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Doigt oublié
Un soir, je suis sorti du Polo pour ramasser une
balle de tennis que j’avais envoyée par-dessus le grillage. Je
portais un short et un polo blanc, et je tenais ma raquette à la
main. Tout d’un coup, un jeune homme adossé à un arbre m’a adressé
la parole :
— Eh petit, viens voir ma poupée, elle est
belle pas vrai ?
Le type a ouvert son manteau noir et, baissant les
yeux, j’ai vu une sorte de gros doigt mou et rose entre ses jambes,
flanqué de deux vieux pruneaux mauves qui pendaient.
— Elle te plaît hein ? Tu l’as
vue ? Regarde-la bien…
Sur le coup, je n’ai pas bronché, j’ai ramassé ma
balle et j’ai fait demi-tour en accélérant le pas. Je pense que ma
raquette Donnay m’a sauvé ; le type ne
m’a pas approché car il a cru que je pouvais lui décocher un revers
lifté sur la braguette – alors que j’aurais été paralysé par
la trouille. J’ai repris mon cours de tennis comme si rien ne
s’était produit. Jusqu’à aujourd’hui je n’ai parlé à personne de
cette rencontre. Ce n’est que quelques minutes plus tard que mes
jambes se sont mises à flageoler : j’avais un peu de mal à
monter au filet. J’avais dix ans, mais ce n’était pourtant pas la
première bite d’inconnu que je voyais. Dans les vestiaires du Polo,
les adultes se baladent à poil devant les enfants, on voyait des
sexes de toutes les tailles et couleurs, sortant des douches ou y
entrant, par exemple je puis affirmer que Jean-Luc Lagardère était
très bien pourvu – d’autres sexes, plus courts mais tout aussi
célèbres, se recroquevillaient dans ce vestiaire, dont je ne
nommerai pas les propriétaires par charité chrétienne. Cela ne me
choquait pas ; si tous les vestiaires d’hommes devaient
traumatiser les enfants, il faudrait abolir le sport, ou la
propreté. L’exhibitionniste de Bagatelle était différent :
c’est le premier adulte qui ne souhaitait pas me protéger. Montrer
sa queue est sans doute une forme d’agression, certes moins grave
que de s’en servir ; à présent cet épisode ne me fait ni chaud
ni froid, mais il est vrai que c’est arrivé. Il est étrange que
ce souvenir oublié ressurgisse ainsi, au
milieu de ma récapitulation, peut-être parce que la police m’a
ordonné, à mon tour, de baisser mon pantalon.
À propos d’amnésie, un film évoque la question
d’une façon originale, c’est Men in
Black de Barry Sonnenfeld (1997). Dans
ce film de science-fiction, deux agents très spéciaux
« flashent » les citoyens pour leur faire oublier les
extra-terrestres. Après chaque mission, ils dégainent un tube
chromé, le neuralyzer, qui éblouit les yeux de tous les témoins,
afin que ceux-ci perdent la mémoire. Je me demande si l’amnésie
dont je suis victime n’a pas la même origine : j’ai vu un
alien que je devais oublier et pour effacer cette créature, j’ai dû
« flasher » tout le reste. C’est d’autant plus bizarre
qu’en anglais le verbe « to flash » signifie s’exhiber.
Le passé est composé de strates successives, notre mémoire est un
mille-feuille… Ma psy estime que ce souvenir est important, moi
pas, je le trouve juste banal et répugnant ; je le consigne
ici comme les autres, par ordre d’apparition. Ce faisant, j’ai
conscience de me rendre coupable du même acte que le
« flasher » de Bagatelle, le « Man in Black »
qui a peut-être effacé dix ans de ma vie.