Chapitre XIII

Protéger les Français

Nombreux sont les responsables politiques qui construisent leurs discours sous le signe de la fragilité nationale. Nous l’entendons partout. J’ai, pour ma part, la conviction intime qu’ils se trompent, et qu’avec eux, ils trompent les Français.

Certes, les temps sont durs et l’Histoire est tragique : la France a été touchée par d’odieux attentats ; elle traverse un bouleversement de sa société et elle est déstabilisée par les changements du cours du monde. Mais la France n’est pas un château de cartes. Depuis des siècles et des siècles, nous nous tenons aux premières places du monde. Nous avons surmonté des épreuves incomparablement plus difficiles. Nous disposons d’une démographie dynamique, d’une capacité d’intégration éprouvée, d’un patrimoine culturel inégalé, d’une volonté sans pareil.

Nous nous devons aujourd’hui de rassurer les Français face aux menaces contemporaines. L’État les protège. Car c’est son rôle premier : protéger la liberté de chacun face à la peur.

Nous vivons dans un pays qui lutte résolument contre Daech. À cela s’ajoutent les violences, les incivilités du quotidien depuis plusieurs années et les tensions croissantes dans certains quartiers. Les fronts sont multiples, quoique non comparables, et il nous faut vivre avec le risque permanent.

Parmi les illusions les plus dangereuses du temps présent, il y a celle de croire que nous pourrions éliminer le mal par les barrières, par les déchéances, par le fichage, par les camps, par « l’oubli ou le mépris des droits de l’homme » que la Déclaration de 1789 a exposés à la face du monde.

Il y a quelque chose de vain et d’inquiétant dans la foire des propositions qui ont été présentées, à des fins d’ailleurs largement électoralistes, depuis les attentats. Comme dans d’autres domaines, les Français me paraissent manifester, au-delà de leurs inquiétudes, un calme, une force, une résolution qui tranchent avec l’agitation désordonnée d’une partie de la classe politique, surtout celle, mais pas seulement, qui rapproche les idées de la droite classique de celles de l’extrême droite. Dans cet espace âprement convoité, les candidats à la succession de Poincaré et de De Gaulle s’intéressent aux menus des cantines scolaires, à la longueur des tenues vestimentaires, aux modalités d’acquisition ou de retrait de la nationalité française dans une débauche stérile d’inventivité.

Ce faisant, et quels que soient les mérites de telle ou telle proposition – dont on doit pouvoir discuter ouvertement – ces responsables politiques commettent à la fois une erreur politique, une faute morale et un contresens historique.

Un pays – et surtout pas le nôtre – n’a jamais surmonté une épreuve décisive en reniant les lois qui le fondent ni leur esprit. Toute lutte se nourrit d’une fierté, d’une affirmation de ce qu’on est mais aussi de ce qu’il n’est au pouvoir de personne de nous faire renoncer. Sur un plan rigoureusement pratique, l’arsenal antiterroriste est suffisant. Il n’est pas nécessaire d’y ajouter des juridictions d’exception, des camps d’internement ou je ne sais quelle présomption de nationalité. On sait bien d’ailleurs que la diminution des libertés de tous, et de la dignité de chaque citoyen, n’a jamais provoqué nulle part d’accroissement de la sécurité. Les crimes ne sont pas devenus plus nombreux après la suppression de la peine de mort ou la présence de l’avocat en garde à vue. Je tiens ces illusions pour profondément nuisibles, en elles-mêmes et parce qu’elles sont inefficaces. Au bout de ce chemin-là, il y a une France tout aussi exposée au risque, mais dont le visage se serait abîmé dans l’aventure.

J’entends certains qui veulent enfermer toutes les personnes fichées « S » afin de les mettre hors d’état de nuire. Les mêmes nous expliquent, comme pour nous rassurer, que seules les plus « dangereuses » de ces personnes le seraient. Sauf que nul ne dit comment cette dangerosité serait évaluée. Pas plus qu’on ne rappelle que même nos services de renseignement, qu’on ne saurait taxer de laxisme ou d’amateurisme, déconseillent de prendre de telles mesures. Ce n’est pas en faisant des propositions dangereuses qu’on diminuera le danger. Parce que proposer d’incarcérer systématiquement celles et ceux qui sont fichés « S », c’est vider de son efficacité notre système de renseignement, mais c’est surtout passer d’un État de droit à un État de police. C’est à la fois inefficace et non démocratique.

Nous ne sommes pas un pays comme les autres. Sauf à nous perdre, nous ne pouvons pas prendre, dans ces temps si difficiles, une autre voie que la nôtre. La richesse que nous avons à défendre, c’est la marque de la France, sa vertu, son message dans l’Histoire. C’est ce qui fait que dans des moments décisifs, sur des sujets fondamentaux, son message s’entend encore dans le monde. C’est la voix qui dit non à tous ces emportements qui ne servent pas la cause de l’Homme.

Elle est là, l’identité française. Elle n’est pas ailleurs. Je suis frappé du paradoxe par lequel les hérauts proclamés de l’identité nationale se mettent au service d’une cause qui n’est pas celle de la France, mais celle de leurs fantasmes, et qui dégrade la nation.

C’est aussi pour cette raison que nous devons collectivement préparer, dès que cela sera possible, une sortie de l’état d’urgence. Celui-ci était indispensable au lendemain des attentats. Il a permis que des mesures immédiates soient prises dans des conditions qui n’auraient pas été réunies sous un autre régime de droit. Je ne prétends pas qu’il ne doive jamais plus être mis en œuvre si des circonstances dramatiques devaient à nouveau l’exiger. Mais sa prolongation sans fin, chacun le sait, pose plus de questions qu’elle ne résout de problèmes. Nous ne pouvons pas vivre en permanence dans un régime d’exception. Il faut donc revenir au droit commun, tel qu’il a été renforcé par le législateur et agir avec les bons instruments. Nous avons tout l’appareil législatif permettant de répondre, dans la durée, à la situation qui est la nôtre.

Dire cela ne signifie surtout pas qu’il faille se montrer accommodant à l’égard de propos ou de comportements, notamment religieux, qui contreviennent à nos principes. Mais la seule manière de réduire, comme on le dit en chirurgie, la fracture terroriste, c’est de ne donner aucune prise à ceux qui s’en font les avocats. Pour cela nous devons mobiliser la société civile tout entière autour d’un projet fondé sur la confiance. Si cette confiance est trahie, il faut que les sanctions tombent et qu’elles soient dures. Rien ne serait pire, au contraire, que d’enfermer a priori, dans le soupçon, des pans entiers de la population française, en réponse à la propagande d’une minorité et aux crimes d’un petit nombre.

Là encore, nous devons nous désintoxiquer du recours permanent à la loi et de la modification incessante de notre droit criminel. Le succès viendra plutôt d’une réforme des structures et des moyens de la police et des tribunaux, avec, au préalable, un examen critique de leurs organisations par la représentation nationale.

Comment assurer la sécurité de chacun, cette liberté première dont l’État de droit est garant ?

L’armée ne peut être qu’un ultime recours. Elle n’est pas la modalité naturelle d’encadrement de la jeunesse ni une force de maintien de l’ordre sur le territoire. Sa finalité est le combat. Les appels de nombre de responsables politiques à un engagement toujours croissant des armées en France sont un hommage rendu à ces hommes et à ces femmes qui assument depuis tant d’années, au travers de réformes et de restructurations dont peu d’administrations civiles ont été capables, une charge très lourde, suscitant l’admiration de tous. Reste que l’armée n’est pas faite pour suppléer aux carences du dispositif national de sécurité, ni aux défauts de notre système éducatif. Les missions des armées peuvent être ponctuellement étendues. La réserve opérationnelle peut être développée, dans le cadre d’une réflexion approfondie sur les modalités contractuelles de l’engagement, en termes d’obligations, de durée et d’avantages. Mais il est inconcevable et dangereux que la réserve puisse servir de cache-misère.

Aussi l’opération Sentinelle, qui a conduit à déployer près de 10 000 militaires sur le terrain en France, était-elle une nécessité pour protéger le territoire et rassurer la population. Il n’est ni réaliste ni souhaitable de mettre fin dans les prochains mois à cette opération mais il est nécessaire, d’une part de conserver le format actuel de nos armées même après Sentinelle, d’autre part de préparer rapidement la transition pour faire monter en régime les forces de police et de gendarmerie grâce à des embauches supplémentaires.

Plus largement, en matière de sécurité, nos dispositifs ont été construits à une époque où le terrorisme n’était pas une menace importante pour les Français. Et où les formes de criminalité n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Or, la lutte contre le terrorisme requiert une logique radicalement différente pour agir avec efficacité. Elle nécessite de tisser des liens de confiance avec la population. Elle impose une présence continue des forces de l’ordre dans nos territoires. Elle oblige d’agir au plus près de nos concitoyens, car la proximité est le seul moyen de collecter des informations, de repérer et de suivre les individus dangereux.

En réalité, la lutte contre le terrorisme est d’abord et avant tout une bataille du renseignement, qui nécessite un travail policier minutieux et discret : rien de tout cela ne serait possible si l’on décidait d’enfermer les gens que l’on surveille ou que l’on écoute.

S’agissant du travail des forces de sécurité, nous devons reconnaître que nous avons commis des erreurs par le passé et qu’elles n’ont pas toujours été réparées.

Nous nous sommes trompés, en premier lieu, sur l’organisation des forces de police. Nous subissons aujourd’hui les conséquences de la quasi-suppression des moyens du renseignement territorial. Ce choix a eu des effets délétères, car une partie importante de l’efficacité opérationnelle contre les réseaux terroristes repose sur la capacité à récupérer des renseignements au niveau de la ville, voire du quartier. Il faut donc aller au-delà de la réforme conduite ces dernières années et reconstruire un renseignement territorial pleinement opérant. Par ailleurs, nous n’avons pas su nous organiser pour utiliser au mieux les informations qui circulent sur Internet et les données récoltées dans différents services. Outre les problèmes de coordination entre ces services qui imposent des clarifications indispensables, il faut créer une cellule centrale de traitement des données de masse de renseignement, comme les Britanniques ou les Américains ont su le faire. Cette cellule rapporterait directement au conseil de défense car elle permettrait de centraliser un renseignement informatique de haut niveau, complément indispensable du renseignement de terrain qui suit les individus.

Dans le même temps, nous subissons les conséquences de décisions idéologiques prises il y a plus de dix ans pour supprimer la police de proximité. Contrairement à la caricature qui en a été faite, la police de proximité, qui fut mise en œuvre par Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement, ne tenait ni de l’utopie laxiste, ni du gadget de communication. Quel que soit le nom qu’on lui donnera, il faudra absolument remettre à l’ordre du jour une organisation policière au plus près de nos concitoyens. Bien sûr, il faudra tenir compte du contexte nouveau : le niveau de violence et de délinquance dans certains quartiers est bien plus élevé qu’il y a vingt ans. Surtout, il faudra veiller à ce que l’articulation entre police et justice soit plus efficace.

Cette nouvelle police de proximité, il faudra lui laisser du temps, la maintenir de façon durable, lui donner des moyens humains et financiers. Il faudra lui permettre de créer avec les Français un lien de confiance. Ce n’est pas faire preuve de faiblesse, mais d’intelligence. Car des policiers – et d’ailleurs des gendarmes – ainsi employés, ce sont des fonctionnaires qui développent une connaissance renforcée de leur territoire, qui ont le temps de collecter l’information nécessaire et qui, le cas échéant, sont en mesure d’identifier en amont les individus dangereux, en voie de radicalisation.

On le voit, ces réformes imposent une réorganisation rapide et des moyens supplémentaires. Au-delà des 9 000 embauches décidées, et qui sont encore en cours, ce sont 10 000 fonctionnaires de police et de gendarmerie qu’il faut recruter dans les trois prochaines années.

Mais cela ne résoudra pas les difficultés pointées par les policiers lors des mouvements spontanés qui ont suivi l’odieuse attaque de Viry-Châtillon.

Nombre de policiers ont le sentiment de travailler dans des conditions difficiles sans avoir les équipements indispensables du fait des contraintes budgétaires permanentes et des brigades qui n’ont pas été renforcées par les augmentations d’effectifs des dernières années. Le sentiment d’abandon de certains quartiers par la hiérarchie elle-même apparaît comme inacceptable pour les hommes et les femmes de terrain.

On retrouve, là aussi, les conséquences directes du manque de moyens de la justice. La réponse pénale n’apparaît pas au niveau car les moyens de la justice et de l’administration pénitentiaire ne le permettent pas, surtout dans les zones les plus difficiles. Ce qui affaiblit la crédibilité des forces de l’ordre sur le terrain. Lorsqu’il est établi, comme c’est le cas dans certaines régions, que le parquet ne demandera pas de mandat de dépôt si la peine de prison encourue est inférieure à deux ans, c’est la crédibilité de toute la réponse pénale qui est mise en doute.

La réponse est bien que les forces de l’ordre, comme les magistrats, puissent se recentrer sur certaines missions : aujourd’hui, ils ne sont pas en mesure de lutter contre les phénomènes de délinquance à tous les niveaux.

La réponse politique classique est de se prévaloir d’une intransigeance permanente et générale. C’est évidemment une illusion. La réalité est qu’on demande toujours plus à des forces de l’ordre, à des magistrats et à des services pénitentiaires qui sont aujourd’hui parmi les fonctionnaires qui travaillent dans les conditions les plus difficiles. On doit renforcer leurs moyens et être intransigeants sur nos priorités : la lutte contre la délinquance et la criminalité, et l’éradication des zones de non-droit. Mais à côté de cela, nous devrons ouvrir une réflexion adulte et transparente sur l’objectif des peines. Qu’attend-on de la sanction pénale ? Exclure celui qui a transgressé la loi du corps social, pour une durée plus ou moins longue, n’est pas toujours la mesure la plus utile socialement. Le vol, par exemple, sans aucune autre circonstance aggravante, est puni actuellement de trois ans d’emprisonnement : ne pourrait-on pas envisager qu’il soit plutôt susceptible d’une mesure de réparation coercitive au bénéfice de la victime, et d’une amende lorsque le butin est inférieur à une certaine valeur ? De la même manière, l’usage et la détention de cannabis en deçà d’une certaine quantité, comme certaines infractions formelles du code de la route (défaut d’assurance automobile par exemple), doivent-ils nécessairement relever des tribunaux correctionnels ? On pourrait tout à fait considérer que le régime des contraventions serait suffisant pour sanctionner ces comportements.

À cet égard, je refuse de me laisser enfermer dans le discours piégé, fait d’accusations systématiques de laxisme, dès qu’on évoque ces questions. Chacun doit en être convaincu : je n’ai aucune sympathie pour les chauffards ni pour les pratiques addictives. Je dis simplement qu’il faut écouter les professionnels de police et de justice qui, eux-mêmes, expliquent combien il est vain de pénaliser systématiquement la consommation de cannabis, alors qu’une contravention lourde et payable immédiatement serait beaucoup plus économe en temps pour la police et la justice, et bien plus dissuasive qu’une hypothétique peine de prison dont tout le monde sait qu’elle ne sera finalement jamais exécutée.

En contrepartie, je pense qu’il est impératif que les peines, quelles qu’elles soient, soient immédiatement mises à exécution telles qu’elles ont été prononcées. Aujourd’hui, un magistrat qui condamne un délinquant à une peine de prison ferme jusqu’à deux ans sait que cette peine sera d’abord examinée par un autre magistrat, qui envisagera des alternatives à la prison. Quel est le sens de ce système ? Il est incompréhensible pour les victimes, pour les citoyens, de même que pour les délinquants. Une peine de prison prononcée doit conduire l’individu à être placé en détention. Il faut redonner du sens au prononcé de la peine, car il engage la parole de la justice, et donc son autorité. Par ailleurs, ne doit-on pas redonner sa chance à l’idée de prévention, profondément délaissée, en renforçant la présence adulte (éducative, associative) auprès des jeunes des quartiers afin d’éviter le passage à l’acte et qu’ils ne tombent dans la spirale délinquance-prison-récidive ?

Les fonctions régaliennes de justice et de sécurité impliquent un engagement de l’État en termes de moyens. Il faut le prendre et le tenir. Elles impliquent aussi un engagement dans la durée. Depuis dix ans il est inconstant, résultat d’à-coups permanents dictés par l’actualité. Il est donc nécessaire, sur ce sujet, d’assumer ces priorités, et par une loi-cadre quinquennale, de poser l’engagement sur cinq années que la nation doit tenir.

Enfin, pour être pleinement efficaces, nous devons responsabiliser la société tout entière. Chacun doit avoir sa place dans la prise en charge de la sécurité du pays. Cela ne signifie surtout pas d’entrer dans une société du soupçon, mais d’assumer l’idée que l’État n’est plus l’unique acteur de la sécurité. Chacun a un rôle à jouer pour identifier la menace : les associations qui accueillent des jeunes, les professeurs qui accompagnent les enfants en sortie scolaire, les chefs d’entreprise qui organisent des séminaires. Nous devons être plus vigilants face aux dérives éventuelles. La formation aux gestes de premiers secours, aux réactions à avoir en cas d’attaque, aux réflexes pour savoir comment alerter les forces de police, est aujourd’hui indispensable.

Dans ce contexte, la réserve opérationnelle joue un rôle fondamental, quoique non exclusif. Il ne s’agit pas de proposer de recréer pour tous un service militaire obligatoire. Cela ne serait pas souhaitable pour nos jeunes et cela n’est pas possible pour une armée de métier. En revanche, former de manière volontaire entre 30 000 et 50 000 jeunes hommes et jeunes femmes dans le cadre de la réserve permettra de les faire contribuer à cette indispensable transformation.