Je sortis jeter un coup d'œil au temps. Il y avait juste une formation nuageuse au-dessus des Chyulu et le flanc de la Montagne restait dégagé. Comme je les observais je crus entendre l'avion. Et puis j'en fus sûr et criai pour avoir la voiture. Mary sortit, nous montâmes dans la voiture en vitesse, quittâmes le camp et suivîmes les traces de pneus dans l'herbe nouvelle de la prairie jusqu'à la piste d'atterrissage. Le gibier s'enfuyait au trot puis au galop à notre passage. Le camp s'emplit du vrombissement de l'appareil, puis l'avion amorça sa descente, avec son fuselage bleu et argent, ses ailes fines et éclatantes, ses grands volets abaissés, et pendant une minute nous roulâmes presque à sa parallèle avant que Willie, nous souriant à travers le plexiglass au moment où l'hélice nous dépassa, ne posât en douceur l'appareil qui se rengorgea doucement en touchant le sol, comme une grue, puis roula un peu en se rapprochant de nous tandis que l'hélice ralentissait.
Willie ouvrit la porte et sourit : « Salut vous deux ! » Il chercha Mary du regard et dit : « On a eu le lion, Miss Mary ? »
Il parlait avec une voix aux inflexions harmonieuses, cadencées, dont le rythme rappelait celui d'un grand boxeur lorsqu'il attaque et esquive avec des mouvements parfaits, économes. Sa voix avait une douceur très réelle mais je savais qu'elle pouvait vous blesser à mort sans changer de ton.
« Je n'ai pas pu le tuer, Willie ! cria Mary. Il n'est toujours pas descendu !
– Dommage, dit Willie. J'ai quelques bricoles à décharger. Ngui peut me donner un coup de main. Des tonnes de lettres pour vous, Miss Mary. Quelques factures pour Papa. Voilà le courrier ! »
Il me lança la grosse enveloppe en craft et je l'attrapai au vol.
« Content de voir qu'il vous reste un peu de réflexes ! dit Willie. G.C. vous fait ses amitiés. Il arrive. »
Je tendis le courrier à Mary et nous entreprîmes de vider l'avion et de charger les colis et les caisses dans la voiture.
« Attention à ne pas trop forcer sur l'exercice, Papa, dit Willie. Ne vous fatiguez pas. Rappelez-vous que vous vous réservez pour le grand match !
– J'ai entendu dire qu'il était annulé.
– Toujours à l'affiche, dit Willie. Mais je ne débourserais pas un sou pour le voir !
– Quinze partout, fit Mary. Allons plutôt au campi, dit-elle à Willie.
– À vos ordres, Miss Mary », dit Willie. Cette fois il descendit, en chemise blanche aux manches retroussées, short bleu en serge et chaussures de brousse, et sourit amoureusement à Miss Mary en lui prenant la main. Il était joli garçon, avec de beaux yeux rieurs, un visage vif et hâlé et des cheveux brun foncé, timide sans gaucherie. Jamais je n'avais rencontré quelqu'un de si naturel et courtois. Il diffusait cette confiance en soi des grands pilotes. Il était modeste et il faisait le travail qu'il aimait dans le pays qu'il aimait.
Nous ne nous étions jamais posé de questions entre nous, sauf sur les avions et le pilotage. Tout le reste passait pour aller de soi. Sans doute avait-il vu le jour au Kenya car il parlait couramment le swahili et se montrait aimable et compréhensif à l'égard des Africains, mais il ne me vint jamais à l'idée de lui demander où il était né et, pour ce que j'en savais, il pouvait très bien être venu en Afrique étant enfant.
Nous entrâmes dans le camp en roulant au ralenti pour ne pas soulever de poussière et descendîmes de la voiture sous le grand arbre, entre nos tentes et la clôture. Miss Mary partit voir Mbebia, le cuisinier, pour lui demander de préparer tout de suite le déjeuner et Willie et moi nous dirigeâmes vers la tente du mess. J'ouvris une bouteille de bière restée au frais dans le sac en toile accroché à l'arbre et nous servis un verre à chacun.
« Mettez-moi au parfum, Papa », demanda Willie. Je lui racontai.
« Je l'ai aperçu, dit Willie. Le vieil Arap Meina semblait le tenir rudement à l'œil. C'est vrai qu'il a un peu le genre, Papa.
– On inspecte son Shamba. Il a peut-être un Shamba et il a peut-être eu un problème d'éléphants. On repère aussi les éléphants. Cela nous fera gagner du temps, ensuite on le dépose ici et puis on voit en gros l'autre problème. J'emmène Ngui. S'il y a des éléphants et qu'il faut régler la question, Meina connaît le pays comme sa poche et on avisera, lui, Ngui et moi, et Ngui et moi aurons reconnu le terrain.
– Cela me paraît bien vu, dit Willie. Dites-moi, vous et vos gars êtes sans cesse sur la brèche, pour un secteur tranquille ! Ah, voici Miss Mary. »
Mary entra, ravie à l'idée du menu.
« Nous avons des côtelettes de Tommy, de la purée de pommes de terre et une salade. Et cela arrive tout de suite. Plus une surprise. Merci mille fois d'avoir déniché du Campari, Willie. Je m'en sers un tout de suite. Cela vous tente-t-il ?
– Non merci, Miss Mary. Papa et moi sommes à la bière.
– Willie, j'aurais tellement voulu être de la partie ! En tout cas j'aurai fait toutes les listes, et préparé les chèques et le courrier, et après avoir tué le lion j'irai en avion avec vous à Nairobi pour les courses de Noël.
– Vous ne tirez pas mal du tout, Miss Mary, à en juger par le magnifique morceau de viande que j'ai vu accroché dans l'étamine.
– Il y a un cuissot pour vous et je leur ai dit de penser à le déplacer pour qu'il reste à l'ombre toute la journée et de bien vous l'envelopper ensuite juste avant que vous ne repartiez.
– Quelles nouvelles du Shamba, Papa ? demanda Willie.
– Mon beau-père souffre plus ou moins de la poitrine et de l'estomac, dis-je. Je l'ai soigné au liniment. Il a eu un sacré choc, la première fois que je l'ai frictionné au Sloan !
– Ngui lui a dit que c'était un rite de la religion de Papa, précisa Mary. Du coup ils se sont tous convertis, au point que c'en est franchement déplaisant. Ils cassent tous la croûte au hareng saur et à la bière sur le coup de onze heures et expliquent que c'est un rite de leur religion ! J'aimerais que vous restiez avec nous, Willie, et que vous me disiez exactement de quoi il retourne. Ils ont des mots de passe horribles et des secrets atroces.
– C'est le Grand Manitou contre tous les autres esprits, expliquai-je à Willie. Nous gardons le meilleur des autres sectes, lois et coutumes tribales. Mais nous les amalgamons en un tout auquel ils peuvent tous croire. Miss Mary, venant de la province de la frontière Nord, le Minnesota, et n'étant jamais allée dans les montagnes Rocheuses avant notre mariage, souffre d'un handicap.
– Papa est arrivé à leur faire croire à tous, sauf aux mahométans, au Grand Esprit, dit Mary. Le Grand Esprit est un des plus sales personnages que je connaisse. Je sais que Papa invente la religion de toutes pièces et la complique de jour en jour. Lui, Ngui et les autres. Mais le Grand Esprit m'effraie parfois.
– J'essaie de le maintenir au tapis, Willie, dis-je. Mais il m'échappe.
– Que pense-t-il des avions ? demanda Willie.
– Je ne peux pas le révéler devant Mary, dis-je. Quand on aura décollé, je lèverai le voile.
– Si je vois que je peux vous dépanner, Miss Mary, comptez sur moi, dit Willie.
– Je voudrais juste que vous puissiez rester dans les parages ou que G.C. ou M.P. soient là, dit Mary. Je n'ai encore jamais assisté à l'avènement d'une nouvelle religion et cela me met à cran.
– Vous devez tenir plus ou moins le rôle de la Déesse blanche, Miss Mary. Il y a toujours une belle Déesse blanche, non ?
– Je ne crois pas. Un des points fondamentaux de la religion, à ce que je comprends, c'est que ni Papa ni moi ne sommes blancs.
– Cela tombe à pic.
– Nous tolérons les Blancs et souhaitons vivre en bonne harmonie avec eux si j'ai bien compris. Mais comme nous l'entendons. C'est-à-dire comme Papa, Ngui et Mthuka l'entendent. C'est la religion de Papa et c'est une religion terriblement ancienne, et pour l'instant lui et les autres l'adaptent aux us et coutumes kamba.
– Je n'ai jamais été missionnaire avant, Willie, dis-je. C'est très exaltant. J'ai eu la chance d'avoir le Kibo ici, qui est presque la réplique exacte d'un des contreforts de la chaîne des Wind River où la religion m'a été révélée et où j'ai eu mes premières visions.
– On nous apprend si peu de chose à l'école, dit Willie. Pourriez-vous me donner quelques éclaircissements sur les Wind River, Papa ?
– Nous les appelons les Pères de l'Himalaya, expliquai-je avec modestie. La principale chaîne de petite altitude est à peu près aussi haute que la montagne au sommet de laquelle Tensing le Sherpa conduisit ce talentueux apiculteur l'an dernier.
– Ce ne serait pas l'Everest ? demanda Willie. On en a vaguement parlé dans l'East African Standard.
– Bien sûr, l'Everest ! J'ai passé la journée à essayer de me rappeler le nom hier où nous avions soirée catéchisme au Shamba.
– Il s'est joliment défendu, ce vieil apiculteur, à monter si haut si loin de chez lui, dit Willie. Comment ont-ils réussi leur coup, Papa ?
– Personne ne le sait, dis-je. Ils ne sont pas du genre bavard.
– J'ai toujours eu le plus grand respect pour les alpinistes, dit Willie. On n'arrive jamais à leur tirer un mot. Aussi muets que ce vieux G.C. ou vous, Papa.
– Et intrépides, dis-je.
– Comme nous tous, dit Willie. Si on attaquait, Miss Mary ? Papa et moi devons aller jeter un coup d'œil au domaine.
– Lete chakula.
– Ndio Memsahib. »
Ensuite nous décollâmes et longeâmes le flanc de la Montagne en observant la forêt, les clairières, l'ondulation des collines et les escarpements des lignes de partage des eaux, regardant les zèbres toujours gras vus d'en haut, écrasés par la perspective, filant au galop au-dessous de nous, l'avion virant sur l'aile pour cadrer la route afin de permettre à notre invité, assis à côté de Willie, de s'orienter tandis que nous faisions défiler la route et le village devant lui. C'était la route qui arrivait du marécage derrière nous et entrait maintenant dans le village où il vit les carrefours, les magasins, la pompe à essence, les arbres bordant la grand-rue et les autres arbres conduisant au bâtiment blanc et à la haute clôture grillagée du Boma de la police dont nous aperçûmes le mât et le drapeau en plein vent.
« Où est ton Shamba ? » lui dis-je dans l'oreille, et comme il tendait le doigt, Willie vira et nous passâmes au-dessus du Boma et remontâmes le flanc de la Montagne où l'on apercevait de nombreux espaces défrichés, des maisons coniques et des champs de maïs se détachant en vert sur la terre brun-rouge.
« Tu vois ton Shamba ?
– Oui. » Il tendit le doigt.
Alors son Shamba remonta vers nous dans le bruit du moteur et se déploya à la verticale, vert, grand et bien irrigué, de part et d'autre de l'aile.
« Hapana tembo », me glissa Ngui, très bas.
« Des traces ?
– Hapana.
– C'est bien ton Shamba ? demanda Willie à l'homme.
– Oui, dit-il.
– Cela me paraît nickel, Papa, me lança Willie par-dessus son épaule. On va jeter un autre coup d'œil.
– Passez au ralenti. »
Les champs se précipitèrent de nouveau vers nous mais plus lentement, et plus proches, comme prêts à rester en suspens. Il n'y avait pas de dégâts, aucune trace.
« Attention tout de même à ne pas décrocher !
– C'est moi qui pilote, Papa. Vous voulez voir l'autre côté ?
– Oui. »
Cette fois les champs montèrent vers nous dans un mouvement coulé tout en douceur, comme s'ils avaient été un disque vert au dessin méthodique, présenté posément à notre examen par un serviteur aimable et stylé. Il n'y avait pas de dégâts ni de traces d'éléphant. Nous prîmes rapidement de l'altitude et virâmes sur l'aile pour que je puisse voir le Shamba par rapport aux autres.
« Tu es vraiment sûr que c'est ton Shamba ? demandai-je à l'homme.
– Oui », dit-il, et il était impossible de ne pas l'admirer.
Personne de nous ne parla. Le visage de Ngui était vide de toute expression. Il regarda par le hublot en plexiglass et se passa lentement le premier doigt de la main droite sur la gorge.
« On laisse tomber et on rentre », dis-je.
Ngui posa sa main sur la paroi de l'avion comme pour saisir la poignée de la porte et fit le geste de l'ouvrir. Je secouai la tête et il se mit à rire.
Lorsque nous atterrîmes sur la prairie et roulâmes doucement jusqu'à l'endroit où la voiture attendait près de la manche à air accrochée au mât penché, l'homme sortit le premier. Personne ne lui parla.
« Tu le surveilles, Ngui », dis-je.
Puis je rejoignis Arap Meina et le pris à l'écart.
« Oui, dit-il.
– Il doit avoir soif, dis-je. Donne-lui du thé. »
Willie et moi allâmes en voiture jusqu'aux tentes du camp. Nous étions installés à l'avant. Arap Meina était à l'arrière avec notre invité. Ngui était resté derrière avec ma 30-06 pour garder l'avion.
« Un peu suspect tout ça, fit Willie. Quand avez-vous pris votre décision, Papa ?
– Cette histoire de loi de la gravité ? Avant de partir.
– Très délicat de votre part. Mauvais pour la compagnie. Je me serais retrouvé au chômage. Pensez-vous que Miss Mary accepterait de faire un tour cet après-midi ? Cela nous requinquerait et nous pourrions faire un vol intéressant, instructif et plein d'enseignements pendant que vous feriez votre travail, et on resterait tous en l'air jusqu'à ce que je reparte.
– Mary serait ravie de voler.
– Nous pourrions jeter un coup d'œil aux Chyulu et localiser les buffles et vos autres bêtes. G.C. serait peut-être ravi de savoir où sont vraiment les éléphants.
– On prendra Ngui. Il va adorer.
– Ngui est haut placé dans la religion ?
– Un jour son père m'a vu changé en serpent. Un serpent d'une espèce inconnue, encore jamais repérée. Cela vous confère un certain prestige dans nos chapelles.
– J'imagine, Papa. Et que buviez-vous, le père de Ngui et vous, quand le miracle s'est produit ?
– Juste de la Tusker et une certaine quantité de Gordon.
– Vous ne vous rappelez pas de quel serpent il s'agissait ?
– Bien incapable de le dire. C'est le père de Ngui qui avait la vision.
– Tout ce qu'on peut espérer pour l'instant, c'est que Ngui surveille le zinc, dit Willie. Je n'ai pas envie qu'il se transforme en une bande de babouins. »
Miss Mary mourait d'envie de faire un tour en avion. Elle avait repéré l'invité à l'arrière de la voiture et elle se sentait tout à fait soulagée.
« Son Shamba était-il abîmé, Papa ? demanda-t-elle. Devras-tu aller là-bas ?
– Non. Il n'y avait aucun dégât et nous ne sommes pas obligés d'y aller.
– Comment rentrera-t-il ?
– Je crois qu'il fait de l'auto-stop. »
Nous bûmes du thé et je pris un gin-Campari avec un trait de limonade.
« Cette vie exotique est délectable, dit Willie. Dommage de ne pas pouvoir me joindre à vous. Quel goût a cette mixture, Miss Mary ?
– C'est très bon, Willie.
– Je me la réserve pour mes vieux jours. Dites-moi, Miss Mary, avez-vous déjà vu Papa se changer en serpent ?
– Non, Willie. Parole d'honneur.
– Nous ratons tout, dit Willie. Qu'aimeriez-vous survoler, Miss Mary ?
– Les Chyulu. »
Nous prîmes donc la direction des Chyulu en passant par la colline du Lion et en traversant le désert privé de Miss Mary, puis nous descendîmes au-dessus de la grande plaine marécageuse où volaient les oiseaux de marais et les canards, et tous les endroits traîtres qui rendaient cette plaine impraticable apparurent nettement de sorte que Ngui et moi pûmes voir toutes nos erreurs et imaginer un nouvel itinéraire, différent des précédents. Puis nous survolâmes les troupeaux d'élands sur la plaine qui s'étendait à perte de vue, gris tourterelle, rayés de blanc et aux cornes spiralées, les mâles massifs à la grâce pataude se distinguant des femelles qui sont des antilopes ressemblant à des bovins.
« J'espère que ça n'a pas été trop ennuyeux, Miss Mary ? dit Willie. J'essayais de ne pas troubler le bétail de G.C. et de Papa. Juste de le localiser. Je ne voulais pas effrayer le gibier ni déranger votre lion.
– C'était divin, Willie. »
Et puis Willie ne fut plus là, roulant d'abord droit vers nous en faisant des bonds sur la piste damée par le camion, vrombissant tandis que les axes des roues largement écartés comme les pattes d'une grue se rapprochaient de nous par saccades, couchant l'herbe à l'endroit où nous nous trouvions, et puis il décolla en traçant une oblique qui vous meurtrissait le cœur pour prendre son cap tandis qu'il rapetissait dans la lumière de l'après-midi.
« Merci de m'avoir emmenée », dit Mary, pendant que nous suivions des yeux l'avion de Willie jusqu'au moment où il disparut. « Rentrons et soyons bons amis et bons amants et aimons l'Afrique parce qu'elle existe. Je l'aime plus que tout au monde.
– Moi aussi. »
Le soir nous couchâmes ensemble dans le grand lit de camp avec le feu dehors, et la lampe-tempête que j'avais accrochée à l'arbre éclairait assez pour permettre de tirer. Mary n'était pas inquiète mais moi, oui. Il y avait tant de fils de fer tendus et de pièges autour de la tente qu'on se serait cru dans une toile d'araignée. Nous étions serrés l'un contre l'autre et elle dit : « N'était-ce pas divin dans l'avion ?
– Oui. Willie pilote tellement en douceur. Il fait tellement attention au gibier aussi.
– Mais il m'a fait peur quand il a redécollé.
– Il était juste fier de la maniabilité de l'avion, et rappelle-toi qu'il repartait à vide.
– On a oublié de lui donner la viande !
– Non. Mthuka l'a apportée.
– J'espère qu'elle sera bonne cette fois. Il a sûrement une femme adorable pour être si heureux de vivre et si gentil. Quand les gens ont une mauvaise femme, c'est la première chose qu'on remarque en eux.
– Et dans le cas d'un mauvais mari ?
– Cela se remarque aussi. Mais il faut parfois beaucoup plus de temps parce que les femmes sont plus courageuses et plus loyales. Matou de mon cœur, aurons-nous une journée à peu près normale demain, sans tous ces mystères et ces ennuis ?
– Qu'est-ce qu'une journée normale ? demandai-je, observant le feu et la lumière immobile projetée par la lampe-tempête.
– Le lion, bien sûr.
– Le brave lion normal et gentil. Je me demande où il se trouve ce soir.
– Dormons et espérons qu'il est aussi heureux que nous.
– Tu sais, il ne m'a jamais paru du genre guilleret. »
Et puis elle s'endormit pour de bon, le souffle régulier, et je pliai mon oreiller en deux pour le rendre plus dur et plus épais et mieux voir au-dehors par la porte ouverte de la tente. Les bruits de la nuit étaient tous normaux et je savais que personne ne rôdait. Dans un moment Mary se sentirait trop à l'étroit pour dormir à l'aise et elle se lèverait sans se réveiller et irait dans son lit qu'on avait ouvert et préparé sous la moustiquaire, et lorsque je la saurais profondément endormie je me lèverais, enfilerais un chandail, des bottes de toile et un peignoir épais pour remettre du bois, m'asseoir à côté du feu et rester éveillé.
Il y avait tous les problèmes techniques. Mais le feu, la nuit et les étoiles les minimisaient. Quelques points m'inquiétaient pourtant, et pour ne pas y penser j'allai dans la tente-salle à manger, me servis un quart de verre de whisky, ajoutai de l'eau et le rapportai près du feu. Et puis, à boire ainsi auprès du feu, je me sentis seul sans Pop, car nous nous étions si souvent installés près du feu et je souhaitais être avec lui et qu'il m'instruise. Il y avait assez de matériel au camp pour justifier une incursion massive, et G.C. et moi ne doutions pas de la présence de nombreux Mau-Mau à Laitokitok et dans le secteur. Il les avait signalés plus de deux mois auparavant, pour seulement s'entendre répondre que c'était absurde. Je croyais Ngui, selon qui les Mau-Mau wakamba ne venaient pas dans notre direction. Mais d'après moi ils représentaient notre problème le plus infime. De toute évidence les Mau-Mau faisaient de la propagande chez les Massaï et organisaient les Kikuyu employés dans les travaux de forestage sur le Kilimandjaro. Mais s'il existait des groupes de combat, nous ne le saurions pas. Je n'avais aucun pouvoir de police et faisais simplement office de garde-chasse suppléant, et j'étais convaincu, peut-être à tort, de recevoir très peu de renforts en cas d'ennuis. C'était comme d'être chargé de former une équipe punitive dans l'Ouest d'autrefois.
G.C. fit son apparition après le petit déjeuner, le béret sur l'œil ; son visage juvénile gris et rouge de poussière et ses hommes à l'arrière de la Land Rover aussi impeccables, intimidants et chahuteurs que toujours.
« Bonjour, général, dit-il. Où est votre cavalerie ?
– Mes respects, dis-je. Elle inspecte le gros de la troupe. Vous avez devant vous le principal corps des effectifs.
– Je suppose que le principal corps est celui de Miss Mary. Vous vous êtes éreinté à mettre en place votre défense si je ne m'abuse ?
– Vous-même me paraissez un peu marqué par la bataille.
– Pour être franc je suis rétamé ! Mais j'apporte de bonnes nouvelles. Nos lascars de Laitokitok sont faits comme des rats.
– Des ordres, Gin Crazed ?
– Poursuivez simplement les manœuvres, général. On s'en boit un bien frais, je dois voir Miss Mary, et je file.
– Vous avez roulé toute la nuit ?
– Aucun souvenir. Mary en a pour longtemps ?
– Je vais la chercher.
– Comment tire-t-elle ?
– Dieu seul le sait, dis-je d'un ton pieux.
– Nous ferions mieux de nous fixer un code, dit G.C. Je signalerai chargement réceptionné s'ils se manifestent à l'endroit prévu.
– J'envoie le même s'ils se montrent ici.
– S'ils se dirigent par ici je l'apprendrai sûrement par la bande. » Puis, comme la porte-moustiquaire s'ouvrait : « Miss Mary ! Vous êtes ravissante.
– Seigneur ! dit-elle. J'adore Chungo. C'est absolument platonique.
– Memsahib Miss Mary, veux-je dire. » Il s'inclina sur sa main. « Merci d'inspecter les hommes. Vous êtes leur colonel honoraire, vous savez. Je suis sûr qu'ils ont tous été extrêmement sensibles à cet honneur. Dites-moi, savez-vous monter en amazone ?
– Vous buvez aussi ?
– Oui, Miss Mary, dit G.C. d'un ton grave. Et, me permettrai-je d'ajouter, aucune accusation de métissage ne sera retenue contre vous pour avoir déclaré votre amour pour le garde-chasse Chungo. Le D.C.1 n'en saura jamais rien.
– Vous êtes tous les deux en train de boire et de vous moquer de moi !
– Non, dis-je, tous les deux nous t'aimons.
– Mais vous n'en buvez pas moins, dit Miss Mary. Que puis-je vous offrir ?
– Une petite Tusker avec ce délicieux petit déjeuner, dit G.C. Cela vous convient-il, général ?
– Je vais dehors, dit Miss Mary. Au cas où vous voudriez vous dire des secrets. Ou boire sans vous sentir gênés.
– Chérie, dis-je. Je sais que pendant la guerre les gens chargés de la guerre te racontaient tout avant que cela se passe. Mais il y a beaucoup de choses que G.C. ne me raconte pas. Et je suis sûr qu'il y a des gens qui ne parlent de rien à G.C. trop à l'avance. De plus, quand on te racontait tout pendant la guerre tu ne campais pas au cœur d'un territoire peut-être ennemi. Aimerais-tu vraiment te promener seule en sachant ce qui se prépare ?
– Personne ne me laisse jamais me promener seule et on me surveille toujours comme si j'étais une petite chose fragile risquant de se perdre ou de se faire mal ! En tout cas j'en ai assez de tes discours et de tous ces mystères et dangers que tu te plais à inventer ! Simplement, tu te mets à la bière dès l'aube et tu donnes de mauvaises habitudes à G.C., et la discipline du personnel est une honte ! J'ai vu quatre de tes hommes qui avaient visiblement passé la nuit à boire. Ils riaient, blaguaient et étaient encore à moitié soûls. Tu es parfois irresponsable. »
On toussa avec insistance de l'autre côté de la porte de la tente. Je sortis et découvris l'informateur, plus grand et plus solennel que jamais et impressionnant dans son ivresse, drapé dans son châle et coiffé de son feutre.
« Mon frère, ton informateur numéro un au rapport, dit-il. Puis-je entrer présenter mes compliments à Lady Miss Mary et me mettre à ses pieds ?
– Bwana Game est en train de discuter avec Miss Mary. Il arrive tout de suite. »
Bwana Game sortit de la tente du mess et l'informateur lui fit une courbette. Les yeux de G.C., habituellement gais et gentils, se fermèrent comme ceux d'un chat et dépouillèrent l'informateur de sa couche d'ivresse protectrice comme vous retirez les couches externes d'un oignon ou épluchez une banane.
« De quoi parle-t-on en ville, l'informateur ? demandai-je.
– Tout le monde s'est étonné que vous n'ayez pas survolé la grand-rue en rase-mottes ni fait de démonstration de la puissance britannique dans les airs.
– On prononce “nuisance”, lança G.C.
– Sauf votre respect je n'ai pas prononcé. J'ai énoncé, poursuivit l'informateur. Tout le village sait que le Bwana Mzee recherchait des éléphants en maraude et n'avait pas le temps d'effectuer un ballet aérien. Un propriétaire de Shamba éduqué à la Mission est rentré dans son village en fin d'après-midi après avoir volé dans le ndege de Bwana, et il est filé par l'un des enfants du bar-duka tenu par le Sikh barbu. L'enfant est intelligent et il prend note de tous ses contacts. On dénombre cent cinquante à deux cent vingt Mau-Mau authentifiables au village ou dans les districts de petite banlieue. Arap Meina a fait son apparition au village peu après l'arrivée du propriétaire du Shamba aéroporté et s'est consacré à ses beuveries et abandon de poste habituels. Il parle avec volubilité du Bwana Mzee en présence de qui je me tiens. Son histoire, à laquelle beaucoup accordent foi, est que le Bwana occupe une position en Amérique semblable à celle de l'Aga Khan dans le monde musulman. Il est venu en Afrique pour accomplir une série de vœux qu'il a faits avec Memsahib Lady Miss Mary. Un de ces vœux oblige la Memsahib Lady Miss Mary à tuer un certain lion mangeur de bétail, signalé par les Massaï, avant la Naissance du Bébé Jésus. On sait et on croit qu'une grande partie de la réussite de toute chose connue en dépend. J'ai informé certains milieux qu'une fois ce vœu accompli, le Bwana et moi-même ferons le voyage à La Mecque dans un de ses avions. Le bruit court qu'une jeune Hindoue se meurt d'amour pour Bwana Game. Le bruit court...
– La ferme, dit G.C. Où as-tu appris le mot “filé” ?
– Je fréquente aussi le cinéma quand mes modestes émoluements me le permettent. Il y a beaucoup à apprendre au cinéma, pour un informateur.
– Tu es presque pardonné, dit G.C. Dis-moi : estime-t-on au village que le Bwana Mzee a toute sa tête ?
– Avec tout mon respect, Bwana, on le considère comme fou dans la très noble tradition des Saints. Le bruit court aussi que si l'honorable Lady Miss Mary ne tue pas le lion en maraude avant la Naissance du Bébé Jésus, la Memsahib commettra le suttee. Le Raj britannique, dit-on, lui en a accordé l'autorisation, et on a marqué et coupé des arbres spéciaux pour son bûcher funéraire. Ces arbres sont ceux dont les Massaï tirent le remède que les deux Bwana connaissent. On dit qu'à l'occasion de ce suttee, auquel toutes les tribus ont été conviées, il y aura un ngoma gigantesque d'une semaine après lequel Bwana Mzee prendra une épouse kamba. La fille a été choisie.
– On ne parle de rien d'autre en ville ?
– Presque pas, dit l'informateur avec modestie. Quelques bruits sur le sacrifice rituel d'un léopard...
– Rompez ! » dit G.C. à l'informateur. L'informateur fit une courbette et battit en retraite vers l'ombre d'un arbre.
« Dites-moi, Ernie, fit G.C. Miss Mary a sacrément intérêt à le tuer, ce lion.
– Oui, dis-je. C'est l'idée que j'en ai depuis quelque temps.
– Pas étonnant qu'elle soit irritable !
– Pas étonnant.
– Il ne s'agit pas de l'Empire ni du prestige blanc puisque vous semblez plutôt nous snober, nous autres visages pâles, pour l'instant. C'est devenu assez personnel. Nous avons ces cinq cents cartouches sans permis d'armes que votre fournisseur a expédiées plutôt que de risquer la corde si on les trouvait sur lui. À mon avis, elles feraient de l'effet dans un suttee. Juste au milieu du bûcher. Malheureusement je ne connais pas la marche à suivre.
– Je demanderai à M. Singh.
– Cela met un peu de pression sur Miss Mary, dit G.C.
– Si j'ai bien compris c'est toujours le cas, avec un suttee.
– Elle va tuer le lion, mais faites la paix avec elle, menez l'affaire en douceur et avec doigté et essayez de le mettre en confiance.
– C'était bien mon idée. »
Je dis deux mots aux hommes de G.C. et à Tony et lançai quelques blagues, sur quoi ils partirent en faisant un large détour pour ne pas soulever de poussière. Keiti et moi discutâmes du camp et de la façon dont les choses se passaient, et comme il était très gai je sus que tout allait bien. Il était allé jusqu'à la rivière et de l'autre côté de la route alors que la rosée était encore fraîche et n'avait relevé aucune empreinte d'intrus. Il avait envoyé Ngui explorer un large rayon de terrain au-delà de la prairie où se trouvait la piste et il n'avait rien vu. Personne ne s'était manifesté dans aucun des Shamba.
« Ils vont me prendre pour un idiot qui ne surveille rien si les hommes vont deux fois de suite se soûler la nuit, dit-il. Mais je leur ai dit de raconter que j'avais de la fièvre. Bwana, tu dois dormir aujourd'hui.
– Je dormirai. Mais il faut que j'aille voir ce que Memsahib veut faire. »
Au camp, je trouvai Mary assise dans son fauteuil sous le plus gros arbre, écrivant dans son journal. Elle leva les yeux vers moi et puis sourit, et cela me fit très plaisir.
« Je suis désolée d'avoir été de mauvaise humeur, dit-elle. G.C. m'a un peu parlé de vos problèmes. Je regrette seulement qu'ils surviennent au moment de Noël.
– Moi aussi. Tu as enduré tellement de choses et je veux que tu t'amuses.
– Je m'amuse. C'est une matinée superbe et j'en profite, j'observe les oiseaux et je les identifie. As-tu vu ce merveilleux geai ? Je me sentais heureuse rien qu'à observer les oiseaux. »
Le calme régnait autour du camp et tout le monde vaquait à ses occupations habituelles. Je n'étais pas fier de moi à cause de Mary qui ne se sentait jamais autorisée à chasser seule, et j'avais saisi depuis longtemps pourquoi on payait aussi bien les chasseurs blancs, et je comprenais pourquoi ils déplaçaient le camp pour faire chasser leurs clients là où ils pouvaient les protéger de près. Pop n'aurait jamais fait chasser Miss Mary par ici, je le savais, et n'aurait jamais accepté aucun risque. Mais je me rappelais que les femmes tombaient presque toujours amoureuses de leur chasseur blanc et j'espérais qu'il surviendrait un incident spectaculaire qui me permettrait de passer pour un héros aux yeux de ma cliente et de me faire aimer pour mes qualités de chasseur par ma légitime épouse, et non de garde du corps non rétribué et exaspérant. Les situations de ce genre ne se présentent pas si souvent dans la vie réelle, et lorsqu'elles le font elles sont si éphémères, puisque vous ne leur laissez pas le temps de fleurir, que la cliente les croit extrêmement superficielles. Il semblait normal de me rappeler à l'ordre, et ce n'était sûrement pas la conduite qu'une femme attend d'un chasseur blanc, ce vil tombeur aux nerfs d'acier.
J'allai dormir dans le grand fauteuil à l'ombre du gros arbre, et quand je me réveillai, les nuages étaient descendus des Chyulu et barraient de noir le flanc de la Montagne. Le soleil restait visible mais on sentait le vent se lever, et la pluie derrière. J'appelai Mwindi et Keiti à la rescousse et au moment où la pluie frappa, arrivant par la plaine et à travers les arbres comme un rideau blanc d'un seul tenant, puis lacéré, tout le monde martelait les piquets, dénouait puis rattachait plus serré les cordes de tente et creusait des rigoles. C'était une pluie drue et le vent soufflait en rafales. Pendant un instant la grande tente-chambre à coucher parut prête à s'envoler, mais elle résista quand on arrima solidement la partie exposée au vent. Puis le rugissement du vent cessa et la pluie se stabilisa. Il plut toute la nuit et presque toute la journée du lendemain.
Pendant la pluie du premier soir, un policier indigène arriva avec un message de G.C., « Chargement réceptionné ». L'askari était trempé et avait marché depuis l'endroit où un camion était resté coincé sur la route. La rivière avait trop monté pour passer.
Je me demandai comment G.C. avait eu si vite l'information et pu me la répercuter. Il avait dû croiser l'éclaireur qui la lui apportait et me la renvoyer par un des camions indiens. Comme il n'y avait pas d'autre problème, je partis en imperméable à travers la pluie battante, dans la boue épaisse, évitant les ruisseaux pressés et les grandes flaques d'eau, jusqu'à la clôture et prévins Keiti. La vitesse de la transmission le surprit mais il se réjouit de la fin de l'alerte. C'eût été un fichu problème, sinon, de poursuivre les manœuvres sous la pluie. Je chargeai Keiti de dire à Arap Meina qu'il pouvait dormir dans la tente du mess s'il se montrait, à quoi Keiti répondit qu'Arap Meina avait trop de bon sens pour venir monter la garde près d'un feu sous cette pluie.
Arap Meina se manifesta pourtant, trempé jusqu'aux os, ayant fait à pied tout le trajet depuis le Shamba au plus fort du déluge. Je lui donnai à boire et lui demandai s'il ne voulait pas rester, enfiler des vêtements secs et dormir dans la tente du mess. Mais il dit qu'il préférait rentrer au Shamba où il avait des vêtements secs et qu'il valait mieux pour lui d'être là-bas car cette pluie allait encore durer un jour entier sinon deux. Je lui demandai s'il l'avait vue venir et il dit que non, ni lui ni personne, et que ceux qui prétendaient le contraire étaient des menteurs. Pendant une semaine la pluie avait paru menacer et puis elle était arrivée sans prévenir. Je lui donnai un vieux chandail à moi à enfiler directement sur la peau et un blouson de ski imperméabilisé, mis deux bouteilles de bière dans la poche arrière, il but un peu et repartit. C'était un homme remarquable et je regrettais de ne pas l'avoir connu depuis toujours et que nos vies n'aient pas suivi le même cours. J'imaginai un instant la curieuse existence que nous aurions menée dans certains endroits et cette idée me mit en joie.
Nous avions tous été gâtés par un temps trop idéal, et les plus âgés supportaient plus mal et avec plus d'irritation l'inconfort de la pluie que la jeune troupe. Et puis ils ne buvaient pas, étant mahométans, et vous ne pouviez pas leur offrir un coup pour les réchauffer quand ils étaient trempés.
La question de savoir si cette pluie était tombée aussi sur leurs terres tribales de la région de Machakos avait suscité beaucoup de discussions et l'avis général penchait pour la négative. Mais comme elle ne faiblissait pas et qu'il plut sans discontinuer toute la nuit, l'idée qu'il pleuvait sans doute dans le Nord aussi rasséréna tout le monde. On se sentait bien dans la tente du mess, avec le battement puissant de la pluie, et je lus, bus un peu et ne me fis de souci pour rien. Aucune tâche ne m'incombait désormais et je bénissais, comme toujours, l'absence de responsabilités et cette délectable inaction dénuée de toute obligation de tuer, traquer, protéger, intriguer, défendre ou participer, et je bénissais l'occasion de lire. Nous commencions à épuiser les réserves du sac de livres, mais quelques trésors cachés subsistaient parmi les lectures obligées et il y avait vingt volumes de Simenon en français que je n'avais pas lus. Si vous êtes bloqué par la pluie dans un camp en Afrique, rien ne vaut Simenon, et en sa compagnie je me moquais de savoir pendant combien de temps il pleuvrait. Vous piochez peut-être trois bons Simenon sur cinq, mais un amateur inconditionnel peut lire les mauvais quand il pleut et je les entamerais et les jugerais mauvais, ou bons ; il n'y a pas de moyen terme avec Simenon, et après en avoir catalogué une demi-douzaine par ordre de préférence et avoir coupé les pages je les lirais avec bonheur en reportant tous mes problèmes sur Maigret, affrontant patiemment avec lui la bêtise et le Quai des Orfèvres, et ravi par sa compréhension réelle et lucide des Français, un exploit dont seul un homme de sa nationalité se révélait capable, puisqu'une quelconque loi obscure empêche les Français de se comprendre eux-mêmes sous peine des travaux forcés à la perpétuité2.
Miss Mary semblait se résigner à la pluie, qui tombait sur un rythme plus uniforme maintenant et sans rien perdre de sa force, et elle avait renoncé à faire son courrier pour lire quelque chose qui l'intéressait. C'était Le Prince de Machiavel. Je me demandais ce qui se passerait si la pluie durait trois ou quatre jours. Avec mes réserves de Simenon j'étais paré pour un mois si je m'arrêtais de lire pour réfléchir entre les volumes, les pages ou les chapitres. Sous l'effet d'une pluie obstinée je pouvais méditer entre les paragraphes, non pas réfléchir à Simenon mais à d'autres choses, et je pensais pouvoir tenir un mois sans peine et de façon très profitable même s'il n'y avait plus rien à boire et au cas où je devrais me rabattre sur le tabac à priser d'Arap Meina ou tester les diverses infusions de plantes et d'arbustes médicinaux que nous avions appris à connaître. En observant Miss Mary, sa façon de se tenir admirable, son visage merveilleusement détendu pendant qu'elle lisait, je me demandais ce qui arriverait à une personne qui, très tôt après l'adolescence, avait été nourrie des catastrophes de la presse quotidienne, des problèmes de société de Chicago, de la destruction de la civilisation européenne, du bombardement de grandes villes, des confidences de ceux qui bombardaient d'autres grandes villes en représailles, et des grands et petits désastres, problèmes et deuils incalculables du mariage que seuls peuvent soulager un baume analgésique, une médication primitive contre la variole, une mixture à base de violences inédites et raffinées, changements de décor, extension des connaissances ou exploration des arts, des lieux, des gens, des animaux, des sensations ; je me demandais comment elle réagirait à une pluie de six semaines. Mais je me rappelai alors toutes ses qualités et son courage et tout ce qu'elle avait enduré durant tant d'années, et je me dis qu'elle se montrerait plus à la hauteur que moi. Plongé dans ces pensées, je la vis poser son livre, décrocher son imperméable, l'enfiler, mettre son chapeau de toile souple et sortir dans la pluie qui tombait à la verticale pour aller vérifier le moral des troupes.
Je les avais vues le matin et elles souffraient de l'inconfort mais on ne s'ennuyait pas. Les hommes avaient tous des tentes, il y avait des pioches et des pelles pour creuser des tranchées et ils n'en étaient pas à leur première pluie. Moi, si j'essayais de rester au sec sous une canadienne en attendant la fin de la pluie, je me passerais sans doute volontiers de la visite d'individus en vêtements, bottes et couvre-chefs imperméabilisés venus inspecter mes conditions de vie, d'autant qu'ils ne pouvaient pas les améliorer sinon faire servir un grog de confection locale. Mais je me rendis compte que ce genre d'idées ne menait à rien et que la façon de bien s'entendre en voyage consistait à ne pas critiquer sa partenaire, et, après tout, la tournée des popotes était la seule activité positive à lui offrir.
Lorsqu'elle revint et tapota vivement son chapeau pour en ôter la pluie, accrocha son Burberry au mât de la tente et troqua ses bottes contre des espadrilles sèches, je m'enquis de l'état des troupes.
« En pleine forme, dit-elle. C'est fantastique, leur façon de protéger le feu.
– Se sont-ils mis au garde-à-vous sous la pluie ?
– Ne m'attaque pas, dit-elle. Je voulais juste voir comment ils arrivaient à faire la cuisine sous un déluge pareil.
– Et tu as vu ?
– S'il te plaît ne m'attaque pas et soyons heureux, et profitons-en puisqu'il pleut.
– J'en profitais. Pensons que tout paraîtra divin après la pluie.
– Je n'en ai pas besoin, dit-elle. Je suis heureuse d'être forcée de ne rien faire. Nous vivons si intensément chaque jour que cela fait du bien d'être obligée de marquer une pause et de la goûter. Lorsque ce sera fini nous regretterons de ne pas avoir eu le temps de la goûter davantage.
– Nous aurons ton journal. Te rappelles-tu quand nous le lisions au lit, et te rappelles-tu ce merveilleux voyage dans la campagne enneigée autour de Montpelier, et la pointe est du Wyoming après la tempête de neige, et les traces dans la neige, et quand nous voyions les aigles et faisions la course avec la locomotive qui représentait le péril jaune, d'un bout à l'autre de la frontière du Texas, et que tu conduisais ? Tu tenais un journal fantastique à ce moment-là. Tu te souviens quand l'aigle a attrapé l'opossum et qu'il était si lourd qu'il a dû le lâcher ?
– Cette fois je passe mon temps à me sentir fatiguée et à avoir sommeil. À l'époque nous nous arrêtions tôt et nous allions dans un motel avec de la lumière pour écrire. C'est plus dur, maintenant qu'on se lève à l'aube et qu'on ne peut pas écrire au lit et qu'il faut le faire dehors et que la lumière attire des hordes de bestioles et d'insectes inconnus. Si je connaissais le nom des insectes qui me gâchent la vie, ce serait plus simple.
– Pensons plutôt à des malheureux comme Thurber et à l'état de Joyce sur la fin, quand on en arrive au point de ne même plus voir ce qu'on écrit.
– Je me relis à peine quelquefois, et je bénis le Ciel que personne d'autre ne soit capable de le déchiffrer avec tout ce que j'y écris.
– Nous y consignons des plaisanteries douteuses parce que nous aurons tous été une fine équipe de farceurs.
– G.C. et toi racontez tellement de blagues, et Pop aussi invente des histoires à dormir debout. J'en invente moi aussi, je sais. Mais pas d'aussi douteuses que vous tous réunis.
– Certaines blagues passent en Afrique, mais elles ne s'exportent pas car les gens n'ont aucune idée de ce que sont un pays et les animaux là où tout est le monde des animaux et où ils ont des prédateurs. Les gens qui n'ont jamais connu de prédateurs ne savent pas de quoi l'on parle. Ni les gens qui n'ont jamais été obligés de tuer la viande qu'ils mangent, et s'ils ne connaissent pas non plus les tribus, ce qui est naturel et normal. J'explique cela très mal je sais, chaton, mais j'essaierai de l'écrire de façon qu'on puisse comprendre. Mais il y a tant de choses à dire que la plupart des gens ne comprendront pas et n'imagineront même pas de le faire.
– Je sais, dit Mary. Et les menteurs écrivent les livres et comment rivaliser avec un menteur ? Comment rivaliser avec un individu qui écrit qu'il a tiré et tué un lion, puis l'a rapporté au camp dans un camion, et que le lion est soudain revenu à la vie ? Comment faire prévaloir la vérité contre un individu qui affirme que la Great Ruaha3 grouillait de crocodiles ? Mais rien ne t'y oblige.
– Non, dis-je. Et je m'en abstiendrai. Mais tu ne peux pas t'en prendre aux menteurs sous prétexte que tout écrivain de fiction est, est vraiment, un menteur congénital qui invente à partir de ce qu'il sait ou de ce que savent les autres. Je suis un écrivain de fiction, je suis donc un menteur aussi et j'invente à partir de ce que je sais et que j'ai entendu. Je suis un menteur.
– Mais tu ne mentirais pas à G.C., ni à Pop, ni à moi à propos de ce qu'a fait un lion, ou un léopard, ou un buffle.
– Non. Mais c'est personnel. Ma justification est que je crée la vérité en l'inventant plus vraie qu'elle ne le serait sinon. C'est ce qui fait les bons ou les mauvais écrivains. Si j'écris à la première personne, posant que c'est de la fiction, les critiques continueront à vouloir prouver que ces choses ne me sont jamais arrivées. C'est aussi stupide que d'essayer de prouver que Defoe n'était pas Robinson Crusoé et que c'est donc un mauvais livre. Désolé d'avoir l'air de faire un discours. Mais nous pouvons discourir ensemble un jour de pluie.
– J'adore parler d'écriture et de ce que tu crois et qui compte pour toi. Mais nous ne pouvons parler que les jours où il pleut.
– Je sais bien, chaton. C'est parce que nous nous trouvons dans ce pays à une période bizarre.
– Je regrette de ne pas l'avoir connu à la belle époque avec Pop et toi.
– Je n'y suis jamais venu à la belle époque. Elle paraît belle juste maintenant. En réalité maintenant est cent fois plus intéressant. Nous n'aurions pas pu être amis et frères comme maintenant, à la belle époque. Pop ne l'aurait jamais accepté. Quand Mkola et moi étions frères, cela ne se faisait pas. Les gens fermaient les yeux. Aujourd'hui Pop te dit une quantité de choses qu'il ne m'aurait jamais racontées en ce temps-là.
– Je sais. Je m'en sens très honorée.
– Chérie, est-ce que tu meurs d'ennui ? Je suis parfaitement bien à lire et à ne pas me tremper sous la pluie. Tu as du courrier à faire aussi.
– Non. J'aime quand nous parlons. Cela me manque quand il y a trop d'agitation et de travail et que nous ne sommes jamais seuls sauf au lit. Nous nous entendons merveilleusement au lit et tu me dis des choses adorables. Je m'en souviens, et de tout le plaisir qu'on y prend. Mais c'est un autre genre de conversation. »
La pluie continuait son martèlement puissant, méthodique sur la toile. Elle avait remplacé tout le reste et elle tombait sans varier de tempo ni de cadence.
« Lawrence a essayé d'en parler, dis-je. Mais je n'arrivais pas à le suivre à cause de tout ce mysticisme cérébral. Je n'ai jamais cru qu'il ait couché avec une Indienne. Ni même qu'il en ait touché une. C'était un journaliste sensible qui visitait l'Inde en touriste, et il avait des haines, des théories et des préjugés. Il écrivait magnifiquement aussi. Mais il avait besoin, au bout d'un moment, de se mettre en colère pour écrire. Il a fait certaines choses à la perfection, et il allait découvrir quelque chose que la plupart des gens ignorent lorsqu'il s'est lancé dans toutes ces théories.
– Moi je saisis très bien, dit Miss Mary, mais quel rapport avec le Shamba ? Ta fiancée me plaît bien parce qu'elle me ressemble beaucoup et je pense qu'elle ferait une précieuse épouse de plus en cas de nécessité. Mais tu n'as pas besoin d'un écrivain comme alibi. De quel Lawrence parlais-tu au fait, de D.H. ou de T.E.?
– O.K., dis-je. Je pense que tu as raison et que je vais lire Simenon.
– Pourquoi ne vas-tu pas au Shamba pour essayer de vivre là-bas sous la pluie ?
– Je me plais ici.
– C'est une gentille fille, dit Miss Mary. Et elle risque de juger peu courtois de ta part de ne pas te montrer quand il pleut.
– On fait la paix ?
– D'accord, dit-elle.
– Bravo. Je ne dirai pas de conneries sur Lawrence et les sombres mystères et on reste ici sous la pluie et au diable le Shamba. Je ne crois pas que Lawrence se plairait tellement au Shamba de toute façon.
– Il aimait la chasse ?
– Non. Mais on n'ira pas le lui reprocher, Dieu merci.
– Alors il ne plairait pas à ta douce.
– Je ne pense pas. Mais Dieu merci on ne peut pas le lui reprocher non plus.
– L'as-tu rencontré ?
– Non. Je l'ai vu un jour avec sa femme sous la pluie devant la librairie de Sylvia Beach dans la rue de l'Odéon. Ils regardaient la vitrine en discutant mais ils ne sont pas entrés. Sa femme était une grande bringue en tailleur de tweed, et lui disparaissait dans un grand pardessus, il avait une barbe et des yeux très brillants. Il ne semblait pas en bonne santé et cela me serrait le cœur de le voir se mouiller. Il faisait bon chez Sylvia.
– Je me demande pourquoi ils ne sont pas entrés.
– Je ne sais pas. C'était avant que les gens parlent aux gens qu'ils ne connaissaient pas et bien avant que les gens demandent aux gens des autographes.
– Comment l'as-tu reconnu ?
– Il y avait une photo de lui dans le magasin derrière le poêle. J'admirais beaucoup un livre de nouvelles qu'il a écrit, L'Officier prussien, et un roman intitulé Amants et fils. Il écrivait des choses magnifiques sur l'Italie aussi.
– Tous les gens qui savent écrire devraient être capables d'écrire sur l'Italie.
– Absolument. Mais c'est difficile même pour les Italiens. Plus difficile pour eux que pour n'importe qui. Si un Italien réussit à bien écrire sur l'Italie, il fait figure de phénomène. Stendhal a écrit comme personne sur Milan.
– L'autre jour tu as dit que tous les écrivains étaient cinglés et aujourd'hui tu dis qu'ils sont tous menteurs.
– J'ai vraiment dit qu'ils étaient cinglés ?
– Oui, toi et G.C. l'avez dit tous les deux.
– Pop était là ?
– Oui. Il a dit que tous les gardes-chasse étaient cinglés et tous les chasseurs blancs aussi, et que les chasseurs blancs l'étaient devenus à cause des gardes-chasse, des écrivains et des voitures automobiles.
– Pop a toujours raison.
– Il m'a dit de ne jamais faire attention à toi ni à G.C. parce que vous étiez cinglés tous les deux.
– C'est exact, dis-je. Mais ne le confie surtout pas à des inconnus.
– Mais tu ne dis pas sérieusement que tous les écrivains sont cinglés ?
– Juste les bons.
– Mais tu t'es mis en colère quand ce type a écrit un livre en disant à quel point tu l'étais.
– Oui, parce qu'il ne savait rien là-dessus ni sur comment cela fonctionnait. De même qu'il ne savait rien sur l'écriture.
– C'est affreusement compliqué, dit Miss Mary.
– Je n'essaierai pas de l'expliquer. J'essaierai d'écrire quelque chose pour te montrer comment cela fonctionne. »
Je me tus un moment et relus La Maison du canal et réfléchis aux animaux qui commençaient à être trempés. Les hippopotames prenaient sûrement du bon temps ce jour-là. Mais les autres animaux et en particulier les félins n'étaient pas à la fête. Le gibier avait tant de sujets d'agacement que seuls ceux qui n'avaient jamais connu la pluie en souffriraient et ce seraient seulement les bêtes nées depuis la dernière pluie. Je me demandais si les grands félins tuaient sous la pluie quand elle tombait aussi fort. Sans doute, pour vivre. Le gibier se laisserait approcher bien plus facilement, mais les lions, les léopards et les guépards devaient détester être trempés jusqu'aux os quand ils chassaient. Les guépards peut-être moins parce qu'ils ressemblaient un peu aux chiens et que leur pelage s'accommodait d'un temps humide. Les trous de serpent seraient pleins d'eau et les serpents de sortie, et cette pluie allait aussi amener les fourmis volantes.
Je pensais à la chance que nous avions cette fois en Afrique, de vivre assez longtemps au même endroit pour en connaître la faune et connaître les trous de serpent et les serpents qui y vivaient. La première fois que j'étais allé en Afrique nous nous empressions toujours de bouger d'un endroit à un autre pour chasser les animaux pour leur trophée. Si l'on voyait un cobra c'était un hasard, comme c'était un hasard de rencontrer un serpent à sonnette sur une route du Wyoming. Cette fois nous connaissions de nombreux endroits où vivaient des cobras. Nous en découvrions encore par hasard mais ils se trouvaient dans le secteur où nous vivions et nous pouvions les retrouver plus tard, et quand il nous arrivait, par malheur, de tuer un serpent, c'était un serpent qui vivait dans un lieu précis et chassait dans son secteur, tandis que nous vivions dans le nôtre et que nous en étions éloignés. C'était G.C. qui nous avait accordé l'immense privilège de connaître une partie merveilleuse du pays et d'y vivre, et d'y effectuer un travail qui justifiait notre présence, et j'éprouvais toujours une profonde reconnaissance envers lui.
Quant à moi, l'époque où je chassais les animaux pour leur trophée était révolue depuis longtemps. J'aimais encore chasser et réussir un beau coup. Mais je chassais pour la viande que nous avions besoin de manger et pour aider Miss Mary, et pour abattre les bêtes qu'on avait proscrites à juste raison et au nom de ce qu'on appelle aujourd'hui le contrôle des animaux en maraude, prédateurs et espèces nuisibles. J'avais tiré un impala pour son trophée et un oryx pour sa viande à Magadi, oryx qui se révéla avoir d'assez belles cornes pour en faire un trophée, et j'avais abattu un buffle isolé dans une situation d'urgence qui nous avait fourni de la viande à Magadi quand nous en manquions et qui avait une paire de cornes dignes d'être conservées pour rappeler dans quelle mauvaise posture nous nous étions brièvement trouvés, Mary et moi. Je m'en souvenais maintenant avec bonheur et je savais que je m'en souviendrais toujours avec bonheur. C'était un de ces petits bonheurs avec lesquels vous allez vous coucher, qui vous réveillent parfois la nuit et qui vous revenaient en mémoire au besoin en cas de tourments.
« Te rappelles-tu le matin avec le buffle, chaton ? » demandai-je.
Elle me regarda depuis l'autre bout de la table du mess et dit : « Ne me pose pas des questions pareilles. Pour l'instant je pense au lion. »
Ce soir-là, après un dîner froid, nous nous couchâmes tôt, puisque Mary avait écrit son journal en fin d'après-midi, et restâmes immobiles à écouter la force de la pluie sur la toile tendue à se rompre.
Mais, malgré le bruit régulier de la pluie, je dormis mal et me réveillai deux fois en nage à cause de cauchemars. Le dernier était très pénible, et je passai la main sous la moustiquaire et cherchai à tâtons la bouteille d'eau et la flasque de gin. Je glissai la flasque dans le lit à côté de moi et coinçai soigneusement ensuite la moustiquaire sous la couverture et le matelas gonflable du lit de camp. Dans l'obscurité je tassai mon oreiller de façon à être allongé la tête soutenue, récupérai le petit coussin garni d'aiguilles de balsamier et le fourrai sous ma nuque. Puis vérifiai la présence de mon pistolet contre ma jambe et de la torche électrique, et dévissai enfin le bouchon de la flasque de gin.
Dans l'obscurité habitée par le vacarme de la pluie, j'avalai une gorgée de gin. Il avait un goût tout à fait chaleureux et me donna le courage d'affronter mon cauchemar. Le cauchemar avait été aussi pénible qu'il se devait, et Dieu sait que j'en ai eu de rudes dans ma vie. Je savais que je ne pouvais pas boire alors que nous chassions le lion de Miss Mary ; mais nous n'allions pas le chasser le lendemain sous la pluie. Cette nuit était une mauvaise nuit pour une bonne raison. Gâté par trop de bonnes nuits, j'avais fini par croire que je ne faisais plus de cauchemars. Au moins j'étais fixé. Cela venait peut-être de la tente si hermétiquement close contre la pluie qu'on manquait d'air. Peut-être de l'absence d'exercice pendant toute une journée.
Je bus une nouvelle gorgée de gin et il me parut encore meilleur et plus proche du bon vieux Giant Killer. Le cauchemar n'avait rien eu de si exceptionnel, me dis-je. J'avais connu bien pire. Mais je savais que je m'étais libéré des cauchemars, les vrais qui vous trempent de sueur, depuis longtemps, et je n'avais eu que de bons ou de mauvais rêves, et la plus grande partie de la nuit c'étaient de bons rêves. Puis j'entendis Mary dire : « Papa, tu bois ?
– Oui. Pourquoi ?
– Pourrais-je en avoir un peu aussi ? »
Je lui tendis la flasque sous la moustiquaire et elle sortit la main et la saisit.
« Tu as l'eau ?
– Oui », dis-je et la lui passai également. « Tu as la tienne aussi, près de ton lit.
– Mais tu m'as dit de me méfier des bêtes et je ne voulais pas te réveiller en allumant.
– Mon pauvre chaton. As-tu dormi ?
– Oui. Mais j'ai fait des rêves abominables. Impossibles à raconter avant le petit déjeuner.
– J'en ai fait de mauvais aussi.
– Tiens, je te rends la Jinny, dit-elle. Au cas où tu en aies besoin. Serre-moi fort la main s'il te plaît. Tu n'es pas mort, G.C. n'est pas mort, Pop n'est pas mort.
– Non. Nous allons tous bien.
– Merci pour tout. Et puis dors. Tu n'aimes personne d'autre, n'est-ce pas ? Je veux dire, blanc de peau ?
– Non. Ni blanc ni noir ni rouge.
– Dors bien, mon amour, dit-elle. Merci pour ce merveilleux verre de minuit.
– Merci d'avoir vaincu les cauchemars.
– C'est une des choses à quoi je sers », dit-elle.
Je restai longtemps à y réfléchir, à me souvenir de nombreux endroits et de vraiment sales moments, et je pensai que ce serait merveilleux maintenant, après la pluie, et puis quelle importance les cauchemars après tout, et ensuite je m'endormis et me réveillai de nouveau en sueur et terrifié, mais je tendis l'oreille et entendis le souffle doux et régulier de Mary, et alors je me rendormis pour essayer une fois encore.