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Happy Halloween
Halloween. Mon jour de l’année préféré. Le seul où je me fonds dans la masse, où tout le monde m’accepte comme je suis et où on me récompense même pour ça. Enfin, les voisins qui ne me trouvent pas trop vieille pour manger des bonbons me récompensent. À moins qu’ils n’aient seulement peur de moi…
Cette année-là, toutefois, j’avais vraiment envie de me déguiser. Je me rendis donc dans des boutiques que je ne fréquentais normalement jamais et empruntai des affaires à maman. Je me fis une queue-de-cheval et me mis des barrettes roses. J’enfilai un pull en cachemire blanc tout doux et une jupette de tennis rose. Grâce au fond de teint et au blush de ma mère, je me donnai l’air plus sain, et je me maquillai même les lèvres en prune clair. Pour compléter le tableau, j’empruntai la raquette de tennis de papa. Après quoi je fis le tour de la maison en prononçant des phrases du genre :
— Maman chérie, je vais à mon cours de tennis. Je rentre vite !
Nerd Boy ne me reconnut pas quand je passai devant lui dans la cuisine. Lorsqu’il comprit enfin que c’était bien moi et non pas la fille des voisins venue demander un peu de sucre, sa mâchoire se décrocha.
— Je ne m’étais pas aperçu que tu étais si… jolie, dit-il, déguisé en joueur de baseball.
J’eus envie de vomir mon petit déjeuner.
Mes parents voulurent me prendre en photo. Quelle idée ! Ils se comportaient comme si je me rendais au bal de fin d’année. Je les laissai en prendre une seule. Papa pourrait enfin accrocher une photo de moi au bureau.
Plus tard, ce jour-là, Becky et moi mangions à la cafétéria. Tout le monde me regardait comme si j’étais nouvelle. Personne ne me reconnaissait, donc. Au début, cela m’amusa, mais pas très longtemps. On me regardait de travers quand j’étais habillée en noir. On me regardait de travers quand j’étais habillée en blanc. J’étais perdante à tous les coups ! Alors Trevor fit son apparition déguisé en Dracula. Il avait les cheveux noirs et gominés, une cape noire, des dents en plastique et les lèvres rouge vif.
Accompagné de Matt, il scruta la cafétéria pour me trouver. Il voulait voir l’effet qu’il me ferait costumé ainsi. Matt finit par me repérer et me désigner du doigt. Trevor n’en crut pas ses yeux. Il m’examina longuement, me détaillant de la tête aux pieds. Jamais il ne m’avait regardée comme cela. Il contempla mon petit pull chic et mes joues roses et sembla sur le point de craquer définitivement.
Je crus qu’il allait approcher pour me dire quelque chose de débile, au lieu de quoi il s’assit à l’autre bout de la cafétéria en me tournant le dos. Il partit même avant moi. J’étais enfin débarrassée de lui ! En réalité, je me trompais. J’aurais dû me douter que notre trêve ne durerait pas.
Mon petit panier en forme de citrouille était presque rempli de Smarties, Snickers, bonbons acidulés ou au beurre de cacahouètes, Malabar et autres friandises. Et surtout de bagues en forme d’araignées et de tatouages provisoires. Becky et moi avions sillonné toute la ville et nous nous demandions ce qui nous attendait derrière la porte du manoir mystérieux. Nous avions gardé la meilleure maison pour la fin. Comme tout le monde, d’ailleurs.
On faisait la queue devant la porte d’entrée. On se serait crus à Disneyland. Des goules, des punks, des mendiants, Mickey Mouse, Fred Pierrafeu et Homer Simpson attendaient leur tour avec impatience. De même que quelques parents bien coiffés et avides de jeter un coup d’œil à l’intérieur de la demeure. Le cirque était en ville et tout le monde était venu voir les monstres.
— Il fait vraiment peur, dit un monstre de Frankenstein de douze ans à un loup-garou nain en nous croisant.
Nerd Boy nous repéra lorsqu’il redescendit l’allée sinueuse.
— Ça vaut le coup d’attendre, Raven. Tu vas adorer ! C’est ma sœur ! ajouta-t-il fièrement à l’intention d’un copain geek habillé en Batman, qui me regardait, déjà tout énamouré.
— Tu as vu des têtes réduites ? des monstres avec des dents longues comme ça ? demandai-je.
— Non.
— Peut-être qu’on perd notre temps, alors.
— Le vieux est vraiment bizarre. Il fait peur et il ne porte même pas de déguisement !
Je voyais que Nerd Boy s’accrochait à moi parce que c’était la première fois qu’il pouvait m’exhiber devant ses copains. Mais il était évident aussi qu’il craignait que je ne le ratatine verbalement devant tout le monde.
— Merci pour le tuyau.
— Merci ? Euh… ouais… bien sûr, grande sœur.
— On se retrouve à la maison. Si tu veux, on s’échangera des barres chocolatées.
Nerd Boy hocha la tête avec enthousiasme. Il sourit et s’en fut d’un pas léger comme s’il venait de retrouver sa sœur après des années de séparation.
Becky et moi attendîmes notre tour avec impatience. Nous étions les dernières de la file. Juste devant nous, un Charlie Brown et une sorcière prirent leur butin et tournèrent les talons. Soudain, la porte se referma. Je fixai mon regard sur le heurtoir en forme de S et me demandai s’il s’agissait de l’initiale du nouveau propriétaire. Je l’examinai de plus près : un serpent avec des yeux émeraude. Je cognai doucement en espérant que le type au look gothique viendrait m’ouvrir. Je voulais lui demander si c’était lui, l’autre soir, sur la route et, le cas échéant, ce qu’il fichait dans le noir. La plupart des gens faisaient de l’exercice dans une salle de gym, pas au milieu de la nuit sur une route déserte et flippante. Mais non, personne ne répondit.
— Allons-y, dit Becky d’une voix nerveuse.
— Non, ça fait une éternité qu’on attend ! Je ne partirai pas tant que je n’aurai pas mes bonbons. Il nous doit bien ça !
— Je suis fatiguée. On a passé la soirée dehors. C’est sans doute un vieux monsieur bizarre qui est parti se coucher. D’ailleurs, je voudrais bien me coucher aussi.
— Je ne peux pas partir maintenant.
— Je rentre chez moi, Raven.
— Je n’arrive pas à croire que tu te dégonfles. Allez, je croyais que tu étais ma meilleure amie !
— Je le suis, mais il est tard.
— D’accord, d’accord. Je t’appellerai demain pour te dire comment était l’Affreux.
Il y avait encore pas mal de monde dans la rue, alors ça ne m’inquiétait pas de laisser Becky rentrer toute seule. Elle n’aurait pas de problèmes. Mais moi ?
Je scrutai le heurtoir en forme de serpent et me demandai ce qu’il y avait de l’autre côté de cette énorme porte en bois. Et si le nouveau propriétaire m’attrapait et me retenait prisonnière dans son manoir hanté ? Arrête de rêver ma fille !
Je frappai de nouveau et attendis. Et attendis.
Je frappai encore. Je cognai le heurtoir, cognai et cognai toujours. J’en avais presque mal à la main. Je tournai les talons et décidai de faire le tour de la maison. Soudain, j’entendis les verrous tourner et la lourde porte grincer. Je fis demi-tour et retournai au pas de course devant l’entrée. Il était bien là : l’Affreux.
Il était grand et maigre, et son visage et ses mains étaient aussi blancs que la neige, contrastant avec son uniforme foncé de majordome. Il n’avait pas de cheveux et semblait d’ailleurs ne jamais en avoir eu. Ses yeux verts étaient globuleux et monstrueux. On aurait dit qu’il vivait depuis plusieurs siècles. Je l’adorai aussitôt.
— Nous n’avons plus de friandises, mademoiselle, commença-t-il avec un accent étranger à couper au couteau et en me regardant de haut.
— Ah bon ? Il doit bien vous rester quelque chose. Des gâteaux au beurre de cacahouètes ? Une tartine ?
Il ouvrit très légèrement la porte. Impossible de voir l’intérieur. À quoi pouvait bien ressembler la demeure ? À quel point avait-elle changé depuis ma discrète visite, quatre ans plus tôt ? Qu’entendait-il par « nous », et ces autres étaient-ils aussi affreux que lui ? Nous pourrions tous être amis. Je sentais la présence de quelqu’un qui écoutait, espionnait. J’essayai de me glisser à l’intérieur.
— Qui d’autre habite ici ? demandai-je directement. Vous avez un fils ?
— Je n’ai pas d’enfants, mademoiselle. Je suis navré, mais il ne nous reste plus rien. Pas une miette.
Il voulut refermer la porte.
— Attendez ! m’écriai-je en la bloquant avec ma chaussure. (Je fouillai dans mon panier en forme de citrouille et produisis un Snickers et une bague araignée.) J’aimerais vous souhaiter la bienvenue dans le quartier. C’est ma barre chocolatée préférée et mon cadeau d’Halloween favori. J’espère que vous aimez aussi.
Il ne sourit presque pas. Lorsque je mis les cadeaux entre ses doigts arachnéens et blancs, il eut un sourire crispé, ses lèvres craquelées découvrant ses dents fines. Même ses yeux globuleux parurent scintiller.
— À plus tard ! lançai-je en redescendant les marches d’un pas vif.
J’avais rencontré l’Affreux ! En ville, tout le monde pouvait se vanter de lui avoir extorqué des bonbons, mais qui d’autre lui avait offert un cadeau ?
Je m’arrêtai sur la pelouse, tournai sur moi-même et admirai une dernière fois la grande propriété. Une silhouette aux contours flous regardait par la lucarne du grenier. S’agissait-il du gothique de l’autre soir ? Je regardai vite dans sa direction, mais il n’y avait plus personne, juste des rideaux noirs.
J’avais à peine passé le portail en fer forgé qu’un vampire ou une goule monta sur le trottoir avec sa Camaro rouge.
— Je vous emmène quelque part, belle enfant ? demanda Trevor.
Matt le Fermier était confortablement installé derrière le volant.
— Ma maman m’a dit de ne pas parler aux étrangers, répondis-je en croquant difficilement dans un bonbon au beurre de cacahouètes.
Je n’étais pas vraiment d’humeur à me disputer avec Trevor.
— Je ne suis pas un étranger, chérie. Dis-moi, tu n’es pas un peu trop vieille pour te balader dans les rues un soir d’Halloween ?
— Et toi, tu ne crois pas que tu as passé l’âge d’accrocher des rouleaux de papier-toilette dans toute la ville ?
Trevor sortit de la voiture et vint à ma rencontre. Il était particulièrement sexy ce soir-là. Évidemment, je trouve tous les vampires sexy, même ceux de pacotille.
— Tu es déguisée en quoi ? me demanda-t-il.
— En monstre, voyons, ça ne se voit pas ?
Il essayait d’être cool mais me tapait sur les nerfs. J’étais la seule fille à avoir osé lui dire « non ». La seule fille de la ville qu’il n’aurait jamais. J’avais toujours été un mystère pour lui à cause de ma façon de m’habiller, de me comporter. Et tout à coup, il me voyait vêtue comme la fille de ses rêves.
— Alors comme ça tu visites Amityville toute seule ? reprit-il en regardant le manoir. Tu es une mauvaise fille, pas vrai ?
Il me détailla, ce qui me fit frissonner. Il était vraiment très séduisant avec sa cape de Dracula.
Je ne dis rien.
— Je parie que tu n’as jamais embrassé de vampire, continua-t-il, et ses dents en plastique brillèrent dans le clair de lune.
— Quand tu en verras un, tu m’appelleras, rétorquai-je avant de me remettre en route.
Il m’attrapa par le bras.
— Laisse-moi tranquille, Trevor !
Il me tira vers lui.
— Moi, je n’ai jamais embrassé de tenniswoman, plaisanta-t-il.
Je ris, car je trouvai sa réplique terriblement mièvre. Il m’embrassa sur la bouche comme s’il n’avait pas de dents en plastique. Et je le laissai faire. Peut-être avais-je encore le vertige d’avoir tournoyé sur la pelouse.
Il reprit enfin sa respiration.
— Eh bien, maintenant c’est fait, lui dis-je en m’écartant. Je crois que Matt le Fermier t’attend !
— Je n’ai pas eu de friandises ! se plaignit-il en désignant mon panier et en attrapant un Snickers.
— Eh ! c’est mon préféré ! Prends plutôt du gâteau au beurre de cacahouètes.
Il croqua le Snickers avec ses dents de vampire, qui se décrochèrent et tombèrent par terre, toutes dégoulinantes de chocolat et de caramel. Je me baissai aussitôt pour les ramasser, mais il m’agrippa le bras et renversa le contenu de mon panier.
— Regarde ce que tu as fait ! criai-je.
Il attrapa des poignées de bonbons et les fourra dans les poches de son jean. Ce qui restait était éparpillé sur la pelouse, et je ne parvins à sauver que quelques Smarties inintéressants et autres Mars écrasés.
— Alors, tu veux toujours être un numéro ? demanda-t-il en m’attirant à lui, les poches pleines du fruit de mon labeur. Tu as toujours envie d’être ma petite amie ?
Soudain, il me lâcha et se dirigea vers le manoir.
— Je vais chercher de vraies friandises, maintenant.
Je lui attrapai le bras. Qui sait ce qu’il ferait s’il atteignait cette porte ?
— Je te manque déjà ? lança-t-il, surpris que je sois toujours là.
— Ils n’ont plus rien.
— Tu permets que je vérifie par moi-même ?
— Ils ont éteint toutes les lumières. Ils sont partis se coucher.
— Ouais, eh bien, je vais les réveiller. (Il sortit une bombe de peinture de sous sa cape.) Ils ont besoin d’un spécialiste en décoration !
Il se dirigea vers le manoir. Je le rattrapai en courant.
— Non, Trevor. Ne fais pas ça !
Il me repoussa et continua. Il s’apprêtait à vandaliser la seule bâtisse réellement belle de cette ville.
— Non ! criai-je.
Il enleva le bouchon et secoua la bombe aérosol.
Je tentai de le retenir, mais il me jeta à terre.
— Voyons voir… « Bienvenue dans le quartier », peut-être !
— Arrête Trevor, s’il te plaît !
— Ou alors : « Les vampires adorent la compagnie ! » Je signerai de ton nom, bien sûr.
Non seulement il allait défigurer une splendide propriété, mais en plus il allait me mettre son forfait sur le dos. Il secoua sa bombe une dernière fois. Et commença à peindre le manoir.
Je me relevai tant bien que mal et soulevai ma raquette de tennis. Je jouais beaucoup avec mon père, mais là, c’était le match de ma vie. Je rivai mon regard sur le cylindre en aluminium comme si c’était une balle et frappai de toutes mes forces. La bombe s’envola au loin, et, comme lorsque je jouais au tennis, la raquette aussi. Trevor hurla si fort que le monde entier aurait pu l’entendre. Apparemment, je n’avais pas touché que le cylindre de peinture.
Soudain, la lumière de l’entrée s’alluma et j’entendis les verrous tourner.
— Il faut partir tout de suite ! hurlai-je dans l’oreille de Trevor, qui se tenait la main, agenouillé par terre.
J’étais prête à prendre mes jambes à mon cou lorsque je sentis quelque chose d’inédit pour moi : une présence. Je pivotai sur mes talons et eus le souffle coupé par une peur intense. Je restai là, immobile, bouche bée.
Il était là. Non pas l’Affreux. Non pas M. ou Mme le chef de la famille nouvellement installée dans le manoir. Mais le gothique, mon gothique, mon prince. Il se tenait là tel un chevalier de la nuit !
Ses longs cheveux noirs tombaient lourdement sur ses épaules. Il avait le regard foncé, profond, solitaire, tellement intelligent et rêveur. Une porte sur son âme noire. Lui aussi était immobile. Il me respirait littéralement. Son visage était aussi pâle que le mien. Son tee-shirt noir ajusté était enfoncé dans son jean noir, qui était lui-même enfoncé dans des bottes punk rock monstrueuses et outrageusement chic !
Normalement, je ne connais la peur que lorsque maman organise une soirée de maquillage Mary Kay et qu’elle me demande de lui servir de modèle. Mais nous nous trouvions sur une propriété privée et mon désir de rencontrer cette étrange créature était moins fort que ma terreur d’être prise sur le fait.
J’avais bien fait de mettre des tennis, ce soir-là. J’entendais Trevor crier dans mon dos comme il essayait de me suivre.
— Sale monstre ! Tu m’as cassé la main !
Je dépassai le portail grand ouvert et montai à bord de la Camaro.
— Ramène-moi chez moi ! Vite !
Matt fut pour le moins surpris de me voir à côté de lui. Il me dévisagea sans rien dire, incrédule.
— J’ai dit : ramène-moi chez moi ! Ou je raconterai à la police que tu étais dans le coup aussi !
— La police ? bredouilla-t-il. Dans quel plan pourri Trevor nous a-t-il encore fourrés ?
Un comte Trevor furieux arrivait en courant, sa cape ondulant dans le vent. Il avait presque atteint le portail. Le gothique n’avait pas bougé et continuait à me regarder.
— Allez, roule ! Fais avancer cette satanée bagnole ! criai-je à pleins poumons.
Le moteur démarra et nous fonçâmes jusqu’à ce que le manoir et ses occupants bizarres aient disparu des rétroviseurs. Je me retournai pour voir un Dracula Trevor hurlant et courant derrière nous.
— Joyeux Halloween, dis-je à Matt en laissant échapper un soupir de soulagement.