5
Un temps exceptionnel avait accompagné les premiers jours d’Anne à la bastide. Aucun nuage à l’horizon, un petit vent marin presque tiède chargé de sel et de l’odeur des pins, des couchers de soleil tardifs qui allongeaient les ombres démesurément : tout concourait à donner une impression estivale.
Mais Anne travaillait beaucoup à l’intérieur de la maison, vidant un par un les placards. Elle mettait de côté les objets qui lui plaisaient et entassait les autres sur la grande table de la salle à manger dont elle avait déplié les rallonges. Pour les meubles, trop lourds à déplacer, elle collait sur certains un papier avec la mention : « À vendre », et donnait un coup de plumeau à ceux qu’elle voulait garder.
Sa chambre s’était révélée aussi agréable qu’Ariane avait dû le souhaiter. Deux des fenêtres, orientées au sud, laissaient entrer des flots de lumière jusqu’au soir, et la troisième, à l’est, offrait le spectacle de l’aurore. Les draps neufs étaient d’une incroyable douceur, une bonne odeur de cire flottait dans l’air. En ouvrant le grand placard, dissimulé dans les boiseries, Anne avait découvert une rangée de cintres en bois côté penderie, et côté lingère des étagères recouvertes de papier fleuri. Sur chacune d’elles, un sachet de lavande embaumait. Là encore, ni poussière ni toiles d’araignée, tout était impeccable, prêt à l’accueillir. Anne s’était donc contentée de monter le transistor à piles de la cuisine, ainsi que le gros panier de Goliath. Même si elle n’était pas peureuse, elle préférait que le chien soit avec elle dans sa chambre car, une fois la nuit venue, elle avait conscience de la taille de cette imposante maison où elle était seule. Si elle imaginait le clair de lune éclairant la bastide posée au milieu de la clairière et cernée par les bois, regarder Goliath dormir la rassurait. En cas de danger, il serait réveillé bien avant elle.
Dès le premier soir, le lundi, elle avait appelé Paul, qui s’était montré plutôt distant. Pourtant, le lendemain, c’était lui qui avait téléphoné à l’heure du déjeuner, radouci et presque chaleureux, néanmoins il n’avait pas proposé de venir la voir. Il finirait par le faire, elle en était certaine. Rester fâchés à vingt kilomètres l’un de l’autre ne rimait à rien. S’il avait envie de sa compagnie, il savait où la trouver, et d’ici là elle refusait tout sentiment de culpabilité.
Le mardi après-midi, elle était allée remplir un caddie au supermarché de Lit-et-Mixe qui se trouvait sur la route des lacs. Puis elle s’était arrêtée chez un garagiste pour négocier l’enlèvement de la très vieille voiture d’Ariane qui n’était même plus cotée à l’argus. En rentrant, elle avait cherché la chaise longue de toile qui se trouvait dans l’office et l’avait installée au coin de la maison, dans un emplacement mi-ombre mi-soleil où elle avait enfin pu commencer la lecture du gros cahier de moleskine rouge.
Ainsi qu’elle l’avait supposé, il s’agissait d’un journal, écrit comme une chronique à la fois très personnelle et très ironique. Ariane y mêlait anecdotes et états d’âme, récits épars et jugements à l’emporte-pièce.
*
**
Mon père avait remarqué que je regardais beaucoup ce jeune homme qui traquait les mauvaises herbes avec sa binette, tentait de faire vivre les palmiers tant désirés par ma mère et arrosait les fleurs que le vent salé desséchait. Pour ne pas avoir à m’en parler directement, papa m’a d’abord offert un exemplaire de L’Amant de lady Chatterley. Malgré cette lecture édifiante, mes coups d’œil n’ont pas cessé et il a renvoyé le garçon. Toujours ses méthodes expéditives, radicales. Une façon de faire qui l’a ruiné au bout du compte. Ses gemmeurs le détestaient, ça se voyait. Bien sûr, tous les forestiers étaient en conflit avec eux à ce moment-là, mais chez nous, c’était pire qu’ailleurs. Pour en revenir à ce beau jeune homme qui travaillait torse nu dans la chaleur de l’été, ses muscles luisant de sueur au soleil, je constate avec le recul qu’il aura été ma dernière gourmandise. Par la suite, je n’ai regardé les hommes qu’à l’aune de ce qu’ils pouvaient m’apporter. La faillite de mon père a fait de moi une femme vénale. Notre déchéance sociale m’a marquée du sceau de l’infamie, du moins l’ai-je vécu ainsi. La villa de Biarritz était pour moi un placard à balais, je me suis abstenue de le dire mais, dès notre installation là-bas, je n’ai plus eu qu’une seule idée en tête : partir !
Ai-je regardé Albert lorsqu’il a commencé à me faire la cour ? Il possédait un coupé Cadillac bicolore dernier cri et une somptueuse maison à Bordeaux, sur les allées de Tourny. Mon père a pris des renseignements à son sujet et a été ébloui par la solidité de sa fortune, bâtie dans le négoce. Alors, qu’avais-je besoin de le regarder ? S’il avait été séduisant, j’aurais eu bien davantage de concurrentes et la partie aurait été plus rude. Il avait vingt ans de plus que moi et une barbe ridicule que je lui ai demandé de raser. Sans, il n’était guère mieux, mais bon, je déteste les poils. Pour sa part, Albert m’a adorée telle que j’étais. Il semblait épaté d’avoir une si belle jeune femme à son bras le jour de notre mariage. Et il avait eu la délicatesse, connaissant la gêne de notre famille, d’offrir lui-même ma robe de mariée. Ainsi qu’un diamant de la taille d’un bouchon de carafe, vraiment blanc et pur comme me l’a confirmé le bijoutier à qui je l’ai revendu bien des années plus tard.
Au bout de quelques mois de mariage, j’ai commencé à soupirer après une villégiature. Albert a suggéré le Cap-Ferret mais j’ai fait la moue, rejetant l’idée d’une station balnéaire, en prétendant que Biarritz m’en avait guérie. Et bien sûr, j’ai demandé si l’on ne pourrait pas plutôt racheter ma bastide Nogaro, l’écrin de mon enfance. Albert n’a pas dit non, mais hélas elle n’était pas encore à vendre. Devant ma déception, Albert m’a offert une surprise : une jolie petite chartreuse perdue au milieu des vignobles du Médoc. À quoi pensent donc les hommes ? Je me suis souvent posé la question sans pouvoir y apporter de réponse. Une chartreuse, grands dieux ! Mais enfin, elle était à mon nom puisqu’il s’agissait d’un cadeau, et nous y avons passé quelques étés.
Bien entendu, il me fallait récompenser et encourager ces largesses. Or, au lit, Albert n’était pas un phénomène. Si j’avais dû découvrir le plaisir avec lui, j’en serais toujours à le chercher. Tandis qu’il s’occupait de son négoce des grands crus, je me suis donné la peine de prendre quelques cours particuliers afin d’avoir une idée plus exacte du sport en chambre. Naturellement, je faisais preuve d’une discrétion exemplaire malgré toutes les difficultés. À l’époque, Bordeaux restait une ville très collet monté dans un certain milieu, ce qui n’empêchait pas les commérages d’aller bon train. Mais Albert ne s’est jamais douté de rien, et d’ailleurs, ces leçons extraconjugales lui profitaient. Il ne m’en aimait que davantage et ne savait que faire pour me combler.
Je n’avais pas le temps de m’ennuyer, nous donnions des réceptions, je retrouvais l’atmosphère de fête de ma jeunesse, et de cela j’étais assez reconnaissante à Albert pour ne pas le priver de joies nocturnes.
Mais la machine s’est enrayée. Comme si nous avions été un couple royal à qui il aurait absolument fallu un héritier, Albert voulait des enfants. Il les espérait de toute son âme, vivait dans l’attente d’une bonne nouvelle qui n’arrivait pas. Supposant que le problème était technique, il s’est alors mis en tête d’inventer des positions acrobatiques pour nos ébats. S’il n’en voyait pas le ridicule, pour ma part j’étais très mortifiée et ce genre de câlin m’est rapidement devenu odieux. Albert insistait, je refusais : rien n’allait plus entre nous. À partir de là, j’ai commencé à envisager l’avenir sous un autre angle. En cas de divorce, je devais me retrouver à l’abri financièrement. Car je n’avais jamais, pas un seul jour depuis notre mariage, perdu de vue mon objectif unique : récupérer ma maison.
*
**
Le téléphone d’Anne se mit à sonner, l’arrachant brutalement à sa lecture.
— Salut ma grande, content de te joindre ! Comment vas-tu ?
La voix de Jérôme surprit Anne qui, après une seconde de silence, se mit à rire.
— Ma parole, tu as pris l’accent anglais. C’est gentil de m’appeler, petit frère. Toujours à Londres ?
— Plus pour longtemps. Je rentre au pays et je vais venir vous voir. Maman m’a appris le décès d’Ariane, et elle s’est répandue sur l’injustice de ton héritage. Ne te laisse pas faire, ma grande, sinon tu auras une bande de vautours accrochée à tes basques !
— Quand seras-tu en France ?
— D’ici deux ou trois semaines. Et tu auras droit à ma première visite, promis ! Il paraît que tu t’es carrément installée dans la bastide ? Je te demanderai peut-être l’hospitalité quelques jours, je n’ai aucune envie de cohabiter avec les parents.
— D’accord, dit-elle d’un ton hésitant.
Elle se réjouissait de la venue de Jérôme qu’elle n’avait pas vu depuis trop longtemps, mais elle appréciait ces moments de solitude passés à la bastide et n’avait pas très envie de compagnie pour l’instant. D’ailleurs, serait-elle encore ici dans quinze jours ? Tout dépendait de Paul.
— Rappelle-moi pour confirmer ton arrivée, il faudra que je te trouve un lit.
— La maison n’est pas meublée ? s’étonna-t-il.
— De bric et de broc. En fait, j’ai pris la seule chambre d’amis habitable. Et comme je ne peux pas t’installer dans celle d’Ariane, je t’en aménagerai une autre.
— Ah, oui, ne me mets pas là où elle est morte, ça m’empêcherait de dormir !
En raccrochant, Anne se sentit vaguement mal à l’aise. Allait-elle rester ici tout l’été ? Si Paul s’obstinait à ne pas vouloir mettre les pieds à la bastide, que ferait-elle ? Quant à Léo, il mourrait probablement d’envie de la rejoindre tous les week-ends pour profiter des balades et de l’océan. En revenant de Lit-et-Mixe, elle avait repéré la piste cyclable qu’il pourrait emprunter avec son copain Charles. À partir du Cap-de-l’Homy tout proche, on avait le choix entre aller vers le nord jusqu’à Contis-Plage, ou bien vers le sud jusqu’à Saint-Girons-Plage. Un programme alléchant pour deux adolescents. Pour eux aussi, elle devait prévoir une chambre.
Elle reprit son téléphone et appela Hugues Cazeneuve, dont elle avait mis le numéro en mémoire, à tout hasard. Il parut ravi de l’entendre, même lorsqu’elle précisa qu’elle ne vendait toujours pas la bastide. Elle avait seulement besoin de contacter un brocanteur sérieux, mais au lieu de lui fournir le renseignement, Hugues promit de passer dès le lendemain avec un de ses amis.
Sur le point de reprendre la lecture du cahier rouge, Anne fut alertée par un grondement de moteur et des aboiements furieux. À sa grande surprise, elle vit déboucher dans la clairière une imposante moto poursuivie par Goliath. Arrivé près d’elle, le conducteur stoppa sa machine, mit un pied à terre et enleva son casque.
— Je n’ose plus bouger ! lui lança Julien en souriant.
— Sois sage, Goliath, c’est un ami… Eh bien, mon vieux, tu t’es acheté un sacré monstre, non ?
— Kawasaki 750. Je l’avais repérée depuis un moment et j’ai fini par craquer, je me suis offert ce plaisir. Je t’emmène faire un petit tour ?
— Non, ça va rendre le chien fou s’il me voit partir là-dessus. Viens plutôt boire quelque chose.
Elle le conduisit à la cuisine, persuadée que sa visite n’était pas une simple promenade. Paul l’envoyait-il en émissaire de paix ? Elle posa deux canettes de Perrier sur la table et s’assit face à lui.
— C’est une belle maison, dit-il gentiment. Quand on émerge de la forêt, on a un choc.
— Oui, mais comme tu l’as sûrement remarqué, elle aurait besoin de quelques réfections. Elle a été bâtie pour durer des siècles, à condition de l’entretenir, ce qui n’a pas été le cas. Et l’air marin n’arrange rien.
— Tu vas y rester longtemps ?
Il avait formulé sa question sans détour, et il apporterait la réponse à Paul avec la même franchise.
— Tout le monde me demande ça, soupira-t-elle. Ma mère m’a téléphoné, ma sœur… On dirait que j’ai choisi de faire retraite dans une abbaye avant de prendre le voile !
Julien esquissa un sourire et but quelques gorgées, attendant qu’elle s’explique davantage.
— Avec Paul, reprit-elle, je me suis heurtée à un mur. Que les autres réagissent de cette manière ne m’a pas beaucoup étonnée, mais lui… Parce que, après tout, où est le drame ?
— Il pense que tu t’éloignes de lui, que tu ne tiens pas compte de son avis, que tu fais cavalier seul.
— Le moyen d’agir autrement ? Il veut que je vende, moi, je ne veux pas, où se situe le compromis et qui doit céder ?
— Paul estime qu’habiter ici n’est pas réaliste.
— Ni réaliste, ni raisonnable, d’accord. C’est l’aventure, mais j’ai envie de la vivre. Pourquoi n’aurais-je pas le droit de tenter ma chance ? Pourquoi Paul me censurerait-il ? Je ne suis pas féministe, je n’ai jamais rien revendiqué, mais je n’accepte pas la manière dont il a prétendu que ce serait « sans lui ». Nous aurions pu y réfléchir ensemble, en discuter, mais non, il a choisi le refus net et définitif. Je ne suis pas une enfant à qui on interdit quelque chose, Julien.
— Si tu l’as vécu comme ça, tu t’es trompée. Paul t’adore et…
— Je le sais bien ! Sauf que ce n’est pas une question d’amour, il s’agit seulement de respecter les choix de l’autre, ou au moins d’essayer de les comprendre. Maintenant, dis-moi si c’est lui qui t’envoie.
— Oui et non. Il m’a suggéré de passer, c’est vrai. Il voulait que je me rende compte de l’état du « palais des courants d’air » pour mieux prendre sa défense. Évidemment, il y a des travaux en perspective, de ce point de vue-là il a raison, mais en arrivant tout à l’heure j’ai été séduit, je dois l’avouer.
Il reposa sa canette vide et se mit à la triturer distraitement. Anne constata qu’il avait de belles mains, ce qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là.
— Vous ne pouvez pas vous déchirer pour une maison, Anne, ce serait trop bête. Quand ça va mal dans un couple, on a envie de tout envoyer promener. Moi aussi, j’ai dit à ma femme : « Va-t’en si tu veux ! » et quand elle est partie pour de bon le plafond m’est tombé sur la tête. On n’imagine pas l’horreur d’une rupture tant qu’on ne l’a pas vécue. Si on s’aime vraiment, se quitter, c’est…
Dans un élan d’affection, Anne posa sa main sur le bras de Julien.
— Nous n’en sommes pas là, Paul et moi, murmura-t-elle.
— Dieu vous préserve. Vous êtes un beau couple, et Léo en souffrirait énormément.
Pensait-il à ses jumeaux, qu’il ne voyait qu’un week-end sur deux ? Il n’était pas remis de son divorce, il n’arrivait pas à tourner la page.
— Tu me fais visiter ? demanda-t-il d’un ton plus gai.
Il était venu pour ça, pour faire un état des lieux dont il rendrait compte à Paul. Celui-ci ne s’était pas donné la peine d’examiner la maison en détail, il la connaissait mal et en gardait le souvenir pénible d’y avoir trouvé Ariane morte.
— Je te préviens, c’est en désordre ! Je trie, je déplace, j’en mets partout.
Elle le précéda à travers les pièces du rez-de-chaussée puis le conduisit au premier. Lorsqu’ils eurent fini d’en faire le tour, il désigna le plafond :
— Et au-dessus ?
— D’un côté une grande pièce déserte qui, à en croire les traces sur le plancher, a sans doute été autrefois une salle de billard. De l’autre, des petites chambres de service. Mais tout est vide, Ariane ne devait jamais y monter.
— Et tu n’as pas la trouille, toute seule ?
— Goliath est mon cerbère, je ne crains rien.
Ils descendirent le large escalier côte à côte. En bas des marches, le chien les attendait, assis, immobile comme une statue.
— Paul va me bombarder de questions, soupira Julien. Que dois-je lui dire ?
— Ce que tu penses, rien d’autre. Ne te crois pas obligé d’arranger nos histoires.
Anne ne souhaitait pas que ce soit Julien qui persuade Paul. S’il devait venir en tramant les pieds, leur conflit ne serait toujours pas réglé.
— Tu es gentil d’être passé, ajouta-t-elle en le raccompagnant à sa moto.
Avant de mettre son casque, il la serra brièvement contre lui.
— Fais attention à toi, Anne.
Elle lui sourit et le regarda enfourcher son engin rutilant. Pourquoi n’avait-il pas trouvé une femme pour le consoler de son divorce ? Il était sympathique, charismatique, il n’avait que trente-huit ans et plaisait sûrement. Songeuse, elle le suivit des yeux tandis qu’il traversait la clairière puis, d’une brusque accélération, disparaissait au milieu des pins. Le vent tiède de l’après-midi était en train de fraîchir, le jour baissait. Anne se retourna et constata que Goliath était couché en bas des marches du perron, réconfortante sentinelle. Elle revint vers la maison à pas lents, replia la chaise longue, ramassa le gros cahier rouge. Elle n’aimait pas beaucoup le crépuscule, l’heure où les oiseaux se taisaient et où la sensation d’isolement était le plus fort. Trop tôt pour appeler Paul qui rentrait tard, en particulier les jours où il était seul à la clinique vétérinaire.
Elle gagna la cuisine, l’endroit qu’elle préférait, avec sa chambre, tant il y avait de désordre partout ailleurs. Espérant que l’ami d’Hugues Cazeneuve pourrait la débarrasser d’une partie de ce chaos dès le lendemain, elle commença à préparer son dîner. Lors de son arrivée, elle avait décidé de ne pas camper, pas pique-niquer, de mener une vie normale bien qu’elle soit seule. Pour s’habituer à la bastide et lui donner une chance, elle devait l’investir, l’habiter vraiment. Après avoir mis le four à chauffer, elle disposa dans un plat un petit rôti de porc avec des oignons et des tomates, ajouta du gros sel et quelques tours de moulin à poivre. Le temps de cuisson étant d’au moins une heure, elle pouvait se servir un verre puis se replonger dans la lecture du cahier d’Ariane.
Mais décidément c’était la journée des surprises, de nouveaux aboiements furieux se firent entendre et elle dut ressortir pour accueillir son visiteur.
— Valère ! C’est gentil de venir me voir mais tu n’as pas amené Suki ? Dommage, elle ne connaît pas la maison.
— Elle est bloquée au magasin, tu sais bien. En ce moment, elle ferme tard, elle a pas mal de boulot avec les baptêmes et les mariages. Le mois de mai est un des meilleurs pour les fleuristes !
Comme tous ceux qui arrivaient ici, il examina la façade avec intérêt.
— Dis donc, je m’en souvenais mal, c’est un sacré morceau…
Il reporta son attention sur sa sœur et parut hésiter.
— Je ne suis pas venu que par curiosité, finit-il par avouer, j’ai un service à te demander.
— Bien sûr, vas-y.
— Tu ne m’invites pas à entrer d’abord ?
Ils passèrent par la porte principale pour qu’il ait le loisir de jeter un coup d’œil au rez-de-chaussée.
— Je n’arrive pas à croire que papa soit né dans cette baraque et y ait passé son enfance, dit-il en s’arrêtant au milieu du grand salon.
— Il faut faire un effort d’imagination, la voir meublée autrement et en bon état. Des parquets cirés, des lustres à pampilles, des glaces…
Valère secoua la tête puis se mit à rire.
— Le bruit court dans la famille que tu veux garder cette ruine. C’est une élucubration de maman ou c’est vrai ?
— Si tu es là pour m’en parler, tu perds ton temps, répondit-elle sèchement.
— Ne monte pas sur tes grands chevaux, personne ne m’envoie te faire la morale.
— Encore heureux !
Elle l’emmena à la cuisine où une bonne odeur de viande rôtie commençait à se répandre.
— Tu ne te laisses pas aller, on dirait ?
— Aucune raison. Je suis très bien ici, j’en profite.
Il détailla la pièce autour de lui, les grands placards, l’imposante cuisinière hors d’âge, l’évier de grès fendu, le poêle Godin éteint.
— Y a du boulot…
— Tout ça fonctionne, ça me suffit, dit-elle en débouchant une bouteille de vin blanc.
Après avoir empli deux verres, elle leva le sien vers son frère.
— Maintenant, raconte-moi ton problème.
— Le camion du magasin nous a lâchés, avoua-t-il sans détour. On doit impérativement en acheter un autre, et bien sûr, ça tombe au milieu d’une kyrielle de factures et d’échéances. Alors, plutôt que supplier la banque qui se montre très réticente, j’ai pensé que toi, l’héritière… Il ne s’agit pas d’une grosse somme, on a trouvé une occasion.
— Grosse ou petite, où veux-tu que je la prenne ?
— Ariane ne t’a rien laissé d’autre que la maison ?
— Si, de quoi m’acquitter des droits de succession pour ne pas être obligée de vendre.
— Mais en vendant, tu toucherais le pactole, insista-t-il.
— Même si je le faisais, ça prendrait beaucoup de temps. Trop tard pour ton camion. Tu devrais plutôt demander à Lily et Éric, aux parents, ou même à Paul directement. Toute la famille peut se cotiser pour vous dépanner.
— Sauf toi ?
— Je n’ai aucune économie personnelle, expliqua-t-elle d’un ton patient. Paul et moi avons passé dix ans à rembourser nos emprunts pour la clinique vétérinaire et la maison, il n’y a pas longtemps qu’on a commencé à épargner. Mais on va t’aider, de combien as-tu besoin ?
— Laisse tomber, soupira-t-il. J’avais supposé que ça resterait entre toi et moi. Suki refuse d’avoir recours à la famille.
— Pourquoi ? On sait tous qu’elle fait un travail formidable !
— La question n’est pas là. Le magasin finira par bien marcher, c’est obligé. Mais en attendant Suki se crève à la tâche parce qu’elle ne veut embaucher personne tant qu’on est dans le rouge à la banque, et en plus elle n’est toujours pas enceinte bien qu’on se ruine en médecins et examens. Tout ça la mine, néanmoins elle ne veut pas demander d’aide pour une raison de dignité, d’honneur. Elle prétend que dans son pays, on n’agit pas de cette manière-là. On va plus volontiers voir un usurier que ses propres parents !
— Foutaises, marmonna Anne. S’adresser à ses proches est souvent le plus simple. Écoute, on va faire un tour de table, chacun mettra un peu d’argent et vous aurez votre camion.
Il vida son verre puis murmura :
— Je vais la décevoir si j’accepte cette solution. Je me sens déjà assez minable de ne pas gagner d’argent, de ne pas avoir un travail fixe… Notre vie à tous les deux repose sur elle, ça fait beaucoup de poids sur ses épaules.
— Attends, j’ai une idée ! Si Paul se porte caution pour toi, tu pourras faire un emprunt sans problème.
— Tu crois qu’il accepterait ?
— Paul est le plus chic type de la terre, dit-elle avec un sourire attendri.
Valère semblait soulagé. Même s’il avait dû espérer qu’Anne lui ferait cadeau d’une somme sans discuter et qu’il repartirait avec un chèque. La voyait-il vraiment comme une héritière ? Décidément, le testament d’Ariane les faisait tous fantasmer.
— Je file chez vous, décida Valère en se levant. À quelle heure rentre-t-il ? Au besoin, je l’attendrai.
Soudain pressé, il fila vers la porte, se retourna avant de sortir.
— Merci pour le tuyau, Anne. En échange, je vais te donner un conseil fraternel et désintéressé. Comme tu viens de le dire, Paul est le plus chic type de la terre et tu devrais faire attention à lui. Mettre ton couple en péril pour cette baraque me paraît loufoque. Vends-la, prends le fric et rentre dans ta vraie maison.
Anne le laissa partir sans se donner la peine de répondre. À quoi bon ? Il tenait la solution à son problème et n’avait pas envie d’entendre parler de ceux de sa sœur. Pour lui, la situation était claire : Anne avait tort.
Elle alla arroser le rôti qui commençait à dorer puis fit rentrer Goliath et verrouilla consciencieusement la porte. Il lui restait encore un quart d’heure avant que son dîner soit prêt, elle avait le temps de lire.
*
**
C’est avec des larmes dans les yeux qu’Albert m’a annoncé qu’il voulait divorcer. Son désir d’enfant, obsessionnel, avait pris le pas sur son amour pour moi. En ce qui me concerne, je n’ai certes pas pleuré, mais j’ai bien fait semblant. Culpabilisé, Albert s’est montré extrêmement généreux. Il m’a laissé ma chartreuse du Médoc ainsi que tous les bijoux qu’il m’avait offerts, ce qui était la moindre des choses, et s’est engagé à me verser une très confortable pension alimentaire tant que je ne me remarierais pas. Comme j’étais vraiment lasse de ses prouesses nocturnes, j’ai accepté.
Et je me suis retrouvée au milieu d’une mer de vignes, du côté de Saint-Estèphe, moi qui n’aime que les forêts de pins bordées par l’Atlantique ! Ma bastide m’a cruellement manqué durant ces premiers mois de solitude. Je m’ennuyais ferme, je n’arrivais même pas à dépenser la rente mensuelle d’Albert, et j’ai vite compris que rester dans cette ravissante chartreuse perdue allait être un véritable enterrement. J’avais bien essayé de recevoir les prestigieux viticulteurs qui étaient mes voisins, mais sans repérer un seul célibataire intéressant. De plus, il était assez mal vu d’être une femme divorcée dans les années soixante.
Ayant fait le tour de la société bordelaise et de ses plaisirs, j’ai décidé qu’il me fallait rompre avec ces gens-là et redescendre vers le sud. J’ai vendu la chartreuse sans regret et suis allée remettre le produit de la transaction – une coquette somme pour l’époque ! – à un notaire de Dax, Pierre Laborde.
Il était sympathique, ce notaire, aussi n’ai-je pas hésité à lui confier, en plus de mon patrimoine, mon projet bien arrêté du rachat de la bastide Nogaro. Il a promis d’avoir un œil sur elle et de me signaler une éventuelle mise en vente.
En attendant, j’ai loué un petit appartement coquet à Dax, près de la cathédrale. Il y avait des salons de thé très chics, la fameuse fontaine chaude où l’eau jaillit à plus de soixante degrés, et pour se promener le jardin de la Potinière, en plein quartier thermal. J’aimais aussi flâner au bord de l’Adour ou dans le parc Théodore-Denis, cependant il me fallait échafauder un plan au plus vite.
Quel choix s’offrait à moi ? Un nouveau mari fortuné et rien d’autre. Le mariage n’est jamais qu’une association et je pouvais y apporter ma part car ; sans vanité, j’étais alors une très belle jeune femme, j’approchais de la trentaine, j’avais reçu une éducation sans faille, et ma première expérience matrimoniale me conférait une certaine expérience des choses de la vie. En donnant ma main à un homme, j’avais tout loisir de faire valoir mon désintéressement, puisqu’une nouvelle union me priverait de la rente servie par Albert.
Restait juste à rencontrer l’oiseau rare.
*
**
Alertée par une odeur de brûlé, Anne se leva précipitamment. Elle sortit le rôti de porc entouré des tomates et oignons noircis, versa un peu d’eau dans le plat.
— Trop cuit mais mangeable, décida-t-elle.
Goliath vint lui donner un petit coup de tête dans les jambes, ce qui la fit rire.
— Tu auras ta part tout à l’heure, gros glouton !
Elle songea aux soupes toutes prêtes d’Ariane et se demanda si sa tante avait passé ses soirées à rédiger ses souvenirs. À quand remontait l’écriture de ce cahier ? S’y était-elle consacrée à ses moments perdus, entre deux maris, ou seulement lorsqu’elle était redevenue propriétaire de la bastide, pour meubler sa solitude ? Sur ces premières pages, aucune date ne figurait, mais en feuilletant la suite Anne avait remarqué des changements de couleur d’encre.
Tout en mangeant, elle essaya d’imaginer Ariane à trente ans. Les photos en noir et blanc des albums ne lui rendaient sans doute pas justice, prises de trop loin, hormis un portrait où elle apparaissait rayonnante avec son chignon à la Grâce Kelly, ses grands yeux très clairs, son port de tête altier. Grande et mince, élégante, conquérir les hommes avait dû lui être facile.
Elle repoussa son assiette vide et resta songeuse quelques instants. Dans ce qu’elle avait lu jusqu’ici, il n’était jamais question de bonheur ou d’amour. Ariane y avait-elle renoncé le jour où son père avait vendu la maison ? Pouvait-on, à dix-huit ans, ne vouloir faire de sa vie qu’une revanche ?
Prise d’une brusque envie d’entendre son mari, Anne saisit son téléphone et appela chez eux. Paul mit du temps à répondre, annonçant d’une voix morne qu’il venait juste de rentrer.
— Il reste des œufs dans le frigo, je vais me faire une omelette et aller me coucher, je suis vanné. Bonne journée pour toi ?
— Oui, Julien est passé, et Valère aussi. Il faut que je t’en parle.
— Inutile, il m’a harcelé sur mon portable. Pour la caution de son prêt, je suis d’accord, je le lui ai dit. Pas question de laisser Suki dans les ennuis.
Paul aimait bien Valère mais n’avait pas une énorme considération pour lui, estimant qu’il aurait pu travailler davantage ou carrément changer de métier. En revanche, il appréciait à leur juste valeur le talent et les efforts de Suki.
— C’est très gentil à toi, murmura Anne.
— Tu savais bien que je le ferais.
— Oui…
Il conservait un ton maussade, peu engageant, mais elle se lança :
— Si tu ne finis pas trop tard, demain, voudrais-tu me rejoindre ici ? Je te préparerai un bon dîner !
— J’ai vraiment beaucoup de travail, et j’ai envie d’être chez moi le soir, dans mes affaires.
— Alors, disons dimanche ? Léo a invité Charles pour le week-end, vous pourriez faire des trucs marrants tous les trois pendant que je…
— Anne, l’interrompit-il sèchement, on a un problème toi et moi, ne faisons pas semblant de l’ignorer.
— Mais justement ! Viens me voir, viens en parler.
— C’est toi qui es partie et ce serait à moi de me déplacer ? Ton héritage t’est monté à la tête, tu fais n’importe quoi, je ne te reconnais plus.
— Tu ne vas pas t’y mettre ! explosa-t-elle. Qu’est-ce que vous avez à me reprocher, tous ? J’en ai marre d’être traitée comme une petite fille, je suis adulte et libre de mes choix.
— Tu as choisi, en effet, jeta-t-il avec hargne avant de couper la communication.
Elle expédia son téléphone à travers la table, hors d’elle. Cinq minutes plus tôt, elle désirait ardemment la présence de Paul, mais il venait de doucher son enthousiasme. Sans doute n’aurait-elle pas dû lui proposer un « bon dîner » au lieu d’avouer qu’elle avait envie d’être dans ses bras, de faire l’amour avec lui, de s’endormir contre lui. Si seulement il ne s’était pas montré aussi froid, aussi distant ! De quoi lui en voulait-il donc ? Il s’était mis en retrait de façon délibérée, rejetant tout ce qu’elle demandait, y compris un simple essai. Toute la famille essayait de la culpabiliser, mais jamais elle n’aurait cru que Paul hurlerait avec les loups au lieu de prendre sa défense.
Elle inspira profondément à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’elle se sente calmée. Le silence de la maison n’était troublé que par le souffle régulier de Goliath qui dormait, allongé de tout son long sur le carrelage. Tendant l’oreille, elle perçut un lointain hululement de chouette qui lui parut sinistre. Cette brève conversation avec Paul lui avait gâché la soirée, elle n’avait plus envie de s’attarder en bas. Elle donna à manger au chien et rangea hâtivement la cuisine avant de monter, le cahier de moleskine sous le bras.
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Les quelques années vécues à Bordeaux auprès d’Albert m’avaient fait perdre de vue ma famille mais, une fois à Dax, je pris des nouvelles. Ma mère sombrait dans ce qu’on n’appelait pas encore une dépression et mon père s’était muré dans un silence de mauvais augure. Pour échapper à leur triste compagnie, Gauthier suivait ses études avec assiduité, déterminé à embrasser la carrière d’instituteur. Je l’invitai à venir me voir à Dax un dimanche et, à peine arrivé, il se récria devant le confort de mon tout petit appartement. Décidément, il n’appréciait pas l’espace, peut-être même en avait-il peur. Ensuite, il m’expliqua qu’il s’était fait de nombreux amis à Biarritz, une ville qu’il adorait, et qu’il était très heureux de son sort. Lui et moi n’avions vraiment rien en commun ! J’étais née juste avant-guerre et lui à la Libération, or ces sept années de différence semblaient un fossé infranchissable. Non, il n’avait jamais regretté la bastide, il n’y pensait même plus, il s’était accommodé du changement avec plaisir et il ne rêvait pas de revanche, encore moins de s’enrichir. Comme il demeurait mon frère malgré tout, je lui demandai s’il avait besoin d’argent mais il déclina mon offre. Il trouvait sans peine de petits jobs qui lui rapportaient de quoi satisfaire ses besoins. L’époque n’était pas au chômage, il y avait une sorte d’insouciance dans l’air. Le voyant si bien dans sa peau, je lui confiai naïvement mon projet de racheter la bastide, ce qui lui fit ouvrir de grands yeux effarés. Et ce fut ce dimanche-là qu’il prononça pour la première fois la formule dont il devait user si souvent par la suite : « Ma parole, tu es folle ! » Je le laissai repartir sans chagrin superflu, constatant que les liens du sang ne sont pas aussi forts qu’on le prétend.
Au casino de Dax, je finis par rencontrer Maurice, l’homme qui allait devenir mon second mari. Il était là en vacances, installé dans le meilleur hôtel de la ville et rivé à la table de roulette dès la nuit venue. Je crois qu’il avait entrepris un tour de France des casinos pour tenter d’exorciser son addiction au jeu et pour se délester d’un peu de tout l’argent que lui rapportaient ses affaires. Il avait l’allure d’un nouveau riche, d’un parvenu, d’un m’as-tu-vu, ce que je trouvais évidemment très vulgaire mais plutôt rassurant quant à ses capacités financières. Je n’eus aucun mal à le séduire car je le regardai d’abord de haut. Pressentant que ce serait le meilleur moyen de le faire réagir, je jouai à l’inaccessible avec une petite moue dédaigneuse qui le rendit vite enragé. Il se mit à m’envoyer des fleurs tous les jours, à m’inviter dans les plus grands restaurants, à me proposer de faire le tour du monde, sans jamais rien obtenir en retour. Il aurait pu finir par se lasser mais c’était un conquérant prêt à payer le prix de ses victoires. En conséquence, le dernier bouquet d’orchidées, porté par coursier, recélait une impressionnante bague de fiançailles.
Maurice n’était pas laid à proprement parler. Il était très grand et vraiment gros, ce qui faisait de lui un colosse… poupin. Habitué à commander, il se montrait souvent brutal, et durant les premiers temps de notre mariage j’essayai en vain de polir ses manières. Mes remontrances ne faisant que l’exaspérer, nous nous prîmes assez vite mutuellement en grippe.
Il m’avait emmenée vivre à Paris où je réussis à me distraire durant quelques mois d’automne et d’hiver. Je visitais les monuments et les musées, parcourais les rues le nez en l’air, profitais des expositions, fréquentais les maisons de couture. Le soir, nous recevions souvent des gens assommants qui parlaient sans vergogne de leurs affaires, et pour me venger j’exigeai en retour des sorties au théâtre ou à l’Opéra.
Je n’étais pas heureuse et, hélas, je n’avais plus l’insouciance de mes vingt ans. En désespoir de cause, je parlai à Maurice de la bastide Nogaro, ce bijou de ma jeunesse dont le souvenir me hantait toujours. Mal m’en prit car je n’étais plus une femme à conquérir, j’étais « sa » femme, aussi balaya-t-il ma demande d’un revers de main agacé. Une maison perdue dans les Landes ne l’intéressait pas, au pire, il voulait bien envisager une villa à Deauville.
Deauville ! Pour son casino ? Je refusai tout net la Manche et ses marées, je voulais l’Atlantique et ses rouleaux. Je voulais surtout rentrer chez moi.
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Gagnée par le sommeil, Anne referma le cahier et éteignit la lampe. Dans le noir, elle continua de songer à Ariane, à sa drôle de vie. La phrase la plus révélatrice de ce récit assez cynique lui avait sauté aux yeux en la lisant : « Je n’étais pas heureuse. » Comment l’aurait-elle pu en ayant fait de son existence un désert affectif ? Pourquoi n’avait-elle pas rencontré l’amour ? Même racontée avec ironie, sa chasse au riche mari n’était pas gaie. Cependant l’histoire ne faisait que commencer, Anne le devinait.
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— Ne me demande pas pourquoi mais cette petite femme m’a tapé dans l’œil. Peut-être son air perdu ? Puisqu’elle ne veut pas vendre, j’aurais dû l’expédier aux oubliettes et ne plus y penser, or c’est tout le contraire qui m’arrive !
Hugues souriait béatement, une main sur le volant et l’autre à la fenêtre, les courants d’air de la voiture faisant voler ses cheveux dans tous les sens. À côté de lui, son ami Francis l’écoutait avec une expression mitigée.
— Tu perds le sens des affaires, on dirait…
— Non, si elle devait se séparer de sa maison, je suis sûr qu’elle s’adresserait à moi, mais je pense qu’elle va la garder.
— Sans l’accord de son mari ?
— C’est ce qu’a prétendu sa sœur. Je ne sais pas grand-chose de la famille, sauf qu’Anne semble la seule héritière de la baraque et qu’elle l’aime, ça saute aux yeux. De là à pouvoir l’entretenir, elle risque d’avoir des surprises.
— Et ce qu’elle compte me vendre à moi ?
— D’après ce que j’ai vu, il y a de tout. Des trucs destinés à la brocante mais aussi quelques jolies choses. Pour me faire plaisir, ne l’arnaque pas trop, d’accord ?
— Je ne suis pas un voleur ! se récria Francis.
— Limite.
— Ni voleur, ni mécène.
— Débarrasse-la au juste prix. Prends ta marge sans la dépouiller.
Francis eut un petit rire avant de s’enquérir :
— Elle est si jolie que ça ?
— Des yeux verts qui pétillent, des petites mèches de cheveux courts adorables, un visage très expressif, et elle est faite au moule. Rien d’extraordinaire mais quelque chose d’indéfinissable qui…
— Je vois. Tu es sous le charme et tu vas vouloir à toute force l’ajouter à ta longue liste de conquêtes.
— Je ne suis pas un tombeur.
— Limite.
Ce fut au tour d’Hugues de s’esclaffer alors qu’ils débouchaient dans la clairière. Sous le soleil de juin, les pierres blanches de la bastide tranchaient intensément sur la forêt à l’arrière-plan, et l’élégance de l’architecture prenait tout son relief. Francis émit un sifflement admiratif.
— Des maisons comme celle-ci, on n’en voit plus beaucoup ! Je comprends que ça fasse partie de ton intérêt pour la dame. Si tu arrives à la convaincre de s’en séparer, tu auras une sacrée affaire en portefeuille.
Hugues ne répondit rien et désigna Goliath qui arrivait, précédant Anne.
— Ne t’inquiète pas, il lui obéit.
Sourire aux lèvres, il alla vers la jeune femme, lui serra chaleureusement la main, présenta Francis. Sans perdre de temps, ils firent ensemble le tour du rez-de-chaussée et du premier, Francis prenant des notes sur un petit carnet. Lorsqu’il eut tout examiné, il fit une offre globale à Anne.
— Je peux venir avec un camion dès demain, précisa-t-il.
Elle jeta un rapide regard à Hugues, qui hocha la tête, et elle accepta. Soulagée à l’idée d’être débarrassée des vieilleries qui encombraient la maison, elle alla chercher un pichet de thé glacé et ils s’installèrent dans le salon.
— Vous y verrez plus clair quand ce bazar sera parti, déclara Francis d’un air satisfait. Et, de toute façon, vous avez gardé les plus belles pièces ! Le petit secrétaire à rideau, là-haut, j’aurais pu vous en donner un bon prix. Vous comptez habiter ici ?
— J’aimerais bien, mais il faudrait que mon mari et mon fils soient d’accord. Ils n’ont pas d’attaches particulières avec cette maison, qu’on peut juger trop grande, vétuste et isolée. Mais elle a une histoire, assez passionnante, et elle m’a été léguée par une tante pour laquelle j’avais beaucoup d’affection.
— On ne fait pas toujours ce qu’on veut, objecta platement Francis.
— Je trouve qu’on devrait au moins essayer.
— C’est ce que vous allez faire ? demanda Hugues.
Il la dévisageait avec une telle attention qu’elle se sentit embarrassée.
— Peut-être, marmonna-t-elle.
Croyait-il avoir encore une chance d’obtenir la vente de la maison ? Sans doute n’avait-il amené son ami Francis que dans le but de continuer à insister, néanmoins, il lui avait rendu service.
— Il va bientôt y avoir une foule de touristes sur les plages, prédit Francis, mais vous, vous serez bien tranquille.
— Ma tante n’appréciait pas les incursions dans son domaine, elle a fait consolider les clôtures des quatre hectares et poser partout des panneaux pour dissuader les promeneurs. En revanche, elle n’a jamais fermé le portail, je crois qu’il a rouillé en position ouverte !
— Si ça vous rassure, proposa Hugues, je vous le débloquerai.
Le trouvant carrément trop serviable, elle secoua la tête.
— Pour le moment, il est bien comme ça, affirma-t-elle en se levant.
— Neuf heures demain matin ? proposa Francis. Je viendrai avec un employé, nous n’en aurons pas pour longtemps à tout charger.
Il sortit de sa poche une grosse liasse de billets et compta rapidement la somme sur le coin de la table. Devant l’air étonné d’Anne, il eut un sourire entendu et précisa :
— Je paye toujours en espèces, c’est mieux pour les affaires !
Elle attendit qu’ils soient partis avant de ramasser l’argent. Où allait-elle ranger ça ? Devait-elle en parler au notaire ? Apparemment, Pierre Laborde avait fait une estimation de la maison et de ce qu’elle contenait un peu en dessous de la réalité. Sans doute était-ce souvent le cas lors d’une succession, toutefois elle prendrait rendez-vous à l’étude dès la semaine prochaine. Pas question d’avoir le moindre ennui avec cet héritage qui lui causait déjà beaucoup de soucis.
— Demain après-midi, dit-elle au chien, j’arrangerai tout à mon goût !
Elle avait déjà imaginé certains aménagements, et commandé deux lits qui devaient être livrés en fin de journée. Vendredi soir, elle irait chercher Léo et Charles à la pension, entre deux balades ils pourraient lui donner un coup de main pour installer les chambres. Et elle espérait toujours que Paul viendrait dimanche. S’il trouvait la maison différente, plus accueillante, peut-être serait-il moins mal disposé ?
« Il faut décrocher les rideaux du salon, on a l’impression qu’ils vont tomber en poussière. Changer tous les abat-jour, acheter quelques coussins de couleurs vives, mettre des bougies dans les chandeliers… »
Mais ni des bougies ni des coussins ne réussiraient à convaincre Paul de rester, elle le savait d’avance.
« Au moins, toutes les vieilleries auront disparu et les beaux meubles seront mis en valeur. En plus, Paul ne connaît pas ma chambre, une pièce qui va forcément lui plaire. »
Elle essayait de se rassurer sans y parvenir. Treize ans d’un mariage serein, et soudain cet incident de parcours. Un désaccord insignifiant qui prenait de jour en jour d’inquiétantes proportions. Le cadeau posthume d’Ariane mettait paradoxalement son couple en péril, mais au fond la bastide n’était qu’un prétexte, le problème devait couver sans qu’Anne en ait eu conscience. Elle avait cru bien s’entendre avec Paul et tout partager, or ils se révélaient incapables de gérer un événement inattendu. Ils n’étaient plus côte à côte, ils se retrouvaient face à face.
— Viens, mon gros, on va se promener !
Lasse d’arpenter la maison, elle avait envie d’une marche au grand air, sur « ses » terres. À l’ombre des pins, elle allait explorer les quatre hectares qui lui appartenaient désormais.
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— Non, pas de ça ! intima Paul au boxer qui s’était mis à grogner.
Tandis que le maître tenait plus fermement son animal, il désinfecta un endroit du pelage et injecta le vaccin.
— Voilà, c’est fini.
— Son caractère ne s’améliore pas en vieillissant, plaisanta le maître.
— Comme les humains, fit remarquer Paul d’un ton un peu acide.
Il atténua sa réflexion d’un sourire, se reprochant aussitôt son agressivité. Ses clients n’étaient pas responsables de ses problèmes avec Anne et sa vie privée ne devait pas empiéter sur son métier. Il remplit le carnet de santé du boxer, apposa la vignette du vaccin et raccompagna son client jusqu’au bureau de l’assistante. Celle-ci trônait derrière un haut comptoir d’où elle pouvait surveiller la salle d’attente, les entrées et les sorties, et derrière lequel elle pouvait aussi se réfugier en cas de bagarres de chiens.
— Il ne vous reste que le petit chat de Mme Weber, dit-elle à Paul avec une mimique encourageante.
Elle avait dû remarquer qu’il était de mauvaise humeur ces jours-ci, et sans doute l’attribuait-elle au surcroît de travail dû à l’absence de Julien. En fait, quand l’un d’eux prenait quelques jours de vacances, l’autre se retrouvait quasiment débordé. Mais il ne serait pas venu à l’idée de Paul de s’en plaindre, il adorait son métier et y trouvait autant de plaisir qu’au début de son installation. Sa vocation de vétérinaire l’avait saisi enfant, il avait réalisé son rêve, de ce point de vue il était pleinement satisfait.
Après avoir soigné le chaton, il laissa partir Brigitte en déclarant qu’il fermerait. Dans le calme de son cabinet, il resta quelques minutes assis sans rien faire. Le fond d’écran de son ordinateur était une photo prise sur la plage de Messanges un matin d’hiver. L’océan semblait gris-vert et de gros rouleaux se fracassaient sur le sable dans des gerbes d’écume. Depuis toujours, l’eau faisait partie de leur vie à tous. Plongée, surf, bateau, ils avaient pratiqué tous les sports nautiques lorsqu’ils étaient jeunes, à l’époque où Valère et sa petite sœur Anne faisaient partie de la bande que fréquentait Paul. Il était tombé amoureux d’elle très vite, presque comme une évidence, mais sans imaginer alors qu’il l’épouserait un jour. Ils avaient tous leurs projets, ils démarraient leur existence, ils s’étaient séparés, recroisés, presque perdus de vue, mais grâce à Valère qui avait fait le lien entre eux, ils ne s’étaient pas ratés au bout du compte.
— Mon Dieu, Anne, soupira-t-il à mi-voix.
Que faisait-elle là-bas sans lui, dans cette détestable bastide, ce tas de pierres tombé entre eux ? Jusqu’où allait les conduire leur obstination réciproque ? Jusqu’à la séparation, la rupture ? Une perspective impensable qui lui fit serrer les dents, et il se mordit la langue au moment où son portable se mettait à sonner.
— Paul ! claironna Estelle. Je ne vous dérange pas ? Vous êtes seul ?
— Oui, j’allais fermer la clinique.
— Alors, ça tombe bien, je voulais vous parler tranquillement. Écoutez, je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais je sais par Léo que vous êtes chez vous le soir tandis que ma fille s’obstine à rester dans la maison d’Ariane. Comment devons-nous l’interpréter, Gauthier et moi ? C’est tout de même une situation insensée ! Si vous voulez mon avis, vous devriez aller la chercher. La savoir toute seule dans cette grande bâtisse m’empêche de dormir. Et je me fais du souci pour vous deux. Enfin, Paul, vous êtes un couple merveilleux, vous vous adorez, vous n’allez pas laisser cette histoire d’héritage vous créer des problèmes ?
Stupéfait par ce long discours, Paul ne répondit pas immédiatement. En général, Estelle avait peu d’opinions personnelles, et sans doute Gauthier lui avait-il fait la leçon. Ils avaient dû discuter longuement de leur fille et de leur gendre, or Paul n’avait aucune envie d’être au centre de leurs conversations.
— Ne vous inquiétez pas, Estelle, finit-il par marmonner.
— Mais si, je m’inquiète ! Et que doit penser Léo ? Ah, vraiment, cette pauvre folle d’Ariane a eu une drôle d’idée ! Elle a laissé derrière elle une bombe à retardement. Qu’avait-elle besoin de faire un testament ? Elle avait un frère, elle aurait pu lui faire confiance pour gérer les choses après sa mort, non ?
Paul eut son premier sourire spontané de la journée. Même sans sympathie particulière pour Ariane, il comprenait qu’elle n’ait rien laissé à un frère qu’elle ne voyait jamais, qui ne prenait pas de ses nouvelles et qui la traitait de folle. Pour être impartial, il fallait bien reconnaître que seule Anne s’était préoccupée de sa tante, lui avait rendu visite par plaisir, avait un peu égayé la fin de sa vie.
— Cet héritage est très injuste, il crée des rancœurs, vous feriez mieux de vous en débarrasser, conclut Estelle.
Elle répétait sans doute les mots de Gauthier qui ne devait pas apprécier les dissensions familiales.
— Tout ça n’est pas si grave, répliqua Paul posément. Je vous tiendrai au courant. Au revoir, Estelle.
Il venait de couper court avec un mensonge. Pas si grave ? À quoi pensait-il, juste avant que sa belle-mère ne l’appelle, sinon au risque d’une rupture entre Anne et lui ? Or ce serait bien la pire chose qui pourrait leur arriver. D’un geste résolu, il appuya sur la touche du numéro d’Anne. Dès qu’il l’entendit, il se sentit soulagé et annonça qu’il viendrait passer le dimanche à la bastide.