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Retour à
Guéthary
Quitte à dilater le temps, autant s’installer
confortablement en bord de mer comme dans un fauteuil. Du fond de
ma cellule étroite, je reviens sur la plage de Cénitz. Cet
après-midi-là, où je fus seul avec mon grand-père, à l’âge de sept
ans, c’est l’œil de mon cyclone. Mes parents étaient débordés, trop
jeunes, trop occupés à s’aimer, se désaimer, réussir ou rater leur
vie. Seuls les grands-parents peuvent s’offrir le luxe de s’occuper
d’autres qu’eux-mêmes. La falaise couverte de prairie descendait
vers la mer. L’antenne de télévision de la Rhune servait de
paratonnerre à toute la côte. La campagne ondulait sous un ciel
doré à la Turner. Dans le sable, je ramassais les morceaux de
bouteille que le roulis avait transformés en cailloux verts
transparents. Ma tante Delphine les collectionnait dans un
vase : ma récolte irait enrichir son trésor. A marée basse, Cénitz est une plage de rochers où
les mouettes et les « estivants » se posaient, et se
posent encore. Les rochers sont lisses au bord du sable, puis, plus
loin, en allant vers la mer, ils piquent la plante des pieds et
leur surface recouverte d’algues glissantes en fait de dangereuses
patinoires. Il faut alors enfiler ses espadrilles mouillées. Sur
ces roches biseautées se sont écorchés beaucoup de genoux. La pêche
à la crevette est une forme de tauromachie microscopique : les
crevettes dansent autour de l’épuisette. Combien de pieds entamés,
de coccyx fêlés pour capturer quelques petites bestioles vite
épluchées par la famille avant le dîner comme des pistaches
maritimes ? Sans compter le goudron qui colle aux orteils,
toujours apporté là par quelque marée noire espagnole. En 1972, les
Espagnols n’étaient pas encore modernes et
« almodovarisés » comme aujourd’hui ; ils étaient
généralement considérés comme des femmes de ménages à accent, des
concierges moustachues et d’infects pollueurs de nos rivages
immaculés. Ma fille, mon petit amour, je t’emmènerai à Cénitz quand
je sortirai d’ici. Il ne faut pas que je pense trop à toi, ni à
Priscilla, mon amour probablement mort d’inquiétude. C’est trop
douloureux. Je donnerais cher pour un Xanax 50. Les murs se
rapprochent. Je commence à avoir peur d’une
condamnation à de la prison ferme, le code pénal prévoyant jusqu’à
un an d’emprisonnement pour le simple usage de stupéfiants. J’ai
refusé d’appeler un avocat parce que je pensais que ma garde à vue
s’arrêterait au lever du jour. Naïvement je me croyais à l’abri
alors que je ne suis qu’un jouet entre les mains de fonctionnaires
déshumanisés par le principe de la taylorisation – le flic qui
t’enferme n’est pas celui qui t’a arrêté, et le juge qui te
condamne ne connaît pas le flic qui t’a enfermé, et si tu cries que
tu es innocent, tu dis la même chose que tous les autres détenus,
et c’est un quatrième fonctionnaire qui hochera la tête gentiment
en tamponnant ta fiche anthropométrique.