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— Tout pour Anne, alors ?

— Oui, tout. Si je léguais une théière ou un chandelier aux autres, ils prendraient ça pour de l’humour noir.

Avec un geste insouciant de la main, comme si elle chassait un moucheron, Ariane Nogaro ébaucha un sourire.

— Anne est une jeune femme remarquable, affirma-t-elle. Je la préfère depuis toujours et, à mon âge, on a le droit de se montrer sélectif dans ses affections. On a fait le tri !

— Mais vous avez trois autres neveux et nièce, lui rappela le notaire d’un ton patient.

— J’ai aussi un frère et une belle-sœur. Et alors ? On ne choisit pas sa famille, vous savez bien. Hormis Anne, ils sont tous sans intérêt pour moi.

Dans son visage émacié et ridé, ses grands yeux clairs conservaient un reste d’éclat, elle le vérifiait chaque matin dans son miroir. Elle en profita pour toiser son notaire.

— Allons, ironisa-t-elle, ne prenez pas cet air contrarié, vous n’êtes pas concerné. Quand vous leur lirez mon testament, ce n’est pas à vous qu’ils s’en prendront. D’ailleurs, je crois qu’ils n’attendent rien, je ne leur ai jamais laissé à penser qu’ils hériteraient quoi que ce soit. Je suis la tante Ariane, la vieille toquée…

Elle se leva, fit quelques pas vers la fenêtre battue par la pluie. Durant une longue minute, elle observa les gouttes d’eau qui glissaient, se rejoignaient en rigoles et filaient le long des carreaux. Un vent fort rôdait autour de la bâtisse, faisant gémir les huisseries délabrées.

— Pierre, dit-elle sans se retourner, vous êtes mon ami, n’est-ce pas ? J’ai si souvent signé, dans votre étude, de ces petits papiers qui modifient le cours d’une existence ! Pour vous, mon parcours semble peut-être cohérent, mais ma famille n’y comprendra rien. Si besoin est, vous leur expliquerez que mon seul but était de retrouver le paradis perdu. Cette quête, évidemment vouée à l’échec, m’a tout de même fait tenir debout pendant plus d’un demi-siècle.

— Pourtant, fit-il remarquer, il s’agissait d’une cause perdue, vous venez de le dire.

— Perdue mais magnifique ! J’ai eu ma revanche, je suis revenue ici.

— Pour vivre dans vos souvenirs ?

— Si on veut. La fête était finie depuis longtemps, les lampions éteints et ma jeunesse enfuie, mais j’étais de nouveau chez moi. Chez moi. Ma terre, mes murs, mon identité, le petit morceau d’horizon qui m’appartient.

— Anne ressentira peut-être les choses différemment, risqua-t-il.

— Peu importe, je ne serai plus là pour le voir. Je ne pense pas qu’on se désespère à six pieds sous terre ou du haut du ciel.

Elle fit volte-face et regagna son fauteuil. Hormis le cercle de lumière diffusé par deux lampes aux abat-jour de guingois, le reste de la pièce était dans l’ombre.

— Je suis malade, annonça-t-elle sans aucune emphase. Et je vous prie de croire que je ne deviendrai jamais grabataire, je m’en suis fait la promesse. L’hôpital est mon cauchemar car les médecins sont des ânes, ils vous prolongent au-delà du raisonnable, souvent jusqu’à l’indécence. Toutefois, je ne veux pas non plus mourir ici, ce serait trop désagréable pour Anne au cas où… Vous voyez le dilemme, mon ami ?

Elle y réfléchit quelques instants, pesant le pour et le contre.

— À une époque, on ne dissimulait pas la mort, on se recueillait devant elle, on veillait les corps. Maintenant, on les fait disparaître au plus vite, ou bien on les maquille pour leur donner « bonne mine ». La mort fait peur, on l’occulte, on l’escamote, quelle idiotie ! Nous redeviendrons poussière, c’est une de nos rares certitudes à tous.

— Ariane, murmura-t-il, vous en parlez trop. Faire votre testament vous a donné des idées noires.

— Au contraire, je suis soulagée d’avoir tout mis en ordre. Durant mes insomnies, je vais pouvoir imaginer Anne ici. Avec son caractère, et à condition qu’elle se prenne au jeu…

La grimace dubitative du notaire l’agaça mais elle décida de ne pas en tenir compte.

— Quand elle me rend visite, et au passage je rappelle qu’elle est la seule à trouver des moments pour sa vieille tante, elle est toujours délicieusement tonique. Jamais complaisante, elle me parle d’égale à égale comme si nous avions le même âge. Elle ne propose pas de faire mes courses, ne me conseille pas de me reposer, ne me demande pas si je prends bien mes médicaments, bref, toutes ces fadaises qu’on sert aux gens âgés. Elle se contente de bavarder à bâtons rompus, ensuite on mange les gâteaux qu’elle apporte chaque fois pour satisfaire ma gourmandise. Je la remercie en lui offrant deux doigts de porto qu’elle fait semblant d’apprécier, c’est son unique concession. Et puis…

Penchée en avant, elle agita son index devant le visage du notaire qui l’écoutait, sourire aux lèvres.

— Et puis elle aime mon chien !

Ils rirent ensemble, en vieux complices qu’ils étaient. Le chien en question était un molosse de cinquante kilos, doux et affectueux, mais qui effrayait tous les visiteurs.

— La première fois qu’elle l’a vu, elle ne s’est pas récriée comme mon abruti de frère : « Il va te mordre, ou au moins te faire tomber, ma parole, tu es folle ! » Non, Anne est d’une autre trempe, elle a trouvé l’animal très beau, très impressionnant, et elle a estimé que je serais en sécurité avec lui. D’après elle, c’est mieux qu’une alarme. En réalité, Goliath se montre surtout un très gentil compagnon malgré son incroyable voracité.

— Vous aimez Anne parce qu’elle aime les chiens ? s’étonna-t-il.

— C’est un bon point pour elle. Mais bien sûr, il y a des choses plus importantes. Elle a de la volonté, de la fantaisie, et une sacrée personnalité. Tout ce que les autres n’ont pas. Mon frère et sa femme ont fait des enfants aussi fades qu’eux !

— Vous êtes dure.

— Je n’ai plus beaucoup de temps pour des mensonges de courtoisie.

Il la considéra un instant avec une sorte d’admiration dont il n’arrivait pas à se défendre. Elle savait qu’il la trouvait extraordinaire, non pas parce qu’il devenait sénile mais parce qu’elle était extraordinaire. Son passé tumultueux en donnait la preuve, elle avait abattu tous les obstacles sur sa route sans aucun état d’âme, elle n’était pas Madame Tout-le-monde.

— Ariane, il faut que vous mesuriez les conséquences de votre décision. Ce genre de testament pourrait faire… exploser votre famille. Dans mon étude, j’ai vu des gens se déchirer pour moins que ça. Même lors de successions bien partagées, des jalousies éclatent au grand jour, des rancunes remontent à la surface, on dirait que dès qu’il est question d’argent il n’y a plus ni amour ni respect.

— Eh bien, c’est une manière de découvrir la vérité sur les sentiments qu’on se porte, non ?

Ignorant son cynisme, il poursuivit :

— Peut-être faites-vous à Anne un cadeau empoisonné. Elle n’aura pas forcément les mêmes… priorités que vous. L’opinion de son mari entrera en ligne de compte.

— Elle fera ce qu’elle voudra, trancha sèchement Ariane.

Un petit silence s’installa entre eux jusqu’à ce qu’elle chuchote :

— Vous entendez l’océan ?

Il prêta l’oreille, finit par hocher la tête.

— Ce soir, il semble bien agité.

— Lorsque j’étais enfant, j’adorais voir les gros rouleaux frangés d’écume se fracasser sur le sable. Mon père nous avait appris la prudence, on ne nageait pas ces jours-là, on se contentait de regarder. Désormais, j’en suis réduite à ça, mon âge et mon état de santé ne me permettent plus que de regarder, alors je m’en mets plein les yeux. Heureusement, j’arrive encore à me promener un peu, j’aperçois la plage de loin ou je me traîne jusqu’à la pinède. J’y rêve au bon temps des gemmeurs…

Elle prononçait toujours ce mot avec une infinie nostalgie. Si elle avait pu racheter la propriété familiale et une infime partie des bois, l’activité du gemmage était bel et bien finie. Depuis les années quatre-vingt, on ne récoltait plus aucune résine et toute la forêt de Gascogne avait essentiellement une vocation papetière. Quelle chimère avait-elle poursuivie en voulant se réapproprier l’endroit ? Si le pin, à l’époque surnommé « l’arbre d’or », avait enrichi son père, c’est qu’il possédait alors une grande surface de forêt. Mais une mauvaise gestion de son domaine, d’incessants conflits avec ses résiniers et des goûts assez dispendieux l’avaient totalement ruiné. Il avait vendu les terres, puis la maison, au moment où Ariane fêtait ses dix-huit ans. Ce dernier anniversaire avait été sinistre, dans des pièces à moitié vidées de leurs meubles. Ariane en conservait toujours, cinquante-cinq ans plus tard, un souvenir cuisant. Certains des invités s’étaient décommandés sous divers prétextes, le buffet s’était révélé médiocre, faute d’avoir pu faire appel au traiteur habituel, et ses camarades de l’école privée où elle avait effectué toute sa scolarité l’avaient regardée avec une compassion dédaigneuse. Dans le petit monde des propriétaires forestiers, on savait manifestement que la famille Nogaro était déchue, le père ayant fait faillite. Ah, que ce mot était donc accablant ! La bourgeoisie landaise des années cinquante rejetait sans pitié tout ce qui n’appartenait plus à son milieu. Ariane s’était sentie exclue, pitoyable, une impression odieuse pour une jeune fille élevée dans le luxe et l’insouciance. Ce soir-là, blottie au fond de son lit où elle ne trouvait pas le sommeil, elle s’était juré d’avoir sa revanche. Un serment réitéré devant le camion de déménagement. Le cœur serré, elle avait vu tout ce qui restait de l’ancienne vie des Nogaro s’entasser dans le semi-remorque tandis que son père jetait un dernier regard meurtri à la façade de leur maison. « Je reviendrai ! » avait-elle pensé avec une intensité qui lui avait fait monter les larmes aux yeux. Ce serment en forme de défi avait peu de chances de se réaliser, pourtant Ariane en avait fait le credo de toute son existence et était arrivée à ses fins.

— Lorsque mes parents se sont installés à Biarritz, mon abruti de frère s’est montré tout content ! Il n’avait que onze ans, il trouvait ça à son goût. L’animation de la ville l’a ébloui car il n’aimait pas l’isolement de notre ancienne maison. Et la villa étriquée où nous nous sommes entassés lui a plu, on aurait presque dit qu’il était enfin dans son élément. Moi, je me sentais anéantie.

Jolie fille mais un peu garçon manqué à force de courir dans les pinèdes ou de se jeter dans l’océan, elle avait vite compris où était son intérêt, optant soudain pour une gracieuse féminité qui avait immanquablement attiré les regards… et les prétendants. Moins d’un an plus tard, elle s’était mariée avec un homme plus âgé qu’elle et nanti d’une jolie fortune. Le premier pas de sa revanche, qui serait suivi de bien d’autres.

— Ce n’était pas qu’une question d’argent, Pierre.

De nouveau, il eut une expression sceptique. Les trois mariages d’Ariane – deux fois divorcée, une fois veuve – l’avaient indiscutablement enrichie.

— Non, l’argent n’était que le moyen. Je poursuivais un objectif auquel je me suis accrochée bec et ongles. Le temps que je trace ma route, notre ancienne maison avait été plusieurs fois vendue et rachetée. Personne ne s’y plaisait, elle passait de main en main. Moi, je suivais ça de loin, j’attendais mon heure.

Elle avait commencé tôt à consulter Pierre Laborde, jeune notaire à Dax. Bien que n’ayant pas suivi d’études supérieures, elle possédait un sens inné des affaires, en tout cas des siennes.

— Quand j’ai enfin racheté la maison, mon frère a dit, avec l’originalité qu’on lui connaît : « Ma parole, tu es folle ! »

— N’accablez pas toujours Gauthier, protesta-t-il. Savoir se contenter de ce qu’on a est une vertu.

— Vraiment ?

Elle raillait encore mais la réflexion l’avait touchée. Pour sa part, jamais elle ne s’était sentie satisfaite, sauf le jour où elle avait enfin eu en main le trousseau de clefs de la bastide Nogaro. Étrangement, la propriété n’avait pas changé de nom. Manque d’imagination ou négligence des propriétaires successifs, cette appellation facile à retenir lui était restée.

— Gauthier a mené sa barque comme il l’entendait, admit-elle. Il a fondé sa famille, il a aimé son métier, aujourd’hui il coule une retraite paisible, tant mieux pour lui. Mais c’est moi qu’il accable à toujours me traiter de folle.

— Il n’a pas compris votre démarche.

— C’est simple, il ne comprend rien. Que je rachète la maison de notre enfance aurait pu lui sembler merveilleux, ou au moins amusant, or il n’a été que consterné. Quand je lui ai annoncé le prix que j’avais payé, savez-vous ce qu’il a dit ?

— « Ma parole, tu es… »

— Folle, oui. Il n’a jamais très bien su – ou voulu savoir – que j’avais de l’argent. Encore moins ce que j’en faisais. Comme je me suis toujours montrée économe, occupée que j’étais à réunir la somme nécessaire au rachat, peut-être en avait-il déduit que j’étais sans le sou. Ou alors, il me croyait avare !

Elle esquissa un sourire béat, se remémorant la joie guerrière qui s’était emparée d’elle le jour de la signature. Après le départ des vendeurs, Pierre avait sorti du champagne. Il était inquiet à l’idée qu’Ariane, son but étant atteint, ne sombre dans l’ennui ou la mélancolie. Elle avait beaucoup ri à cette idée. L’ennui ? Oh, grands dieux, non ! Reprendre possession des lieux allait l’occuper un moment. Solitaire dans l’âme, elle n’avait besoin de personne pour jouir de ce retour dans sa maison. Elle n’y avait d’ailleurs convié son frère qu’au bout d’un mois, une fois réinstallée dans sa chambre de jeune fille.

— Il a fait le tour des pièces en ouvrant de grands yeux, comme s’il n’avait jamais vécu là. Puis il a déclaré que cette « baraque » était une vraie « caserne ». J’ai essayé d’évoquer nos souvenirs d’enfance mais il avait presque tout oublié. Il n’éprouvait pas d’émotion, rien qu’une stupeur désolée. Quant à sa femme, n’en parlons pas, si je lui avais fait visiter le musée des horreurs, elle n’aurait pas eu d’autre grimace. Ensuite, mes neveux sont venus chacun leur tour, vaguement intrigués, un peu boudeurs, en tout cas nullement intéressés, et bien sûr Anne a été la seule à trouver ça extraordinaire. Alors, que voulez-vous, on récolte ce qu’on sème. Je ne me sens d’obligation envers personne.

Soudain fatiguée, elle lâcha un long soupir et se tassa dans son fauteuil.

— Je vais vous laisser, murmura Pierre. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— Non, ricana-t-elle, j’ai très peu de besoins, c’est ce qui fait ma force !

Pourtant elle paraissait faible sous le triste éclairage, et il se demanda jusqu’à quel point elle était malade. Mais il ne pouvait pas l’interroger à ce sujet, leur intimité n’allait pas si loin. Après avoir soigneusement rangé les documents dans sa serviette, il prit congé en promettant de revenir bientôt. Une promesse qu’il était bien décidé à tenir car il éprouvait une tendresse particulière pour Ariane Nogaro.

*
**

Anne vérifia une dernière fois ses résultats, puis elle lança l’imprimante. Même en aimant les chiffres, elle avait assez travaillé pour aujourd’hui, elle n’en pouvait plus. Après avoir récupéré les feuilles dans le bac, elle les agrafa et les glissa dans le dossier de son client.

— Une bonne chose de faite, marmonna-t-elle.

Paul ne tarderait plus à rentrer, la journée s’achevait. Elle gagna la cuisine et jeta un coup d’œil machinal au-dehors. La lanterne qui éclairait le tout petit jardin s’était allumée automatiquement dès la nuit tombée, projetant un peu de lumière sur l’allée de gravier, les deux carrés de pelouse et la barrière blanche. En été, les rosiers plantés le long des murs donnaient des fleurs à profusion, mais en cette fin d’hiver ce n’étaient que des ronces nues. Bientôt, Paul les taillerait.

Sifflotant gaiement, Anne commença à faire fondre du beurre dans une casserole, décidée à confectionner un soufflé au fromage accompagné d’une salade aux noix. Elle cuisinait de façon simple et sans y penser, laissant à Paul le plaisir de concocter des recettes plus élaborées. Il s’y mettait avec enthousiasme le week-end, capable de passer deux heures à préparer un plat. La dégustation se révélait parfois décevante sans jamais le décourager.

L’idée fit sourire Anne. La ténacité de Paul était l’une de ses qualités ; lorsqu’il voulait quelque chose il s’attelait à la tâche et ne se laissait pas distraire de son but. Il l’avait prouvé en poursuivant Anne depuis l’adolescence. Au premier regard elle lui avait plu, mais elle n’avait que quinze ans et lui dix-huit, un véritable fossé les séparait à cet âge-là. Elle venait d’entrer en seconde au lycée alors qu’il était déjà en terminale et leurs chances de se rencontrer auraient été presque nulles si Paul n’avait pas été le meilleur ami d’un des frères d’Anne. Le rapprochement étant facilité, les week-ends occupés à essayer de tenir sur une planche de surf ou à jouer au tennis s’étaient multipliés. Les familles se connaissaient, les jeunes organisaient des barbecues ou des soirées sur la plage, et parmi toute une bande de joyeux copains Anne et Paul se voyaient souvent. Cependant, il avait déjà fait son choix de carrière, il voulait à tout prix devenir vétérinaire et il avait dû partir à Bordeaux pour effectuer ses deux années de préparation au concours. Il revenait pendant les vacances et essayait de ne pas perdre Anne de vue. Tandis qu’elle passait son bac, il avait été admis à l’école vétérinaire de Toulouse pour un cursus qui allait durer cinq ans. Durant cette période, leurs existences avaient fatalement pris des directions différentes. Anne était allée à Pau effectuer une formation de comptable, attirée par les chiffres et la gestion. Chacun avait fait des rencontres de son côté, ils ne s’étaient plus croisés que de loin en loin. Mais grâce au frère d’Anne dont il était resté l’ami, Paul savait ce qu’elle devenait, et il pensait toujours à elle. Au moment où il avait obtenu son diplôme, Anne venait de rompre avec son petit copain du moment et Paul avait sauté sur l’occasion, consacrant un été entier à la conquérir pour de bon. En septembre, ils s’étaient déclarés fiancés et s’étaient mariés au printemps suivant. Anne avait vingt-deux ans, Paul vingt-cinq, leur fils Léo était né un an plus tard.

Tandis qu’Anne pouponnait, Paul avait créé sa clinique vétérinaire avec l’un de ses anciens condisciples de Toulouse et s’était rapidement constitué une large clientèle. En choisissant pour s’implanter la toute petite ville de Castets, qui comptait à peine deux mille habitants, il avait fait le pari réussi de drainer toute la région alentour, composée de villages éloignés les uns des autres. Avant son installation, il fallait descendre à Dax ou à Soustons pour consulter un vétérinaire, et son arrivée avait soulagé de nombreux habitants. Les gens l’appréciaient pour son empathie, son calme en toutes circonstances, sa compétence indiscutable en matière d’animaux de compagnie. Et il pratiquait des tarifs raisonnables car jamais il n’avait oublié l’une des phrases du serment de Bourgelat – équivalent pour les vétérinaires au serment d’Hippocrate pour les médecins – prononcé le jour de son doctorat : « La fortune consiste moins dans le bien que l’on a que dans celui que l’on peut faire. »

Pour conserver une activité sans délaisser son bébé, Anne avait repris son métier de comptable à la maison. Elle limitait ses visites aux petites entreprises dont elle s’occupait et traitait l’essentiel des dossiers chez elle, sur son ordinateur. Cette obligation de rester rivée à un écran lui avait ouvert des horizons. Naviguant d’un site à l’autre, elle pouvait suivre de près l’évolution de la fiscalité et perfectionner ses connaissances en droit.

Leur couple fonctionnait avec un minimum de heurts, chacun faisant les concessions nécessaires à l’autre, et au fil du temps leur amour n’avait pas faibli. Chaque soir, le bonheur de se retrouver demeurait quasiment intact, le désir était toujours là, la complicité aussi. Mariés depuis treize ans, ils s’estimaient heureux.

Des phares balayèrent la fenêtre de la cuisine et, deux minutes plus tard, Paul fit son entrée. Il vint d’abord l’embrasser, jeta un coup d’œil dans le four pour voir ce qui cuisait puis se débarrassa de son blouson.

— Quel temps affreux ! s’exclama-t-il. Odeur de chien mouillé, traces de pattes boueuses, la salle d’attente était dans un état ce soir… Je te sers un verre ?

Il venait de prendre une bouteille de Tursan, un vin blanc sec des Landes. Tandis qu’il ôtait le bouchon, elle l’enveloppa d’un regard attendri. Ses cheveux, très bruns, avaient été ébouriffés par le vent, et malgré la fatigue de cette fin de journée son regard sombre pétillait parce qu’il souriait. Grand et maigre, il avait une silhouette un peu dégingandée mais qui conservait quelque chose de juvénile. Il vint trinquer avec elle et proposa d’assaisonner la salade.

— Non, protesta-t-elle, tu mets trop de vinaigre. Léo a téléphoné tout à l’heure, il paraît que nous serons ravis par ses notes.

Leur fils, qui avait tenu à aller en pension pour rester avec son meilleur copain, appelait presque chaque soir, à la fois heureux d’être là-bas et nostalgique de la maison.

— « Ravis » ? répéta Paul avec une grimace dubitative. Il faudrait qu’il ait fait de sacrés progrès !

— Il en fait chaque mois, ne sois pas injuste.

S’approchant d’elle, il la prit par les épaules et l’embrassa dans le cou.

— Tu sens bon, j’adore ton parfum.

— Ariane aussi a téléphoné. Je passerai la voir demain, il y a trop longtemps que je n’y suis pas allée.

— Ah, la tante Ariane… Curieux personnage, hein ? Il faudra que je vaccine Goliath ces jours-ci, j’ai vu passer son nom dans la liste des rappels.

— Pourquoi la trouves-tu si étrange ? Elle est juste atypique.

— Comme tu dis ! Mettons qu’elle ne ressemble à personne, et au fond, ce serait plutôt une qualité.

Paul appréciait le caractère fantaisiste de sa femme, et il mettait Ariane Nogaro dans le même camp, celui des originaux. Il regarda Anne enfiler d’épaisses maniques pour sortir le soufflé du four.

— Si Léo était là, fit-il remarquer, il n’en laisserait pas une miette.

— Je crois qu’il mange assez bien dans sa pension. Les menus sont variés et il ne se plaint de rien.

Il la dévisagea pour s’assurer que sa réflexion ne contenait aucun sous-entendu. Comme toutes les mères, le départ de son fils unique en pension avait dû l’attrister mais elle ne l’avait pas montré jusqu’ici. Pour sa part, Paul estimait que la pension était une excellente expérience, qu’on y travaillait mieux qu’en externat, qu’on s’y amusait et qu’on s’y faisait des amis pour la vie. Léo avait pris sa décision tout seul, ce qui avait évité une discussion familiale, mais son argument d’obtenir de meilleurs résultats n’avait pas trompé Paul. En réalité, leur fils ne voulait pas quitter son copain Charles avec qui il avait fait toutes ses classes primaires.

— As-tu passé une bonne journée ? s’enquit-il tout en se lavant les mains.

— J’ai bouclé un dossier fastidieux qui traînait, je vais pouvoir m’attaquer au suivant, bien plus rigolo.

Il éclata de rire, toujours surpris qu’elle puisse s’amuser en alignant des sommes et des bilans. Il lui avait abandonné avec soulagement la gestion comptable de la clinique vétérinaire, tout comme elle gérait leurs affaires personnelles, déclarations d’impôts comprises. Qu’une femme si fantasque aime la rigueur des chiffres lui semblait contradictoire, mais Anne était bourrée de contradictions, ce qui en faisait quelqu’un d’imprévisible. Et il adorait ça ! Il se trouvait lui-même trop sérieux et aurait vite sombré dans de fastidieuses habitudes si Anne n’avait pas pimenté leur existence. Elle décidait d’improbables vacances sur un coup de tête, changeait soudain les meubles de place, achetait parfois un vêtement extravagant, oubliait l’heure en toute bonne foi. Mais elle n’était pas capricieuse pour autant, et sur tous les sujets importants savait se montrer réfléchie. Non seulement il était encore amoureux d’elle et ne l’avait jamais trompée depuis leur mariage, mais avec les années il s’était mis à éprouver une immense tendresse, assortie du besoin constant de la protéger, et lui vouait une infinie reconnaissance d’avoir réussi à construire ensemble. Enfin, il était toujours séduit par ses yeux verts mouchetés d’or, ses fossettes dès qu’elle souriait, ses petites mèches de cheveux blonds coupés court, son corps aux rondeurs bien placées et si attirantes.

— La météo ne prévoit rien de bon pour demain, annonça-t-elle. L’hiver traîne en longueur cette année…

— Tu as envie de vacances au soleil ?

Leur petite maison était payée, ils pouvaient s’offrir une escapade de temps en temps. Elle lui adressa un sourire radieux et il comprit qu’il avait fait mouche.

— Je vais y réfléchir ! dit-elle gaiement.

Elle était capable de leur dénicher une cabane en haut d’un arbre, d’organiser un stage de canoë dans les torrents ou de louer une roulotte en Irlande. D’avance, il approuvait.

Ariane déposa la gamelle de Goliath sur le carrelage de la cuisine et se redressa en grimaçant. Vieillir lui était égal mais toutes les misères de l’âge l’exaspéraient. Incapable de rester debout, elle alla s’asseoir pour regarder son chien manger. Une belle bête, vraiment, grâce à laquelle elle ne se sentait pas seule. Bien mieux qu’une dame de compagnie qui aurait bavardé à tort et à travers, l’aurait poursuivie avec un châle ou une tasse de thé. Beurk ! Ariane n’aimait que le café corsé et amer, dont elle s’octroyait au moins trois tasses par jour. Se priver de plaisir pour gagner, peut-être, un peu de temps supplémentaire ne l’intéressait pas.

Autour d’elle, l’immense cuisine aurait bien eu besoin d’un coup de peinture. En revanche, les grands placards de bois ciré défiaient les générations, ils étaient déjà là lorsqu’elle était enfant. Pour la millième fois, elle savoura le bonheur d’être chez elle. Elle ne se lassait pas d’avoir retrouvé cette maison qui lui avait été en quelque sorte confisquée par le destin. Eh bien, elle avait contrarié le destin et redressé la barre !

Sans cesser de dévorer ses croquettes, Goliath se mit à battre de la queue. Puis il leva la tête une seconde, émit un jappement ridicule pour un chien de sa taille, et replongea la truffe dans sa gamelle. Ariane se tourna vers la porte vitrée et découvrit la silhouette d’Anne qui attendait patiemment. Depuis combien de temps était-elle là, à regarder le chien sans vouloir le déranger ?

— Viens, le glouton a fini ! cria-t-elle.

L’entrée d’Anne fut accompagnée d’une grande bouffée d’air froid qui fit frissonner Ariane.

— Comment vas-tu, ma jolie ? Tiens, tu m’as apporté des gâteaux…

— Si j’arrivais les mains vides tu ne me donnerais rien à boire, riposta Anne du tac au tac.

Ariane lui sourit malgré ses douleurs et ses mains glacées.

— Remets donc une bûche dans le poêle, on gèle.

Anne commença par caresser la tête de Goliath avant de ramasser la gamelle vide qu’elle rinça dans l’évier. Ensuite, elle ajouta deux petites bûches au feu qui ronronnait dans le Godin, puis ouvrit un placard pour prendre des assiettes à dessert et des verres. Elle les déposa directement sur la table, ayant sans doute compris que sa tante souhaitait rester dans cette pièce. À chaque visite, le cadre pouvait être différent, les deux femmes naviguant à travers la bastide au gré des heures ou des saisons.

— Goliath veut sortir, je lui ouvre.

— Arrête avec cette porte, ou bien nous n’aurons jamais chaud.

Anne rit tout en mettant le chien dehors.

— Paul viendra le vacciner la semaine prochaine, prévint-elle.

— Je lui souhaite bien du plaisir, Goliath déteste les piqûres ! Est-ce qu’il va bien ? Paul, je veux dire.

— Il a beaucoup de travail, mais tu le connais, il aime ça. Quant à Léo, il nous a promis un bon carnet de notes.

— Alors, la vie est belle ?

— Pas mal du tout, à part ce foutu temps.

— Et toi, tu en as, du travail ?

— Assez à mon goût.

— Garde toujours ton job, ma jolie, c’est l’indépendance assurée. Quand je pense que je n’ai jamais eu de métier, j’ai honte.

Cette fois, Anne éclata d’un rire en cascade, spontané et communicatif.

— Tu en voulais un ?

— Ce n’était malheureusement pas la bonne solution pour moi. Trouver un trésor ou faire ce qu’on appelait un beau mariage était ma seule alternative pour m’enrichir et récupérer ma bastide. Aucun travail ne m’aurait autant rapporté que ce statut d’épouse, crois-moi ! D’ailleurs, à mon époque, être une femme au foyer n’avait rien d’inhabituel ou de répréhensible, personne n’aurait eu l’idée de te demander ce que tu faisais dans la vie. À partir du moment où tu avais un mari, tu étais censée t’occuper de ton intérieur et du bien-être du monsieur. Je m’en suis chargée très consciencieusement. Le premier m’a adorée et beaucoup gâtée, le deuxième assez vite détestée mais ça lui a coûté cher, et le troisième n’a pas fait long feu, dommage, il était charmant. Résultat : tout ça mis bout à bout s’est révélé bien plus lucratif que cent ans de labeur acharné. Alors, non, pas de métier pour moi.

Elle tendit la main vers un baba au rhum qu’elle déposa au bord de son assiette.

— Mais si j’avais dû gagner ma vie, reprit-elle avec entrain, je crois que j’aurais bien aimé être un gemmeur, tout simplement. Remarque, c’était sans doute un travail très dur et assez mal payé, sauf qu’il n’y avait pas de chômage et pas de pin sans sève !

— Pourquoi a-t-on cessé de la récolter ?

— Ouverture brutale du marché français à la concurrence étrangère. Le Portugal, l’Espagne, la Grèce… Il y a eu une baisse générale des cours. En conséquence, on a voulu activer le gemmage avec de l’acide sulfurique. Moins de piques à faire, donc moins de résiniers à payer, mais une qualité moindre. La baisse des cours s’est accentuée, les salaires ont stagné, les tensions entre propriétaires et gemmeurs sont devenues ingérables. Après, tout le système s’est écroulé.

Elle s’interrompit, soudain perdue dans ses pensées. À l’époque de la ruine de son père, elle n’y avait pas compris grand-chose. Plus tard, tandis qu’elle attendait son heure pour récupérer sa bastide, elle s’était intéressée de près à l’histoire de la résine. Une histoire qui se superposait à celle de toutes ces générations de Nogaro dont elle était issue.

— Quand j’étais jeune, reprit-elle, les campagnes de gemmage commençaient dès le mois de mars et on se mettait tous à vivre dehors. Je voyais les résiniers préparer les pins en les pelant, en les cramponnant, puis ils installaient leurs petits pots en terre. Quinze jours après, ils réalisaient les carres avec leurs hapchots.

— C’est quoi ?

— Une sorte de hachette pour faire l’entaille. En fait, on blesse l’arbre pour qu’il envoie de la résine afin de cicatriser sa blessure.

— Plutôt cruel, lâcha Anne en fronçant les sourcils.

— Je te parle de pins, chérie, pas de lapins.

— Les végétaux sont vivants.

— Les minéraux aussi, si tu vas par là.

Elles échangèrent un sourire et prirent le temps de savourer un premier gâteau.

— Dans les Landes, finit par enchaîner Ariane, les nouvelles piques se succédaient tous les quatre jours, en agrandissant l’entaille par le haut. Les petits copeaux qui tombaient à cette occasion étaient d’ailleurs formidables pour allumer les flambées, j’en ramassais de pleins paniers. Ah, j’adorais traîner au milieu de toute cette activité ! Les femmes des résiniers vidaient les pots dans des barriques, il y avait toujours du monde dans la forêt qui résonnait d’appels. Moi, je remorquais mon petit frère par la main et, parfois, on nous offrait un morceau de picachou.

— Un truc qui se mange ?

— Le sandwich du résinier ! Une espèce d’omelette aux piments frits dans du pain. Je n’en ai plus jamais goûté depuis, mais j’ai encore cette saveur sur la langue. Si seulement je pouvais revenir en arrière, remonter le temps…

Elle haussa les épaules, choisit un éclair au café.

— Et tes parents vous laissaient arpenter les bois sans surveillance ? voulut savoir Anne.

— Évidemment. Autres temps, autres mœurs. On ne craignait rien, il n’y avait ni satyre ni échappé d’asile. Les gemmeurs travaillaient presque toujours en couple, avec l’épouse ou la mère, et on trouvait quasiment une femme derrière chaque pin. Qu’aurait-il pu nous arriver ?

— Vous étiez aussi les enfants du patron.

— C’est vrai. Mais on n’y pensait pas, Gauthier et moi.

Elle redevint songeuse, la fourchette en l’air. Que son frère ne se souvienne de rien ou presque lui semblait incroyable. Dieu, qu’ils étaient dissemblables !

— Ton père ne te parle jamais de son enfance, n’est-ce pas ?

— Si, il a mille choses à raconter sur Biarritz. Il a adoré cette période, il s’est plu à l’école, il dit que c’est là que sa vocation d’enseignant est née.

— Tiens donc…

Au moment où Gauthier entreprenait des études pour devenir instituteur, Ariane habitait depuis des années avec son premier mari à Bordeaux, où ils menaient grand train. Elle songeait rarement à son frère, et qu’il veuille apprendre à lire aux enfants lui avait fait hausser les épaules. Bon, elle n’était ni charitable ni tolérante, elle en avait bien conscience. La preuve, elle ne demandait jamais à Anne comment allaient ses parents, sa sœur et ses frères. Elle ne se souciait, éventuellement, que de Paul et de Léo.

— Ces gâteaux proviennent de ta boulangerie habituelle ?

— Non, elle était fermée, j’en ai trouvé une autre.

— Pas mal du tout. Tu pourras y retourner !

Anne hocha la tête puis se leva pour aller ouvrir à Goliath. Tandis qu’elle le gratouillait derrière les oreilles, Ariane resservit un doigt de porto dans leurs verres minuscules mais très travaillés.

— Les jours où tu viens, je ne dîne pas, dit-elle en attaquant son éclair.

— Et la soirée n’est pas trop longue ?

— Non, je lis, je regarde un peu la télé, je fais des mots croisés. Avant de monter me coucher, je réchauffe parfois une de ces soupes toutes prêtes qui ne sont pas si mauvaises, et Goliath va faire son tour pendant ce temps-là. Mais il ne reste jamais longtemps dehors, je crois qu’il aime bien être avec moi.

— Il dort sur ton lit ?

— En principe, sur le tapis. Sauf quand j’ai froid et que je lui dis de venir faire la bouillotte.

De nouveau, Anne éclata de son rire spontané, si communicatif.

— Ton père dirait que je suis folle, je sais.

— Il se demande seulement comment tu te débrouilles, toute seule ici.

— Dans ce qu’il appelle la « caserne » ? Mais c’est mon paradis sur terre ! Est-ce que cette maison te paraît effrayante ou inhospitalière ?

Sa question n’étant pas anodine, elle écouta la réponse avec beaucoup d’attention.

— Pas du tout. Je suppose que c’était merveilleux pour toi de grandir ici. Les pièces sont vastes, les plafonds hauts, les escaliers larges, et il y a des fenêtres partout : de quoi jouer à la princesse le jour de son premier bal ! Et puis, une maison cachée dans la forêt, qui apparaît soudain au milieu d’une clairière, c’est magique. Quand j’arrive chez toi et que je dépasse les derniers arbres du chemin, je suis toujours frappée par la sobriété de l’architecture, son côté paisible et imposant. On a envie d’entrer se mettre à l’abri.

— À l’abri de quoi ? s’étonna Ariane.

— Des grondements de l’océan au loin, d’éventuelles tempêtes sur la forêt. À l’abri du vent et des bêtes qui rôdent. À l’abri du temps qui passe, peut-être.

— Eh bien, en voilà un romantisme échevelé !

— Je me laisse emporter, d’accord. Mais en fait, on pourrait tourner un film ici, le décor est planté pour une belle histoire.

Ariane médita un moment ce que venait de dire Anne. Un jugement très positif dans l’ensemble. Très ! Sa nièce appréciait l’endroit, lui trouvait du charme, ne jugeait pas impensable qu’on l’habite.

— Bien sûr, remarqua-t-elle en prenant l’air détaché, c’est moins intime que ta petite maison.

— Comme tu dis ! Paul et moi on l’adore, même si on manque un peu d’espace. Mais quand nous avons fait construire, nous étions déjà endettés pour la clinique vétérinaire, alors on s’est modérés. En revanche, l’isolation est parfaite ; par mesure d’économie Paul avait devancé la prise de conscience écologique. Et puis, j’ai moins de ménage à faire !

Elle le disait avec insouciance, avec son habituelle façon de s’accommoder des choses de la vie. De toute façon, elle avait été élevée dans les appartements de fonction de son père, parfois bien étriqués. Avant qu’il ne soit nommé directeur de son école primaire, les logements s’étaient succédé.

Perplexe, Ariane scruta sa nièce. Ce brave Pierre Laborde n’avait-il pas raison en arguant que le cadeau serait peut-être empoisonné ? Néanmoins, Ariane n’avait pas d’autre choix. Elle n’allait pas laisser ses biens à l’État, ni à une quelconque association qui en ferait Dieu seul savait quoi. Et décidément, personne d’autre dans la famille ne méritait d’être légataire, ou bien la bastide Nogaro serait vendue le jour même ! Au moins, Anne se poserait la question, elle caresserait le rêve un instant, c’était déjà ça.

— Si nous faisions une petite crapette avant que tu ne partes ?

— J’allais te le proposer, tu me dois une revanche.

Anne poussa les assiettes et alla chercher le tapis de cartes et deux jeux. Elle se mouvait avec aisance dans la maison, ayant appris à en connaître les recoins au fil de ses visites. Faisait-elle simplement son devoir en venant ici – mais au moins, elle le faisait, pas les autres –, ou y trouvait-elle un quelconque plaisir ? Elle semblait être la seule à s’intéresser à l’histoire de la famille, interrogeant volontiers Ariane sur le passé, sur ses grands-parents qu’elle n’avait pas connus, sur l’époque prospère des « arbres d’or » qui avaient fait vivre ses ancêtres. Elle feuilletait les albums photos, posait des questions, s’émerveillait. Ravie de sa curiosité, Ariane lui avait dit un jour qu’elle avait raison de se pencher sur ses origines car, quand on ne sait pas d’où on vient, on a peu de chances de savoir où on va !

— Tu me rappelles Jean Seberg dans À bout de souffle, constata-t-elle. Tes cheveux courts, ton adorable petit profil…

— Elle était plus mince que moi ! s’esclaffa Anne.

— Tu as vu ce film ?

— C’est un classique. De temps à autre, avec Paul, on loue des vieux films et on se fait une soirée cinémathèque. Certains ont terriblement vieilli, d’autres n’ont pas pris une ride.

— Ils en ont, de la chance… Crapette ! Tu n’as pas vu ce trèfle, tant pis pour toi.

Ariane se sentait très lasse, mais pour un empire elle ne l’aurait pas avoué à sa nièce. Après son départ, devrait-elle appeler un médecin ? Non, aucun remède n’ôterait de son cœur fatigué le poids des années. L’âge était là, et avec lui la satisfaction d’une vie plutôt bien remplie.

« Tu n’es qu’une égoïste », songea-t-elle tristement, tout en continuant à retourner des cartes.

*
**

Trois jours plus tard, il faisait toujours le même temps froid et pluvieux, l’hiver n’en finissait pas de s’attarder, alors que le climat des Landes s’adoucissait généralement en février.

Paul venait de garer sa voiture au plus près de la bastide et, après avoir empoigné sa sacoche, il gagna l’abri de l’auvent en deux enjambées pour éviter de se faire tremper. Plutôt qu’utiliser le jeu de clefs que lui avait confié Anne, il frappa, afin d’avertir le chien qu’il ne tenait pas à surprendre. Bizarrement, il n’y eut aucun aboiement. Paul tendit l’oreille mais ne perçut que le bruit de l’averse et du vent qui secouait les arbres au-delà de la clairière. Il frappa une seconde fois un peu plus fort, sans résultat. Comme il avait plu tout l’après-midi, Ariane n’était sûrement pas partie se promener avec Goliath ! Paul savait qu’elle faisait parfois des courses le matin, conduisant elle-même sa vieille voiture jusqu’au village de Lit-et-Mixe, poussant rarement jusqu’à Mimizan, mais le plus souvent elle se faisait livrer. Un de ses seuls contacts avec le monde extérieur car elle sortait peu et ne recevait pas. Pour Anne et Paul, il lui était arrivé de faire une exception, les conviant à d’étranges dîners où elle ouvrait un grand cru à l’étiquette couverte de toiles d’araignées, éclairait sa salle à manger à la bougie, servait un médiocre repas froid dans une somptueuse vaisselle dépareillée. Paul en gardait des souvenirs mitigés, à la fois intrigué et attendri par cette tante farfelue.

Mais là, il était fatigué, après sa journée de travail il avait fait un long détour pour venir jusqu’à la bastide et il était sept heures du soir. Ariane pouvait-elle déjà être montée se coucher ? Non, Anne l’avait prévenue que Paul viendrait vacciner son chien aujourd’hui. Il s’agissait d’ailleurs d’une faveur puisqu’il n’effectuait aucune visite à domicile, mais bien sûr il trouvait normal d’épargner à une dame d’un âge avancé, pas très solide, ce genre d’expédition. Imaginer Goliath se tassant tant bien que mal sur la banquette arrière, Goliath effrayant tous les clients dans la salle d’attente, Goliath remorquant la tante Ariane comme un cerf-volant… Non, probablement pas, au fond ce chien lui obéissait assez bien et l’adorait, il se serait peut-être montré docile.

— Ariane ! C’est moi, Paul ! cria-t-il, les mains en porte-voix.

Puis il se mit à tambouriner sur le battant, sans aucun succès. Vu l’épaisseur des murs de la bastide, elle ne devait pas entendre, et pour peu qu’elle ait mis la télé trop fort, le chien non plus. Avec un soupir exaspéré, il se résigna à retourner chercher les clefs qu’il avait laissées dans sa boîte à gants. La pluie, diluvienne, s’abattit sur lui, et une violente bourrasque faillit lui arracher des mains la portière.

— Putain de temps ! maugréa-t-il.

De retour sous le porche, il s’escrima un moment sur la serrure, gêné par l’obscurité, puis parvint enfin à entrer. Il prit soin de bien refermer la porte et se retrouva aussitôt dans le silence. Pas d’écho de radio ou de télé, à peine le sifflement du vent qui se déchaînait au-dehors, mais très atténué par les volets intérieurs.

— Ariane, c’est Paul ! lança-t-il d’une voix forte qui se répercuta dans le vaste hall.

Le lustre, accroché très haut dans la cage d’escalier, ne dispensait qu’un éclairage ridicule. De toute façon, Ariane ne devait pas beaucoup aimer la lumière, c’était toujours assez sinistre chez elle. Par goût, économie, paresse de changer les ampoules ? Avec un haussement d’épaules agacé, il traversa le hall. Bon sang, s’il tombait sur Goliath au détour d’une porte, il allait lui falloir du sang-froid et de l’autorité. Cherchant à tâtons les interrupteurs, il progressa d’une pièce à l’autre avec un sentiment grandissant de malaise. L’atmosphère figée dans le temps de la bâtisse y était pour quelque chose, mais aussi ce silence de mauvais augure. Les chiens percevaient les moindres sons, et même les ultrasons. Où donc était passé le molosse dont il était en train d’envahir le territoire ? Restant sur ses gardes, il fit le tour du rez-de-chaussée sans découvrir personne. Revenu dans le hall, il leva la tête vers l’imposant escalier et posa un pied sur la première marche. Il n’était pas d’un naturel peureux ou anxieux, pourtant il hésita quelques instants avant de se résoudre à monter. De l’étage, visité une seule fois bien des années auparavant, il n’avait qu’un très vague souvenir et il fit halte sur le palier. À présent, il n’avait plus aucune envie d’appeler Ariane, il fallait seulement qu’il la trouve. Dans la galerie qui s’étendait devant lui, une porte était entrouverte, projetant une lueur diffuse sur la moquette râpée. À contrecœur, il avança jusque-là et fut arrêté par un grognement sourd. Lorsqu’il fit un pas de plus, le grognement devint un grondement menaçant.

— Goliath…, dit-il à mi-voix.

Bon, comme prévu le chien protégeait sa maîtresse. Ariane avait-elle eu un accident ? Une perte de conscience qui la rendait muette ?

— Doucement, Goliath, bon chien ! articula-t-il le plus calmement possible, tout en poussant un peu la porte.

Dans l’entrebâillement, il vit un corps allongé sur le sol, le chien couché juste à côté.

— Allez, Goliath, ce n’est que moi, tu me connais…

La tête posée sur une jambe d’Ariane, l’animal grondait toujours et Paul connut une seconde de panique. Il devait lui porter secours, chien ou pas, mais devinait que rien ne distrairait Goliath de sa garde. Inutile d’aller chercher un bout de viande ou un biscuit, ce serait une perte de temps. Il posa sur le tapis sa sacoche qu’il n’avait pas lâchée jusque-là. L’unique lampe de chevet, allumée, ne lui permettait pas de distinguer nettement le visage d’Ariane, néanmoins, il pressentait le pire. Il avança lentement, gardant une attitude résolue, puis il s’accroupit, prit sans hâte le poignet de la vieille dame. Le chien avait levé la tête et le regardait fixement.

— Tout va bien, Goliath, tout va bien…

Ariane avait dû mourir une ou deux heures plus tôt, il n’y avait rien à faire. Le cœur battant, Paul tendit la main et lui ferma les yeux. Il resta quelques instants immobile, désemparé. Il était ému par le décès soudain de cette femme, mais au moins elle ne semblait pas avoir souffert, sans doute avait-elle succombé à un infarctus massif.

Il se redressa, continuant à contrôler ses gestes. Goliath ne grognait plus mais il restait là, collé au cadavre. Ses yeux, toujours rivés sur Paul, exprimaient une sorte de désespoir résigné.

— Mon pauvre vieux, maintenant il va falloir que tu la laisses, elle est partie.

Sa formation et son expérience de vétérinaire lui avaient appris que les animaux éprouvent des sentiments purement affectifs comme la joie, la tristesse ou l’amour, et qu’ils comprennent la mort, même s’ils préfèrent le plus souvent l’ignorer et s’en éloigner.

Surmontant son appréhension, il tendit la main vers Goliath, le prit doucement par son collier.

— Allez, viens, suis-moi. Au pied, Goliath, au pied.

Le chien résista un peu avant de se lever, toutefois il ne manifesta aucune agressivité. Paul dut le tirer vers la porte pas à pas mais il réussit à le faire sortir. Sans lâcher le collier et sans cesser de parler d’une voix apaisante, il le fit descendre marche par marche puis le conduisit jusqu’à la cuisine où il l’enferma. Il retourna dans le hall pour téléphoner à Anne, se demandant avec quels mots il allait lui apprendre la nouvelle. Ensuite, il faudrait qu’il appelle un médecin pour constater le décès, puis Gauthier, son beau-père, pour l’avertir que sa sœur était décédée.

Entre chaque communication, le silence de la bastide lui paraissait s’épaissir, et lorsqu’il eut rangé son portable dans sa poche il constata que le vent avait dû tomber car aucun bruit ne lui parvenait de l’extérieur. La maison était très isolée au milieu de sa clairière cernée par les forêts, et la route, assez éloignée, était peu fréquentée. Sans Goliath, même une femme aussi têtue et volontaire qu’Ariane aurait fini par avoir peur.

Paul se mit à tourner en rond dans le hall, se demandant s’il devait remonter auprès d’Ariane. Que faisait-on dans ces cas-là ? De toute façon, il attendrait l’arrivée du médecin pour qu’ils la portent, à deux, sur son lit. Est-ce que les entreprises de pompes funèbres répondaient encore à huit heures du soir ?

Malgré les précautions de Paul, Anne avait paru secouée, au téléphone. Elle aimait bien sa tante, appréciait ses manières de vieille originale et son humour acide, admirait le parcours atypique de son existence. Une touche de folie bienvenue dans une famille trop sage. Elle allait regretter les parties de crapette, les orgies de gâteaux, les albums aux photos décolorées, et aussi, sans doute, cette sinistre bastide où elle prenait plaisir à venir passer un moment.

— Sinistre, oui…, murmura Paul en regardant autour de lui.

Vraiment, n’y avait-il pas d’autres lampes à allumer ? Tandis qu’il cherchait de quoi éclairer plus décemment, un bruit le cloua sur place. Dans le silence oppressant venait de s’élever un cri lugubre, montant du grave vers un aigu déchirant, car Goliath, dans sa cuisine, s’était mis à hurler à la mort.