XIV
C’est avec une hâte convulsive que la baronne de Thaller franchit la distance qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Pépinière.
La soudaine intervention de M. de Trégars confondait toutes ses idées. Les plus sinistres pressentiments tressaillaient en elle.
Dans la cour de son hôtel, tous ses domestiques réunis en un groupe causaient. Ils ne daignèrent pas se déranger quand elle passa, et même elle put surprendre des sourires et des ricanements ironiques.
Elle en reçut un coup terrible. Que se passait-il ? Que savait-on ? La joie insolente des valets présage le désastre du maître.
Dans le magnifique vestibule, un homme était assis quand elle entra.
C’était ce même homme de mine louche que Marius de Trégars avait aperçu dans le grand salon, en mystérieuse conférence avec la baronne.
– Fâcheuses nouvelles, dit-il d’un air piteux.
– Quoi ?
– Cette coquine de Lucienne a l’âme chevillée dans le corps, elle n’est que blessée, elle en reviendra...
– Il s’agit bien de Lucienne !... M. de Trégars...
– Oh ! lui, c’est un fin merle. Au lieu de répondre à la provocation de notre homme, il lui a pris le billet que je lui écrivais...
Mme de Thaller eut un soubresaut.
– Alors, interrogea-t-elle, que signifie votre lettre de cette nuit, où vous me disiez de remettre deux mille francs au porteur ?
L’homme devint tout pâle...
– Vous avez reçu une lettre, balbutia-t-il, cette nuit, de moi...
– Oui, de vous, et j’ai donné l’argent...
L’homme se frappa le front.
– Je comprends tout ! s’écria-t-il.
– Dites...
– On voulait des preuves. On a imité mon écriture, et vous avez donné dans le panneau. Voilà donc pourquoi j’ai été consigné au poste, cette nuit. Et si on m’a relâché ce matin, c’était pour savoir où j’irais ; je suis suivi, on me file... Nous sommes flambés, madame la baronne... Sauve qui peut !
Et il s’élança dehors...
De plus en plus troublée, Mme de Thaller gagna le premier étage...
Dans le petit salon bouton d’or, l’attendaient le baron de Thaller et sa fille... Allongée sur un fauteuil, les jambes croisées, le bout du pied à la hauteur de l’œil, Mlle Césarine suivait d’un air curieux et narquois son père, qui blême et secoué de tressaillements nerveux, se promenait de long en large, comme la bête fauve dans sa loge.
Dès que la baronne parut :
– Cela va mal, lui dit son mari, très mal... Notre partie est diablement compromise.
– Vous croyez ?
– Je n’en suis que trop sûr ! Un coup si bien monté ! Mais tout est contre nous !... Devant le juge d’instruction, Jottras s’est bien tenu, mais Saint-Pavin a parlé. Ce misérable drôle n’était pas satisfait de la part que je lui avais faite. Sur ses dénonciations, Costeclar a été arrêté ce matin. Et Costeclar sait tout, puisqu’il a été votre confident, celui de Vincent Favoral et le mien. Quand on a, comme lui, dans son passé, deux ou trois affaires de faux, on parle toujours. Il parlera. Peut-être a-t-il déjà parlé, puisque la justice s’est transportée chez Lattermann, de la rue Joquelet, avec lequel j’avais organisé la panique et la dégringolade des actions du Crédit mutuel. Comment parer ce coup !
D’un coup d’œil plus sûr que celui de son mari, Mme de Thaller mesurait la situation.
– N’essayez pas de parer, fit-elle, ce serait inutile.
– Parce que...
– Parce que M. de Trégars a retrouvé Vincent Favoral, parce qu’à l’heure qu’il est, ils sont ensemble, en train de se concerter...
Le baron eut un geste terrible.
– Ah ! tonnerre du ciel ! s’écria-t-il, je l’avais bien dit que cet imbécile de Favoral nous perdrait... Il vous était si facile de lui trouver l’occasion de se brûler la cervelle...
– Vous était-il si difficile d’accepter les conditions de M. de Trégars ?...
– C’est vous qui n’avez pas voulu.
– Est-ce moi aussi qui tenais tant à me débarrasser de Lucienne ?...
Il y avait des années que Mlle Césarine n’avait paru s’amuser autant, et à demi voix elle chantonnait l’air fameux de La Perle de Pontoise :
Touchant accord... Heureux ménage !...
– Mais à quoi bon récriminer, reprit Mme de Thaller, après un moment de silence : il s’agit de prendre un parti...
Désespérément le baron faisait appel à son sang-froid.
– Sans doute, reprit-il, mais lequel ? De toutes façons il va falloir restituer les cinq cent mille francs de Lucienne, et peut-être deux millions de la fortune du marquis de Trégars... J’ai bien eu la prévoyance de mettre à l’abri les fonds du dernier coup de filet ; mais on peut les retrouver...
– Le temps presse, monsieur...
– Eh ! je le sens bien, mais que faire ? Filer ? On obtiendrait mon extradition... Rester ? Ce serait peut-être encore le plus sage. En somme, je n’ai pas fait de faux, moi ! Pourquoi serais-je poursuivi ? Pour escroquerie, pour manœuvres frauduleuses ?... Ce serait cinq ans, au maximum. On ne meurt pas de cinq ans de prison... Si on ne met pas la main sur mes capitaux, je serai encore dix fois millionnaire, mon temps fini... Si on les découvre, eh bien ! il me restera encore notre fortune personnelle, pour recommencer les affaires...
Mais la baronne pinçait les lèvres.
– De quelle fortune voulez-vous parler ? fit-elle. De la mienne ?
– N’est-elle pas mienne aussi ? Aviez-vous le million de dot que je vous ai reconnu ? N’est-ce pas de mon argent, que j’ai placé, sous votre nom, douze ou quinze cent mille francs ?... Nous sommes séparés de biens, c’est autant de sauvé...
Elle hochait la tête.
– Ne comptez pas sur cet argent, prononça-t-elle. Je l’ai bien gagné, il est à moi, je le garde...
Lui la regardait, d’un air d’inconcevable stupeur, comme s’il n’eût pu lui entrer dans l’esprit qu’elle parlait sérieusement...
– Quoi ! balbutia-t-il, vous ne me donneriez pas...
– Pas un sou, mon cher, pas un centime...
Les traits décomposés par une épouvantable colère, l’œil injecté de sang et l’écume à la bouche :
– Ah ! misérable femme ! s’écria le directeur du Crédit mutuel, exécrable créature ; c’est à moi que tu prétends refuser ce qui est à moi ?...
Mlle Césarine ne riait plus.
– Pas de bêtises !... fit-elle.
Mais la baronne ricanait d’un air de défi.
– Tu me crois donc aussi lâche que tes amants ! clamait le baron, aussi stupide que Trégars, aussi ridicule que Favoral !... Ici même, à l’instant, tu vas me signer un abandon en règle...
Il avançait pour la saisir, elle reculait, le sachant peut-être capable de tout, lorsque brutalement on frappa à la porte.
– Au nom de la loi !...
C’était un commissaire de police, avec deux mandats d’amener, décernés, l’un contre le baron, l’autre contre la baronne de Thaller.
Et pendant qu’entourés d’agents, ils montaient dans un fiacre :
– Orpheline de père et de mère ! murmurait Mlle Césarine. Me voilà libre. On va pouvoir rire un peu.
À cette heure-là même, M. de Trégars et Mlle Gilberte arrivaient rue Saint-Gilles.
En apprenant que son mari était retrouvé :
– Je veux le voir ! s’écria Mme Favoral.
Et quoi qu’on pût lui dire, jetant un châle sur ses épaules, elle partit avec Mlle Gilberte.
Lorsqu’elles pénétrèrent dans l’appartement de Mme Zélie, dont elles avaient une clef, elles aperçurent dans le salon, leur tournant le dos, Vincent Favoral, assis à une table, le haut du corps penché en avant et semblant écrire...
Sur la pointe du pied, Mme Favoral s’approcha, et par-dessus l’épaule de son mari, elle lut la lettre qu’il venait de commencer :
« Euphrasie, ma bien-aimée, maîtresse éternellement adorée, me pardonneras-tu ? L’argent que je gardais pour toi, ma chérie, les preuves qui vont accabler ton mari, on m’a tout pris... lâchement, de force. Et c’est ma fille... »
Il en était resté là. Étonnée de son immobilité, Mme Favoral appela :
– Vincent !...
Il ne répondit pas.
Elle le poussa du doigt... Il roula à terre, il était mort !...
Trois mois plus tard, se déroulait devant la sixième chambre l’affaire du Crédit mutuel. Le scandale fut grand, mais la curiosité publique fut étrangement désappointée. Ainsi que dans presque tous ces procès financiers, la justice, tout en constatant les plus audacieuses filouteries, n’avait pas su en démêler le secret...
Elle sut du moins étendre la main sur tout ce qu’avait espéré mettre à l’abri le baron de Thaller, lequel fut condamné à cinq ans de prison.
M. Costeclar en fut quitte pour trois ans, et M. Jottras pour deux ans. M. Saint-Pavin fut acquitté...
Poursuivie pour tentative de meurtre, l’ancienne marquise de Javelle, la baronne de Thaller, fut relâchée faute de preuves suffisantes. Mais impliquée dans le procès de son mari, elle est aux trois quarts ruinée et vit avec sa fille, dont on annonce les débuts aux Bouffes ou aux Délassements-Comiques...
Déjà, avant cette époque, Mlle Lucienne, complètement rétablie, avait épousé Maxence Favoral.
Des cinq cent mille francs qui lui furent restitués, elle consacra trois cent mille francs à payer des dettes de son beau-père, et avec le reste, elle décida son mari à s’expatrier.
Paris leur était devenu odieux, à l’un et à l’autre.
C’est au château de Trégars, à trois lieues de Quimper, que Marius et Mlle Gilberte, devenue marquise de Trégars, sont allés se fixer, suivis dans leur retraite par Mme veuve Favoral et le comte de Villegré.
La plus notable partie de la fortune de son père, Marius l’a employée à désintéresser tous les créanciers personnels de l’ancien caissier du Crédit mutuel, tous les fournisseurs, et aussi M. Chapelain, le papa Désormeaux et les époux Desclavettes...
Il ne reste guère plus au marquis et à la marquise de Trégars qu’une vingtaine de mille livres de rentes, et s’ils les perdent jamais, ce ne sera pas à la Bourse...
Le Crédit mutuel fait 467 25...
Fin