15

Invitée gothique

Je ne pouvais pas parler à ma mère de ma mystérieuse invitation. Elle me dirait : « Non, tu n’iras pas. » Et moi je dirais : « Si, j’irai. » Elle me crierait après. Je m’enfuirais. Ce serait une scène très théâtrale. J’étais certaine que rien ne pourrait m’empêcher de me rendre à ce dîner jusqu’à ce que papa jette une grenade dégoupillée le matin du 1er décembre.

— J’emmène maman à Vegas ce soir ! m’annonça-t-il en me tirant par le bras. Ça s’est décidé au dernier moment. Notre avion décolle cet après-midi.

— C’est tellement romantique ! s’extasia maman en sortant une valise du placard de l’entrée. C’est la première fois que ton père prend une telle initiative pour notre anniversaire de mariage !

— Je te charge donc de veiller sur la maison et sur Billy, reprit papa.

— Veiller sur Billy ? Mais il a onze ans ! protestai-je en les suivant dans leur chambre.

— Appelle ce numéro en cas de souci, ajouta-t-il en me tendant un morceau de papier. Tu m’as prouvé que tu étais devenue quelqu’un de responsable en travaillant chez Janice. On sera de retour demain après le dîner.

— J’avais prévu des trucs, moi !

— Tu n’as qu’à proposer à Becky de venir dormir ici, dit-il en jetant une brosse à cheveux dans son sac. Tu vas toujours chez elle. Choisis un film qui vous plaira à tous les trois.

— Becky ? Tu penses peut-être que je n’ai pas d’autres amis ? Tu crois que je passe mon temps devant la télé ?

— Paul, tu crois que je devrais prendre celle-ci ? nous interrompit maman en brandissant une robe rouge sans bretelles.

— J’ai seize ans, papa ! J’ai le droit de sortir le samedi soir !

— Je sais, acquiesça maman en fourrant une paire d’escarpins dans son sac. Mais pas ce soir. Ton père me fait une surprise ! Ça n’était pas arrivé depuis l’université. Juste ce samedi, Raven, après tu auras tous ceux que tu voudras.

Elle m’embrassa sur le front, car elle n’attendait aucune réponse.

— J’appellerai à minuit pile, me prévint mon père. Histoire de m’assurer que Billy et toi vous entendez bien et que ma raquette de tennis est toujours dans son placard.

— Ne t’inquiète pas, je ne risque pas d’organiser une mégafête en ton absence, lâchai-je, en colère.

— Parfait. Il se peut que je joue la maison à la table de black-jack et je n’ai pas envie que tu la saccages.

Il ouvrit son placard et en sortit une veste. Dix-sept ans que mes parents étaient mariés, et il fallait que mon père choisisse de faire une surprise à ma mère justement ce soir.

Il était dix-neuf heures trente ce soir-là lorsque j’exposai la situation à Nerd Boy, enfin, à Billy Boy. Je portais ma plus belle tenue : minirobe sans manches en Spandex sur un top en dentelle noire, collant noir, rangers non abîmées, rouge à lèvres noir, boucles d’oreilles en argent et onyx.

— Je sors ce soir.

— Tu es censée rester à la maison. (Il examina ma tenue tel un père protecteur.) Tu sors avec un garçon !

— Pas du tout. Bon, il faut que j’y aille.

— Tu ne peux pas ! Je ne te laisserai pas sortir. Je le dirai à papa et maman.

Billy Boy aurait adoré rester à la maison tout seul, mais il aimait encore plus ce nouveau pouvoir qu’il pouvait exercer sur moi.

— Becky va venir passer un peu de temps avec toi. Tu l’aimes bien, non ?

— Oui, mais elle, est-ce qu’elle m’aime bien aussi ?

— Elle t’adore !

— C’est vrai ? demanda-t-il, le regard brillant.

— Je le lui demanderai quand elle sera là. « Becky, es-tu amoureuse de mon frère de onze ans ? »

— Nan ! Tu n’as pas intérêt !

— Alors, promets-moi de te tenir.

— Je vais le dire. Tu me laisses tout seul ! Et s’il m’arrivait quelque chose ? Je pourrais passer la soirée sur Internet et faire la connaissance d’une vieille folle qui voudra se marier avec moi !

— Ce serait une chance inespérée, dis-je en regardant par la fenêtre pour voir si Becky arrivait.

— Tu vas avoir des problèmes !

— Arrête de faire le bébé ! Montre à Becky tes jeux vidéo. Elle adore tout ce qui est aliens et vaisseaux spatiaux.

— Si tu t’en vas, j’appelle Las Vegas.

— Pas si tu tiens à la vie. S’il le faut, je t’attacherai à cette chaise.

— Alors vas-y, parce que je vais appeler !

Il courut pour attraper le téléphone sans fil.

— S’il te plaît, Billy, le suppliai-je. J’ai vraiment besoin de sortir. Un jour, tu comprendras. Billy…

Il se figea, le téléphone à la main. Il ne m’avait encore jamais entendue le supplier comme cela. Normalement, j’étais plutôt adepte de la menace.

— Bon d’accord, mais arrange-toi pour être rentrée avant minuit. Je n’ai pas envie d’avoir à raconter à papa que tu es dans la salle de bains ou je ne sais quoi.

Pour la première fois de ma vie, je pris mon frère dans mes bras. Je le serrai vraiment, comme le faisait Ruby. C’était le genre de geste qui vous permettait de sentir la chaleur de l’autre personne.

— Où est Becky ? Qu’est-ce qu’elle attend ? beugla-t-il, car on était du même côté, désormais. Il faut que tu partes !

Soudain, la sonnette retentit, et nous dévalâmes tous les deux l’escalier.

— Tu étais où ? demandai-je à Becky.

Becky entra avec nonchalance, une boîte de pop-corn à préparer au four à micro-ondes à la main.

— Je croyais que tu avais dit 20 heures.

— Je dois y être à 20 heures !

— Mince, moi qui pensais être en avance. Prends le pick-up, dit-elle en me donnant les clés.

— Merci. Comment tu me trouves ? lui demandai-je en rajustant ma tenue.

— Géniale !

— C’est vrai ? Merci !

— Tu ressembles à un ange de la nuit, ajouta mon petit frère.

Je me regardai dans le miroir de l’entrée et je souris. Peut-être était-ce la dernière fois que je voyais mon reflet.

— Amusez-vous bien et, surtout, prends bien soin de Billy.

— Qui ça ?

— Billy, mon frère.

Ils rirent tous les deux. J’attrapai ma veste et filai comme une chauve-souris.

D’horribles Dullsvilliens avaient peint « DEHORS LES MONSTRES ! » à la bombe sur le muret de la propriété des Sterling. Trevor, peut-être ? Ou quelqu’un d’autre. Je sentis un vide dans mon estomac.

Les Sterling ne devaient pas recevoir beaucoup de visiteurs, car ils n’avaient pas installé de sonnette. Étais-je supposée attendre devant le portail ou l’escalader ? Mais non, c’était ouvert. Pour moi. Je remontai l’allée sans lâcher des yeux la lucarne aveugle de la chambre, sous les combles, une chambre que j’espérais voir enfin de l’intérieur.

Tout pourrait arriver ce soir. Je ne savais vraiment pas à quoi m’attendre. Qu’allions-nous manger pour le dîner ? Que mangeaient les vampires ?

Je cognai doucement le heurtoir en forme de serpent.

La lourde porte s’ouvrit et l’Affreux me gratifia de son sourire craquelé.

— Heureux que vous ayez pu venir, commença-t-il avec son accent européen à couper au couteau. (On se serait cru dans un film d’horreur en noir et blanc.) Puis-je prendre votre manteau ?

Il emporta mon blouson en cuir quelque part.

J’attendis dans l’entrée, à l’affût du moindre danger. Où était donc celui qui m’avait invitée ?

— Alexander se joindra à vous dans quelques minutes, dit l’Affreux en revenant. Souhaitez-vous l’attendre dans le salon ?

— Pourquoi pas ?

Il me précéda dans une vaste pièce attenante à la salle à manger où je découvris deux fauteuils victoriens rouges et une chaise longue. Le seul objet qui ne paraissait pas vieux et poussiéreux était le piano quart de queue qui trônait dans un coin. L’Affreux s’éclipsa de nouveau, me donnant l’opportunité de fureter un peu. Il y avait des livres reliés de cuir imprimés dans une langue étrangère, des partitions poussiéreuses, de vieilles cartes jaunies… Et il ne s’agissait même pas de la bibliothèque !

Je passai la main sur le bureau en chêne poli. Quels secrets abritait-il dans ses tiroirs ? Alors je sentis la même présence invisible que lorsque j’avais visité le manoir la dernière fois. Alexander était arrivé.

Il était là, mystérieux et séduisant. Ses cheveux étaient brillants, et il portait une chemise en soie noire par-dessus son jean noir. Je voulus voir si la bague araignée était toujours à son doigt, mais il gardait ses mains derrière son dos.

— Désolée pour le retard. J’attendais la baby-sitter, avouai-je.

— Tu as un bébé ?

— Non, un frère !

— Bien sûr ! dit-il dans un éclat de rire maladroit qui redonna vie à son visage pâle.

Il était encore plus beau que Trevor, mais loin d’avoir son assurance ; il ressemblait davantage à un oiseau blessé qui avait besoin d’être soutenu. Comme s’il avait vécu toute sa vie dans un donjon et qu’il rencontrait un autre être humain pour la première fois. Communiquer avec autrui n’allait pas de soi. Il choisissait ses mots avec circonspection, comme pour ne pas avoir à regretter de les avoir prononcés.

— Je suis navré de t’avoir fait attendre, commença-t-il. Je suis allé te chercher ceci.

Il me tendit cinq fleurs sauvages.

Des fleurs ? Non ?!

— Elles sont pour moi ?

J’étais complètement bouleversée. J’avais l’impression que le monde tournait au ralenti. Je pris les fleurs en lui effleurant les mains. La bague araignée était bien là.

— C’est la première fois qu’on m’offre des fleurs. Ce sont les plus belles que j’aie jamais vues.

— Tu as sans doute eu des centaines de petits amis, poursuivit-il en regardant ses bottes. Je n’arrive pas à croire qu’on ne t’ait encore jamais offert de fleurs.

— Pour mes treize ans, ma grand-mère m’a envoyé des tulipes dans un vase en plastique jaune.

C’était complètement débile, mais je ne me voyais pas lui dire : « Mes petits amis ne m’ont jamais offert de fleurs parce que je n’ai jamais eu de petit ami ! »

— Les fleurs que nous offrent nos grands-mères sont spéciales, dit-il, énigmatique.

— Pourquoi cinq ?

— Une pour chaque fois que je t’ai vue.

— La bombe de peinture, ce n’était pas moi…

L’Affreux apparut soudain.

— Le dîner est servi. Voudriez-vous que je les mette dans un peu d’eau, mademoiselle ?

— S’il vous plaît, répondis-je, même si je n’avais pas envie de m’en séparer.

— Merci, Jameson, dit Alexander.

Il attendit que je sorte la première, comme dans un film avec Cary Grant, mais je ne savais pas trop de quel côté aller.

— J’ai pensé que tu connaîtrais le chemin, plaisanta-t-il. Tu voudrais boire quelque chose ?

— Oui, ce que tu voudras. (Euh… attendez une minute, qu’est-ce que je viens de dire ?) En fait, j’aimerais bien un peu d’eau.

Il réapparut quelques instants plus tard avec deux verres en cristal emplis d’eau.

— J’espère que tu as faim.

— J’ai toujours très faim, répondis-je d’un air coquin. Et toi ?

— Moi, j’ai rarement faim, mais j’ai toujours très soif !

Il me conduisit dans une salle à manger éclairée à la bougie et dominée par une longue table en chêne sur laquelle étaient disposés des assiettes en porcelaine et des couverts en argent. Il tira ma chaise avant d’aller s’asseoir à un million de kilomètres, à l’autre bout de la table. Le vase contenant les cinq fleurs qu’il m’avait offertes trônait au milieu et nous empêchait de nous voir correctement.

L’Affreux, enfin, Jameson, arriva en poussant une desserte dont les roues couinaient et me présenta un panier de petits rouleaux fumants. Il revint avec des bols de cristal emplis d’une soupe verdâtre. Étant donné le nombre de plats, la lenteur de Jameson et la longueur de la table, le repas risquait de durer des mois. Cela ne me dérangeait pas, car je n’avais aucune envie d’être ailleurs.

— C’est du goulasch hongrois, annonça Alexander tandis que je contemplais nerveusement la soupe épaisse.

Je me demandai ce que – ou qui – il y avait dedans… Alors je me rendis compte qu’Alexander et Jameson attendaient ma réaction ; je n’avais donc d’autre choix que de goûter.

— Miam ! m’exclamai-je en avalant une demi-cuillerée.

C’était infiniment meilleur que toutes les soupes en conserve que j’avais mangées, mais aussi cent fois plus épicé !

Comme j’avais la langue en feu, j’avalai mon eau d’une traite.

— J’espère qu’il n’est pas trop épicé, dit Alexander.

— Épicé ? m’écriai-je en écarquillant les yeux. Tu plaisantes !

Alexander fit signe à Jameson de m’apporter de l’eau. Une éternité plus tard, il réapparut avec un pichet. Je repris enfin mon souffle. Je ne savais pas quoi demander à Alexander, mais je voulais tout savoir de lui.

Apparemment, il avait encore moins d’amis que moi. Il avait vraiment l’air mal dans sa peau.

— Que fais-tu de tes journées ? l’interrogeai-je comme une animatrice de télévision qui tenterait de briser la glace.

— Je me posais la même question à ton sujet.

— Je vais au lycée. Et toi ?

— Je dors.

— Tu dors ? (Pour une nouvelle !) Vraiment ? insistai-je, sceptique.

— Pourquoi, tu trouves ça anormal ? demanda-t-il en repoussant maladroitement une mèche de cheveux de ses yeux.

— Disons que la plupart des gens dorment la nuit.

— Je ne suis pas la plupart des gens.

— C’est vrai…

— Et toi non plus, me dit-il en me regardant intensément. Je l’ai compris le soir d’Halloween lorsque je t’ai vue habillée en tenniswoman. En même temps, tu avais l’air un peu trop vieille pour aller chercher des bonbons dans le quartier. Et puis, personne d’autre que toi n’aurait pris cette tenue de tennis pour un déguisement.

— Comment as-tu trouvé mon nom, mon adresse… ?

— Jameson était censé te rendre la raquette de tennis, mais l’a donnée à ce footballeur blond qui a prétendu être ton petit ami. Je l’aurais cru si je ne t’avais pas vue lui casser la main et t’enfuir sans lui.

— Eh bien, tu as raison, il n’est pas mon petit ami. C’est juste un crétin du lycée.

— Fort heureusement, il a aussi donné à Jameson ton nom et ton adresse pour appuyer son histoire. Voilà comment je t’ai trouvée. À ce moment-là, je ne pensais pas que tu reviendrais fureter dans la maison.

Son regard rêveur me transperça.

— C’est que…

Notre rire résonna dans tout le manoir.

— Où sont tes parents ? demandai-je.

— En Roumanie.

— En Roumanie ? N’est-ce pas le pays d’origine de Dracula ? m’enquis-je, faussement innocente.

— En effet.

Mon regard s’éclaira.

— Vous êtes apparentés ?

— En tout cas, il n’est jamais venu à nos réunions de famille, plaisanta-t-il d’une voix nerveuse. Tu es vraiment une fille délirante. Tu redonnes de la vie à Dullsville.

— Dullsville ? Pitié ! « Pitié », c’est le nom que je donne à cette ville.

— Tu n’as pas tout à fait tort. Il n’y a pas de vie nocturne, ici, pas vrai ? Pas pour les gens comme toi et moi, en tout cas.

La vie nocturne. Les gens comme nous. Les vampires ? aurais-je voulu demander.

— La vie était plus agréable à New York ou à Londres, continua-t-il.

— Je suis certaine qu’il y a beaucoup de choses à faire la nuit, là-bas. Et beaucoup de gens comme nous, aussi.

À ce moment-là, Jameson revint pour prendre les bols de goulasch et nous servir du steak.

— J’espère que tu n’es pas végétarienne.

Je regardai mon dîner. Le steak était cuit à point, voire légèrement saignant, car son jus s’écoulait dans l’assiette jusqu’à la purée de pommes de terre.

Alexander était mystérieux, quoique plus drôle que je ne l’aurais cru. J’étais sous le charme de celui que j’essayais de voir à travers le bouquet de fleurs.

— Il a l’air délicieux, dis-je. (J’en pris une première bouchée.) Miam ! Excellent.

Soudain, il me lança un regard triste.

— Écoute, ça ne te dérange pas si… ? (Il prit son assiette et vint vers moi.) Je ne vois que ces fleurs des champs, qui sont pourtant moins jolies que toi.

Il posa son assiette à côté de la mienne et tira sa chaise en chêne jusqu’à moi. J’étais à deux doigts de m’évanouir. Nous mangeâmes en souriant, sa jambe frôlant légèrement la mienne. Mon corps était électrifié. Alexander était amusant, beau, maladroit, mais d’une manière sexy. Je voulais connaître toute l’histoire de sa vie. Qu’elle ait duré dix-sept ou dix-sept cents ans.

— Que fais-tu la nuit ? Où as-tu vécu ? Pourquoi n’es-tu pas inscrit au lycée ? déblatérai-je soudain.

— Doucement, doucement.

— Euh… Où es-tu né ?

— En Roumanie.

— Où est passé ton accent roumain ?

— Il est resté en Roumanie. Nous avons beaucoup voyagé.

— Tu n’es jamais allé à l’école ?

— J’ai toujours eu un précepteur.

— Quelle est ta couleur préférée ?

— Le noir.

Je me rappelai Mme Peevish. Je fis une pause et demandai :

— Tu as envie d’exercer quelle profession quand tu seras adulte ?

— Tu veux dire que je ne suis pas adulte ?

— Ça, c’est une question, pas une réponse, le taquinai-je.

— Et toi, tu veux faire quoi ?

Je plongeai dans ses yeux profonds, sombres et mystérieux et murmurai :

— Je veux être vampire.

Il me regarda d’un air curieux, mal à l’aise. Puis il rit.

— Tu es vraiment géniale ! (Puis il redevint sérieux.) Raven, pourquoi t’es-tu introduite chez moi l’autre soir ?

Gênée, je baissai les yeux.

Jameson arriva avec le dessert. Il craqua une allumette et des flammes jaillirent tout autour du gâteau.

— Dessert flambé ! annonça-t-il.

Juste à temps.

Alexander souffla les flammes et dit à Jameson que nous finirions le dîner dehors.

— J’espère que tu n’as pas peur du noir, me dit-il en me conduisant sous le kiosque défraîchi.

— Moi, peur ? J’adore le noir !

— Moi aussi, acquiesça-t-il en souriant. C’est la seule façon de voir les étoiles correctement.

Il alluma une moitié de bougie posée sur le garde-
corps.

— Tu amènes toutes tes petites amies ici ? demandai-je en effleurant la bougie.

— Oui, rit-il. Et je leur lis des livres à la lueur de cette flamme. Qu’est-ce que tu préfères ? demanda-t-il en désignant une pile de manuels sur le sol. Fonctions et Logarithmes ? Cultures des minorités ethniques ? (J’éclatai de rire.) La lune est si belle ce soir, reprit-il en levant les yeux au ciel.

— Cela me fait penser aux loups-garous. Crois-tu qu’un homme puisse se changer en animal ?

— À condition d’être avec la bonne fille, oui ! (Je me rapprochai de lui. Son visage était faiblement éclairé par la lune. Il était magnifique. Embrasse-moi, Alexander. Embrasse-moi maintenant ! pensai-je en fermant les yeux.) Nous avons l’éternité devant nous, dit-il soudain. Pour l’instant, profitons des étoiles.

Il posa son assiette à dessert sur le garde-corps, souffla la bougie et me prit rapidement la main. La sienne ne ressemblait ni à celle de Trevor ni à celle de Nerd Boy ; c’était la plus belle main du monde !

Nous nous allongeâmes dans l’herbe froide et contemplâmes les étoiles sans nous lâcher.

Nous nous détendîmes en silence. Nous nous réchauffâmes la main mutuellement. Je sentais sur ma peau les pattes fines de l’araignée qui lui ceignait le doigt.

J’avais envie de l’embrasser, mais il se contentait de regarder les étoiles.

— Qui sont tes amis ? lui demandai-je en le regardant.

— Je n’en ai pas.

— Je parie que tu as rencontré des tas de filles cool avant d’emménager ici.

— Cool, oui, peut-être, mais je préfère les filles qui vous aiment pour ce que vous êtes. Je préférerais une relation… durable.

Durable ? Durable comment ? Je n’osai pas le lui demander.

— Je voudrais pouvoir mordre à belles dents dans une relation.

Vraiment ? Eh bien, je suis celle qu’il te faut ! pensai-je. Mais Alexander ne se tourna pas vers moi ; il s’obstina à admirer les étoiles.

— Tu n’as donc aucun ami ici ? demandai-je en essayant de glaner plus d’informations.

— Presque.

— Tu parles de Jameson ?

— Je parle de quelqu’un qui met du rouge à lèvres noir.

Nous nous perdîmes dans la contemplation silencieuse de la lune. Je jubilais !

— Avec qui passes-tu ton temps ? finit-il par me demander.

— Becky est la seule personne qui m’accepte, et juste parce que je suis la seule qui ne la tabasse pas. (Nous rîmes tous les deux.) À part elle, tout le monde me trouve bizarre.

— Pas moi.

— C’est vrai ?

Personne ne m’avait jamais dit cela. Personne.

— Il semblerait que toi et moi nous ressemblions beaucoup. Tu ne me regardes pas avec des yeux ronds comme si j’étais un monstre.

— Je botterai le cul de quiconque te regardera de travers.

— Tu l’as déjà fait. Enfin, tu lui as donné un coup de raquette.

Nous éclatâmes de rire dans le clair de lune. Je l’étreignis de mon bras libre, qu’il caressa doucement.

— Ce sont des corbeaux ? demandai-je en désignant des créatures qui voletaient au-dessus du manoir.

— Ce ne sont pas des oiseaux, mais des chauves-souris.

— Des chauves-souris ! Je n’avais jamais vu de chauves-souris avant votre arrivée.

— Ouais, on en a trouvé quelques-unes dans le grenier. Jameson les a libérées. J’espère qu’elles ne te font pas peur. Ce sont des créatures fantastiques.

— J’imagine qu’il faut apprendre à les connaître.

— Ne t’en fais pas, elles ne descendent jamais en piqué pour s’emmêler dans les cheveux noirs de jais comme les tiens. Elles préfèrent les brushings ringards.

— Elles aiment la laque ?

— Elles détestent ça. Elles ont une véritable aversion pour les brushings !

Je ris. Il commença à me caresser doucement les cheveux. Son contact me calma. J’étais sur le point de fondre, d’être absorbée par le sol.

Il prenait beaucoup plus son temps que Trevor. Je caressai ses cheveux rendus soyeux par le gel.

— Les chauves-souris aiment-elles le gel ? m’enquis-je.

— Elles adorent le mariage du gel et de la chemise en soie noire Armani, plaisanta-t-il.

Je roulai sur lui et lui clouai les bras au sol. Il me regarda d’un air étonné et sourit. J’attendis qu’il m’embrasse, mais il ne fit pas un mouvement. Évidemment, puisque je l’empêchais de bouger ! Qu’est-ce que je pouvais être bête !

— Dis-moi ce que tu aimes chez les chauves-souris, Bat Girl, reprit-il.

— Elles volent, répondis-je, nerveuse.

— Tu voudrais voler ?

Je hochai la tête.

Il roula sur moi et m’immobilisa. J’attendis une nouvelle fois qu’il m’embrasse, mais il n’en fit rien et se contenta de me regarder dans les yeux.

— Et toi, Bat Boy, qu’est-ce que tu préfères chez les chauves-souris ?

— Mmmh…, réfléchit-il. Leurs dents de vampires, évidemment.

Je sursautai. Non pas à cause de ses paroles, mais parce qu’un moustique venait de me piquer dans le cou.

— N’aie pas peur, continua-t-il en serrant mes mains. Je ne vais pas te mordre. Pas encore, en tout cas.

Il rit de sa propre blague.

— Je n’ai pas peur, c’était juste un moustique ! expliquai-je en me grattant comme une folle.

Il examina la marque comme un médecin.

— Ça commence à enfler. Nous ferions mieux d’aller te chercher un peu de glace.

— Mais non, ça m’arrive tout le temps.

— Je n’ai pas envie que tu racontes à tes parents que tu as été mordue chez moi !

Je ne demandais qu’à crier au monde entier que j’avais été mordue, mais ce moustique était venu tout gâcher.

Il me conduisit dans la cuisine et appliqua de la glace sur la minuscule piqûre. J’entendis sonner la vieille pendule. Neuf coups… Dix coups… Non ! Onze coups… Zut ! Douze coups. Ce n’était pas possible.

— Il faut que j’y aille !

— Déjà ? s’étonna-t-il, déçu.

— Mon père peut appeler de Las Vegas d’une seconde à l’autre, et si je ne suis pas là pour répondre, je risque d’être éternellement privée de sortie !

Si seulement je pouvais rester vivre avec Alexander dans les combles du manoir ! L’Affreux me servirait des céréales « Comte Chocula » tous les matins…

— Merci pour les fleurs, le dîner, les étoiles, dis-je près du pick-up de Becky en cherchant les clés dans mon sac.

— Merci d’être venue.

Il était si beau avec son air rêveur. Il semblait si seul aussi. Je voulais que mon vampire gothique m’embrasse tout de suite. Je voulais sentir sa bouche sur mon cou et son âme dans la mienne.

— Raven…, commença-t-il avec circonspection.

— Oui ?

— Tu aimerais… ?

— Oui ? Oui ?

— Tu accepterais… une nouvelle invitation ? Ou bien tu préfères t’introduire chez moi sans prévenir ?

— Invite-moi quand tu voudras, répondis-je.

J’attendis. S’il m’embrassait maintenant, nous serions unis pour la vie.

— Parfait, alors je te rappellerai.

Il m’embrassa doucement sur la joue. La joue ? Ce fut certes un baiser plus agréable et plus romantique que celui de Jack Patterson derrière le manoir. Et beaucoup plus romantique que Trevor me poussant derrière un arbre. Alors même que j’aurais préféré un vrai baiser, un baiser de vampire, son geste me changea. J’étais en train de me transformer. J’avais les yeux écarquillés, mes jambes se transformaient en guimauve, je fondais littéralement.

Sur le chemin du retour, je sentais toujours le contact de ses lèvres pleines et douces sur mon visage. Mon corps tout entier me picotait. L’excitation, le désir, la passion : des sentiments que je n’avais encore jamais éprouvés. Tandis que je grattais cette morsure dont il n’était pas responsable, je priai pour ne pas me transformer en moustique suceur de sang.

— Papa est en train d’expliquer à Becky les règles du black-jack, me lança Billy, inquiet, comme j’accourais à la maison. Il lui a déjà décrit tous les casinos de la ville et raconté l’histoire de Siegfried et Roy. Dépêche-toi, il n’y a plus d’hôtels sur le boulevard !

J’articulai en silence un « merci » à Becky et attrapai rapidement le téléphone.

— Becky est bien bavarde, commença papa. J’ignorais qu’elle était fascinée à ce point par Las Vegas. Elle n’aura qu’à venir avec nous quand on y retournera. Elle m’a dit que vous aviez passé la soirée à regarder des films de vampires.

— Ouais…

La Vengeance de Dracula, pour la cinquantième fois ?

— Non, pas cette fois. Nous avons vu Vampire Kisses, un film récent.

— Et c’était bien ?

— Excellent. Je lui mets 6/5 !