19

Le bal des Flocons

Comment rester tranquillement assise en classe après ça ? Je séchai donc les cours de maths, d’histoire, de géographie et d’anglais et me cachai sous les gradins du terrain de football où je composai des poèmes pour Alexander. Puis je rentrai en courant à la maison et dansai dans ma chambre. J’essayai tous mes vêtements, testai un million de combinaisons avant de trouver l’ensemble idéal.

— Tu te sens bien ? me demanda Billy en passant la tête dans l’embrasure de la porte.

— Oh ! je saute partout et je danse, c’est tout !

Je lui pris la tête à deux mains et l’embrassai sur le front.

— Tu es complètement folle ?

Je lâchai un profond soupir.

— Tu comprendras un jour, mon précieux frère. Tu rencontreras quelqu’un qui saura parler à ton âme. Alors ta vie deviendra excitante et paisible à la fois.

— Tu veux dire quelqu’un comme Pamela Anderson ?

— Non, plutôt une fille qui aimera les maths et les ordinateurs autant que toi.

Le regard de Billy Boy se perdit dans le lointain.

— Ce serait génial, à condition qu’elle ressemble à Pamela Anderson !

— Elle sera encore plus belle ! ajoutai-je en lui ébouriffant les cheveux. Maintenant, laisse-moi, je dois me préparer pour le bal.

— Tu vas à un bal ?

— Oui.

— Euh… (Il pensait que sa grande sœur allait s’humilier et cette idée ne lui était pas désagréable, je le voyais.) Euh… ce sera toi la plus belle, là-bas.

— Tu as pris de la drogue, dis-moi la vérité !

— Tu seras la plus belle de toutes les filles qui auront du rouge à lèvres noir.

— Ah ! cela te ressemble beaucoup plus !

Je pus enfin parader dans la cuisine vêtue de bottes à talons hauts en vinyle, d’un collant à mailles larges, d’une minijupe noire, d’un débardeur noir en dentelle et de bracelets en métal noir. Une écharpe en cachemire noir dissimulait ma morsure et des mitaines en cuir noir révélaient mon vernis à ongles noir. Celui-ci scintillait comme de la glace noire et rappelait le thème de la soirée.

— Où comptes-tu aller habillée comme ça ? me demanda maman.

— Je vais à un bal.

— Avec Becky ?

— Non, avec Alexander.

— Qui est Alexander ?

— L’amour de ma vie !

— Quelqu’un parle d’amour ? (Papa entra dans la cuisine.) Raven, où est-ce que tu vas accoutrée comme ça ?

— Elle dit qu’elle va danser avec l’amour de sa vie, expliqua maman.

— Tu n’iras nulle part fagotée de la sorte ! Et qui est l’amour de ta vie ? Un garçon du lycée ?

— Alexander Sterling, proclamai-je.

— Tu veux dire le fils Sterling, celui du manoir ?

— Le seul et unique !

— Pas le fils Sterling ! s’exclama maman, sous le choc. J’ai entendu des horreurs à son sujet ! Il traîne dans les cimetières et n’a jamais été vu en plein jour, comme un vampire.

— Vous croyez peut-être que j’irais danser avec un vampire ? (Ils me regardèrent tous les deux d’un air étrange et ne dirent rien.) S’il vous plaît, ne soyez pas comme tous les autres habitants de cette ville ! criai-je.

— Ma puce, il se raconte des choses dans toute Dullsville, chuchota maman. Encore hier, Natalie Mitchell me disait…

— Maman, tu préfères croire Natalie Mitchell ou ta fille ? Cette soirée est très importante pour moi. C’est aussi la première fois qu’Alexander se rend à un bal. Il est rêveur et tellement intelligent ! Il aime l’art, la culture…

— Les cimetières ? proposa papa.

— Il n’est pas comme on le raconte ! C’est le gars le plus extraordinaire de tout le système solaire. Après toi, bien sûr.

— Dans ce cas, amusez-vous bien.

— Paul !

— Mais pas dans ce déguisement, ajouta aussitôt papa. Sarah, je suis content qu’elle aille au bal. C’est la première fois qu’on n’a pas besoin de la forcer à aller au lycée. C’est la chose la plus normale qu’elle ait faite depuis longtemps. (Maman lui fit les gros yeux.) Mais pas dans ce déguisement, répéta-t-il.

— Papa, cette mode fait fureur en Europe !

— Nous ne sommes pas en Europe, mais dans une petite ville où la mode est aux cols roulés, aux chemises boutonnées jusqu’au menton, aux manches et jupes longues.

— Sûrement pas ! protestai-je.

— Ce garçon n’est pas sorti de sa chambre depuis des années, et tu vas le laisser aller au bal avec ta fille habillée comme ça ? demanda maman. Paul, réagis, fais quelque chose.

Mon père ouvrit le placard de l’entrée.

— Tiens, mets ça ! dit-il en me présentant une veste de sport. Elle est noire. (Je le regardai, incrédule.) C’est ça ou mon peignoir de bain noir.

J’attrapai la veste à contrecœur.

— J’imagine que le gars le plus extraordinaire de tout le système solaire va passer te chercher et que nous allons faire sa connaissance…, lança maman.

— Tu rigoles ! Bien sûr que non !

— Il est vrai que nous ignorions jusqu’à son existence il y a encore quelques minutes et que nous ne savions même pas que tu allais danser.

— Je vous connais, vous allez lui poser plein de questions et le mettre mal à l’aise. Et me mettre mal à l’aise par la même occasion…

— C’est le but, justement. Si ton petit copain est capable de résister aux questions embarrassantes de tes parents, alors il est digne de toi, me taquina papa.

— Ce n’est pas juste ! Vous voulez peut-être vous inviter, aussi ?

— Oui ! répondirent-ils à l’unisson.

— C’est monstrueux ! C’est la plus belle soirée de ma vie, et vous allez tout gâcher ! (J’entendis une voiture se garer dans l’allée.) Il est là ! criai-je en regardant par la fenêtre. Soyez sympas, s’il vous plaît ! suppliai-je en courant partout. Rappelez-vous votre jeunesse ! Pensez à vos colliers de perles et aux concerts de Joni Mitchell, à vos pantalons à pattes d’éléphant et à l’encens. Oubliez les tenues de golf et la porcelaine ! Et surtout, ne parlez pas de cimetières !

Je voulais que cette soirée soit parfaite, comme s’il s’agissait du jour de mon mariage. En même temps, j’avais envie de prendre la poudre d’escampette, de fuir le curé, les invités et le buffet.

Je compris que mes parents étaient sur le point de rencontrer mon petit copain, et mes mains se mirent à trembler. J’espérais qu’il accepterait de s’asseoir sur leurs guillerets meubles couleur pastel.

Lorsqu’il sonna à la porte, je me précipitai pour l’accueillir. Alexander était magnifique. Il portait un costume trois pièces noir brillant très chic rehaussé d’une cravate en soie rouge. Il ressemblait à un de ces basketteurs milliardaires qu’on invitait parfois à la télévision. Il tenait une boîte enveloppée dans un papier fleuri.

— Waouh ! lâcha-t-il en me regardant de la tête aux pieds.

Le regard noir, mon père me fit signe d’enfiler sa veste de sport, au lieu de quoi je la suspendis au dossier d’une chaise.

— J’aurais dû mettre un bonnet et des après-ski, commença-t-il maladroitement. Je n’ai pas trop respecté le thème de la soirée.

— Tu parles, tu seras le garçon le plus élégant du lycée, le complimentai-je en l’entraînant dans le salon. Je te présente Sarah et Paul Madison, mes parents.

— Très heureux de faire votre connaissance, dit Alexander, intimidé, en tendant la main.

— Nous avons beaucoup entendu parler de vous…, répondit maman en lui serrant la main sans aucun enthousiasme. (Je lui lançai un regard froid.) Asseyez-vous, je vous en prie. Voudriez-vous boire quelque chose ?

— Non, merci.

— Mettez-vous à l’aise, dit papa en désignant le canapé d’un geste du bras et en s’affalant dans son fauteuil beige.

Oh ! oh !… Jamais encore je n’avais ramené de petit copain à la maison, et je sentais que papa comptait en profiter un maximum. L’interrogatoire allait pouvoir commencer. Je priai juste pour qu’il se termine vite.

— Dites-moi, Alexander, comment trouvez-vous notre ville ?

— Parfaite, depuis que j’ai rencontré Raven, répondit-il poliment en me souriant.

— Comment vous êtes-vous rencontrés, puisque vous ne fréquentez pas le lycée ? Raven a négligé de nous raconter cette partie de votre histoire.

Oh ! non ! Je commençai à m’agiter sur ma chaise.

— Eh bien, nous nous sommes croisés par hasard. On s’est retrouvés tous les deux au même endroit, au même moment, vous voyez. Tout est une question de timing et de chance, comme on dit. Et je dois dire que j’ai beaucoup de chance depuis que j’ai rencontré votre fille. (Mon père fronça les sourcils.) Enfin, ce n’est pas ce que je voulais dire…

Il tourna son visage pâle vers moi et s’empourpra. J’essayai de ne pas éclater de rire.

— Que font vos parents, exactement ? Ils sont souvent en déplacement, semble-t-il.

— Mon père est marchand d’art. Il possède des galeries en Roumanie, à Londres et à New York.

— C’est très intéressant.

— C’est génial, mais il n’est jamais à la maison. Il vole toujours à gauche et à droite.

Maman et papa échangèrent un regard.

— Bon, on va devoir y aller ! les interrompis-je.

— Ah ! j’avais presque oublié, reprit Alexander avec maladresse en se levant. Raven, c’est pour toi.

Il me tendit la boîte au papier fleuri.

— Merci ! (J’eus un sourire nerveux, éventrai le paquet et en sortis un superbe petit bouquet de roses rouges.) Il est magnifique !

Je regardai mes parents, l’air de dire : « Vous voyez, je vous l’avais bien dit ! »

— C’est charmant ! s’exclama maman.

Je tins le bouquet sur mon cœur pendant qu’Alexander essayait de l’épingler, ce qui, le stress aidant, n’était pas facile.

— Aïe !

— Je t’ai piquée ? demanda-t-il.

— C’est juste mon doigt, ce n’est rien.

Il fixait un regard intense sur la goutte de sang au bout de mon doigt.

Maman bondit, attrapa un mouchoir en papier sur la table basse et s’interposa entre nous.

— Ce n’est rien, maman, juste un peu de sang. Je vais bien. (Je portai rapidement mon doigt blessé à ma bouche.) Nous ferions mieux d’y aller.

— Paul ! supplia maman.

Plus sage que maman, papa savait qu’il n’aurait rien pu faire.

— N’oublie pas la veste, se contenta-t-il de dire.

J’attrapai le vêtement en question, pris Alexander par la main et l’entraînai vers la porte, craignant que maman ne puisse s’empêcher de faire le signe de croix pour repousser le malin.

La musique résonnait dans le parking. Aucune Camaro rouge en vue. Nous étions en sécurité… pour le moment.

— N’oublie pas ta veste, me rappela Alexander comme je sortais de la voiture.

— Je compte plutôt sur toi pour me tenir chaud, répondis-je avec un clin d’œil en laissant le vêtement sur la banquette arrière.

Deux majorettes habillées pour affronter un climat arctique nous considérèrent avec horreur.

Je traînai Alexander loin d’elles et nous nous arrêtâmes bientôt devant l’entrée principale. Alexander était comme un enfant, curieux et nerveux. Il regardait le bâtiment avec intérêt, comme si c’était la première fois qu’il voyait un lycée.

— Nous ne sommes pas obligés d’y aller.

— Mais si, il n’y a pas de problème, promit-il en me serrant les doigts.

Deux sportifs qui discutaient dans le hall d’entrée interrompirent leur conversation en nous voyant arriver.

— Vous pouvez ramasser vos globes oculaires ! lançai-je aux curieux mal élevés en passant devant eux.

Alexander examinait tout ce qu’il voyait : les affiches du bal des Flocons, le tableau des annonces, l’armoire des trophées. Il caressa les casiers, toucha le métal froid.

— C’est exactement comme à la télé !

— Tu n’es jamais entré dans une école ?

— Non.

— Diantre ! tu es le gars le plus chanceux de la terre. On ne t’a jamais forcé à manger à la cantine. Tes intestins doivent être en super état !

— Si j’avais fréquenté le lycée, nous nous serions rencontrés plus tôt.

Je le serrai dans mes bras tout près de l’affiche sous laquelle Trevor et moi nous étions disputés la veille.

Monica Havers et Jodie Carter nous dépassèrent en nous regardant à deux reprises pour s’assurer qu’elles n’avaient pas la berlue. Je crus que leurs yeux allaient jaillir de leurs têtes vides de pom-pom girls comme des balles de ping-pong.

J’étais prête à cogner à la moindre parole de travers, mais je sentais à la pression de sa main sur mon poignet qu’Alexander voulait que je garde mon calme. Les deux filles chuchotèrent, gloussèrent et s’en furent vers le gymnase en jasant.

— Voici l’endroit où je n’apprends pas la chimie, annonçai-je en ouvrant la porte non verrouillée du laboratoire. Normalement, je m’introduis chez les autres par effraction ; là, c’est de la rigolade.

— À ce propos, je me demandais comment tu avais fait pour…

— Eh ! regarde ! l’interrompis-je en désignant les béchers disposés sur les tables du labo. Ces trucs contiennent des potions mystérieuses et parfois explosives, mais ça ne t’intéresse pas, pas vrai ?

— Au contraire ! rétorqua-t-il en soulevant un bécher et en l’examinant comme s’il contenait un vin précieux.

Je le forçai à s’asseoir derrière une table et écrivis son nom au tableau noir.

— Quelqu’un connaît-il le symbole chimique du potassium ? Levez la main avant de parler…

Il leva la main.

— Moi, madame, je sais !

— Oui, Alexander ?

— K.

— Correct, tu passes en classe supérieure !

— Mademoiselle Madison ? appela-t-il en levant de nouveau la main.

— Oui ?

— Vous pourriez venir, s’il vous plaît ? Je crois que j’ai besoin de vous. Vous pourriez m’aider ?

— Mais je viens tout juste de te donner un A !

— Oui, mais là, il s’agit d’une question d’anatomie.

Je m’approchai. Il me fit asseoir sur ses genoux et m’embrassa tendrement sur les lèvres.

Des filles gloussèrent en passant devant la porte ouverte.

— Nous ferions mieux d’y aller, suggéra-t-il.

— Mais non, ne t’inquiète pas.

— Je ne veux pas que tu sois exclue par ma faute. Et puis, le bal a commencé, ajouta-t-il en se relevant.

Je sortis donc du labo en tenant par la main le garçon dont la biochimie s’accordait le mieux avec la mienne et dont le prénom était toujours écrit sur le tableau noir.

À mesure que nous approchions du gymnase, les regards froids se multiplièrent. Tout le monde dévisageait Alexander comme s’il venait d’une autre planète. Et me dévisageait, moi, comme on le faisait d’habitude.

Mme Fay, mon très curieux professeur de mathématiques, collectait les billets à l’entrée.

— Je vois que tu es à l’heure, pour une fois, Raven. Dommage que l’algèbre ne t’intéresse pas autant que danser. Mais je ne connais pas ce jeune homme…, ajouta-t-elle en scrutant Alexander.

— C’est normal, il ne fréquente pas le lycée.

Prends ces billets et laisse-nous donc ! Je sautai les présentations et tirai Alexander à l’intérieur.

Le bal des Flocons ! Était-ce à cause de la présence d’Alexander ou bien du fait qu’il s’agissait de mon tout premier bal ? En tout cas, jamais le blanc ne m’avait semblé si beau et si éclatant. Stalactites et flocons de neige en plastique pendillaient au plafond, tandis que le sol était couvert de poudreuse. De la neige artificielle semblait tomber du ciel. Tout le monde portait des robes d’hiver scintillantes, des pantalons en velours côtelé avec des pulls, des moufles, des écharpes et des bonnets. Les climatiseurs soufflaient un air frais qui me fit frissonner.

Le groupe de rock, les Push-ups, était habillé pour la circonstance lui aussi, avec bonnets et bottes fourrés. Les boissons étaient disposées sous le tableau d’affichage du score : granités, cidre et chocolat chaud.

Nous passâmes devant des grappes d’élèves, et j’entendis des murmures, des rires et des cris étouffés. Même les musiciens nous suivaient du regard.

— On va se servir en chocolat chaud avant que les élèves de terminale versent de l’alcool dedans ? proposai-je à Alexander pour détourner son attention.

— Je n’ai pas soif, répondit-il en examinant les danseurs.

— Je croyais que tu avais toujours soif ?

Le groupe commença à jouer une version électrique de Winter Wonderland.

— M’accorderez-vous cette danse ? lui demandai-je en lui offrant ma main.

Un sourire ravi aux lèvres, je guidai Alexander vers la piste de danse couverte de neige artificielle.

J’étais aux anges. J’avais le plus beau petit ami de toute la salle. Non seulement Alexander était superbe, mais en plus il dansait à merveille. Nous oubliâmes que nous étions des intrus ici et nous remuâmes comme des habitués dans un club à la mode. Les chansons se succédèrent et nous dansâmes sans nous arrêter. Cold as Ice, Ice Cream, Frosty the Snowman.

Le groupe commença à chanter I Melt with You. Le gymnase tournoyait tandis que des flocons minuscules et légers tombaient sur nous. Alexander et moi éclatâmes de rire en marchant sur un sportif complètement ivre qui battait des bras et des jambes, allongé dans la neige. Lorsque la musique s’arrêta, je serrai mon cavalier contre moi, comme si nous dansions en privé. Sauf que nous n’étions pas seuls, comme me le rappela bientôt une voix familière.

— L’asile est au courant de votre évasion ? demanda Trevor en apparaissant à côté d’Alexander.

Je conduisis mon petit ami à la table des rafraîchissements et attrapai deux granités à la cerise.

— Le gardien sait que vous êtes ici ? insista Trevor en nous poursuivant.

— Trevor, fiche le camp ! lançai-je en me dressant entre Alexander et lui.

— Oh ! c’est le mauvais moment du mois, mademoiselle « la fiancée de Frankenstein » ?

— Trevor, ça suffit !

Je ne voyais pas le visage d’Alexander, mais je sentais ses mains sur mes épaules. Il était prêt à me retenir.

— Mais ce n’est que le début, Raven ! N’y a-t-il jamais de bal, dans ton donjon ? Le pauvre est obligé de venir au lycée pour danser ! Mais c’est peut-être l’usage en enfer !

— La ferme ! Tu n’es pas venu avec ta petite copine ? Matt n’est pas là ? ajoutai-je, sarcastique.

— Pas mal, pas mal, acquiesça-t-il d’un ton approbateur. Elle est maligne, dit-il à Alexander, mais pas autant qu’elle le pense. Non, ma copine est là-bas…

Il désigna l’entrée du doigt.

Je tournai la tête et vis Becky qui se tenait, mal à l’aise, près de la porte. Elle était vêtue d’une longue jupe plissée, d’un pull rose pâle, de hautes chaussettes blanches et de mocassins.

Mon cœur s’arrêta de battre et j’eus la nausée.

— Je l’ai relookée un peu, reprit Trevor. Je me suis bien occupé d’elle, tu peux me faire confiance, chérie.

— Si tu la touches, je te tue ! hurlai-je en faisant mine de lui sauter dessus.

— Je n’en ai pas encore eu l’occasion, mais nous avons le temps. Le bal vient de commencer.

— Raven, que se passe-t-il ? me demanda Alexander en me forçant à lui faire face.

Trevor fit signe à Becky d’approcher. Elle s’exécuta sans me regarder. Trevor la prit par la main et lui déposa un tendre baiser sur la joue. Je me raidis et eus envie de vomir.

— Laisse-la tranquille !

Je saisis la main de Becky et tentai de l’éloigner de lui.

— Raven, c’est le type qui te harcelait ? me demanda Alexander.

— Tu veux dire qu’il ne sait pas qui je suis ? Qu’il n’est pas au courant pour nous ? demanda Trevor avec fierté.

— Il n’y a jamais eu de « nous » ! essayai-je d’expliquer. Il m’en veut parce que je suis la seule fille du lycée à ne pas craquer pour lui ! Alors il refuse de me foutre la paix. Trevor, comment oses-tu mêler Becky et Alexander à cette histoire ?

Becky ne parvenait pas à détacher ses yeux du parquet.

— Je crois qu’il est temps que tu laisses Raven tranquille, mon pote, menaça Alexander.

— « Mon pote » ? Mais dites-moi, je suis devenu l’ami du monstre sans même le savoir ! Si tu veux, on pourra jouer au foot ensemble. Mais attention, il faut porter une tenue réglementaire ! Les capes et les canines saillantes sont interdites ! Allez, retourne donc dans ton cimetière !

— Trevor, arrête ou je te fiche une raclée ! m’emportai-je.

— Ce n’est pas grave, Raven, intervint Alexander. Allons plutôt danser.

— Becky, éloigne-toi de ce type ! hurlai-je sans bouger d’un millimètre. Becky, dis quelque chose ! Qu’est-ce que tu attends ?

— Oh ! Becky n’a aucun mal à parler, reprit Trevor. Elle a même la langue bien pendue. C’est marrant comme les gens de cette ville sont incapables de garder un secret ! Il suffit d’évoquer la possibilité d’un incendie accidentel dans les champs de papa pour que les langues se délient ! lâcha-t-il en me regardant droit dans les yeux.

Puis il ajouta à l’intention d’Alexander :

— Tu apprendras très vite qui sont ces colporteurs de rumeurs.

Je me tournai vers Becky occupée à regarder ses mocassins.

— Je suis désolée, Raven, murmura-t-elle. J’ai essayé de te dissuader de venir ce soir.

— De quoi parle-t-il ? demanda Alexander.

— Partons, dis-je.

— Je parle de vampires ! répondit Trevor.

— De vampires ? s’étonna Alexander.

— Trevor, ferme-la !

— Je parle de rumeurs !

— Quelles rumeurs ? s’enquit Alexander. Je suis venu pour danser avec ma petite amie.

— Ta petite amie ? Alors c’est officiel ! Vous allez passer l’éternité ensemble ?

— Tais-toi ! lui ordonnai-je.

— Dis-lui pourquoi tu t’es introduite chez lui, dis-lui ce que tu as vu !

— Bon, on s’en va !

Je voulus partir, mais Alexander refusa de bouger.

— Dis-lui pourquoi tu t’es jetée dans ses bras, ajouta Trevor.

— Ne prononce pas un mot de plus !

— Dis-lui pourquoi tu es allée au cimetière avec lui.

— J’ai dit : « Ferme-la ! »

— Et pourquoi tu t’es évanouie, continua-t-il.

— Ta gueule !

— Et pourquoi tu te regardes dans un miroir toutes les heures !

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Alexander.

— Et explique-lui ça ! ajouta Trevor en jetant à Alexander les Polaroid de ma morsure.

Alexander attrapa une photo et l’examina.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Elle s’est servie de toi, expliqua Trevor. J’ai lancé une rumeur qui a enflé, enflé. Je me suis arrangé pour que tout le monde en ville pense que tu étais un vampire. Et le plus rigolo, c’est que c’est ta chère Raven qui a le mieux mordu à l’hameçon !

— Arrête ! hurlai-je en lui jetant mon granité fondu au visage.

Trevor rit tandis que la glace pilée couleur cerise lui dégoulinait sur les joues. Alexander, lui, regardait la photo sans rien dire.

— Que se passe-t-il ? demanda M. Harris en nous rejoignant.

Alexander se tourna vers moi, incrédule et confus. Désespéré, il jeta un regard circulaire à la foule curieuse qui le dévisageait et attendait sa réaction. Alors il m’attrapa la main avec colère et m’entraîna à l’extérieur. Nous laissâmes la neige derrière nous et sortîmes dans la pluie.

— Attendez ! cria Becky en courant derrière nous.

— Que se passe-t-il, Raven ? me demanda Alexander sans faire attention à elle. Comment sait-il que tu t’es introduite chez moi ? Comment sait-il pour le cimetière ? Comment sait-il que tu t’es évanouie ? Et qu’est-ce que c’est que ça ? insista-t-il en me montrant la photo.

— Alexander, tu ne comprends pas.

— Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu étais entrée chez moi.

Je ne détournai pas les yeux de son regard solitaire, profond et pensif. Je pensai à son innocence. À son sentiment de ne pas être à sa place. Je ne dis rien et le serrai de toutes mes forces.

Le Polaroid tomba de ses mains. Il me repoussa.

— J’exige que tu me dises la vérité.

Mes yeux s’emplirent de larmes.

— Je suis allée chez toi pour prouver que ces rumeurs n’étaient pas fondées. Pour les faire taire ! Pour que ta famille vive en paix.

— Je n’étais donc qu’une histoire de fantôme pour toi, une énigme à résoudre.

— Non ! Non ! Becky, dis-lui que ce n’était pas ça !

— C’est vrai ! confirma Becky. Elle parle de toi tout le temps !

— Je croyais que tu étais différente, Raven, mais tu t’es servie de moi. Tu es comme les autres.

Alexander tourna les talons, mais je l’attrapai par le bras.

— Ne pars pas, Alexander ! le suppliai-je. C’est vrai que j’ai cru aux rumeurs, mais j’ai ressenti quelque chose de spécial dès la première fois que je t’ai vu. C’est pour ça que j’ai fait tout le reste !

— Je croyais que tu m’appréciais pour ce que j’étais, pas pour l’idée que tu te faisais de moi. Ou pour ce que tu pensais vouloir devenir.

Il s’en fut en courant.

— Ne pars pas ! Alexander…

Il refusa de m’écouter. Il partit, s’en retourna à la solitude de sa chambre.

Je déboulai dans le gymnase comme une furie. Le groupe faisait une pause, et tout le monde me regarda traverser le parquet de la salle plongée dans le silence.

The end ! annonça Trevor en se mettant à applaudir. Le film est terminé ! Quelle magnifique production !

— Toi ! hurlai-je. (M. Harris vit que j’avais soif de sang et me retint.) Tu es le mal incarné, Trevor ! tonnai-je en tordant les bras pour tenter de me libérer de l’étreinte du professeur de sport. Trevor Mitchell, tu es un monstre !
(Je regardai les visages qui nous entouraient.) Vous ne voyez pas ? Vous avez rejeté la personne la plus généreuse, la plus aimable, la plus gentille et la plus intelligente de cette ville, tout en acceptant ce monstre vil et méchant, uniquement parce qu’il s’habille comme vous ! Trevor passe son temps à gâcher la vie des autres ! Et vous, vous le regardez jouer au football et faites la fête avec lui ! Vous tournez un ange en ridicule simplement parce qu’il s’habille en noir et ne fréquente pas le lycée !

Des larmes ruisselaient sur mes joues. Je m’enfuis.

Becky me suivit.

— Je suis désolée, Raven ! Vraiment désolée ! cria-t-elle.

Je fis comme si je ne l’avais pas entendue, fonçai jusqu’au manoir et escaladai avec difficulté le portail glissant. De gros papillons de nuit tournoyaient autour de la lampe du porche tandis que je cognais la porte avec le heurtoir en forme de serpent.

— Alexander, ouvre-moi ! Alexander !

Finalement, la lumière s’éteignit et les phalènes déçues me laissèrent seule. Je m’assis sur les marches et pleurai. Pour la première fois de ma vie, les ténèbres ne me furent d’aucun réconfort.