CHAPITRE XII

« Memsahib malade ? » demanda Mwindi en empilant les oreillers, de façon à permettre à Mary d'être couchée en ayant la tête vers l'extrémité de la tente grande ouverte, et en vérifiant de la paume le matelas pneumatique du lit de camp, avant de tirer les draps sans un pli par-dessus le matelas et de les border au carré.

« Oui. Un peu.

– Peut-être parce que manger le lion.

– Non. Elle était malade avant de tuer le lion.

– Le lion court très loin très vite. Était très en colère et très triste quand il meurt. Peut-être fabrique poison.

– Conneries, dis-je.

– Hapana conneries, rectifia Mwindi d'un ton solennel. Bwana capitaine mange le lion aussi. Malade aussi.

– Bwana capitaine malade même maladie longtemps avant, à Salengai.

– Mange le lion à Salengai aussi.

– Mingi conneries, dis-je. Lui malade avant que je tue le lion. Hapana manger du lion à Salengai. Manger du lion ici après le safari de Salengai. Quand on a écorché le lion à Salengai, on a rangé boîtes à viande. Personne n'a mangé ce matin-là. Tu te rappelles mal. »

Mwindi haussa les épaules sous sa longue tunique verte. « Manger le lion, Bwana capitaine malade. Memsahib malade.

– Qui mange du lion pas malade ? Moi.

– Shaitani, dit Mwindi. Toi malade à mourir avant. Très longtemps avant quand tu es homme jeune tu es malade à mourir après tuer le lion. Tout le monde sait tu es mort. Ndege sait. Bwana sait. Memsahib sait. Tout le monde se rappelle quand tu es mort.

– Avais-je mangé du lion ?

– Non.

– Étais-je malade avant de tuer ce lion ?

– Ndio, dit Mwindi à contrecœur. Très malade.

– Toi et moi parlons trop.

– Nous sommes Mzee. Tu parles si tu veux parler.

– Kwisha parler », dis-je. J'en avais assez de cet anglais de bazar et l'idée qui se faisait jour ne m'enchantait guère.

« Memsahib va à Nairobi avec le ndege demain. Le docteur de Nairobi soigne sa maladie. Elle revient de Nairobi guérie et solide. Kwisha », dis-je, signifiant par là : c'est fini.

« Mzuri sana, dit Mwindi. Moi tout ranger. »

Je sortis de la tente et Ngui attendait sous le gros arbre. Il avait mon fusil.

« Je sais où il y a deux kwale. Tire-les pour Miss Mary. »

Mary n'était pas encore revenue et nous découvrîmes les deux francolins qui s'époussetaient dans une plaque de boue sèche à la lisière des grands eucalyptus. Ils étaient de petite taille, ramassés et très beaux. J'agitai la main dans leur direction, ils se mirent à courir au ras du sol vers les buissons, et j'en tirai un à terre et l'autre au moment où il s'envolait.

« Il y en a encore ? demandai-je à Ngui.

– Juste ces deux-là. »

Je lui donnai le fusil et nous reprîmes le chemin du camp, moi tenant les deux oiseaux charnus, chauds et l'œil vitreux, leurs plumes duveteuses ébouriffées par le petit vent. Je demanderais à Mary de les chercher dans le livre sur les oiseaux. J'étais à peu près sûr de ne jamais les avoir vus avant et qu'il s'agissait peut-être d'une variété de la région du Kilimandjaro. L'un ferait un excellent bouillon accompagné de légumes, l'autre serait parfait si elle préférait manger quelque chose de consistant. Je lui donnerais un peu de Terramycine et de Chlorodyne pour remettre les choses en ordre. Pour la Terramycine, je ne savais pas trop, mais elle semblait bien la supporter.

J'étais assis dans un bon fauteuil dans la tente fraîche du mess, lorsque je vis Mary arriver à la hauteur de notre tente. Elle fit sa toilette, puis me rejoignit dans la tente et s'assit.

« Seigneur, dit-elle. Peut-on ne pas en parler ?

– Je pourrais te faire faire l'aller-retour dans la voiture de chasse.

– Pas question. C'est un vrai corbillard.

– Avale-les maintenant si tu peux les garder.

– Serait-ce très risqué de boire un gin-fizz pour me remonter le moral ?

– L'alcool n'est pas recommandé mais j'en ai toujours pris et je suis encore là.

– Je ne sais pas vraiment si je suis là ou pas. Cela vaudrait la peine d'en avoir le cœur net.

– On va s'en occuper. »

Je lui préparai le cocktail, puis lui dis qu'elle avait tout son temps pour prendre le médicament et qu'elle pouvait aller s'allonger sur le lit et se reposer et lire si elle en avait envie ou que je pouvais lui faire la lecture si elle préférait.

« Qu'as-tu tiré ?

– Un couple de minuscules francolins. On dirait de petites perdrix. Je te les apporterai tout à l'heure pour que tu les voies. Ce sera ton dîner.

– Et pour déjeuner ?

– Nous avons un bon bouillon de Tommy avec des légumes et de la purée de pommes de terre. Tu vas stopper net cette saleté et il n'y a pas de raison de te mettre à la diète. On dit que la Terramycine en vient à bout plus vite que le Yatren autrefois. Mais j'aurais l'esprit plus tranquille si nous avions du Yatren. J'aurais juré qu'on en avait mis dans la boîte à pharmacie.

– J'ai tout le temps soif.

– Cela me rappelle des souvenirs. Je vais montrer à Mbebia comment faire de l'eau de riz, on la gardera au frais dans une bouteille dans le sac à eau et tu en boiras tant que tu voudras. Cela coupe la soif et t'empêche de t'affaiblir.

– Je ne vois pas pourquoi il a fallu que j'attrape quelque chose. Nous menons une vie tellement saine.

– Chaton, tu aurais pu aussi bien avoir de la fièvre.

– Mais je prends mon médicament contre la malaria tous les soirs, je te rappelle toujours de prendre le tien quand tu l'oublies et nous mettons toujours nos bottes contre les moustiques le soir près du feu.

– Oui. Mais dans le marécage, après le buffle, nous avons été piqués des centaines de fois.

– Non. Des douzaines.

– Des centaines pour ce qui me concerne.

– Tu es plus grand. Mets tes bras autour de mes épaules et serre-moi fort.

– Nous sommes des veinards de chatons, dis-je. Tous les gens attrapent des fièvres s'ils vont dans des pays où il y en a à revendre et nous sommes allés dans deux pays où elles sont particulièrement redoutables.

– Mais j'ai pris mon médicament et je t'ai fait penser à prendre le tien.

– Et nous n'avons rien attrapé. Mais nous sommes allés aussi dans un pays où sévit cette foutue maladie du sommeil, et rappelle-toi ces hordes de tsé-tsé.

– Et Dieu sait qu'elles étaient méchantes au bord de l'Ewaso Ngiro. Je me rappelle le soir quand on rentrait, leur piqûre brûlait comme une pince à épiler chauffée au rouge.

– Je n'ai jamais vu de pince à épiler chauffée au rouge.

– Moi non plus, mais c'est comme cela qu'elles piquaient dans ces taillis épais où vivait le rhinocéros. Celui qui a forcé G.C. et Kibo à sauter dans la rivière. Mais c'était malgré tout un camp merveilleux, et on s'est tellement amusés quand on a commencé à chasser seuls tous les deux. C'était vingt fois plus drôle que d'être accompagnés, et tu te rappelles comme j'étais sage et obéissante ?

– Et nous étions si près de tout dans les grands bois verts, à croire que nous étions les premiers à y pénétrer.

– Te rappelles-tu cet endroit avec la mousse, et les arbres si hauts qu'il n'y avait presque jamais de soleil, et nous marchions en faisant encore moins de bruit que des Indiens et tu m'as fait approcher si près de l'impala qu'il ne nous a jamais vus, et quand on a trouvé le troupeau de buffles juste de l'autre côté de la petite rivière après le camp ? C'était un camp merveilleux. Te souviens-tu du léopard qui traversait le camp toutes les nuits et c'était comme d'avoir Boise ou M. Willy rôdant à la Finca la nuit, chez nous ?

– Oui, mon gentil chaton, et tu ne vas pas être malade maintenant parce que la Terramycine aura réglé cela ce soir ou demain matin.

– Je crois qu'elle commence déjà.

– Cucu n'aurait jamais dit que c'était mieux que le Yatren et le Carbsone si ce n'était pas vraiment efficace. Les médicaments miracles te mettent parfois dans un état second le temps qu'ils agissent. Mais je me rappelle l'époque où le Yatren passait pour un médicament miracle, et c'était le cas à ce moment-là.

– J'ai une idée géniale.

– Quoi, chaton de mon cœur ?

– Je pensais juste que nous pourrions demander à Harry de venir avec le Cessna, lui et toi pourriez faire le point sur tous vos fauves et vos problèmes, et je repartirais avec lui à Nairobi pour prendre l'avis d'un bon médecin au sujet de cette dysenterie ou je ne sais quoi et je pourrais acheter les cadeaux de Noël pour tout le monde et tout ce qu'il nous faut pour Noël.

– On dit l'Anniversaire du Bébé Jésus.

– Je continue à dire Noël, fit-elle. Et nous avons besoin d'une foule de choses. Ce ne serait pas une folie, qu'en penses-tu ?

– J'en pense que ce serait génial. Nous allons lui envoyer un message en passant par Ngong. Quand voudrais-tu l'avion ?

– Que dirais-tu d'après-demain ?

– Après-demain est le jour le plus merveilleux qui existe après demain.

– Je vais juste rester allongée sans bouger et goûter le petit vent qui vient des neiges de notre Montagne. Prépare-toi un verre, lis, ne t'occupe de rien.

– Je vais montrer à Mbebia comment faire de l'eau de riz. »

Mary se sentait beaucoup mieux à midi, l'après-midi elle dormit de nouveau, et le soir elle se sentait tout à fait bien et avait faim. J'étais ravi de l'action de la Terramycine et que Mary n'y ait pas mal réagi et je racontai à Mwindi, touchant le bois de ma crosse de fusil, que j'avais guéri Miss Mary au moyen d'un dawa puissant et secret mais que je l'envoyais à Nairobi le lendemain avec le ndege afin qu'un médecin européen confirme le succès de mon traitement.

« Mzuri », dit Mwindi.

Nous eûmes donc un dîner léger mais bon et gai, le camp avait retrouvé son charme, et les effets négatifs et malheureux de ces agapes de lion, qui avaient sérieusement compromis mon autorité le matin, se dissipèrent comme s'il n'en avait jamais été question. Il y avait toujours ces fichues théories pour expliquer la moindre anicroche, et cette nécessité première et absolue d'en imputer la faute à quelqu'un ou quelque chose. On tenait que Miss Mary souffrait personnellement d'une déveine incroyable et inexplicable, et était en phase d'expiation, mais aussi qu'elle portait énormément chance à autrui. Et puis on l'aimait beaucoup. De fait, Arap Meina la vénérait, et Chungo, le chef des pisteurs de G.C., brûlait pour elle. Arap Meina vénérait très peu de choses car sa religion était devenue d'une complexité inextricable, mais il vouait à présent à Miss Mary un culte qui atteignait, à l'occasion, des sommets d'extase, proches du fanatisme. Il adorait G.C., mais avec une sorte de fascination de gamin mêlée de dévouement inconditionnel. Il avait fini par me porter une grande affection, au point de m'obliger à lui expliquer que c'étaient les femmes que j'aimais et non les hommes, tout en me montrant capable d'amitiés profondes et durables. Mais tout l'amour et la dévotion qu'il avait répandus sur tout un versant du Kilimandjaro avec une loyauté sans faille et un dévouement toujours payé de retour, les dispensant sans distinction aux hommes, femmes, enfants, garçons et filles, et à tous les types d'alcool et à toutes les herbes pour les braves disponibles, et Dieu sait qu'il y en avait, cette immense capacité d'affection, il la concentrait désormais sur Miss Mary.

Arap Meina n'était pas d'une beauté renversante, encore qu'il eût beaucoup d'élégance et l'air très martial en uniforme, ses lobes d'oreilles toujours entortillés avec soin, de sorte qu'ils formaient des macarons à la façon dont les déesses grecques coiffaient leurs cheveux, des macarons grecs revus et corrigés. Mais il avait à offrir la loyauté d'un vieux braconnier d'éléphants repenti, d'un repentir si irréprochable qu'il pouvait en faire don à Miss Mary presque comme d'un pucelage. Les Wakamba ne sont pas homosexuels. Les Lumbwa, je l'ignore, car Arap Meina était le seul Lumbwa que j'aie connu intimement, mais je dirais qu'Arap Meina éprouvait une forte attirance pour les deux sexes, et le fait que Miss Mary, avec ses cheveux coupés encore plus court qu'à l'africaine, présentait un visage pur de jeune garçon hamite sur un corps aussi féminin que celui d'une bonne jeune épouse massaï expliquait, entre autres, la transformation du dévouement d'Arap Meina en véritable vénération. Il ne l'appelait pas Mama, qui est la façon habituelle dont un Africain parle de n'importe quelle femme mariée blanche quand il n'a pas envie de dire Memsahib, mais toujours Mummy1. Personne n'avait jamais appelé Miss Mary Mummy, et elle disait à Arap Meina de ne pas s'adresser à elle ainsi. Mais c'était le plus noble qualificatif qui eût surnagé de son contact avec la langue anglaise et il l'appelait Mummy Miss Mary ou Miss Mary Mummy ; selon qu'il avait usé ou non des herbes et écorces exaltant la bravoure ou simplement fréquenté son vieil ami, l'alcool.

Nous étions assis près du feu après le dîner, à discuter de la dévotion d'Arap Meina envers Miss Mary, et je m'inquiétais de ne pas l'avoir vu ce jour-là, lorsque Mary déclara : « N'est-ce pas dangereux pour tout le monde d'être amoureux de tout le monde comme on l'est en Afrique, à ton avis ?

– Non.

– Es-tu sûr qu'il ne va pas se produire soudain quelque chose d'affreux ?

– Il arrive tout le temps des drames avec les Européens. Ils boivent trop, tout le monde se mêle des histoires du voisin, et ensuite ils mettent cela sur le compte de l'altitude.

– Il y a quelque chose avec l'altitude ou le fait d'être au niveau de l'équateur. C'est le premier endroit que je connaisse où un verre de gin pur est aussi insipide que de l'eau. C'est la pure vérité et il doit y avoir un rapport avec l'altitude ou je ne sais quoi.

– Évidemment qu'il y a un rapport. Mais nous qui trimons dur, chassons à pied, exsudons notre alcool, gravissons ce maudit escarpement et escaladons la Montagne, nous n'avons pas à nous soucier de l'alcool. Il s'évacue par les pores. Chérie, tu marches plus à faire la navette entre la tente et les latrines que la plupart des femmes qui viennent ici en safari marchent dans toute l'Afrique.

– Pas d'allusion aux latrines. Le sentier pour y aller est ravissant en ce moment, et on trouve toujours là-bas d'excellentes lectures. As-tu enfin terminé ce livre sur le lion ?

– Non. Je le réserve pour après ton départ.

– Ne réserve pas trop de choses pour après mon départ.

– Je n'ai rien réservé d'autre.

– J'espère qu'il t'apprend à être sage et prudent.

– De toute façon je le suis.

– Tu parles. G.C. et toi pouvez être des monstres, et tu le sais. Quand je pense à toi, un bon écrivain, un homme estimable, et mon mari, et à G.C. et à ce que vous faites pendant vos terribles virées nocturnes.

– Nous devons étudier les animaux la nuit.

– Justement. Au lieu de quoi vous vous livrez à des abominations pour en remontrer chacun à l'autre.

– Je ne crois vraiment pas, chaton. Nous nous amusons, c'est tout. Si on ne fait plus rien pour s'amuser, on a le pied dans la tombe.

– Mais rien ne vous oblige à risquer de vous rompre le cou en prétendant que la Land Rover est un cheval et que vous courez le Grand National. Aucun de vous deux ne monte assez bien pour courir ne serait-ce qu'à Aintree.

– C'est parfaitement exact et voilà pourquoi nous nous rabattons sur la Land Rover. G.C. et moi avons les distractions simples de l'honnête campagnard.

– Vous êtes les campagnards les plus faux-jetons et les plus dangereux que je connaisse. Je n'essaie même plus de vous faire la leçon car je sais que c'est perdu d'avance.

– Inutile de dire du mal de nous sous prétexte que tu nous abandonnes.

– Ce n'est pas cela. J'étais simplement horrifiée l'espace d'une minute en pensant à vous deux et à vos idées sur ce qui est drôle. Encore heureux que G.C. ne soit pas là, sinon vous seriez seuls tous les deux.

– Écoute, amuse-toi à Nairobi, fais-toi examiner par le médecin, achète ce que tu veux et ne te mets pas martel en tête à propos de ce Manyatta. Il sera bien administré, la discipline régnera, et personne ne prendra de risques inutiles. Je vais mener la boîte à la baguette pendant ton absence et tu seras fière de moi.

– Pourquoi n'écris-tu pas quelque chose pour que je sois vraiment fière de toi ?

– Peut-être écrirai-je aussi. Qui sait ?

– Je me moque de ta fiancée, du moment que tu m'aimes plus qu'elle. Tu m'aimes vraiment plus, dis ?

– Je t'aime plus et je t'aimerai encore davantage quand tu rentreras.

– Je regrette que tu ne viennes pas aussi.

– Pas moi. Je déteste Nairobi.

– C'est entièrement nouveau pour moi, cela me fait plaisir d'apprendre à connaître la ville, et on y trouve des gens sympathiques aussi.

– Tu y vas, tu t'amuses et tu reviens.

– Tu sais, je préférerais ne pas être obligée d'y aller. Mais il y aura le plaisir d'être en avion avec Willie, et ensuite le plaisir de reprendre l'avion pour retrouver mon gros matou, et le plaisir des cadeaux. Tu n'oublieras pas de tirer un léopard, dis ? Tu sais que tu as promis à Billy d'avoir un léopard avant Noël.

– Je n'oublierai pas mais j'aimerais autant le faire l'esprit tranquille.

– Je voulais seulement m'assurer que tu n'avais pas oublié.

– Je n'avais pas oublié. Et je me brosserai bien les dents et je penserai à éteindre les étoiles le soir et à mettre l'hyène dehors.

– Ne plaisante pas. Je m'en vais.

– Je le sais et ce n'est pas drôle du tout.

– Mais je reviendrai et j'aurai de grosses surprises.

– La plus grosse surprise et la meilleure, c'est toujours quand je vois mon chaton.

– C'est encore meilleur quand c'est dans notre avion à nous. Et j'aurai une surprise spéciale et fantastique, mais c'est un secret.

– Je crois que tu devrais aller au lit, chaton, car même si nous sommes en passe de terrasser le mal, il faut que tu te reposes.

– Porte-moi au lit dans tes bras comme j'ai cru que tu serais obligé de le faire quand je me croyais mourante ce matin. »

Je la pris donc dans mes bras, et elle pesait exactement ce que devait peser la femme que vous aimiez quand vous la preniez dans vos bras, et elle n'était ni trop grande ni trop petite et n'avait pas les longues jambes pendantes d'échassier des beautés américaines. Elle se laissa porter sans peine et avec élégance, et elle se glissa dans le lit avec la grâce fluide d'un bateau quittant la cale.

« Le lit n'est-il pas un endroit merveilleux ?

– Le lit est notre père patrie.

– C'est de qui ?

– De moi, dis-je, assez fier. Cela fait plus d'effet en allemand2.

– N'est-ce pas agréable de ne pas être obligés de parler allemand ?

– Oui, dis-je. D'autant que nous en sommes incapables.

– Tu faisais beaucoup d'effet en allemand au Tanganyika et à Cortina.

– Je fais semblant. C'est pourquoi cela paraît admirable.

– Je t'aime beaucoup en anglais.

– Je t'aime aussi et tu dors bien, et ton voyage se passera bien demain. Nous allons dormir tous les deux comme des chatons bien sages et être si heureux que tu seras complètement rétablie. »

 

Lorsque Willie passa en rase-mottes au-dessus du camp, nous nous précipitâmes à l'endroit où la manche à air pendait, inerte, le long du mince tronc d'arbre écorcé et le regardâmes atterrir court et en délicatesse sur les fleurs écrasées de la piste que le camion avait damées à son intention. Nous transbordâmes le chargement dans la voiture et je passai en revue le courrier et les câbles pendant que Mary et Willie bavardaient à l'avant. Je triai les lettres de Mary et les miennes, mis celles adressées à M. et Mme dans le tas de Mary et ouvris les câbles. Il n'y avait rien de vraiment catastrophique et deux d'entre eux laissaient bien augurer de l'avenir.

Dans la tente du mess, Mary apporta son courrier à table et je partageai une bouteille de bière avec Willie tout en décachetant les missives les moins engageantes. Elles pouvaient toutes se passer de réponse sans dommage.

« Comment va la guerre, Willie ?

– Nous tenons toujours Government House, je crois.

– Le Torr's ?

– Définitivement investi.

– Le New Stanley ?

– Ce funeste secteur3 ? J'ai entendu dire que G.C. a fait avancer une patrouille d'hôtesses de l'air jusqu'au Grill. Un gars du nom de Jack Blod semble tenir la place. Bel acte de vaillance.

– Qui a les services de la chasse ?

– J'aimerais autant ne pas aborder le sujet. Aux dernières informations, c'était pile ou face, à un poil près.

– Je connais Pile, dis-je. Mais qui est Face ?

– Un nouveau, je présume. J'ai appris que Miss Mary avait tué un grand lion de toute beauté. Le remportons-nous, Miss Mary ?

– Naturellement, Willie. »

L'après-midi il s'arrêta de pleuvoir exactement comme Willie l'avait prédit, et après qu'ils furent partis en avion je me sentis très seul. Une virée en ville ne m'avait pas tenté et je savais que je me plairais seul avec les gens et les problèmes et cette région que j'aimais, mais je me sentais seul à cause de Mary.

On éprouvait toujours cette impression de solitude après la pluie, mais j'avais la chance d'avoir les lettres qui n'avaient eu aucune importance à leur arrivée, et je les classai de nouveau avec méthode et mis tous les journaux en bon ordre aussi. Il y avait l'East African Standard, les éditions par avion du Times et du Telegraph sur leur papier aussi fin qu'une pelure d'oignon, un Times Literary Supplement et une édition par avion de Time. Les premières lettres ne présentaient aucun intérêt et je me félicitai d'être en Afrique.

Une lettre que mes éditeurs me faisaient suivre consciencieusement par avion, à grands frais, émanait d'une femme de l'Iowa :

 

Guthrie Center, Iowa

27 juillet 1953 

 

M. Ernest Hemingway,

La Havane, Cuba

 

Voici quelques années, j'ai lu votre « Au-delà du fleuve et sous les arbres », lorsqu'il est paru en feuilleton dans le Cosmopolitan. Après la magnifique description de Venise du début, j'espérais que le livre continuerait sur le même ton, et se révélerait de très haute tenue, mais j'ai terriblement déchanté. C'était pourtant l'occasion ou jamais de révéler la pourriture qui FAIT les guerres, ainsi que de dénoncer l'hypocrisie de l'armée elle-même. Au lieu de quoi votre officier était surtout agacé d'avoir eu L'INFORTUNE, LUI, de perdre deux compagnies de soldats et de n'avoir, de ce fait, reçu aucune promotion. Il manifestait peu de chagrin, pour ne pas dire AUCUN, à l'endroit de ces hommes à la fleur de l'âge. On y voyait surtout, semble-t-il, les vains efforts d'un vieillard pour se persuader, lui et les hommes de son âge, que des femmes jeunes, belles, voire riches aimeraient un vieux barbon pour ses seules qualités, non parce qu'il pouvait leur apporter la fortune et une position en vue.

Plus tard, on a publié Le Vieil Homme de la mer [sic], et j'ai demandé à mon frère, qui est un homme mûr et a passé quatre ans et demi à l'armée pendant la LLe [sic] Guerre si ce livre faisait preuve d'un peu plus de maturité affective que Le fleuve et les arbres, et il a fait une grimace et m'a répondu que non.

Je trouve ahurissant qu'une poignée d'individus vous ait décerné le prix Pulitzer. En tout cas ce choix ne fait pas l'unanimité.

Cette coupure de presse est extraite de la rubrique de Harlan Miller, « Autour d'une tasse de café », parue dans The Des Moines Register and Tribune, et depuis quelque temps je voulais vous l'envoyer. Il suffit d'ajouter que Hemingway MANQUE DE MATURITÉ AFFECTIVE ET EST MORTELLEMENT ENNUYEUX pour que la critique soit complète. Vous avez eu quatre « épouses », et si vous ignorez encore la morale, vous devriez au moins commencer à avoir un peu de plomb dans la cervelle au vu de vos erreurs passées. Pourquoi ne pas écrire QUELQUE CHOSE qui en vaille la peine, avant de mourir ?

MME G. S. HELD

 

Décidément cette femme n'aimait pas le livre, et c'était son droit. Si j'avais été dans l'Iowa, je lui aurais remboursé l'argent qu'elle avait dépensé, pour la récompenser de sa force de conviction et de son allusion à la LLe Guerre. Je partais du principe qu'il s'agissait bien de la IIe Guerre et non de la Longue et Lâche Guerre, et je lus, à l'endroit où l'on avait inséré la coupure :

 

Peut-être me suis-je montré légèrement trop collet monté au sujet de Hemingway, l'écrivain le plus surestimé de notre époque, mais néanmoins un bon écrivain. Ses principaux défauts : 1) peu de sens de l'humour, 2) un réalisme d'adolescent, 3) un idéalisme des plus limités pour ne pas dire inexistant, 4) une virilité exacerbée

 

C'était délicieux d'être installé dans la tente vide du mess, seul avec ma correspondance, et d'imaginer le frère et sa maturité affective en train de grimacer peut-être dans la cuisine en avalant un en-cas sorti du Frigidaire, ou assis devant le poste de télévision à regarder Mary Martin dans le rôle de Peter Pan, et je pensai que c'était trop gentil à cette dame de l'Iowa de m'écrire, et au plaisir qu'elle éprouvait sûrement à voir son frère grimaçant et sa maturité affective secouer la tête d'un air réprobateur à cet instant précis.

Tu ne peux pas tout avoir, vieux plumitif, me dis-je avec résignation. Ce que tu gagnes d'un côté, tu le perds de l'autre. Laisse donc tomber ce frère et sa maturité affective. Lâche-le, je t'assure. Tu dois te débrouiller seul, mon garçon. Si bien que je l'ai laissé tomber pour continuer à lire Notre-Dame de l'Iowa. En espagnol, je l'imaginai en Nuestra Señora des Ploucs, et à l'apparition d'un titre si ronflant une bouffée de dévotion et d'enthousiasme à la Whitman m'envahit. Mais adresse-les bien à elle, me mis-je en garde. Ne les laisse pas te détourner vers l'homme à la grimace.

C'était revigorant aussi de lire l'hommage du jeune et brillant chroniqueur. Il exprimait cette catharsis élémentaire, mais instantanée, qu'Edmund Wilson a appelée le « choc de la reconnaissance », et, reconnaissant les aptitudes de ce jeune chroniqueur qui n'eût pas manqué de faire une belle carrière à l'East African Standard s'il était né dans l'Empire, et se serait assuré un permis de travail par la même occasion, mes pensées revinrent, comme on s'approche du bord d'un précipice, au visage bien-aimé de ce frère grimaçant de ma correspondante, mais mes sentiments à l'égard de l'homme à la grimace s'étaient modifiés et je ne me sentais plus attiré par lui comme avant mais l'imaginais, plutôt, assis au milieu des plants de maïs, incapable de contrôler ses mains la nuit en entendant croître les tiges des épis. Au Shamba nous avions des épis de maïs qui devenaient aussi grands que le maïs dans le Middle West. Mais personne ne les entendait grandir pendant la nuit parce que les nuits étaient fraîches et le maïs croissait l'après-midi et le soir, et quand bien même il aurait crû pendant la nuit, vous ne l'auriez pas entendu à cause des commérages des hyènes, des chacals et des lions quand ils chassaient et du raffut des léopards.

Je me dis : au diable cette sale gourde de l'Iowa qui écrit des lettres à des gens qu'elle ne connaît pas sur des choses dont elle ignore tout, et je lui souhaitai la grâce d'un heureux trépas dans les plus brefs délais, mais je me rappelai sa dernière phrase : « Pourquoi ne pas écrire QUELQUE CHOSE qui en vaille la peine, avant de mourir ? » et je pensai : espèce de garce ignare de l'Iowa, je l'ai déjà fait et je le referai encore bien des fois.

Berenson allait bien, ce qui me fit plaisir, et se trouvait en Sicile, ce qui m'inquiéta inutilement puisqu'il savait beaucoup mieux que moi ce qu'il y faisait. Marlène avait des problèmes mais avait remporté un triomphe à Las Vegas et joignait les coupures de presse. La lettre et les coupures étaient très émouvantes. Rien à signaler à la maison à Cuba sinon beaucoup de dépenses. Tous les fauves allaient bien. Il y avait encore de l'argent à la banque de New York. Id. à celle de Paris mais pas grand-chose. Tout le monde à Venise allait bien sauf ceux qu'on avait relégués en maison de santé ou qui se mouraient de diverses maladies incurables. Un de mes amis avait été grièvement blessé dans un accident de voiture, et je me rappelai les brusques plongeons dans un brouillard qu'aucun phare ne pouvait percer en roulant le long de la côte à l'aube. Au vu de la description des fractures multiples, je me demandai s'il pourrait, lui qui avait aimé la chasse plus que tout au monde, recommencer à chasser un jour. Une femme que je connaissais, admirais et aimais souffrait d'un cancer et on ne lui donnait pas trois mois à vivre. Une autre fille que je connaissais depuis dix-huit ans, l'ayant rencontrée pour la première fois lorsqu'elle-même avait dix-huit ans, l'aimant et étant son ami, l'aimant alors qu'elle avait épousé deux maris et amassé quatre fortunes du fait de son intelligence, sans les dilapider, espérai-je, et gagné tout ce qui se touchait, comptait, portait, stockait et mettait en gage dans la vie et perdu tout le reste, écrivait une lettre pleine de nouvelles, de potins et de chagrin. La lettre donnait de vraies nouvelles et le chagrin n'était pas simulé, et elle exprimait tous les griefs que les femmes sont en droit de formuler. C'est la lettre qui m'attrista le plus parce que celle qui l'avait écrite ne pouvait pas venir pour l'instant en Afrique, où elle aurait mené une vie agréable, même pour deux semaines seulement. Je savais maintenant, puisqu'elle ne venait pas, que je ne la reverrais jamais, sauf si son mari l'envoyait en mission d'affaires auprès de moi. Elle irait dans tous les endroits où je lui avais toujours promis de l'emmener, mais sans moi. Elle pourrait y aller avec le mari et ils se rongeraient les sangs ensemble. Lui aurait toujours le téléphone longue distance qui lui était aussi indispensable qu'à moi de voir le lever du soleil ou à Mary de voir les étoiles la nuit. Elle pourrait dépenser de l'argent, faire des achats, accumuler des biens et prendre ses repas dans des restaurants très chers, et Conrad Hilton ouvrait, achevait ou projetait des hôtels pour elle et son mari dans toutes les villes du monde que nous projetions naguère de voir ensemble. Elle n'avait aucun problème à présent. Elle pourrait, avec l'aide de Conrad Hilton, glisser sa beauté envolée dans des lits confortables, le téléphone longue distance toujours à portée de la main, et quand elle se réveillerait la nuit, elle saurait vraiment ce qui en valait la peine et ce qui n'en valait pas cette nuit-là, et s'exercer à compter son argent pour s'endormir de façon à se réveiller tard et à ne pas affronter trop tôt un autre jour. Peut-être Conrad Hilton ouvrirait-il un hôtel à Laitokitok, pensai-je. Elle pourrait alors venir ici et voir la Montagne, et des guides de l'hôtel se chargeraient de lui présenter M. Singh, Brown et Benji, et on apposerait une plaque, peut-être, pour indiquer l'emplacement de l'ancien Boma de la police et ils pourraient acheter des lances-souvenirs aux Anglo-Masai Stores Ltd. Toutes les chambres seraient équipées de chasseurs blancs courants, chauds et froids4, tous avec un ruban de chapeau en peau de léopard, et au lieu de bibles de l'édition Gideon sur chaque chevet en même temps que le téléphone longue distance, on trouverait des exemplaires de Chasseur blanc, cœur noir et du Carnaval des dieux, signés par leurs auteurs et imprimés sur un papier spécial tous usages avec un portrait de l'auteur au dos des jaquettes qui rougeoierait dans le noir.

Réfléchir à cet hôtel et à la façon dont on pourrait le décorer et le gérer en reproduisant les conditions d'un safari vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tous fauves garantis et avec possibilité de dormir chaque soir dans sa chambre attitrée avec télévision coaxiale intégrée, aux menus, au personnel de la réception entraîné à repousser les commandos de Mau-Mau, aux chasseurs blancs de catégorie supérieure, aux petites attentions de la direction pour ses clients, par exemple chacun trouvant à côté de son assiette le premier soir sa nomination de garde-chasse honoraire, et le deuxième soir, et en général le dernier, son titre de membre honoraire de l'Association des chasseurs professionnels de l'Afrique de l'Est, me mit en joie mais je ne voulais pas épuiser le sujet avant d'avoir Mary, G.C. et Willie au grand complet. Miss Mary, ayant été journaliste, possédait une extraordinaire puissance d'invention. Je ne l'avais jamais entendue raconter une histoire deux fois de la même façon, et il me semblait toujours qu'elle la fignolait pour les dernières éditions. Il nous fallait Pop aussi, car je voulais lui demander l'autorisation de le faire naturaliser en pied pour le mettre dans l'entrée s'il venait un jour à trépasser. Sa famille élèverait peut-être des objections, mais nous discuterions de la totalité du projet pour parvenir à la décision la plus sage. Pop n'avait jamais manifesté un amour excessif pour Laitokitok qu'il considérait plus ou moins comme un lieu de perdition, et je crois qu'il souhaitait être enterré dans les hautes collines de son pays. Mais nous pourrions au moins en discuter.

Comprenant que rien ne vaut les plaisanteries, la dérision et le mépris des pires effets de n'importe quoi pour chasser la solitude, et que l'humour macabre reste la solution la plus valable, sinon la plus durable, car il est, par nécessité, temporaire et souvent rapporté de travers, j'éclatai de rire en lisant cette triste missive et en pensant au nouvel Hilton de Laitokitok. Le soleil était presque couché et je savais que Mary devait être au New Stanley à cette heure-là, et sans doute dans son bain. Cela me plut assez de l'imaginer dans son bain, et j'espérais qu'elle passerait une bonne soirée en ville. Comme elle n'aimait pas les bouges mal famés que je fréquentais, elle irait probablement aux Travelers Club ou un lieu de ce genre, et je bénissais le ciel à l'idée que c'était elle qui se distrayait ainsi et pas moi.

J'arrêtai de penser à elle et pensai à Debba, et que nous avions promis de l'emmener, ainsi que la veuve, acheter du tissu pour les robes qu'elles porteraient pour célébrer la Naissance du Bébé Jésus. Cet achat officiel de robes, ma fiancée étant présente et choisissant le tissu que je paierais sous le regard vigilant de soixante femmes et guerriers massaï, constituait l'événement le plus explicite et le plus décisif de la saison, et de toutes les autres sans doute, à Laitokitok. Étant écrivain, ce qui est déshonorant mais commode aussi parfois, je me demandai, incapable de trouver le sommeil, comment Henry James aurait géré la situation. Je le revoyais debout au balcon de son hôtel à Venise, fumant un cigare de qualité et s'interrogeant sur ce qui pouvait bien se passer dans cette ville où il est tellement plus ardu de se garder des ennuis que de s'en attirer ; les nuits où je ne parvenais pas à dormir, cela m'avait toujours infiniment réconforté de m'imaginer Henry James debout au balcon de son hôtel, contemplant à ses pieds la ville et les passants, tous avec leurs besoins et leurs obligations et leurs problèmes, leurs petites économies et leurs bonheurs rustiques, et la vie du canal, saine et bien réglée ; et de penser à James qui ne connaissait aucun des endroits où il fallait aller et s'attardait sur son balcon avec son cigare. Réconforté dans la nuit où je pouvais dormir ou non, suivant mon humeur, cela me faisait plaisir de penser à Debba et à James, et je me demandai ce qui se passerait si j'ôtais le cigare consolateur des lèvres de James pour le tendre à Debba, qui pouvait le glisser derrière son oreille ou peut-être le passer à Ngui qui avait appris à fumer des cigares en Abyssinie où, fusilier du K.A.R., affrontant parfois des soldats blancs et leurs fidèles efféminés et les refoulant, il avait appris bien d'autres choses. Et puis je cessai de penser à Henry James et à son cigare consolateur, et au merveilleux canal que je m'imaginais avec un bon petit vent venant à la rescousse de tous mes amis et frères aux prises avec la marée, et je me vidai l'esprit de la silhouette massive et trapue au crâne dégarni, de la dignité de la démarche et des problèmes de ligne de départ, pour penser à Debba et au grand lit recouvert de peau, noirci par la fumée, sentant le propre et poli à la main, de la grande case, aux quatre bouteilles de bière de cérémonie que j'avais payées pour l'utiliser, à mes fermes résolutions de me conduire en homme de bien, et à la bière qui avait son propre nom tribal comme le voulait l'usage ; je crois qu'on la connaissait, parmi les nombreuses bières de cérémonie, sous le nom de La-bière-pour-dormir-dans-le-lit-de-labelle-mère, et que cela équivalait à posséder une Cadillac dans l'entourage de John O'Hara, à supposer que cet entourage existât encore. J'espérai pieusement que c'était le cas et je pensai à O'Hara, aussi gras qu'un boa constrictor ayant avalé une cargaison complète d'un magazine dénommé Collier's et aussi têtu qu'une mule ayant été piquée par des mouches tsé-tsé et continuant d'avancer péniblement sans reconnaître qu'elle est morte, et je lui souhaitai bonne chance et beaucoup de bonheur, me rappelant avec une certaine allégresse le smoking à lisérés blancs qu'il portait à la réception où il faisait ses débuts à New York, et à la nervosité de son hôtesse en le présentant, espérant avec courage qu'il n'allait pas se désintégrer. Dans les situations les plus désespérées, n'importe quel être humain se sentira rasséréné au souvenir de O'Hara au faîte de sa gloire.

Je réfléchis à nos projets pour Noël que j'ai toujours aimé et me rappelais avoir passé dans tant de pays. Je savais que Noël allait être merveilleux ou vraiment catastrophique car nous avions décidé d'inviter tous les Massaï et tous les Wakamba, et c'était le genre de ngoma à mettre fin à tous les ngoma s'il ne se déroulait pas dans la bienséance. Il y aurait l'arbre magique de Miss Mary que les Massaï, eux, reconnaîtraient pour ce qu'il était vraiment, si Miss Mary l'ignorait. Je ne savais pas s'il fallait révéler à Miss Mary que son arbre produisait en réalité les effets d'une variété de marijuana ultra-puissante en raison des innombrables aspects du problème. D'abord, Miss Mary entendait obtenir cet arbre et pas un autre, et les Wakamba avaient vu dans sa détermination une de ses coutumes tribales, inconnues ou de Thief River Falls5, couronnant son besoin impérieux de tuer le lion. Arap Meina m'avait confié que cet arbre pouvait nous soûler tous deux pour des mois, et que si un éléphant mangeait l'arbre que Miss Mary avait choisi, lui, l'éléphant, ne dessoûlerait pas de plusieurs jours.

Je savais que Miss Mary passait sûrement une soirée agréable à Nairobi car elle n'était pas tombée de la dernière pluie, et c'était la seule ville à notre disposition, et il y avait du saumon fumé frais au New Stanley et un maître d'hôtel compréhensif, bien qu'arriviste. Mais le poisson des grands lacs, le poisson sans nom, serait aussi délectable que d'habitude, et il y aurait des curries, mais elle ne devait pas en manger trop tôt après son accès de dysenterie. J'étais certain toutefois qu'elle avait fait un bon dîner et j'espérais qu'elle avait enchaîné sur un bon nightclub, et je songeai à Debba et à quand nous irions acheter le tissu pour les deux collines exquises qu'elle portait avec tant d'orgueil et de modestie, et le tissu les mettrait en valeur, elle ne l'ignorait pas, et nous comparerions les différents imprimés, et les femmes massaï, avec leurs longues jupes, les mouches et leurs cinglés de maris maniérés, bichonnés, nous regarderaient avec toute leur impudence rageuse et leur beauté syphilitique aux mains glacées, et nous, Kamba, dont aucun n'avait les oreilles percées, mais fiers et pires qu'impudents en raison de trop de choses que les Massaï ne connaîtraient jamais, nous serions là, à palper les tissus, à étudier les motifs et à acheter d'autres articles pour nous donner de l'importance dans le magasin.


1 « Maman » en anglais. (N.d.T.)

2 Motherland en anglais, Vaterland en allemand. (N.d.T.)

3 The dark and bloody ground : c'est aussi l'ancien surnom du Kentucky dont les Indiens se disputaient la possession avant l'arrivée du conquérant blanc. Le New Stanley Hotel existe toujours. (N.d.T.)

4 Hemingway joue avec White Hunters et water. (N.d.T.)

5 Dans le nord du Minnesota, d'où Mary est originaire. (N.d.T.)