CHAPITRE VIII

Il fit très beau le jour où Miss Mary tira son lion. C'est à peu près tout ce qu'il y eut de beau ce jour-là. Des fleurs blanches s'étaient épanouies pendant la nuit de sorte qu'aux premières lueurs de l'aube, avant le lever du soleil, les prairies formaient comme une nappe de neige éclairée par la pleine lune à travers un voile de brume. Mary fut debout et habillée bien avant l'aube. La manche droite de sa veste de brousse était retroussée et elle avait vérifié toutes les cartouches de sa Mannlicher 256. Elle déclara qu'elle ne se sentait pas bien et je la crus. Elle répondit à peine à nos salutations matinales, et G.C. et moi nous gardâmes de la moindre plaisanterie. Je ne savais pas ce qu'elle reprochait à G.C., sinon son penchant à prendre avec désinvolture des tâches d'un sérieux indiscutable. Sa rogne à mon encontre me parut une saine réaction. Si elle était de mauvaise humeur, je pensais qu'elle pourrait se sentir odieuse et tirer avec tout le talent dont je la savais capable, et elle aussi. Ce qui confortait ma dernière et brillante théorie selon laquelle elle avait le cœur trop sensible pour tuer des animaux. Certains individus tirent pour un rien et au jugé ; d'autres tirent avec une vitesse de réaction terrifiante mais en la contrôlant pourtant assez pour prendre le temps de placer la balle avec la précision d'un chirurgien pratiquant sa première incision ; d'autres encore sont des maniaques de la détente qui se révèlent extrêmement dangereux sauf si quelque chose vient perturber la mécanique de leur tir. Ce matin-là tout portait à croire que Miss Mary allait tirer avec une détermination implacable, méprisant tous ceux qui ne prenaient pas les choses avec la gravité requise, cuirassée dans sa piètre condition physique, qui lui fournirait un alibi si elle ratait son coup, tout habitée d'une énergie têtue et impitoyable. Cela me parut excellent. On sortait de la routine.

Nous attendîmes près de la voiture qu'il fît assez jour pour démarrer, et nous étions tous graves, terriblement graves. Ngui affichait presque toujours une humeur massacrante aux premières heures du jour, aussi était-il terriblement grave et maussade. Charo était terriblement grave mais avec un soupçon d'entrain. On aurait dit qu'il allait à un enterrement mais sans se sentir accablé de chagrin en songeant au défunt. Mthuka était joyeux comme à l'accoutumée dans sa surdité, guettant de ses yeux infaillibles le moment où l'obscurité commencerait à s'éclaircir.

Nous étions tous des chasseurs et c'était le début de cette merveilleuse aventure, la chasse. On a écrit beaucoup d'absurdités mystiques sur la chasse, mais c'est quelque chose de sans doute infiniment plus ancien que la religion. On est chasseur ou on ne l'est pas. Miss Mary l'était, un chasseur courageux et délicieux, mais elle s'y était mise trop tard au lieu de commencer enfant, et une grande partie de son expérience de la chasse lui était venue d'une façon aussi inattendue que les premières chaleurs au chaton lorsqu'il devient chatte. Elle assimilait en bloc tous ces nouveaux savoirs et changements, comme des choses qu'on sait et que les autres ignorent.

Nous quatre, qui l'avions vue endurer ces changements et la voyions depuis des mois traquer une proie avec obstination et sérieux, envers et contre tout, nous ressemblions à la cuadrilla d'un très jeune matador. Si le matador prenait les choses au sérieux, les membres de la cuadrilla en faisaient autant. Ils connaissaient tous les défauts du matador et ils recevaient tous une bonne rémunération sous une forme ou une autre. Bien souvent tous avaient cessé complètement de croire au matador et tous avaient retrouvé la foi. De nous voir assis dans la voiture ou en train de faire quelques pas autour, attendant qu'il fît assez clair pour nous mettre en route, me rappelait l'ambiance avant la corrida. Notre matador était grave ; nous l'étions donc aussi, d'autant que, circonstance inhabituelle, nous aimions notre matador. Et notre matador ne se sentait pas bien. Ce qui rendait encore plus nécessaire de le protéger et de l'aider à réussir tout ce qu'il déciderait d'entreprendre. Mais tandis que nous restions assis dans la voiture, appuyés contre le dossier des sièges, sentant le sommeil s'évacuer progressivement, nous étions heureux comme des chasseurs. Personne n'est probablement aussi heureux qu'un chasseur à l'aube d'une journée toujours neuve, pleine de promesses et d'inconnues, et Mary était chasseur dans l'âme elle aussi. Mais elle s'était assigné cette tâche, et avait laissé Pop la guider et la former, et lui inculquer l'intégrité et la vertu absolues de la chasse au lion ; et comme il avait fait d'elle sa dernière élève et lui avait donné l'éthique qu'elle avait faite sienne et qu'il n'avait jamais réussi à inculquer à aucune autre femme, il lui fallait tuer son lion non pas comme on le fait d'ordinaire, mais comme il devrait l'être dans l'idéal ; Pop découvrant en fin de compte chez Mary l'esprit d'un coq de combat incarné dans une femme, un chasseur passionné, venu sur le tard à la chasse et qui n'avait qu'un défaut : nul ne pouvait prévoir où le coup porterait. Pop lui avait donné l'éthique qu'elle avait faite sienne, après quoi il avait dû partir. Elle avait l'éthique à présent, mais elle n'avait que G.C. et moi, et on ne pouvait se fier vraiment à aucun de nous deux comme à Pop. Or voici qu'elle se remettait en route pour sa corrida sans cesse différée.

Mthuka m'indiqua par un signe de tête que la lumière devenait acceptable et nous partîmes à travers les champs de fleurs blanches, là où la veille encore toutes les prairies étaient vertes. En arrivant à la hauteur des arbres de la forêt, les hautes herbes jaunes et sèches à notre gauche, Mthuka ralentit et immobilisa sans bruit la voiture. Il tourna la tête et je vis la balafre en forme de flèche sur sa joue et les scarifications. Il ne dit rien et je suivis son regard. Le grand lion à crinière noire, sa tête énorme dépassant l'herbe jaune, se dirigeait vers nous. Seule sa tête apparaissait au-dessus des hautes herbes jaunes hérissées.

« Dites, si on le contournait en douceur pour rentrer au camp ? soufflai-je à G.C.

– Tout à fait d'accord », chuchota-t-il.

Tandis que nous parlions, le lion fit demi-tour et repartit en direction de la forêt. On ne voyait de lui que le balancement des hautes herbes.

Lorsque nous rentrâmes au camp et prîmes le petit déjeuner, Mary comprit les raisons de notre décision et convint qu'elle était justifiée et nécessaire. Mais on avait annulé la corrida une fois de plus alors qu'elle-même était entièrement prête et concentrée, et elle nous en voulait. La sentir mal en point me navrait et je voulais essayer de la détendre. Cela ne servait à rien de dire que le lion avait fini par commettre une erreur. G.C. et moi étions sûrs maintenant d'avoir le dernier mot. Il n'avait rien mangé de la nuit et s'était risqué à découvert le matin pour chercher l'appât. Il avait regagné la forêt. Il y resterait tapi, le ventre vide, et, si rien ne l'inquiétait, il ressortirait forcément à la tombée du jour ; enfin, très probablement. Sinon, G.C. devait repartir le lendemain de toute façon et son départ nous rendrait à notre solitude, Mary et moi. Mais le lion avait rompu avec ses habitudes et commis une grave erreur, et je ne m'inquiétais plus de savoir si nous réussirions à le tuer. Peut-être aurais-je préféré le chasser avec Mary sans G.C. mais j'aimais chasser avec G.C. aussi et je n'étais pas assez bête pour souhaiter des ennuis quelconques quand je me retrouverais seul avec Mary. G.C. n'avait que trop bien mis le doigt sur la plaie. Je m'étais toujours bercé de la merveilleuse illusion que Mary toucherait le lion exactement là où il fallait, et que le lion tomberait sur le flanc comme je les avais vus le faire si souvent et serait aussi mort qu'un lion peut l'être. Je lui expédierais deux balles s'il vivait encore en s'effondrant et le tour serait joué. Miss Mary aurait tué son lion et en serait heureuse à jamais et moi, je ne lui aurais donné que la puntilla, elle le saurait et m'aimerait beaucoup aujourd'hui et toujours et pour les siècles des siècles, amen. Cela faisait six mois maintenant que nous attendions cet instant. À ce moment précis une Land Rover neuve dernier modèle, une des plus grandes et des plus rapides que nous ayons vues, s'engagea dans le camp en traversant le merveilleux champ de fleurs blanches qui avait été de la poussière un mois plus tôt et de la boue une semaine avant. Au volant se trouvait un individu de taille moyenne au visage rubicond, qui portait un uniforme kaki délavé d'officier de la police kenyane. Au coin de ses yeux, des rides de bonne humeur tranchaient en blanc sur la poussière de la route qui le recouvrait.

« Il y a quelqu'un ? » demanda-t-il en entrant dans la tente du mess et en ôtant sa casquette. À travers la moustiquaire masquant l'ouverture de la tente qui donnait sur la Montagne, j'avais vu arriver la voiture.

« Tout le monde est là, dis-je. Comment allez-vous, monsieur Harry ?

– En pleine forme.

– Asseyez-vous le temps que je vous prépare quelque chose. Vous resterez bien pour la nuit, n'est-ce pas ? »

Il s'assit, allongea ses jambes et fit jouer ses épaules avec la volupté d'un chat en train de s'étirer.

« Rien pu avaler. Les gens respectables ne boivent pas à une heure pareille.

– Qu'est-ce que je vous offre ?

– On partage une bière ? »

J'ouvris la bière, nous servis, et le regardai se détendre et sourire de ses yeux morts de fatigue tandis que nous levions nos verres.

« Je vais leur dire de mettre votre barda dans la tente du jeune Pat. C'est la verte là-bas, qui est vide. »

Harry Dunn était timide, surmené, bon et sévère. Il aimait les Africains et les comprenait, et on le payait pour faire appliquer la loi et exécuter les ordres. Il était aussi courtois qu'intraitable, il ignorait la rancune et l'hostilité, et ne se montrait jamais bête ni sentimental. Il n'abritait aucune vindicte dans un pays à l'esprit vindicatif, et je ne le vis jamais faire preuve de mesquinerie. Il veillait au respect de la loi à une époque de corruption, de haines, de sadisme et de surexcitation intense, et il s'éreintait au travail, chaque jour que Dieu faisait, au-delà des limites supportables pour un individu normal ; jamais en quête de promotion ou d'avancement parce qu'il connaissait sa valeur professionnelle. Une forteresse ambulante, avait dit un jour Miss Mary à son sujet.

« S'amuse-t-on par ici ?

– Beaucoup.

– J'en ai eu des échos. Qu'est-ce que cette histoire de léopard qu'il faut tuer avant l'Anniversaire du Bébé Jésus ?

– C'est pour ce reportage illustré du magazine pour lequel nous faisions les photos en septembre. Avant qu'on ait lié connaissance. Nous avions un photographe, il a pris des milliers de photos, et j'ai écrit un court article et des légendes pour les clichés qu'ils retiennent. Ils ont une superbe photo de léopard et c'est moi qui l'ai abattu mais il n'est pas à moi.

– Comment ça ?

– Nous traquions un gros lion malin comme tout. Là-bas, sur l'autre rive de l'Ewaso Ngiro, après Magadi, au-dessous de l'escarpement.

– Très au-delà de ma juridiction.

– On essayait de remonter sur ce lion et un de mes amis a escaladé un petit kopje avec son porteur de fusils pour voir de là-haut si le lion s'était manifesté. Le lion était réservé à Mary car lui et moi avions déjà tué le nôtre. Si bien qu'on s'est demandé ce qu'il fichait quand on l'a entendu tirer, et puis quelque chose a déboulé dans la poussière en rugissant. C'était un léopard, la poussière était si dense qu'elle formait un nuage opaque, le léopard continuait de rugir et personne ne savait dans quelle direction on le verrait émerger de la poussière. Cet ami à moi, Mayito, l'avait touché à deux reprises de là-haut, moi j'avais tiré au milieu du tourbillon de poussière avant de plonger et de me rabattre sur la droite, par où il aurait dû arriver normalement. Et puis il a juste sorti une fois la tête de la poussière, toujours en rugissant méchamment, je l'ai atteint au cou et la poussière est retombée peu à peu. On aurait dit un règlement de compte devant un saloon de l'Ouest de l'ancien temps. Sauf que le léopard n'avait pas d'arme, mais il se trouvait assez près pour éreinter le premier venu et il était terriblement amoché. Le photographe a pris des photos de Mayito et lui, nous tous et lui, lui et moi. Il était à Mayito parce que Mayito l'avait tiré le premier et touché une seconde fois. Toujours est-il que la meilleure photo était celle où je suis et que le magazine voulait l'utiliser, à quoi je leur ai répondu qu'ils n'auraient de photo que si je tuais un bon léopard moi-même et sans l'aide de personne. Et j'en suis à mon troisième échec.

– Je ne savais pas les principes si rigides.

– Hélas ! Et puis c'est le règlement. Tout animal blessé doit être poursuivi et achevé. »

Arap Meina et le chef des pisteurs étaient revenus avec la nouvelle que les deux lionnes et le jeune lion avaient tué assez loin de là, à la lisière du lick. L'appât était resté intact sauf aux endroits où les hyènes l'avaient tiraillé, et les deux pisteurs l'avaient récupéré avec soin. La présence d'oiseaux dans les arbres à proximité ne manquerait pas d'attirer le lion, mais les oiseaux ne pouvaient attaquer la dépouille du zèbre, attachée assez haut pour attirer le lion à coup sûr. Il n'avait pas mangé ni tué pendant la nuit, et puisqu'il n'était pas affamé et n'avait pas été dérangé, nous pourrions, presque à coup sûr, le trouver à découvert en fin de journée.

Tout compte fait on déjeuna, et Mary se montra pleine d'entrain et délicieuse avec tout le monde. Je crois qu'elle me demanda même si je voulais me resservir de viande froide. Quand je répondis non merci, que cela suffisait, elle décréta que cela me ferait du bien, qu'une personne qui boit beaucoup a besoin de se nourrir. C'était non seulement une vérité ancestrale, mais le sujet d'un article du Reader's Digest que nous avions tous lu. L'exemplaire du Digest était d'ores et déjà parti dans les toilettes. Je dis que j'avais décidé de me présenter aux élections avec un programme sur l'ivrognerie digne de ce nom et de ne décevoir aucun de mes électeurs. Churchill buvait deux fois plus que moi à en croire ce qu'on racontait, et il venait de recevoir le prix Nobel de littérature. J'essayais simplement d'élever ma consommation à un niveau raisonnable au cas où l'on songerait à me couronner ; allez savoir.

G.C. déclara que c'était dans la poche et qu'on devait me l'attribuer ne fût-ce que pour mes fanfaronnades puisque Churchill l'avait eu, au moins en partie, pour son éloquence. G.C. dit qu'il n'avait pas suivi les prix avec l'attention voulue, mais d'après lui je pouvais fort bien y prétendre pour mes travaux dans le domaine religieux et mon intérêt à l'endroit des indigènes. Miss Mary suggéra que si j'essayais d'écrire, à l'occasion, je pourrais le décrocher pour mon œuvre littéraire. Cette idée me toucha infiniment et je répondis qu'une fois qu'elle aurait tué le lion je me consacrerais entièrement à l'écriture, juste pour lui faire plaisir. Elle dit que si j'écrivais seulement quelques lignes, elle serait comblée. G.C. me demanda si je songeais à écrire sur les mystères insondables de l'Afrique ; si je comptais le faire en swahili, il pourrait me procurer un manuel du swahili parlé à l'intérieur des terres qui pourrait m'être extrêmement précieux. Miss Mary fit valoir que nous possédions déjà le manuel en question et qu'elle pensait que, même avec son aide, je ferais mieux d'essayer d'écrire en anglais. J'émis l'idée de copier des passages entiers du manuel pour acquérir le style de l'intérieur des terres. Miss Mary objecta que j'étais incapable d'écrire correctement une phrase en swahili ou d'en proférer une seule, et je convins avec tristesse que c'était exact.

« Pop le parle si bien, et G.C. aussi, et toi c'est une honte. Je ne comprends pas qu'on puisse parler une langue aussi mal que toi. »

Je faillis répondre qu'en d'autres temps, des années auparavant, on avait pu croire que j'allais fort bien le parler. Mais j'avais fait la bêtise de ne pas rester en Afrique et j'étais rentré en Amérique où j'avais imposé silence à ma nostalgie de l'Afrique de diverses manières. Et puis, avant que j'aie eu le temps d'y retourner, la guerre d'Espagne était arrivée et j'étais devenu partie prenante de ce qu'on infligeait au monde, et je m'en étais tenu là, pour le meilleur et pour le pire, jusqu'au jour où j'étais enfin revenu. Cela n'avait pas été facile de revenir ni de rompre les chaînes de responsabilités qui se tissent, semble-t-il, avec la légèreté de toiles d'araignées mais tiennent comme des câbles d'acier.

Tout le monde s'amusait à présent, plaisantant et se taquinant, et je plaisantai un peu mais en veillant à rester très modeste et contrit dans l'espoir de regagner les faveurs de Miss Mary et dans l'espoir de la maintenir dans cette humeur au cas où le lion se montrerait. Je buvais du cidre brut, du Bulwer's, dans lequel j'avais découvert une boisson idéale. G.C. en avait rapporté de Kajiado, de l'entrepôt. Il était très léger et rafraîchissant et ne ralentissait pas du tout votre vitesse de tir. On le trouvait en bouteilles d'un litre à bouchon vissé, et j'en buvais la nuit quand je me réveillais, de préférence à de l'eau. L'adorable cousine de Mary nous avait donné deux petits oreillers carrés en toile à sac garnis d'aiguilles de balsamier. Je glissais toujours le mien sous ma nuque pour dormir ou, si je dormais sur le côté, sous mon oreille. C'était l'odeur du Michigan quand j'étais jeune et j'aurais voulu avoir un panier en glycérie où le ranger quand nous voyagions et le garder sous la moustiquaire au lit la nuit. Le cidre aussi avait le goût du Michigan, et je gardais encore le souvenir du pressoir et de la porte qui n'était jamais fermée mais seulement maintenue par un fermoir de sûreté et une goupille en bois, et de l'odeur des sacs utilisés pour le pressurage, et qu'on mettait à plat ensuite pour les faire sécher, et qu'on déployait sur les hautes cuves où les hommes qui venaient faire presser leurs chargements de pommes dans les charrettes laissaient la part revenant au pressoir. Au-dessous du barrage de la cidrerie, il y avait un déversoir profond où les remous de la chute d'eau étaient refoulés. Vous attrapiez toujours une truite si vous pêchiez à cet endroit avec patience, et chaque fois que j'en attrapais une, je la tuais, la déposais dans le grand panier de pêche en osier placé à l'ombre et la recouvrais d'une couche de feuilles de fougère, puis entrais dans le pressoir et prenais le quart en métal accroché au clou sur le mur au-dessus des cuves, rabattais la lourde toile à sac de l'une des cuves et plongeais le bras pour remplir le quart de cidre et boire. Le cidre que nous buvions maintenant me rappelait le Michigan, surtout avec l'oreiller.

À table à présent, j'étais content que Mary parût aller mieux et j'espérais que le lion se montrerait en fin d'après-midi et qu'elle lui ferait son affaire et serait heureuse pour le restant de ses jours. On finit de déjeuner, tout le monde était très gai et chacun déclara qu'il allait faire une petite sieste, et je préviendrais Miss Mary quand il serait temps de se mettre en quête du lion.

Mary s'endormit presque dès qu'elle s'allongea sur son lit de camp. On avait relevé sur le côté l'arrière de la tente pour le maintenir ouvert et un bon petit vent frais arrivait de la Montagne et pénétrait à l'intérieur. D'habitude, nous dormions face à la porte ouverte mais je pris les oreillers, les empilai à l'autre bout du lit en les pliant en deux et, l'oreiller de balsamier sous la nuque, m'allongeai après avoir enlevé mes bottes et mon pantalon et lus avec la bonne lumière dans le dos. J'avais entamé un très bon livre de Gerald Hanley, qui avait écrit un autre bon livre intitulé The Consul at Sunset. Ce livre parlait d'un lion qui causait beaucoup d'ennuis et tuait à peu près tous les protagonistes de l'histoire. G.C. et moi lisions en général ce livre le matin sur le trône, pour nous mettre en condition. Il y avait bien quelques personnages que le lion ne tuait pas, mais comme ils étaient tous promis à un sort funeste quelconque, nous nous en fichions. Hanley écrivait très bien, et c'était un livre excellent et très stimulant pour qui s'occupait de chasser le lion. J'avais vu un lion charger à toute vitesse un jour, et cela m'avait fortement impressionné et m'impressionne toujours. Cet après-midi-là, je lisais le livre en prenant tout mon temps car c'était un excellent livre et je ne voulais pas le terminer. J'espérais que le lion allait tuer le héros ou le vieux major parce qu'ils étaient tous deux des individus éminemment sympathiques et distingués et que je m'étais entiché du lion et voulais le voir tuer un membre de la haute société. Le lion faisait toutefois du bon travail, et il venait d'occire un autre personnage éminemment sympathique et important lorsque je décrétai qu'il valait mieux en laisser pour la fin, me levai, mis mon pantalon, enfilai mes bottes sans remonter la fermeture éclair et allai voir si G.C. était réveillé. Je toussotai devant sa tente comme le faisait toujours l'informateur devant la tente du mess.

« Entrez, général, dit G.C.

– Non, dis-je. Charbonnier est maître chez soi. Vous sentez-vous en état d'affronter les redoutables fauves ?

– C'est encore trop tôt. Mary a-t-elle dormi ?

– Elle dort toujours. Que lisez-vous ?

– Lindbergh. Sacrément bon bouquin. Que lisiez-vous ?

– The Year of the Lion. Je suinte le lion.

– Cela fait un mois que vous êtes dessus !

– Six semaines. Où en êtes-vous de la mystique de l'air ? »

Cette année-là nous étions tous deux imprégnés, avec un certain retard, de la mystique de l'air. J'avais fini par renoncer à la mystique de l'air en 1945, en rentrant au pays dans un B-17 fatigué non révisé.

L'heure venue, je réveillai Mary tandis que les porteurs de fusils sortaient sa carabine et mon fusil de dessous les lits et vérifiaient les balles et le canon.

« Il est là, chérie. Il est la et tu vas le tuer.

– Il est tard.

– Ne pense à rien. Monte juste dans la voiture.

– Figure-toi que je dois mettre mes bottes. »

Je l'aidai à les enfiler.

« Où est mon foutu chapeau ?

– Ton foutu chapeau est là. Prends ton temps, inutile de foncer vers la première Land Rover venue. Ne pense à rien d'autre qu'à le toucher.

– Arrête de me donner des conseils ! Fiche-moi la paix. »

Mary et G.C. occupaient la banquette avant, Mthuka au volant. Ngui, Charo et moi étions installés à l'arrière, toit ouvert, en compagnie du pisteur. Je vérifiai si les cartouches étaient engagées dans le canon et le chargeur de la 30-06, vérifiant celles de mes poches, vérifiant et ôtant la moindre poussière du cran de visée avec un cure-dent. Mary tenait sa carabine à la verticale et je voyais le canon sombre fraîchement nettoyé et la bande adhésive qui maintenait les rabats de la hausse, sa nuque et son chapeau défraîchi. Le soleil coiffait à présent les collines, et nous avions quitté les fleurs pour filer vers le nord sur la vieille piste parallèle aux bois. Le lion se trouvait quelque part à droite. La voiture s'arrêta et tout le monde descendit sauf Mthuka, qui resta au volant. Les empreintes du lion partaient vers la droite en direction d'un bouquet d'arbres et de buissons, de notre côté de l'arbre solitaire où un amas de branchages recouvrait l'appât. Le lion n'était pas sur l'appât, et il n'y avait pas d'oiseaux non plus. Ils étaient tous perchés dans les arbres. Je regardai de nouveau le soleil ; dans moins de dix minutes il aurait disparu derrière les collines au loin, à l'ouest. Ngui avait escaladé la termitière et regardait avec attention de l'autre côté. Il désigna quelque chose devant lui, la main contre la figure, si bien qu'on la vit à peine bouger, puis redescendit prestement du monticule.

« Hiko huko, dit-il. Il est là-bas. Mzuri motocah. »

G.C. et moi jetâmes un nouveau coup d'œil au soleil et G.C. fit un geste du bras pour dire à Mthuka d'approcher. Nous montâmes dans la voiture et G.C. expliqua à Mthuka comment il comptait procéder.

« Mais où est-il ? » demanda Mary à G.C.

G.C. posa la main sur le bras de Mthuka, qui immobilisa le véhicule.

« On laisse la voiture ici, dit G.C. à Mary. Il se cache sans doute dans ce bouquet d'arbres et de buissons là-bas. Papa prend le flanc gauche pour l'empêcher de filer et se remettre à couvert. Vous et moi, nous allons droit sur lui. »

Le soleil dominait encore les collines tandis que nous nous dirigions vers l'endroit où le lion devait se trouver. Ngui me suivait, et, à notre droite, Mary marchait un peu en avant de G.C. Charo était derrière G.C. Ils avançaient vers les arbres protégés à leur base par les fourrés peu épais. Maintenant je voyais le lion, et je continuai à gagner du terrain vers la gauche, progressant en biais. La lumière rasante accentuait la longue masse noir et fauve, gris doré, du lion, et il nous observait. Il nous observait et je me dis qu'il se trouvait vraiment en mauvaise posture, cette fois. À chaque pas que je faisais, je le coupais un peu plus de la sécurité où il avait si souvent cherché refuge. Il n'avait pas d'autre choix maintenant que de venir à découvert dans ma direction, d'aller vers Mary et G.C., ce qu'il n'envisagerait que s'il était blessé, ou de tenter de gagner le prochain couvert d'arbres et de brousse épaisse, c'est-à-dire à quatre cent cinquante mètres de là plus au nord. Pour l'atteindre, il lui fallait traverser la plaine dégagée.

J'estimais m'être assez rabattu sur la gauche et j'entrepris de me rapprocher du lion. Il ne bougea pas, enfoncé jusqu'à mi-corps dans les broussailles, et je vis sa tête pivoter pour me regarder ; puis elle reprit sa position initiale pour observer Mary et G.C. Il avait une tête énorme et sombre, mais lorsqu'il la bougeait elle ne paraissait pas disproportionnée par rapport au reste. Il avait un corps massif, superbe, allongé. J'ignorais à quelle distance G.C. essaierait de faire approcher Mary. Je ne les regardais pas. J'observais le lion et attendais le bruit de la détonation. Je m'étais rapproché de façon à garder assez de champ pour tirer s'il arrivait, et ne doutais pas que, s'il était blessé, il se porterait dans ma direction puisque son abri naturel se trouvait derrière moi. Mary ne va pas tarder à tirer, pensai-je. Elle ne peut pas l'approcher davantage. À moins que G.C. ne veuille la rapprocher encore. Je les regardai en coin, tête baissée, sans quitter le lion des yeux. Je voyais que Mary voulait tirer et que G.C. la retenait. Comme ils n'essayaient pas d'avancer, je me dis qu'à l'endroit où ils se trouvaient des branches de buisson s'interposaient sans doute entre Mary et le lion. Je regardai le lion et notai le changement du ton de son pelage au moment où le premier sommet des collines cacha le soleil. C'était une bonne lumière pour tirer maintenant mais elle disparaîtrait vite. J'observai le lion ; il se déplaça très légèrement sur la droite, puis fixa Mary et G.C. Je pouvais voir ses yeux. Pourtant Mary ne tirait pas. Puis le lion bougea encore, insensiblement, et j'entendis la carabine de Mary partir et le claquement de la balle. Elle l'avait touché. Le lion bondit dans les broussailles, puis ressortit de l'autre côté en direction du couvert au nord. Mary continuait à tirer et je savais qu'elle l'avait touché. Il se déplaçait par bonds allongés, sa grande tête oscillant. Je tirai et soulevai une houppe de terre derrière lui. Je suivis l'oscillation de sa tête dans le viseur et appuyai sur la détente au moment où la mire le précéda. J'entendis le fusil à deux coups de G.C. et je vis les houppes de terre s'épanouir. Je tirai de nouveau, cadrant le lion dans le viseur, ajustai mon coup, et de la terre fusa devant lui. Sa course était devenue pesante, désespérée, mais il commençait à s'amenuiser dans le viseur, paraissant presque sûr d'atteindre le couvert, quand je l'eus de nouveau dans le viseur, petit maintenant et s'éloignant rapidement, et je l'ajustai en douceur en remontant légèrement et pressai sur la détente au moment précis où je le dépassai, il n'y eut pas de houppe de terre et je le vis glisser vers l'avant, ses pattes ployant, et sa grande tête toucha le sol avant que nous ayons entendu le bruit mat de la balle. Ngui m'envoya un grand coup dans le dos et passa son bras autour de moi. Le lion tentait à présent de se relever, G.C. tira, et il roula sur le flanc.

Je rejoignis Mary et l'embrassai. Elle était heureuse mais quelque chose n'allait pas.

« Tu as tiré avant moi, dit-elle.

– Ne dis pas ça, chérie. Tu as tiré et tu l'as touché. Comment aurais-je pu tirer avant toi alors que nous attendions depuis si longtemps ?

– Ndio. Memsahib piga », affirma Charo. Il s'était trouvé exactement derrière Mary.

« Bien sûr que tu l'as touché. Tu l'as touché au premier coup, au pied, je crois. Tu l'as touché une seconde fois aussi.

– Mais tu l'as tué.

– Nous devions tous l'empêcher de partir dans les fourrés après avoir été touché.

– Mais tu as tiré le premier. Tu le sais très bien.

– C'est faux. Demande à G.C. »

Nous remontions tous vers l'endroit où gisait le lion. Cela faisait une petite trotte et le lion paraissait de plus en plus gros à mesure que nous approchions. Le soleil disparaissant, l'obscurité tombait vite. La lumière du moment où l'on avait tiré avait déjà disparu. Je me sentais vidé et très fatigué. G.C. et moi étions en nage.

« Bien sûr que vous l'avez eu, Mary, lui dit G.C. Papa n'a pas tiré avant qu'il sorte à découvert. Vous l'avez touché à deux reprises.

– Pourquoi ne pas m'avoir laissée tirer quand je voulais le faire, au moment où il ne bougeait pas et me regardait ?

– Il y avait des branches qui risquaient de dévier la balle ou de la faire ricocher. C'est pour ça que je vous ai fait attendre.

– Après quoi il a bougé !

– Il fallait qu'il bouge pour que vous puissiez le tirer.

– Mais est-ce vraiment moi qui l'ai touché en premier ?

– Évidemment ! Personne ne l'aurait jamais tiré avant vous !

– Vous ne mentez pas juste pour me faire plaisir ? »

C'était une scène que Charo avait déjà vue.

« Piga ! assura-t-il avec véhémence. Piga, Memsahib. PIGA ! »

J'expédiai une tape du revers de la main sur la hanche de Ngui et regardai Charo ; il continua.

« Piga, dit-il sans aménité. Piga Memsahib. Piga bili. »

G.C. s'approcha pour venir à ma hauteur et je lui demandai : « Qu'est-ce qui vous fait transpirer autant ?

– Vous l'avez remonté de combien, espèce de fumier ?

– Un pouce et demi. Deux pouces. Un coup incroyable.

– On mesurera au retour.

– Personne ne le croira jamais.

– Nous si. C'est le principal.

– Allez lui faire comprendre qu'elle l'a touché.

– Elle croit les gars. Vous lui avez brisé l'échine.

– Je sais.

– Vous avez entendu le temps qui s'est écoulé avant le bruit de l'impact ?

– Oui. Allez lui parler. »

La Land Rover s'arrêta derrière nous.

Nous avions rejoint le lion, il appartenait à Mary, elle le savait et elle voyait comme il était merveilleux, grand, sombre et superbe. Les mouches grouillaient déjà et ses yeux jaunes n'étaient pas encore vitreux. Je passai la main dans le noir épais de sa crinière. Mthuka avait coupé le contact de la Land Rover et s'était approché pour serrer la main de Mary. Elle était agenouillée près du lion.

Puis nous aperçûmes le camion qui traversait la plaine, venant du camp. On avait entendu les coups de feu et Keiti arrivait avec tout le monde sauf deux gardes qu'ils avaient laissés sur place. Ils avaient entonné le chant du lion, et quand ils se précipitèrent hors du camion, Mary ne se posa plus de questions sur qui avait abattu le lion. J'ai vu tuer de nombreux lions et j'ai assisté à de nombreuses célébrations. Mais rien de semblable. Je voulais que tout l'honneur en revînt à Mary. Je ne doutais pas que tout allait bien pour elle maintenant et je partis vers le bouquet d'arbres et les fourrés épais que le lion avait tenté d'atteindre. Il avait failli réussir et je songeai au sale quart d'heure que nous aurions passé, G.C. et moi, s'il avait fallu l'en faire sortir. Je voulais y jeter un coup d'œil avant que la lumière disparût. Il les avait manqués de soixante mètres et il aurait fait noir au moment où nous serions arrivés. Je réfléchis au tour qu'aurait pu prendre l'affaire et revins vers la fête et la prise des photos. Les phares du camion et de la Land Rover convergeaient sur Mary et le lion, et G.C. officiait. Ngui récupéra la Jinny dans le sac à cartouches de la Land Rover, j'en avalai une petite gorgée et la tendis à Ngui. Il en but un peu, secoua négativement la tête et me la tendit.

« Piga », dit-il, et nous éclatâmes de rire. Je bus une gorgée généreuse, goûtai sa chaleur réconfortante et sentis la tension m'abandonner, comme une mue de serpent. Jusqu'à cet instant, je ne m'étais pas vraiment rendu compte que nous en avions fini avec le lion. Je l'avais su en théorie, lorsque le coup d'une longueur incroyable l'avait atteint et avait cassé sa course et que Ngui m'avait assené un coup dans le dos. Mais ensuite il y avait eu le chagrin de Mary et notre malaise, et en remontant jusqu'à lui nous avions manifesté la même réserve et le même détachement qu'au terme d'une offensive. Maintenant, avec l'alcool, la fête qui s'organisait et la photographie, l'odieuse et obligatoire photographie, prise trop tard le soir, sans flash, sans professionnel pour effectuer un travail correct et faire du lion de Miss Mary un cliché impérissable, voyant son visage illuminé de joie dans l'éclat aveuglant des phares et la grande tête du lion trop lourde pour qu'elle pût la soulever, fier d'elle et aimant le lion, me sentant aussi vidé qu'une chambre nue, voyant le sourire en balafre de Keiti tandis qu'il se courbait au-dessus de Mary pour toucher l'incroyable crinière noire du lion, tout le monde jacassant en kamba comme des oiseaux et chacun des hommes fier, à titre personnel, de notre lion, de ce lion qui nous appartenait à tous et à Mary parce qu'elle le chassait depuis des mois et l'avait touché conformément à la phrase proscrite, en se tenant prête et au bon moment, et heureuse à présent et rayonnant dans la lumière des phares comme un petit ange étincelant, mais pas vraiment exterminateur, et tout le monde qui l'aimait et aimait notre lion, maintenant alors je commençai à me détendre et à m'amuser.

Charo et Ngui avaient tout raconté en détail à Keiti ; il vint vers moi, nous nous serrâmes la main et il dit : « Mzuri sana Bwana. Uchawi tu.

– Question de chance », dis-je, et Dieu sait si c'était vrai.

« Pas chance, dit Keiti. Mzuri. Mzuri. Uchawi kuba sana. »

Alors je me souvins que j'avais donné congé cet après-midi-là pour la mort du lion, qu'on en avait enfin fini et que Mary avait gagné, et je discutai avec Ngui, Mthuka, le porteur de fusils de Pop et les autres membres de notre religion, nous secouâmes la tête avec incrédulité et éclatâmes de rire, et Ngui tint absolument à me faire boire une autre gorgée à la Jinny. Ils voulaient attendre de rentrer au camp pour boire de la bière, mais ils voulaient que je boive tout de suite en leur compagnie. Ils ne firent qu'effleurer des lèvres le goulot. Mary s'était relevée après la photographie et vit que nous buvions, elle demanda la flasque, but à son tour et la passa à G.C. Ils la firent circuler et je bus, puis m'allongeai près du lion, lui parlai très doucement en espagnol et lui demandai de nous pardonner de l'avoir tué, et en profitai pour vérifier les points d'impact. Il y en avait quatre. Mary l'avait touché à la patte et à la hanche. En lui caressant le dos, je découvris l'endroit où je l'avais atteint, à la moelle épinière, et le trou plus large que la balle de G.C. avait fait bien plus haut dans son flanc, derrière l'encolure. Pendant tout ce temps je le caressai et lui parlai en espagnol, mais comme de nombreuses mouches plates l'abandonnaient pour s'intéresser à moi, je dessinai un poisson dans la terre devant lui avec l'index, puis l'effaçai de la paume.

Pendant le trajet du retour, Ngui, Charo et moi restâmes silencieux. J'entendis Mary demander à un moment à G.C. si je n'avais vraiment pas tiré avant elle et l'entendis lui répondre qu'elle avait tué son lion. Qu'elle l'avait touché la première, que ce genre de chose ne se passait pas toujours de façon idéale, qu'un animal devait être achevé, qu'on avait une sacrée chance et qu'elle devait être heureuse. Mais je savais que son bonheur allait et venait car cela ne s'était pas passé comme elle l'avait espéré, rêvé, redouté et attendu pendant ces six mois. Je me sentais terriblement malheureux pour elle et je savais que cela ne changeait rien pour personne et que cela faisait toute la différence au monde pour elle. Mais s'il nous avait fallu recommencer, nous n'aurions pas pu nous y prendre différemment. G.C. l'avait fait approcher plus près que n'importe qui, mais un grand fusil était en droit de tirer. Si le lion avait bondi au moment où elle l'avait touché, G.C. n'aurait eu le temps de tirer qu'une seule balle avant qu'il les eût écharpés. Son fusil était d'une efficacité redoutable si le lion chargeait, mais un handicap s'il devait le tirer à deux ou trois cents mètres. Nous le savions tous les deux et n'avions même pas fait de plaisanteries à ce sujet. En tirant le lion de l'endroit où elle se trouvait, Mary avait risqué très gros, et G.C. et moi savions tous les deux qu'à la distance où il l'avait fait approcher, elle avait, peu de temps avant, dévié de dix-huit pouces sur une cible mobile. Ce n'était pas le moment d'en parler, mais Ngui et Charo le savaient aussi, et cette idée avait longtemps hanté mes nuits. Le lion, en décidant de se battre dans l'épais couvert, où il avait de fortes chances de blesser quelqu'un, avait fait son choix et manqué de très peu de l'emporter. Il n'était pas stupide et il n'était pas lâche. Il voulait livrer son combat là où la chance jouait en sa faveur.

De retour au camp, nous nous installâmes dans des fauteuils près du feu, étendîmes nos jambes, et bûmes dans de grands verres. Nous avions besoin de Pop, et Pop n'était pas là. J'avais dit à Keiti d'apporter de la bière au camp, et j'attendais la suite. Elle vint avec la soudaineté d'un torrent à sec s'emplissant du rugissement aigu et couronné d'écume d'une trombe d'eau. Il leur avait seulement fallu le temps de décider qui porterait Miss Mary, après quoi, surgie de derrière les tentes, déferla la ruée sauvage des Wakamba, courbés et dansant, chantant tous le chant du lion. Le grand serveur du mess et le chauffeur du camion portaient la chaise, ils la posèrent par terre, Keiti, dansant et frappant dans ses mains, y conduisit Miss Mary, et ils la portèrent en triomphe et se mirent à danser avec elle autour du feu, puis en direction de la clôture et autour du lion à l'endroit où il gisait sur le sol, puis à l'intérieur du camp et autour du feu du cuisinier et du feu des hommes, et autour des voitures et du camion de bois, disparaissant et réapparaissant. Les pisteurs étaient nus jusqu'à la ceinture, et tout le monde aussi sauf les vieux. J'observais la tête de Mary qui accrochait la lumière et les beaux corps noirs et puissants qui la portaient, s'accroupissant, martelant le sol au rythme de la danse, puis se relevant et tendant la main vers elle pour la toucher. C'était une danse du lion superbe et sauvage, et, à la fin, ils déposèrent Mary à côté de son fauteuil de brousse près du feu, tout le monde lui serra la main et ce fut fini. Elle rayonnait, le dîner fut royal et animé, et nous allâmes nous coucher.

Pendant la nuit, je me réveillai et ne pus me rendormir. Je me réveillai en sursaut, et un silence absolu régnait. Puis j'entendis la respiration douce et régulière de Mary et j'éprouvai un sentiment de soulagement à l'idée qui nous n'aurions plus à l'exposer au lion tous les matins. Puis je sentis la tristesse m'envahir à l'idée que la mort du lion n'avait pas répondu à son attente ni à ses plans. La fête, la danse vraiment sauvage, l'affection de tous ses amis et leur loyauté à son égard avaient anesthésié la déception qu'elle ressentait. Mais j'étais certain qu'après plus d'une centaine de matins passés à traquer un grand lion, la déception allait ressurgir. Elle ignorait le danger qu'elle avait couru. Peut-être qu'elle le savait et que je l'ignorais. Ni G.C. ni moi ne souhaitions lui en parler car nous avions tous les deux compté un peu juste, et n'avions pas mariné dans notre sueur dans la fraîcheur du soir pour rien. Je me rappelais l'expression des yeux du lion quand il avait regardé dans ma direction, puis le sol, puis dans celle de Mary et G.C., et comment il ne les avait jamais quittés des yeux. Allongé sur le lit, je me disais qu'un lion, en départ arrêté, peut parcourir cent mètres en à peine plus de trois secondes. Il arrive en position basse et plus vite qu'un lévrier, et il ne bondit que lorsqu'il est sur sa proie. Le lion de Mary dépassait largement les deux cents kilos, et il était assez puissant pour sauter pardessus les grands buissons d'épineux cernant un Boma en emportant une vache. On le chassait depuis des années et il était très intelligent. Mais nous avions endormi sa méfiance et l'avions amené à commettre une erreur. J'étais heureux qu'avant de mourir il soit resté couché sur le grand tertre jaune et arrondi, la queue au repos, ses grosses pattes confortablement allongées devant lui, contemplant son territoire jusqu'à la forêt bleue et les hautes neiges immaculées de la grande Montagne. G.C. et moi voulions tous deux qu'il soit tué par la première balle de Mary ou, blessé, qu'il charge. Mais il avait mené le jeu à sa convenance. Le premier coup ne lui avait sûrement pas produit plus d'effet qu'une piqûre aiguë, brutale. Le deuxième, qui avait traversé la partie supérieure d'un muscle de la patte au moment où il bondissait vers les fourrés où il nous aurait obligés à le combattre, avait dû produire l'effet, tout au plus, d'une forte claque. Je préférai ne pas songer à l'effet de mon coup tiré de loin pour le saisir en pleine course, dans l'espoir de le déséquilibrer et de l'amener au sol, lorsqu'il l'avait atteint, par pur hasard, à la moelle épinière. C'était une balle de 220 grains, et rien ne m'obligeait à imaginer ce qu'il avait dû ressentir. Je ne m'étais encore jamais brisé le dos et je n'en avais aucune idée. J'étais heureux que le long et merveilleux coup de G.C. l'eût tué instantanément. Il était mort maintenant, et le chasser nous manquerait à nous aussi.

J'essayai de dormir, mais je me mis à penser au lion et à l'évolution de la situation s'il avait atteint les fourrés, me rappelant les réactions d'autres personnes dans les mêmes circonstances, et puis je me dis que je m'en contrefichais. Cela alimenterait nos discussions, à G.C. et moi, et celles que nous aurions avec Pop. Si seulement Mary pouvait se réveiller en disant : « Je suis si heureuse d'avoir tué mon lion. » Mais c'était trop espérer et il était trois heures du matin. Je me souvins que Scott Fitzgerald avait écrit que, dans quelque chose quelque chose de l'âme, il est toujours quelque chose quelque chose trois heures du matin. Pendant de nombreux mois, il avait été trois heures du matin à deux heures, ou une heure et demie, avant que vous vous leviez, passiez vos vêtements et chaussiez vos bottes pour chasser le lion de Miss Mary. Je dégageai la moustiquaire, tendis la main et trouvai la bouteille de cidre. Il faisait frais, avec la nuit, et j'empilai les deux oreillers en les pliant en deux, puis m'y adossai, l'oreiller rêche et carré de balsamier sous la nuque, et réfléchis à l'âme. D'abord, me remettre en tête la citation de Fitzgerald. Elle figurait au détour d'une série d'articles dans laquelle il renonçait au monde et à ses anciens idéaux des plus minables et se comparait au début à une assiette fêlée. À force de remonter dans mes souvenirs, la citation me revint. C'était : « Et dans la nuit véritablement noire de l'âme, il est toujours, jour après jour, trois heures du matin. »

Et je me disais, assis bien droit, pleinement éveillé dans la nuit africaine, que j'ignorais tout de l'âme. Les gens passaient leur temps à en parler ou à écrire à son sujet, mais qu'en savaient-ils ? Je ne connaissais personne qui en sût quelque chose ni si la chose existait. Cela paraissait une croyance très bizarre et je savais que j'aurais sué sang et eau pour l'expliquer à Ngui et à Mthuka et aux autres si j'en avais eu la moindre idée. Avant de me réveiller je faisais un rêve, et dans mon rêve j'avais le corps d'un cheval mais la tête et le torse d'un homme, et je me demandais pourquoi personne ne l'avait jamais su jusque-là. C'était un rêve très logique et il concernait le moment précis où cette transformation s'effectuait dans le corps pour en faire un corps humain. Cela semblait un très bon rêve et je me demandais ce que les autres en penseraient quand je le leur raconterais. J'étais pleinement éveillé à présent et le cidre était frais et revigorant, mais je sentais encore les muscles que j'avais en rêve, quand mon corps était un corps de cheval. Tout cela ne m'avançait guère à propos de l'âme et j'essayai de m'en faire une idée en fonction de ce en quoi je croyais. Probablement une source d'eau pure et transparente, qui ne se tarissait jamais par temps de sécheresse et ne gelait jamais en hiver, s'approchait-elle le plus de ce que nous portions en nous, et non l'âme dont ils parlaient tous. Je me rappelais l'époque où j'étais gamin, et où le Chicago White Sox avait un troisième base nommé Harry Lord capable d'envoyer la balle hors champ jusqu'à ce que le lanceur adverse fût vanné ou que le soir tombât et qu'on interrompît la partie. J'étais très jeune à l'époque et tout prenait des proportions exagérées, mais je me rappelle encore le moment où il commençait à faire noir, c'était avant qu'il y eût des projecteurs sur les terrains de base-ball, et Harry qui continuait à les envoyer hors champ et la foule qui scandait « Seigneur, Seigneur, sauve mon âme ». Je ne m'étais jamais autant approché de l'âme. Une fois, j'avais cru qu'on avait fait s'envoler mon âme de mon corps quand j'étais gamin, et puis qu'elle l'avait réintégré. Mais en ce temps-là je rapportais tout à moi et, à force d'entendre parler de l'âme et de lire des choses à son sujet, je partais du principe que j'en avais une. Puis je me demandai si, au cas où le lion aurait tué Miss Mary ou G.C., ou Ngui, ou Charo ou moi, nos âmes se seraient envolées quelque part. Je ne parvenais pas à le croire et je me dis que nous serions juste morts, plus morts que le lion peut-être, et personne ne se soucierait de son âme. Le plus pénible aurait été le trajet jusqu'à Nairobi et l'enquête. Mais je savais en tout cas que la carrière de G.C eût été gravement compromise si Mary ou moi avions été tués. Cela n'aurait vraiment pas été de chance pour G.C. s'il y avait laissé sa peau. Cela aurait incontestablement nui à mes écrits si j'y avais laissé la mienne. Ni Charo ni Ngui n'auraient aimé se faire tuer, et, si elle avait été tuée, Miss Mary aurait été prise tout à fait au dépourvu. C'était le genre de choses à éviter, et vous vous sentiez soulagé de ne pas avoir à risquer, jour après jour, qu'elle se produisît.

Mais quel rapport avec « dans la nuit véritablement noire de l'âme, il est toujours, jour après jour, trois heures du matin » ? Miss Mary et G.C. avaient-ils une âme ? Ils ne croyaient en rien à ma connaissance. Mais si on a une âme, on doit croire à quelque chose. Charo était un mahométan très pieux, nous devions donc le créditer d'une âme. Si bien qu'il restait seulement Ngui et moi, et le lion.

Il était maintenant trois heures du matin ; j'étirai mes jambes de cheval fraîchement acquises et me dis que j'allais me lever et sortir m'installer près des braises pour profiter du restant de la nuit et des premières lueurs de l'aube. J'enfilai mes bottes souples et passai mon peignoir, bouclai le ceinturon pardessus et m'approchai des vestiges du feu. G.C. était assis dans son fauteuil à proximité.

« Pourquoi ne dormons-nous pas ? demanda-t-il avec beaucoup de gentillesse.

– J'ai rêvé que j'étais un cheval. Un rêve très précis. »

Je parlai à G.C. de Scott Fitzgerald et de la citation, et lui demandai ce qu'il en pensait.

« N'importe quelle heure peut être pénible quand on n'arrive pas à fermer l'œil, dit-il. Je ne vois pas pourquoi il a fait une fixation sur trois heures du matin. Sinon cela paraît tout à fait exact.

– À mon avis, c'est juste la peur, l'inquiétude et les remords.

– Nous en avons eu largement notre part, tous deux, non ?

– Et comment. À en revendre ! Mais je crois qu'il voulait parler de sa conscience et de son désespoir.

– Vous n'avez jamais connu le désespoir, dites-moi, Ernie ?

– Pas encore.

– Ce serait chose faite si cela devait se produire un jour.

– Je l'ai vu d'assez près pour le toucher mais je lui ai toujours fait un sort.

– À propos de faire un sort, si on partageait une bière ?

– Je vais la chercher. »

La grande bouteille de Tusker était fraîche elle aussi dans le sac à eau en toile ; je versai de la bière dans deux verres et posai la bouteille sur la table.

« Je regrette de devoir partir, Ernie, dit G.C. Vous croyez qu'elle va le prendre vraiment mal ?

– Oui.

– Sortez-vous ça de la tête. Peut-être qu'elle le prendra très bien. »