Chapitre III
Ce que nous sommes
Nous devons aujourd’hui faire entrer la France dans le xxie siècle. C’est cela notre défi.
Nous avons attendu 1914 pour entrer dans le xxe siècle avec fracas. 2015 nous a fait entrer dans ce siècle nouveau dans de grandes douleurs et nous refusons encore largement de le voir.
Entrer dans ce nouveau siècle exige de savoir réconcilier ce que nous sommes profondément et ce que nous devons devenir.
Or, qu’est-ce que la France et d’où venons-nous ? De mes premières années, je l’ai dit, je garde mon lien le plus intime avec notre pays. Le lien que j’ai construit avec la langue française. Le cœur de ce qui nous unit est bien là. Ces mots, parfois usés ou redécouverts. Cette langue qui charrie toute notre histoire et qui nous rassemble depuis que François Ier, à Villers-Cotterêts, a eu cette intuition géniale de bâtir le royaume sur la langue. Elle a perdu durant l’âge classique sa truculence rabelaisienne, elle a longtemps cohabité avec de nombreux patois dont elle a volé les subtilités. De la Bretagne au pays Basque, de l’Alsace à la Provence et jusqu’à la Corse, nombreux sont ceux qui demeurent attachés à cette variété, aux richesses de leurs langues régionales. Notre langue porte notre Histoire.
C’est bien ce qui fait de nous une nation ouverte, parce qu’une langue s’apprend, et avec elle les images et les souvenirs qu’elle évoque. Celui qui apprend le français, puis le parle, devient le dépositaire de notre Histoire et devient un Français. Être français, ce n’est pas uniquement une question de papiers. J’ai connu des étrangers qui ne vivaient pas en France et qui étaient devenus, par amour, des Français. Rien n’est plus grave que de décevoir cet amour-là, parce que c’est manquer à notre vocation. S’il fallait trouver un sens à une formule que je n’aime pas, celle de « Français de souche », elle désignerait, non seulement celui qui vit en Mayenne depuis dix générations, mais aussi celui qui, d’où qu’il vienne et où qu’il se trouve, honore la langue française. Rien ne m’émeut davantage que le français qu’on parle en Guyane, dans la Caraïbe, dans le Pacifique. Il est là, le véritable français de nos pères, ces pères venus de partout, établis sur toute la surface de la terre, et qui continue de faire de nous une grande nation.
Mon premier souvenir de la France, ce sont nos traversées en voiture pour rejoindre le lieu de nos vacances, dans les Pyrénées : une douzaine de voyages qui se confondent dans ma mémoire pour n’en faire qu’un, celui d’un grand rouleau de paysages défilant entre Amiens et Bagnères. J’étais donc un enfant de la province, un mot que j’ai toujours préféré à celui de « territoires », qu’on emploie aujourd’hui. Né dans la Somme, je vivais l’arrivée à Paris comme une promesse d’expériences inouïes, de lieux magiques. Nous passions en filant dans le monde d’Arsène Lupin, de Monte-Cristo et des Misérables, et comme tous ceux qui aiment rêver, je faisais apparaître mes héros au détour des rues. Puis venaient les charmes lagunaires, presqu’irréels du marais Poitevin, la lumière crue du Bordelais de Mauriac, les Landes et cette odeur de térébenthine qui envahit tout. Enfin la chaîne pyrénéenne apparaissait à l’horizon, fin du voyage, un refuge dans le temps, un endroit pour être heureux.
La vie de notre pays est faite, pour chacun, de petites odyssées comparables. Et ces mille odyssées françaises tissent la carte invisible d’une France à la fois une et diverse, mystérieuse et transparente, fidèle et réfractaire. Il n’y a pas de sentiment que je comprenne mieux que l’attachement à son terroir. Chacun a son endroit de France qui le tient, son point fixe. André Breton, qui avait tant aimé Paris, arriva un jour par hasard aux confins du Lot et découvrit Saint-Cirq-Lapopie. Il s’écria : « J’ai cessé de me désirer ailleurs. » Je ne me lasserai jamais de contempler l’âme immobile et fugitive de la France. C’est le temps fait géographie. C’est un héritage antérieur à la mémoire consciente, et le goût d’un avenir qui resterait fidèle aux espoirs du passé. Pays fait de mots, de terres, de roches et de mers. C’est cela la France. Mais pas uniquement.
C’est aussi un État et un projet, celui d’une nation qui libère.
Notre Histoire a fait de nous des enfants de l’État, et non du droit, comme aux États-Unis, ou du commerce maritime, comme en Angleterre. C’est à la fois un bel héritage et un héritage dangereux.
L’État a formé la nation par la conquête des frontières, les règles, l’égalité du droit partout sur le territoire. Il a incarné le projet républicain dans des structures dont le point d’équilibre a d’ailleurs été difficile à trouver, comme en témoigne la succession des régimes politiques que nous avons connus. Lorsqu’il s’est agi d’assurer la continuité de notre Histoire après 1789, c’est vers l’État que les Français se sont tournés. L’importance chez nous de ces figures familières, le ministre, le préfet, le directeur, le maire, vient de là, de cette nécessité de rassembler toujours, au service de la même cause, une nation variée, multiple, qui ne pouvait se définir aussi facilement que bien d’autres et se pensait pourtant appelée à un grand destin. Et c’est aussi l’État qui, au fil du temps, a reconnu la place de chacun dans l’Histoire nationale.
C’est ainsi que l’État a, en France, partie liée avec l’intime des individus et des groupes.
L’État a porté de manière très concrète le projet émancipateur de la République. Par l’affermissement des libertés individuelles et le développement de l’instruction, sous la IIIe République ; par les conquêtes sociales du Front populaire ; par le redressement du pays, en 1945 et en 1958. Il a pu agir, au-delà de bien des vicissitudes, parce que les perspectives étaient là, grandes ouvertes, suscitant l’adhésion. Et aussi parce que le progrès ainsi mis en œuvre était un progrès concret et comme palpable par chacun. Longtemps les Français ont été comme reclus dans leurs villages. C’est leur mise en mouvement qui a permis au projet de prendre corps, mise en mouvement rendue possible par l’instruction publique, comme par le développement des infrastructures de transport, les routes, le train. Le rôle de l’État est bien de garantir, et aujourd’hui encore, ce décloisonnement, ces accès, ces mobilités, offrant à chacun les moyens de sa vie. Les techniques ont progressé, mais l’enjeu est le même qu’autrefois. La couverture téléphonique, mobile et fixe, le permis de conduire, les transports collectifs, covoiturage et autocar, l’accès à Internet, relèvent du même impératif que l’achèvement, hier, du réseau routier.
C’est bien là que réside un danger dont il faut prendre l’exacte mesure. Pour atteindre ses objectifs, l’État a développé en France, dans l’assentiment général, un appareil lourd et compliqué, destiné à assurer régulièrement l’égalité et la sécurité, deux valeurs qui nous sont chères. Mais lorsque le projet faiblit et que les perspectives ne sont plus discernables, cet appareil tourne à vide, faute d’impulsion, devient une gêne et un poids pour l’ensemble de la nation. Des centaines de structures subsistent qui devaient disparaître. Des agents s’occupent de tâches inutiles. La règle envahit tout, parce qu’il est plus commode d’écrire une loi ou un décret que d’indiquer une direction. Les fonctionnaires y trouvent une raison d’être et les politiques une occasion de justifier leurs privilèges. Le statut pris en lui-même l’emporte sur les raisons qui présidaient à sa création. Le pays vit pour l’administration et non l’administration pour le pays. Peu à peu, le réel s’éloigne. Le monde du pouvoir bâtit des constructions imaginaires.
Mais rien de cela n’est inévitable, et c’est l’erreur d’imaginer l’État comme un mal en soi, pour des raisons essentiellement dogmatiques, alors qu’il faut, de manière pratique, le considérer dans la durée et son rapport avec notre Histoire, pour les services qu’il rend et qu’il peut rendre. Pour les uns, l’État doit pouvoir tout faire y compris dépenser l’argent qu’il n’a pas. Pour les autres, c’est de l’État que vient tout le mal, et le briser serait la solution. En vérité il n’en est rien.
Car autour de l’État se tisse ce qui nous rassemble, notre projet commun, la République.
Je crains que ce beau mot de République ait fini par lasser à force d’être galvaudé. On s’en sert pour refuser ce que l’on n’aime pas, l’intolérance, le fanatisme, le mépris des libertés, sans pour autant dire précisément ce qu’il incarne. Des intellectuels cherchent à le distinguer de la démocratie, pour s’en féliciter ou pour s’en plaindre. Faussement naïfs, de beaux esprits s’interrogent, se demandant quelle monarchie nous menace au point que nous soyons obligés à ce point d’invoquer la République. Comment faire la part de ce qui n’a pas toujours été louable dans « la République » ? La République, ce n’est pas seulement la déclaration des droits. Ce sont aussi les massacres de Vendée, la colonisation, puis les excès des guerres coloniales, la censure des livres et les tribunaux d’exception, jusqu’à une époque assez récente. Tout ce qui est bon n’est pas républicain. Et tout ce qui est républicain n’est pas bon, sans quoi il aurait fallu applaudir les tribunaux républicains qui ont condamné le capitaine Dreyfus, jusqu’à son tardif procès en révision, et conserver le bagne et l’interdiction de voter faite aux femmes, dont les républicains se sont accommodés pendant des décennies, jusqu’à ce que le général de Gaulle y mette fin ; ou l’impossibilité d’avorter jusqu’à ce que Valéry Giscard d’Estaing entende la détresse des femmes ; ou la peine de mort, jusqu’à ce que François Mitterrand l’abolisse. Alors, de quoi parle-t-on ?
La République que nous aimons, celle que nous devons servir, c’est celle de notre libération collective. Libération des superstitions, religieuses ou politiques, libération des préjugés sociaux, libération de toutes ces forces qui concourent à faire de nous des esclaves sans que nous en ayons toujours conscience. La République est notre effort, un effort jamais achevé. Elle reste toujours à accomplir.
Un chant aussi apparemment banal que Le Chant du départ, au point que nous n’attachons plus guère d’attention à ses paroles, le dit très bien. « Un Français doit vivre pour elle »… Et cela dit moins une obligation qu’une réalité. Il y a longtemps que les Français vivent pour l’émancipation, la liberté. « Les républicains sont des hommes, les esclaves sont des enfants. » Ils savent, les Français, que l’on ne peut exister sous la tyrannie. La tyrannie du pouvoir mais aussi celle des structures dépassées, des préjugés, des cercles d’influence et des groupes de pression. La République, c’est ne consentir à rien de ce qui s’oppose à nos valeurs. C’est l’incarnation de notre honneur collectif. Dans une lettre de guerre, le général Diego Brosset, compagnon de la Libération, écrit peu avant sa mort à la tête de sa division : « On ne peut employer son intelligence à trouver des raisons d’accepter. »
Cette France, républicaine par nature, qui est la nôtre, a des ennemis. Les républicains ne peuvent jamais faire l’économie de les nommer. Ces ennemis si divers ont tous en commun d’être des rêveurs – mais des rêveurs parfois criminels –, des puritains, des utopistes du passé. Ils croient détenir une vérité sur la France. Ce n’est pas seulement un danger, c’est un contresens. La seule vérité qui soit française, c’est celle de notre effort collectif pour nous rendre libres, et meilleurs que nous sommes ; cet effort qui doit nous projeter dans l’avenir. Ces ennemis de la République prétendent l’enfermer dans une définition arbitraire et statique de ce qu’elle est et de ce qu’elle devrait être. Il y a les islamistes qui veulent l’asservir et qui, l’expérience le montre, n’apportent que le malheur et l’esclavage. Il y a le Front national qui, animé par une absurde nostalgie de ce que notre pays n’a jamais été, lui fait trahir ce qu’il est. Il y a ceux qui se rallient à l’extrême droite en adoptant ses thèses. Il y a les cyniques qui fuient la France ou la méprisent. C’est beaucoup de monde et, en même temps, ce n’est pas assez pour nous retenir.
Et c’est bien ce projet que la France porte en elle depuis tant de siècles qui fait sa place, son rang. Qui fait que la France a toujours rayonné dans le monde. De la Renaissance au siècle des Lumières en passant par la Révolution américaine jusqu’à la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’anti-totalitarisme, la France a contribué à éclairer le monde pour le libérer du joug de l’ignorance, des religions qui asservissent, de la violence qui nie l’individu. Il y a dans l’esprit français cette prétention à l’universel qui est à la fois une indignation constante contre l’injustice et la soumission, et une volonté de dire aux autres qu’elle pense le monde, ici, maintenant, et pour le compte de tous. L’esprit des Encyclopédistes dirigés par Diderot est sans doute la quintessence de cette ambition folle, mais cette ambition c’est nous. Aussi n’est-il rien de plus contraire à ce que nous sommes que le recroquevillement sur nous-mêmes.