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Le rêve
français
Mon père n’a jamais voulu fêter ses anniversaires,
et souvent oublié ceux de ses fils. Il n’en retenait pas la date
car il estimait, à juste titre, qu’il nous avait fait d’entrée le
plus beau cadeau : la vie. Ce passionné de philosophie antique
considérait la réalité comme relative : inutile, dès lors,
d’accorder trop d’importance à une date sur un calendrier
symbolisant notre vieillissement biologique. Le refus de grandir
fait partie de mon héritage, avec l’idée que la réalité est une
valeur surestimée.
Après son divorce, mon père s’était trouvé un
ersatz de grand frère, un aîné de remplacement en la personne de
son cousin Jean-Yves Beigbeder. Je me souviens d’une sorte de
double de mon père en plus massif, avec de grosses lunettes, un
type comique, fantasque, libre, original comme celui que mon père deviendrait plus tard. Papa se
l’était choisi comme meilleur ami. Nous sommes partis en vacances
ensemble dans les Antilles britanniques, sur une petite île nommée
Nevis mais je n’en ai aucun souvenir à part ma découverte du lait
de coco. Ensuite c’est certainement par nostalgie de Nevis que j’ai
mangé des Bounty et bu du Malibu toute ma jeunesse. Un jour notre
père nous a annoncé d’une voix lugubre que Jean-Yves Beigbeder
était mort, noyé ou dévoré par des requins quelque part au large de
la barrière de corail. Moi aussi j’ai perdu un ami prénommé ainsi,
mais il ne souhaite pas être mentionné ici, ah zut trop tard.
Mon père a testé le rêve capitaliste et ma mère a
testé l’utopie féministe : ils ont été punis sévèrement
d’avoir voulu être libres. « Calamitosus est animus futuri
anxius », dit Sénèque. (« Un esprit soucieux de l’avenir
est malheureux. ») Toutefois, personne ne peut leur retirer
cela : mes parents ont eu un rêve.