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Avant d’être mes
parents,
ils étaient deux voisins
ils étaient deux voisins
En France c’était l’après-guerre, la Libération,
les trente glorieuses, bref, le devoir d’oubli qui précéda le
devoir de mémoire. Guéthary n’était plus aussi chic qu’avant les
congés payés : les « estivants » envahissaient les
plages, embouteillaient les routes, polluaient le sable de papiers
gras. Mes grands-parents pestaient des deux côtés du Chemin Damour
contre la démocratisation de la France. À l’étage de la villa des
Beigbeder, quand Jean-Michel, en chandail blanc, s’accoudait au
balcon, il pouvait épier ce qui se tramait dans le jardin de la
maison d’en face : les deux filles Chasteigner, Christine et
Isabelle, jouaient au badminton ou buvaient des orangeades, ou se
maquillaient pour aller au toro de fuego du 14 juillet. J’ai
vérifié : du balcon de Cenitz Aldea, l’on a toujours une vue
plongeante sur le perron de Patrakénéa, comme dans un décol leté. J’ai hâte d’espionner les nouveaux
propriétaires quand j’irai boire le thé chez ma tante Marie-Sol,
qui réside toujours dans la villa des Beigbeder (la maison des
Chasteigner a été vendue l’an dernier). Cette configuration
géographique n’est pas anodine dans l’histoire de ma vie. Si mon
père n’avait pas observé les filles Chasteigner par-dessus la
route, je ne serais pas ici pour en parler. A mes yeux, ce balcon
peint en bleu est un lieu aussi sacré que celui de Vérone chez
Shakespeare.
Les stations balnéaires ne sont pas uniformes.
Chaque plage de la Côte basque possède sa personnalité propre. La
grande plage de Biarritz est notre Croisette cannoise, avec le
Palais en guise de Carlton rose, et le Casino comme un Palm Beach
défraîchi. On pourrait se croire aussi sur les planches de
Deauville, quand on s’assied en terrasse pour commander des huîtres
et du vin blanc, en regardant déambuler des familles en bermuda qui
n’ont jamais entendu parler des bals du marquis de Cuevas. La plage
de Bidart est plus familiale, c’est la même bourgeoisie à pulls sur
épaules qu’à Ars-en-Ré. A éviter si l’on n’aime pas les cris
d’enfants noyés, les serviettes de bain Hermès ou les prénoms
composés. Surnommée « la bâtarde des basques », la plage de Guéthary est plus sauvage,
prolétaire ; elle a l’accent du pays et rassemble beaucoup
d’ex-toxicomanes en désintox. Elle sent la friture et l’huile
solaire bon marché ; on s’y déshabille dans des tentes rayées
rouge et blanche louées pour la saison. Même les vagues diffèrent
de baie en baie : plus droites à Biarritz, plus dangereuses à
Bidart, plus hautes à Guéthary. A Biarritz, les vagues te cassent
le dos sur le sable, à Bidart les baïnes t’aspirent vers le large,
à Guéthary les rouleaux te broient sur les rochers. A
Saint-Jean-de-Luz la digue a castré la houle, c’est pourquoi les
vieux, assis sur des bancs, ne commentent que le vol des goélands
et le passage des hélicoptères de secouristes. A Hendaye se
trouvent les plus gros rouleaux, dont la célèbre
« Belharra », une vague de 15 à 18 mètres que les
surfeurs les plus psychopathes affrontent tractés par un scooter
des mers. La plage des Alcyons, c’est carrément la grève bretonne,
avec les embruns en guise de brumisateur, et les galets comme
« foot massage » ; la Chambre d’Amour est un refuge
pour romantiques indépendantistes et dragueurs nostalgiques de la
Rolls Royce d’Arnaud de Rosnay ; la Côte des Basques sert de
rendez-vous pour conducteurs de minibus Volkswagen remplis de fumée
rigolote et de bikinis qui sèchent ; la
Madrague est snob, tropézienne comme son nom d’emprunt. La plage
préférée des habitants du coin se nomme Erretegia, cirque naturel
splendide entre Ilbarritz et Bidart. Sa qualité principale :
les Parisiens ne la connaissent pas. Pourquoi ma mémoire ne
retient-elle que Cénitz ? Est-ce seulement à cause du nom de
la villa des Beigbeder à Guéthary : Cenitz Aldea ? Cénitz
est revêche, avec ses rochers qui coupent et son sable piquant.
Cénitz est fougueuse, désagréable, déprimée, sauvage. Les vagues
qui s’y lèvent sont grosses, lourdes, désordonnées, sales,
bruyantes. Il y fait souvent très froid. Dans le Pays basque, le
soleil est une denrée rare : on l’attend, le curé prie à la
messe du dimanche pour qu’il arrive, on en parle sans cesse, on se
rue aux Cent Marches ou à la Plancha dès qu’il apparaît, et le
lendemain il pleut de nouveau mais on s’en fout puisqu’on se
réveille à cinq heures de l’après-midi. Le soleil est anormal à
Guéthary mais comment se lasser de pareils ciels ? Le ciel est
un océan suspendu. De temps à autre, il fond sur nous, lavant les
collines et les maisons à l’eau de mer. Mon seul souvenir d’enfance
se déroule sur la plage la moins accueillante de France. Mon
cerveau n’a pas sélectionné cet endroit par hasard. C’est en
descendant à Cénitz que mon père a failli mourir à neuf ans, traîné par un train. C’est sur la route de Cénitz
qu’il a rencontré ma mère, en vacances dans la villa d’en face. Et
c’est dans ce village qu’ils se sont mariés. Cénitz est un
concentré de toute ma vie. Me souvenant de ce seul lieu, je me
résume, je me condense. Se souvenir du cœur de soi évite d’avoir à
se rappeler le reste ; ma mémoire est paresseuse, elle a
retenu Cénitz comme une antisèche mnémotechnique dont découle mon
existence. Comme dans Mulholland Drive
de David Lynch, le plus grand film sur l’amnésie, où une simple clé
bleue suffit à reconstruire une vie détruite. Imaginez un
bourdonnement monter en fond sonore pour dramatiser la situation,
car ici on approche du noyau thermonucléaire de mon Histoire. Je
vais dessiner un schéma ci-dessous pour vous permettre d’y voir
plus clair.

Maman : très jeune, une blonde aux cheveux
fins en robe légère, aux yeux clairs, bleu azur, dents blanches,
distinction timide, petite aristo aux absolues bonnes manières,
preuve vivante qu’intelligence peut rimer avec innocence,
impatiente d’échapper à sa famille de noblesse engoncée, très
romantique, sublime de corps et d’âme. Prête pour une longue vie de
poésie, d’amour et de plaisir, elle va se donner à…
Papa : un jeune homme mince et riche, un peu
écrasé par son grand frère, il est studieux et il a fait le tour du
monde à 18 ans, concentré et passionnant, il a l’œil vert perçant,
drôle sans aucune méchanceté, un adolescent curieux de philosophie
et de littérature comme son père, désireux de conquérir l’Amérique
de sa mère, calme sans être blasé, ouvert d’esprit, hédoniste sans
vulgarité, fier et souriant, il déteste les snobs car il les
connaît tous, il rêve d’embrasser le monde et ma mère.
C’est ainsi que je les imagine, d’après
photographies, dans la gloire de leurs deux jeunesses.
Mon père sort de Cenitz Aldea en costume d’alpaga,
les Ennéades de Plotin sous le
bras.
Ma mère sort de Patrakénéa en jupe à pois, un
45 tours des Platters à la main.
La route entre eux se nomme le sentier Damour,
cela ne s’invente pas.
J’essaie de m’imaginer cette rencontre sans
laquelle je ne serais pas assis dans ma cellule, recroquevillé sur
mes genoux. Ma mère a 16 ans et mon père 19. « Sa petite sœur
avait de plus gros seins mais c’est l’aînée que j’ai choisie, va
savoir pourquoi », me confiera mon père quarante ans
plus tard au restaurant Orient-Extrême. Pudeur
inutile : je sais qu’il en était fou, et elle aussi. Un soir,
mon père serre ma mère par la taille durant le toro de fuego. Puis
ils s’enlacent dans la 2CV de mon père et c’est merveilleux,
l’univers est impeccable, la vie simplifiée, tout devient si
évident dans ces moments-là, mais pourquoi dis-je « ces
moments » au pluriel, alors que nous savons tous qu’un moment
pareil est unique – moi aussi je n’ai ressenti cela qu’une seule
fois. Ils vivent un coup de foudre réciproque, instantané, comme il
n’en arrive jamais, laissez-moi croire cela, s’il vous plaît, cette
idée me soigne.
Plusieurs étés de suite, ils s’aperçoivent
timidement, vont à la plage ou à la messe, boivent des citronnades
(mon père déteste l’alcool), dansent peut-être, font du vélo,
critiquent leurs familles, regardent la mer, bâtissent sûrement des
châteaux en Espagne. Ils se sont revus à Paris après leur premier
baiser, en cachette, rue des Sablons, dans la garçonnière du jeune
homme. C’est là qu’ils se sont connus bibliquement, bien avant de
se marier. Ne m’en veuillez pas pour ce manque de
professionnalisme, mais je préfère ne pas imaginer tous les détails
de la vie sexuelle de mes parents. Je me figure un moment beau et
embarrassant, délicat et craintif, merveilleux
et terrifiant. Longtemps ma mère a craint de tomber enceinte alors
qu’elle était mineure : en ce temps-là, la majorité était à 21
ans.
On donnait beaucoup de fêtes sur la Côte basque à
cette époque. On se rendait dans la villa de Denise Armstrong, une
mannequin couturière qui était l’amie de Josephine Baker (on
prononçait « Bacaire »), à Bayonne, où l’on croisait les
Villalonga, le duc de Tamames dit « Kiki », les Horn y
Prado, Guy d’Arcangues ou André-Pierre Tarbès. Tous les mercredis,
les jeunes se retrouvaient au Casino Bellevue, au Sonny’s à
Biarritz ou à l’Éléphant Blanc… On lisait des comptes rendus de ces
folles nuits dans le journal local, signés par « la Baronne
Bigoudi ». Marisa Berenson venait boire le thé à Cenitz Aldea,
du temps où elle sortait avec Arnaud de Rosnay. Peter Viertel, le
mari de Deborah Kerr et le scénariste d’African Queen, avait découvert la Côte basque lors
du tournage du Soleil se lève aussi
d’Hemingway, et importé le longboard de Californie sur les vagues
biarrotes. Ce couple très « lancé » recevait dans sa
maison de Saint-Jean-de-Luz. Mon père détestait les mondanités,
mais sa sœur aînée fréquentait toutes ces
célébrités, et entraînait mes futurs parents dans son sillage
parfumé. Cela impressionnait ma future mère, tout en
l’agaçant.
Main dans la main, Marie-Christine et Jean-Michel
fichent le camp aux États-Unis pour finir leurs études (mon père à
Harvard, ma mère à Mount Holyoke) mais surtout pour être ensemble,
loin de leurs parents stricts, de leur pays décédé, loin des cons
de l’après-guerre.
Et puis ils reviennent. Au-dessus du village de
Guéthary se trouve la vieille église où ils se sont mariés le 6
juillet 1963 : lui porte un chapeau haut de forme et une
redingote grise (trente ans après, quand j’ai porté la même dans
l’église des Baux-de-Provence, j’étais tout aussi grotesque), ma
mère une robe blanche et des fleurs dans ses cheveux blonds. J’ai
vu chez mes grands-parents, à Neuilly, le film Super-8 de cette
cérémonie, quand j’étais petit, projeté sur un écran déroulé, dans
le salon Granny avait tiré les rideaux, et je ne crois pas avoir
jamais rien vu d’aussi ravissant. C’est la seule fois de ma vie que
j’ai surpris Jean-Michel Beigbeder embrasser sur la bouche la
comtesse Marie-Christine de Chasteigner de la Rocheposay
d’Hust et du Saint Empire « et autres
lieux découverts à marée basse » ajoutait mon père pendant la
projection, avec en fond sonore le cliquètement des bobines de
films qui tournent dans le projecteur comme un métronome réglé sur
la vitesse maximale. Ma mère a les cheveux crêpés en choucroute
au-dessus de sa tête, comme Brigitte Bardot dans Le Mépris – film sorti cette année-là ;
mon père est maigre, engoncé dans son plastron amidonné, des
danseurs basques les entourent, au son des tambours et des flûtes
les jeunes mariés inclinent la tête pour passer sous des arceaux de
fleurs, un chœur de chanteurs en rouge et blanc forme une haie
d’honneur, je me souviens que j’avais du mal à croire que ce jeune
couple tout juste sorti de l’adolescence, amoureux, timide,
encerclé par sa famille nombreuse, pouvait être mes parents.
Malheureusement cette pièce à conviction a été perdue dans les
nombreux déménagements ultérieurs de ses deux acteurs principaux.
Mon cerveau s’est ensuite débrouillé pour que j’oublie leur couple.
Je ne les ai jamais connus ensemble, mes seuls souvenirs d’eux sont
postérieurs à leur séparation – comme si je les avais fait
glisser dans ma poubelle mentale, avant de cliquer sur « vider
la corbeille » dans un disque dur intérieur.
Mon grand frère est né l’année suivante. Puis j’ai
sottement choisi 1965 pour venir au monde : c’était un peu
trop tôt, je n’aurais pas dû me presser de naître. Nous étions
désirés mais inattendus. Pas si vite, pas si rapprochés, ce n’était
pas prévu ainsi, il a fallu s’organiser. Mon père avait tenu à
prénommer mon aîné comme son père (Charles), ma mère m’a baptisé
Frédéric comme le héros de L’Éducation
sentimentale, qui est un raté. Mes parents se sont quittés
peu après. Avez-vous remarqué que tous les contes de fées
s’achèvent le jour du mariage ? Moi aussi je me suis marié à
deux reprises, et j’ai éprouvé la même crainte, à chaque fois, pile
au moment de dire « oui », cette intuition désagréable
que le meilleur était derrière nous.