son épaule, des larmes qu’il avait eu envie de sécher, la douceur d’une soirée d’été, et l’erreur de la prendre dans ses bras pour la serrer contre lui. Un geste trop tendre, qui avait mal tourné. Et dont il aurait dû se méfier, car à l’époque où Anne l’avait gentiment consolé du départ de sa propre femme, il y avait déjà eu des instants de ce genre, toujours maîtrisés mais parfois ambigus.
— Tu viens dîner à la maison ? proposa Paul.
— Non, je…
— Allez, fais-moi plaisir, j’en ai assez d’être tout seul ! Pas toi ?
— Tu pourrais ne pas l’être.
Paul haussa les épaules, peu disposé à en discuter. Depuis quelques jours, il fuyait toute allusion à sa situation avec Anne.
— J’ai encore une petite chatte à voir, prétexta Julien qui ne savait pas comment décliner l’invitation.
— Pendant ce temps-là, je vais faire la paye de Brigitte.
C’était toujours Anne qui s’en était chargée jusqu’ici, comme de toute la comptabilité de la clinique, mais apparemment Paul voulait reprendre les choses en main.
— On fermera ensemble, ajouta Paul, péremptoire.
Impossible d’échapper à cette soirée qui s’annonçait redoutable. Mais il y avait toujours un prix à payer pour les erreurs, autant se résigner. Julien resta un moment avec son dernier client, très bavard, puis il retrouva Paul qui l’attendait près du comptoir de la secrétaire.
— Il faut qu’on se préoccupe d’une intérimaire, Brigitte va bientôt partir en vacances.
Avec les remplaçantes, il y avait presque toujours des problèmes, l’agence leur envoyant des candidates mal formées à ce genre de travail. D’abord, Castets était loin de tout, ce qui en décourageait certaines, d’autres avaient peur des animaux, bien qu’elles aient prétendu le contraire sur leur CV, et quelques-unes ne comprenaient rien à l’informatique et n’arrivaient pas à gérer les dossiers des clients.
— J’espère qu’on aura de la chance cette année, marmonna Julien.
Mais la chance ne semblait pas précisément au rendez-vous ces temps-ci.
— Toujours pas de copine ? demanda Paul en lui tapant gentiment sur l’épaule.
Il lui posait régulièrement la question, étonné par la solitude de son associé. Avec sa moto, Julien pouvait filer à Dax, ou bien Hossegor et Capbreton, s’offrir de bonnes soirées et faire des rencontres. Pourtant il n’en avait pas eu envie jusqu’ici, trop sonné par son divorce, trop pris par son travail.
— J’attends la fin de l’été, ensuite je me remettrai à sortir. Mais je ne tiens pas à m’enticher d’une Parisienne ou d’une Espagnole rencontrée dans les vagues et qui disparaîtra en septembre !
Il ne mentait qu’à moitié, l’afflux des vacanciers sur les plages le décourageait, et il n’avait jamais su draguer. Ramener à la maison une fille pour un soir et se dire au revoir le lendemain matin, un peu gênés et plus du tout séduits, lui laissait toujours un goût amer.
En rejoignant Paul chez lui, il eut devant la porte un vrai mouvement de recul et il dut se forcer à entrer. Combien de fois était-il venu déjeuner ou dîner dans cette petite maison, en toute confiance ? Au-delà de leur association professionnelle, Paul était devenu un ami, Anne aussi. Et à présent, par sa faute, il n’éprouvait plus que de la gêne, de la honte. Mais que faire ? Avouer la vérité à Paul n’arrangerait rien, bien au contraire. Pour se déculpabiliser un peu, il aurait au moins pu lui parler de ce prêt consenti à Jérôme, toutefois ce serait trahir Anne et ce n’était pas mieux. Quoi qu’il fasse, il avait décidément le mauvais rôle.
— Je te fais une bonne salade landaise, annonça Paul en sortant des magrets fumés du réfrigérateur. Et j’ai un fromage de brebis dont tu me diras des nouvelles !
Julien esquissa un sourire, sincère cette fois. S’être séparé d’Anne ne coupait apparemment pas l’appétit à Paul qui ajouta :
— Dimanche, je préparerai un salmis. J’ai des palombes dans le congélateur, et Léo adore ça.
— Quand rentre-t-il ?
— Samedi. Il passera dimanche avec moi, je suppose qu’il aura une foule de choses à raconter, et ensuite il ira chez sa mère s’il le souhaite.
Il l’énonçait calmement mais il n’avait pas prononcé le prénom de sa femme. Julien se souvint qu’il en avait longtemps fait autant après le départ de la sienne.
— Tu t’entends, mon vieux ? Tu dis « sa mère » au lieu d’« Anne » comme si vous étiez divorcés ! Tu as vraiment tiré un trait sur ton mariage ? Je te préviens, tu fais la pire bêtise de ta vie, et tu la fais sans une seule raison valable. Ce ne serait pas si difficile de sortir de l’impasse avec un peu de bonne volonté. Si tu veux mon avis, et même si tu n’en veux pas, tu te conduis comme un con !
Sa virulence le surprit lui-même. Pourquoi se faisait-il l’avocat du diable ? Pour se racheter ? Mais il pensait sincèrement qu’au-delà du fait qu’Anne était jolie, elle possédait de solides qualités, un caractère agréable, une personnalité originale, et que de surcroît elle formait avec Paul un bon couple. Il avait souvent envié leur entente, leur complicité, leur amour sans nuage. Alors peu importait qu’elle lui plaise ou même qu’il en soit secrètement amoureux, il détestait le gâchis qu’il avait sous les yeux.
— J’étais prêt à toutes les concessions pour que ma femme ne parte pas, avoua-t-il, pour qu’on puisse recoller les morceaux et poursuivre notre route ensemble. Mais elle ne m’aimait plus, et tout ce que j’ai pu dire ou faire n’a servi à rien. Alors qu’Anne et toi vous vous adorez, et malgré ça vous allez tout foutre en l’air.
— Est-ce qu’on s’adore ? demanda Paul d’une voix songeuse.
Il se tourna vers Julien qu’il scruta avant de hausser les épaules et de marmonner :
— Ta conclusion est intéressante, vieux !
— Ah bon ? Je ne te suis pas.
— Quand on s’aime, on fait attention à l’autre, on en prend soin. Or Anne et moi… Elle est partie d’ici, Julien. Et je refuse de la rejoindre où elle est.
— À quelques malheureux kilomètres !
— Ce n’est pas un problème de distance. Aucun de nous n’a cédé, moi par orgueil, je l’admets, et elle parce qu’elle souhaitait à l’évidence une autre vie. Pour des gens qui s’adorent, ça laisse à désirer, non ? Maintenant, on va parler d’autre chose et essayer de passer une bonne soirée.
Le ton froid qu’il employait était peut-être une façon de se protéger mais Julien en fut déstabilisé. S’était-il trompé sur le compte de Paul ? Il croyait le connaître, pourtant il avait l’impression de se trouver devant un mur. Il le regarda préparer sa vinaigrette en quelques gestes précis, hacher une échalote, donner quelques tours de moulin à poivre, verser un filet d’huile de noix.
— Mais tout de même, dit-il d’une voix soudain moins assurée, avant qu’on ferme la parenthèse je dois t’avouer que j’ai pris rendez-vous avec un avocat. Et ça, je ne sais pas comment je vais l’annoncer à Léo…
Il parut se voûter un peu, puis il releva la tête et Julien vit son expression désespérée. S’inquiétait-il au sujet de son fils ou réalisait-il enfin qu’il allait perdre Anne ?
— Pour l’instant, suggéra Julien, laisse Léo en dehors du conflit.
— Oh, il va poser des questions !
— Ne lui donne pas de réponses définitives, tu ne les connais pas.
Paul eut un petit rire authentiquement gai.
— Tu es un vrai copain, toi ! Si je ne t’avais pas…
Sa déclaration, anodine, bouleversa Julien et fit revenir tout son malaise d’un coup. Un vrai copain n’aurait évidemment pas embrassé sa femme dans son dos. Et cet instant de faiblesse risquait de le poursuivre longtemps puisqu’il était condamné à se retrouver en face de Paul chaque matin.
— Je me demande si je ne vais pas refaire cette cuisine de fond en comble. Elle a pas mal vieilli en dix ans. Comme nous tous !
Allait-il chercher à changer de décor pour mieux effacer Anne de sa vie ? Peut-être avait-il seulement besoin d’un projet quelconque pour s’occuper quand il rentrait chez lui. Il n’était pas le genre d’homme à noyer son chagrin dans l’alcool, ni à passer ses soirées à pleurer sur son sort. Il trouverait des dérivatifs, continuerait à avancer la tête haute quoi qu’il lui en coûte, en refusant d’admettre qu’il avait fait son malheur lui-même.
— Et tes jumeaux, tu les vois quand ?
Comme il l’avait annoncé, il ne serait plus question d’Anne durant le dîner. Julien avait l’appétit coupé mais il se força à prendre de la salade de magrets avant de se mettre à parler de ses fils, un sujet plus facile pour lui.
*
**
Quand je n’étais pas à l’hôpital, au chevet de Paul-Henri qui déclinait, je retournais errer autour de la bastide, irrésistiblement attirée. La pinède embaumait, le temps était radieux, il y avait une sorte de joie dans l’air qui contrastait affreusement avec mon état d’esprit.
Je connaissais par cœur tous les abords de ces quatre hectares enclavés, au centre desquels la maison demeurait invisible, hors de portée. Or un matin, j’eus enfin un coup de chance. Des animaux ou des rôdeurs avaient forcé un passage à travers le grillage, et sans hésiter ni prendre garde à mon chemisier de soie, je m’y faufilai. Courbée en deux, le cœur battant, je passai d’arbre en arbre pour m’approcher, et lorsqu’une trouée entre les pins s’amorça, je m’arrêtai derrière un tronc. Je distinguai alors la bâtisse, que je n’avais pas revue depuis trop longtemps, et je retins un cri. Ce que je contemplais si avidement était à l’abandon, désolé, lugubre sous le soleil. La clairière envahie par les mauvaises herbes, une large fissure zébrant le pignon comme une cicatrice, des morceaux de tuiles en provenance du toit et de l’auvent jonchant le sol : tout concourait à faire de la maison une ruine. Seule trace de vie, un gros chien était couché à l’ombre, près de la porte de la cuisine, veillant sur le désastre alentour.
Je regardai le chien un bon moment parce qu’il était le seul élément réconfortant dans ce paysage dévasté. Je me jurai – encore un serment ! – d’en avoir un moi aussi lorsque je réintégrerais ma maison. Car je n’en doutais toujours pas, je réussirais à revenir ici, à rentrer chez moi.
Chez moi… Horreur, malheur, tout ce travail qui m’attendait ! Pourrais-je jamais rendre son lustre à la propriété ? Non, sans doute pas, vu son état, mais au fond peu importait, de cela je me soucierais plus tard.
J’avais dû gigoter derrière mon arbre car le gros chien tourna la tête dans ma direction. Il se redressa, s’étira, bâilla, et enfin se recoucha en me tournant le dos, ayant choisi de m’ignorer. Je remarquai alors sa chaîne qui serpentait au sol. Il n’était pas gardien mais seulement prisonnier et j’en éprouvai un violent sentiment de tristesse. Je m’appuyai d’une main au tronc avant de fermer les yeux. Que restait-il de la maison de ma jeunesse et de ce vieux rêve auquel je m’accrochais ? Bien sûr, c’étaient les mêmes chants d’oiseaux, le même soleil de plomb, la même odeur de pins surchauffés qui couvrait celle de l’océan tout proche. En faisant appel à mes souvenirs, je pouvais presque entendre les gemmeurs s’interpeller, et deviner la silhouette de ce jardinier qui avait éveillé mes premiers émois. Je le revoyais traquer les rares mauvaises herbes, arroser les fleurs que le vent salé desséchait, bichonner l’improbable palmier de ma mère. Gauthier courait dans la clairière, sa main dans la mienne, et nous filions vers la pinède pour nous mêler aux résiniers. Le soir, dans la maison illuminée où les parents recevaient, on s’asseyait tout en haut de l’escalier pour regarder entrer les invités. Mon petit frère était censé aller au lit, trop jeune pour assister aux dîners, et je retardais le moment de descendre pour rester un peu avec lui. Je savais qu’il aurait peur tout seul dans son lit pendant qu’on s’amuserait en bas, mais il n’avait que dix ans et moi dix-sept. J’étais alors une jeune fille très en vue, très libre et très heureuse.
Je rouvris les yeux, étourdie, et je repartis comme j’étais venue, c’est-à-dire comme une voleuse. Mais ce serait la dernière fois, j’en avais le pressentiment. Bien que je n’aie pas aperçu âme qui vive hormis le chien, les propriétaires actuels allaient bientôt vendre, c’était une certitude.
À peine rentrée, je joignis Pierre Laborde pour lui recommander la plus grande vigilance car la bastide n’allait plus tarder à être mise en vente, et cette fois je devais être la première à faire une offre. Je lui décrivis avec précision l’état des lieux et lui demandai en retour l’état de ma fortune. Ses placements, habiles, avaient porté leurs fruits, me permettant de ne pas solliciter Paul-Henri que je voulais absolument laisser mourir en paix.
Ce soir-là, lorsque j’arrivai à l’hôpital, on m’annonça que mon mari avait sombré dans le coma et que ses heures étaient comptées. Je passai la nuit à son chevet, serrant sa main inerte avec vigueur pour lui insuffler un peu de vie, mais il s’éteignit juste avant l’aube sans avoir repris connaissance.
*
**
Anne constata qu’il ne lui restait plus que quelques pages à lire dans le cahier de moleskine. Bien trop peu pour raconter la fin de l’histoire. En existait-il un autre, caché dans la maison ? Mais pourquoi Ariane aurait-elle laissé celui-ci en vue et dissimulé le suivant ? L’avait-elle détruit ? Ou bien était-elle toujours en train de l’écrire puisque la mort l’avait emportée par surprise ? Dans le secrétaire à rideau, il restait encore des papiers sans importance, qu’Anne devait finir de trier et jeter, ainsi qu’un peu de papeterie. Elle commencerait par chercher là, ensuite elle fouillerait tous les placards, y compris ceux de la cuisine où Ariane aimait se tenir, en espérant que Jérôme ne serait pas tombé dessus et ne l’aurait pas flanqué à la poubelle comme une vieillerie.
Outre qu’elle y apprenait bien des choses, le récit de sa tante captivait Anne. Elle hésita à terminer sa lecture, mais il était très tard et elle avait sommeil. Par curiosité, elle jeta néanmoins un coup d’œil sur la dernière page qui, ainsi qu’elle l’avait supposé, s’interrompait au milieu d’une phrase. Il y avait donc un second cahier, et elle le trouverait.
Remontant le drap sous son menton, elle tendit la main vers la lampe de chevet. De loin, Goliath l’observait, la tête posée sur ses pattes.
— Toi, murmura-t-elle, tu n’es pas prisonnier, tu es gardien.
Les oreilles du chien frémirent, puis il ferma les yeux. Anne éteignit et écouta un moment le silence de la maison. Comme chaque soir, elle songea à Paul qui devait dormir dans leur lit, à Castets, fatigué par sa journée de travail. Rêvait-il d’elle ? Pensait-il à elle en se réveillant ? Chaque jour écoulé les séparait davantage, le savait-il ? Anne pleurait moins souvent, moins longtemps, et moins violemment. Elle ne s’était pas dérobée quand Julien l’avait embrassée, elle y avait même pris un certain plaisir, l’espace d’une seconde, avant de se sentir mal. Et le souvenir de cet instant, loin de la torturer, lui procurait une sorte d’allégresse. Elle était capable d’exister et même de désirer loin de Paul. Bien sûr, elle était désolée pour Julien, qui était un homme très droit et qui devait fatalement se culpabiliser, mais enfin ils avaient échangé ce baiser à deux, il n’était pas seul responsable.
Elle était sur le point de sombrer dans le sommeil lorsque le téléphone sonna, déchirant la quiétude de la nuit. Renversant la lampe de chevet pour rallumer, elle se saisit de son portable à tâtons et entendit la voix stridente de Valère qui criait au secours.