II

 

Telle était exactement la situation de Maxence et de Mlle Lucienne, ce samedi soir du mois d’avril 1872, où la police se présenta rue Saint-Gilles pour arrêter M. Vincent Favoral, accusé de détournements et de faux.

Si terrible fut le coup, si soudain et si imprévu, que Maxence, tout d’abord, en perdit jusqu’à la faculté de réfléchir.

Mais lorsqu’il eut assuré l’évasion de son père, après que le commissaire de police eut achevé ses perquisitions, dès que se furent retirés les anciens amis du caissier du Crédit mutuel, M. Chapelain, M. et Mme Desclavettes et le papa Désormeaux, c’est vers Mlle Lucienne que s’élancèrent toutes les pensées de Maxence.

Elle avait pris sur lui un si complet empire, il s’était si invinciblement accoutumé à se reposer sur elle, à la consulter en tout, à n’agir que d’après ses inspirations, que séparé d’elle, au moment d’une crise affreuse, il était comme un corps sans âme.

Il brûlait de courir jusqu’à l’Hôtel des Folies, raconter à Mlle Lucienne ce qui se passait, en lui demandant des consolations, du courage et des conseils.

Sur les instances de Mme Favoral et de Mlle Gilberte, il resta rue Saint-Gilles.

Et c’était un cruel sacrifice, car il songeait que Mlle Lucienne l’attendait. Ils devaient, ce soir-là, aller ensemble au théâtre, et ils avaient projeté de passer à la campagne la journée du lendemain. Et il se disait :

– Que va-t-elle imaginer, en ne me voyant pas rentrer ?...

Aussi, le lendemain, lorsqu’il vit sa mère s’apprêter pour sortir et se rendre, avec M. Chapelain, chez le Directeur du Comptoir de Crédit mutuel, il n’y tint plus.

Et, sans se préoccuper des inconvénients qu’il pouvait y avoir à laisser sa sœur seule à la maison, il partit comme un fou.

Il était désespéré, déchiré d’angoisses, mais au-dessus de tout, se dressait le souvenir de Mlle Lucienne.

C’est à elle qu’il pensait, lorsque arrivaient jusqu’à lui, comme des éclaboussures, les réflexions injurieuses des gens qui le regardaient passer.

C’est d’elle qu’il s’inquiétait, en lisant dans un journal qu’il venait d’acheter au coin de la rue Charlot, les détails scandaleux du crime de son père...

Et lorsqu’il fut arrivé à l’Hôtel des Folies, c’est avec d’atroces palpitations de cœur qu’il montait l’escalier, lorsqu’il reconnut la voix de la jeune fille.

– Elle chante ! murmura-t-il. Elle ne sait rien, la Fortin ne lui a rien dit.

Elle était, en tout cas, fort irritée, il le reconnut à son accent, quand, ayant frappé à la porte de sa chambre, elle lui cria qu’elle achevait de s’habiller, qu’il n’avait qu’à rentrer chez lui, qu’elle ne tarderait pas à l’y rejoindre.

Il gagna donc sa chambre, et c’est en proie au plus sombre découragement qu’il se laissa tomber dans son fauteuil, meuble ami, où tant de fois il s’était oublié en ces vagues rêveries d’avenir qui consolent des misères présentes...

Mlle Lucienne avait repris sa chanson, dont les paroles lui arrivaient comme une amère raillerie :

Elle disait de sa voix claire :

 

Espoir, mot doux et trompeur,

Trop fausse monnaie,

Bien fou qui de toi se paie,

Et fait crédit au bonheur...

Au-dessus de sa boutique,

Chacun t’accroche et fait bien,

Ô vieille enseigne ironique :

« On rase demain pour rien !... »

C’est joli de courir,

Mais mieux vaut encor tenir !...

 

– Que va-t-elle dire, songeait Maxence, quand elle apprendra l’horrible désastre !

Et il sentait comme une sueur glacée lui perler aux tempes, en se rappelant l’orgueil de Mlle Lucienne, et que l’honneur était sa seule croyance et la planche de salut où désespérément elle s’était cramponnée, au plus fort des orages de sa vie. Si elle allait s’éloigner de lui, maintenant que le nom qu’il portait était déshonoré !

Mais un pas rapide et léger, sur le palier, le tira de ses sombres réflexions.

Sa porte s’ouvrit presque aussitôt, et Mlle Lucienne entra...

Elle avait dû se hâter, car elle achevait d’agrafer sa robe, dont la simplicité semblait une coquetterie, tant merveilleusement elle accusait la souplesse de sa taille, les splendeurs de son corsage et les rares perfections de ses épaules et de son col...

Un vif mécontentement se lisait sur son beau visage ; mais dès qu’elle eut aperçu Maxence, sa physionomie changea.

Et il ne fallait, en effet, que voir le morne affaissement de l’infortuné, le désordre de ses vêtements, sa pâleur livide et l’éclat sinistre de ses yeux pour comprendre qu’un grand malheur le frappait.

D’une voix dont le trouble trahissait quelque chose de plus que l’inquiétude et la compassion d’une amie :

– Qu’avez-vous ? Que vous arrive-t-il ? interrogea la jeune fille.

– Ah ! je suis bien malheureux !... répondit-il.

Mais il hésitait. Il eut voulu pouvoir dire tout d’un coup. Et il ne savait comment commencer.

– Je vous ai dit, reprit-il, que ma famille était très riche...

– Oui...

– Eh bien : nous ne possédons plus rien... plus rien exactement.

Elle parut respirer plus librement, et d’un accent où perçait une amicale ironie :

– Et c’est la perte de votre fortune, fit-elle, qui vous désespère ainsi ?...

Péniblement il se dressa sur ses jambes, et tout bas, d’une voix sourde :

– C’est que l’honneur aussi est perdu ! prononça-t-il.

– L’honneur ?

– Oui. Mon père a volé, mon père a fait des faux !...

Elle était devenue plus blanche que sa collerette.

– Votre père !... balbutia-t-elle.

– Depuis des années, il puisait à la caisse qui lui était confiée, à pleines mains, sans mesure, follement, tel qu’un homme pris de vertige... Il y a puisé douze millions...

– Mon Dieu !

– Et malgré l’énormité de cette somme, il était en ces derniers mois réduit aux plus misérables expédients, il s’en allait, de porte en porte, dans notre quartier, demander qu’on lui confiât des fonds à faire valoir, il en était venu à escroquer bassement cinq cents francs à une pauvre marchande de journaux...

– Mais c’est insensé !...

– Oui, c’est à douter si on veille ou si on rêve...

– Et comment avez-vous su ?...

– Hier soir, on est venu pour l’arrêter... Par bonheur, nous étions prévenus, et j’ai pu le faire fuir par une fenêtre de la chambre de ma sœur, qui donne sur la cour d’une maison voisine...

– Et où est-il, maintenant ?

– Qui le sait !

– Avait-il de l’argent ?

– Tout le monde est persuadé qu’il emporte des millions... je ne le crois pas. Il n’a même pas voulu prendre les quelques mille francs que M. de Thaller lui avait apportés pour faciliter sa fuite.

La jeune fille tressaillit.

– Vous avez vu M. de Thaller ? interrogea-t-elle.

– Il est venu à la maison quelques moments avant l’arrivée du commissaire de police, et il y a eu, entre mon père et lui, une scène terrible.

– Que disait-il ?

– Que mon père le ruinait.

– Et votre père ?

– Il balbutiait des phrases incohérentes. Il était comme un homme qui vient de recevoir un coup de massue...

La contraction des traits de Mlle Lucienne trahissait l’effort de sa pensée.

– Et ces sommes énormes, reprit-elle, où ont-elles passé ?

Maxence hocha la tête.

– Nous ne pouvons que le soupçonner, répondit-il. Mais nous avons découvert des choses inouïes. Mon père, si sévère à la maison, et si parcimonieux, menait ailleurs joyeuse vie, et dépensait sans compter. C’est pour une femme, qu’il pillait sa caisse...

– Et... cette femme, savez-vous qui elle est ?

– Non, mais je le saurai... Dans ce journal, que voici, et qui rend compte de notre désastre, un rédacteur dit qu’il la connaît... Lisez plutôt...

Mlle Lucienne prit le journal que lui tendait Maxence, mais c’est à peine si elle daigna y jeter un coup d’œil.

– En fin de compte, reprit-elle, et pour nous résumer, avez-vous une idée ?

– Oui.

– Laquelle ?...

– Je ne crois pas que mon père soit innocent, mais je crois qu’il est des gens plus coupables que lui, des gredins habiles et prudents dont il n’a été que l’homme de paille, des misérables qui digéreront tranquillement leur part des millions, la plus grosse, nécessairement, tandis qu’il ira au bagne...

Une fugitive rougeur colora les joues de Mlle Lucienne.

– Cela étant, interrompit-elle, que comptez-vous faire ?...

– Venger mon père, s’il se peut, et livrer ses complices s’il en a...

La jeune fille lui tendit la main.

– Bien, cela ! fit-elle. Mais comment vous y prendrez-vous ?...

– C’est ce que je ne sais pas encore. Je vais toujours courir aux bureaux de ce journal demander l’adresse de la femme.

Mais Mlle Lucienne l’arrêta.

– Non, prononça-t-elle, ce n’est pas là qu’il faut aller.

– Cependant...

– Il faut venir avec moi, chez mon ami le commissaire de police.

C’est par un mouvement de stupeur, presque d’effroi, que Maxence accueillit la proposition de la jeune fille.

– Songez-vous bien à ce que vous me dites ? s’écria-t-il.

– Parfaitement !

– Quoi ! mon père s’est soustrait au mandat d’amener lancé contre lui, il est poursuivi, recherché, traqué, si on le prend, c’est le bagne, peut-être, et vous voulez que j’aille, moi, choisir pour confident de mes démarches et de mes espérances, un commissaire de police, un homme dont le devoir serait de courir l’arrêter s’il apprenait où il se cache !...

Mais il s’interrompit et demeura un moment la bouche béante et les yeux écarquillés, comme si tout à coup la vérité lui fût apparue, éblouissante d’évidence.

– Car mon père n’a pas gagné l’étranger, reprit-il, c’est à Paris qu’il se cache, je le parierais, j’en suis sûr, vous l’avez vu !...

Positivement Mlle Lucienne crut que Maxence devenait fou.

– J’ai vu votre père, moi ? fit-elle.

– Oui, hier soir... Mon Dieu ! où donc avais-je tête d’oublier cela... Pendant que vous m’attendiez en bas, dans la loge des Fortin, entre onze heures et onze heures et demie, un homme d’un certain âge, grand, maigre, vêtu d’une longue redingote, est venu me demander, et a paru très contrarié quand on lui a répondu que je n’étais pas rentré...

– Je me rappelle, en effet...

– Vous avez quitté la loge, cet homme est sorti presque sur vos talons, et dans la cour, il vous a parlé.

– C’est vrai.

– Que vous a-t-il dit ?

Elle hésita, faisant un appel à sa mémoire : puis :

– Rien, répondit-elle, rien qu’il n’eût déjà dit devant les Fortin : qu’il était très malheureux pour lui de ne vous pas trouver, parce qu’il s’agissait d’une affaire assez grave. Ce qui m’étonnait un peu, c’est qu’il semblait me connaître et savoir qu’il s’adressait à une amie à vous. J’ai pensé, ensuite, que c’était quelqu’un de vos collègues du chemin de fer, à qui vous aviez parlé de moi...

Mais à mesure qu’elle racontait, quantité de petites circonstances qui ne l’avaient pas éclairée sur le moment, se représentaient à son esprit.

Se frappant le front :

– Peut-être avez-vous raison ! poursuivit-elle. Peut-être cet homme était-il votre père... Attendez donc !... Oui, assurément, il était fort troublé, et, à chaque moment, il tournait la tête du côté de l’entrée... Il m’a dit qu’il lui serait impossible de revenir, mais que vous sauriez pourquoi, qu’il vous écrirait, qu’il aurait sans doute besoin de vous et qu’il comptait sur votre dévouement...

Maxence trépignait sur place.

– Vous voyez-bien ! s’écria-t-il.

– Quoi ?

– Que c’était mon père, qu’il m’écrira sûrement, qu’il reviendra peut-être, et que dans de telles conditions, m’adresser au commissaire de police, appeler sur moi son attention serait une insigne folie, presque une trahison...

Elle secouait la tête.

– Je crois, prononça-t-elle, que c’est une raison de plus de suivre mon conseil.

– Oh !

– Vous êtes-vous jamais repenti de m’avoir écoutée ?

– Non. Mais vous pouvez vous tromper.

– Je ne me trompe pas.

Elle s’exprimait d’un tel accent d’absolue certitude, que Maxence, dans le désordre de son esprit, ne savait plus qu’imaginer ni que croire.

– Pour me presser ainsi, reprit-il, vous avez des raisons ?...

– J’en ai.

– Pourquoi ne pas me les dire ?

– Parce que je n’aurais pas de preuves à vous fournir de mes assertions. Parce qu’il me faudrait entrer dans des détails que vous ne comprendriez pas. Parce qu’enfin, j’obéis à un de ces pressentiments inexplicables qui ne sauraient mentir...

Elle ne voulait pas, c’était clair, découvrir toute sa pensée, et cependant Maxence se sentait terriblement ébranlé.

– Songez à mon désespoir, fit-il, si j’allais livrer mon père...

– Le mien serait-il donc moindre ? Un malheur peut-il vous atteindre qui ne m’atteigne moi-même ?

Et comme il ne répondait pas, déchiré qu’il était par les plus affreuses perplexités :

– Raisonnons un peu, poursuivit la jeune fille. Que me disiez-vous, il n’y a qu’un instant ? Que certainement votre père n’est pas si coupable qu’on croit, qu’il ne l’est pas seul, en tous cas, qu’il n’a été que l’instrument de coquins plus habiles et plus puissants que lui, et qu’il n’a eu qu’une bien faible part des douze millions volés au Comptoir de crédit mutuel.

– C’est ma conviction.

– Et vous voudriez livrer à la justice les misérables qui ont profité du crime de votre père, et qui se croient assurés de l’impunité ?...

– Je ne sais ce que je donnerais pour y parvenir.

– Eh bien ! comment y parviendrez-vous, isolé comme vous l’êtes, suspect fatalement, sans moyens d’action, sans appui, sans relations, sans argent...

Une larme de rage jaillit des yeux de Maxence.

– Voulez-vous donc m’enlever mon courage ! murmura-t-il.

– Non, mais vous démontrer la nécessité de la démarche que je vous conseille. Qui veut la fin veut les moyens, et nous n’avons pas le choix. Venez, c’est à un honnête homme que je veux vous conduire, à un ami éprouvé. Ne craignez rien. S’il se souvient qu’il est commissaire de police, ce sera pour nous être utile et non pas pour vous nuire. Vous hésitez !... Peut-être à cette heure, en sait-il déjà plus que nous n’en savons nous-mêmes...

La résolution de Maxence était prise.

– Soit, dit-il, partons...

En moins de cinq minutes ils furent prêts et ils partirent ; et même, pour sortir, il leur fallut déranger la Fortin, qui devant la porte de son hôtel, était en grande conférence avec deux ou trois boutiquiers du voisinage.

Dès que Maxence et Mlle Lucienne se furent éloignés, remontant le boulevard du Temple :

– Vous voyez ce jeune homme, dit à ses interlocuteurs l’honorable propriétaire de l’Hôtel des Folies, eh bien ! c’est le fils de ce fameux caissier qui vient de décamper en emportant douze millions et en mettant mille familles sur la paille. Vous croyez peut-être que ça le gêne ? Ah ! bien oui !... Le voilà qui va passer une bonne journée avec sa maîtresse, et lui payer un bon dîner avec l’argent du papa !...

Maxence et Mlle Lucienne, cependant, arrivaient à la maison du commissaire. Il était chez lui, ils entrèrent. Et dès qu’ils parurent :

– Je vous attendais ! s’écria-t-il.

C’était un homme d’un certain âge, déjà, mais alerte encore et vigoureux. Il avait l’air d’un notaire, avec sa cravate blanche, sa redingote noire et ses guêtres. Bénigne était l’expression de sa physionomie, mais il eût été naïf de s’y fier, on le devinait à l’éclat de ses petits yeux gris et à la mobilité de ses narines.

– Oui, je vous attendais, poursuivit-il, s’adressant autant à Maxence, pour le moins, qu’à Mlle Lucienne. C’est l’affaire du Crédit mutuel qui vous amène ?...

Maxence s’avança.

– Je suis le fils de Vincent Favoral, monsieur, répondit-il. J’ai encore ma mère, et une sœur... notre situation est affreuse. Mlle Lucienne m’a fait espérer que vous consentiriez à me donner un conseil, et nous voici...

Le commissaire sonna, et un garçon de bureau s’étant présenté :

– Je n’y suis pour personne, dit-il.

Après quoi, revenant à Maxence :

– Mlle Lucienne a bien fait de vous amener, lui dit-il, car il se pourrait bien que tout en lui rendant un grand service, à elle, que j’estime et que j’aime... je vous en rende un, à vous aussi, qui êtes un brave garçon... Mais, je n’ai pas de temps à perdre, asseyez-vous et contez-moi votre affaire...

C’est avec la plus scrupuleuse exactitude, qu’après avoir dit l’histoire de sa famille, Maxence exposa les scènes, dont depuis vingt-quatre heures, la maison de la rue Saint-Gilles avait été le théâtre.

Pas une seule fois le commissaire ne l’interrompit, mais lorsqu’il eut achevé :

– Redites-moi, demanda-t-il, l’entrevue de votre père et de M. de Thaller, et surtout, n’omettez rien de ce que vous avez entendu et vu, ni un mot ni un geste, ni un mouvement de physionomie.

Et Maxence ayant obéi :

– Maintenant, reprit le commissaire, répétez-moi tout ce qu’a dit votre père, au moment de fuir.

Ce fut fait. Le commissaire de police prit quelques notes, puis :

– Quelles étaient, demanda-t-il, les relations de votre famille et de la famille de Thaller ?

– Nous n’avions pas de relations.

– Quoi ! jamais Mme ni Mlle de Thaller ne venaient chez vous ?

– Jamais.

– Connaissez-vous le marquis de Trégars. ?

Maxence ouvrit de grands yeux.

– Trégars !... répéta-t-il. C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom.

Les justiciables ordinaires du commissaire de police eussent hésité à le reconnaître, tant, peu à peu, s’était détendue sa roideur professionnelle, tant sa réserve glaciale avait fait place à la plus encourageante bonhomie.

– Cela étant, reprit-il, laissons là le marquis de Trégars, et occupons-nous de la femme qui, selon vous, aurait causé la perte de M. Favoral...

Sur la table, devant lui, Maxence apercevait, tout ouvert, le journal qu’il avait acheté le matin, et où il avait lu, avec des convulsions de rage, le terrible article intitulé : Encore un désastre financier.

– Je ne sais rien de cette femme, répondit-il, mais apprendre qui elle est ne doit pas être difficile, puisqu’un rédacteur du journal que voilà prétend la connaître...

Au léger sourire qui passa sur les lèvres du commissaire, il fut aisé de voir que sa foi à la chose imprimée n’était pas précisément absolue.

– Oui, j’ai lu, fit-il.

– On pourrait envoyer au bureau de ce journal, proposa Mlle Lucienne.

– J’y ai envoyé, mon enfant.

Et sans paraître remarquer la stupeur de Maxence et de la jeune fille, il sonna et demanda si son secrétaire était rentré.

Il l’était, et parut aussitôt.

– Eh bien ? interrogea le commissaire.

– La commission est faite, monsieur, répondit-il. J’ai vu le reporter qui a rédigé l’article en question et après avoir bien tergiversé, il a fini par m’avouer qu’il s’était peut-être un peu avancé, qu’il n’avait pas d’autres renseignements que ceux qu’il avait donnés, et qu’il les tenait de deux amis intimes du caissier du Comptoir de crédit mutuel, M. Costeclar et M. Saint-Pavin.

– Il fallait courir chez ces messieurs.

– J’y ai couru.

– À la bonne heure !

– Malheureusement M. Costeclar venait de sortir.

– Et l’autre ?

– J’ai trouvé l’autre, M. Saint-Pavin, au bureau de son journal, le Pilote financier. C’est un grossier personnage, qui m’a reçu comme un chien dans un jeu de quilles, et même, si je m’étais écouté...

– Passons...

– Alors donc, il était en grande conférence avec un autre monsieur, un banquier nommé Jottras, de la maison Jottras et son frère, et ils étaient dans une colère épouvantable, jurant à faire crouler le plafond, disant que l’affaire de M. Favoral les ruinait, qu’ils étaient joués comme des imbéciles, mais que cela ne se passerait pas ainsi, et qu’ils allaient rédiger un article foudroyant...

Mais il s’arrêta, clignant de l’œil et montrant Maxence et Mlle Lucienne qui écoutaient de toutes leurs forces.

– Parlez, parlez ! lui dit le commissaire, ne craignez rien...

– Eh bien ! reprit-il, M. Saint-Pavin et M. Jottras disaient comme cela, que ce ne serait pas à M. Favoral qu’ils s’en prendraient, que M. Favoral n’était qu’un pauvre niais, mais qu’ils sauraient bien trouver les autres...

– Quels autres ?...

– Ah ! dame ! ils ne les ont pas nommés.

Le commissaire haussa les épaules.

– Quoi ! s’écria-t-il, vous vous trouvez en présence de deux hommes furieux d’avoir été pris pour dupes, qui tempêtent, qui jurent, qui menacent, et vous ne savez pas leur arracher un nom dont vous avez besoin !... Décidément, vous n’êtes pas adroit, mon cher !...

Et comme le pauvre secrétaire, tout décontenancé de l’algarade, baissait le nez et gardait le silence :

– Leur avez-vous au moins demandé, reprit-il, qui est cette femme sur laquelle l’article promet des détails et dont l’existence a été révélée par eux au rédacteur ?

– Assurément, monsieur...

– Que vous ont-ils répondu ?

– Que n’étant pas des mouchards, ils n’avaient rien à me répondre.

– Peste !...

– M. Saint-Pavin, toutefois, a ajouté qu’il avait dit cela en l’air, uniquement parce qu’un jour il avait vu M. Favoral acheter un bracelet de mille écus, et aussi parce qu’il lui paraissait impossible qu’un homme dévorât des millions sans y être aidé par une femme...

Le commissaire ne cachait pas sa mauvaise humeur.

– Naturellement ! gronda-t-il. Depuis que Salomon a dit : « Cherchez la femme », car c’est le roi Salomon qui a dit cela le premier, tous les matins il se trouve quelque gaillard pour découvrir qu’une femme toujours se trouve au fond de toutes les actions d’un homme, et quantité de gens se sont fait une réputation de profondeur, pour avoir émis, d’un air fin, cette vérité, digne de M. de La Palisse... Et après ?

– M. Saint-Pavin m’a prié grossièrement de lui... laisser la paix.

– Ah ! il faudrait tout faire soi-même, grommela le commissaire de police.

Sur quoi il griffonna rapidement quelques lignes et les glissa dans une enveloppe qu’il scella de son timbre et qu’il remit à son secrétaire en disant :

– Il suffit... Portez ceci vous-même à la Préfecture.

Et le secrétaire sorti :

– Eh bien ! monsieur Maxence, reprit-il, vous avez entendu ?

– Oui, assurément. Seulement Maxence était bien moins préoccupé de ce qu’il venait d’entendre, que de l’étrange intérêt que ce commissaire, même avant de l’avoir vu, avait pris à sa situation.

– Je pense, balbutia-t-il, qu’il est bien malheureux que cette femme ne puisse être retrouvée...

Plein de confiance fut le geste du commissaire.

– Soyez tranquille, dit-il, on la retrouvera. Si grand appétit qu’ait une femme, elle n’avale pas comme cela des millions toute seule ; elle ne les avale pas surtout, sans qu’on entende le bruit de ses mâchoires. Paris est grand, mais avec cinquante mille francs de luxe par an, une femme attire l’attention, et avec cent mille, elle fait esclandre. Voyez plutôt ce qui arrive à notre pauvre Lucienne, pour dix louis par semaine de luxe d’occasion que lui offre le sieur Van-Klopen, son patron... Croyez-moi, nous retrouverons notre mangeuse de millions... à moins que...

Il fit une pause, et lentement, en soulignant chacun de ses mots :

– À moins, ajouta-t-il, qu’elle n’ait derrière elle un homme très fort, très habile et très prudent... Ou à moins encore qu’elle ne soit dans une situation telle que son luxe n’ait point fait scandale...

Mlle Lucienne tressauta sur sa chaise. Il lui sembla comprendre toute la pensée de son ami le commissaire de police, et entrevoir quelque chose de la vérité.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle...

Mais Maxence, lui, ne remarqua rien, appliqué qu’il était à suivre la déduction du commissaire.

– Ou à moins, reprit-il, que mon père n’ait presque rien eu, pour sa part, des sommes énormes enlevées au Crédit mutuel, à moins, par conséquent, qu’il n’ait donné que peu de chose relativement à cette femme... M. Saint-Pavin lui-même ne reconnaît-il pas que mon père a été audacieusement joué ?...

– Par qui ?

Maxence hésita.

– Je pense, dit-il enfin, et plusieurs amis de ma famille, parmi lesquels M. Chapelain, un ancien avoué, pensent comme moi qu’il est bien difficile que mon père ait pu puiser des millions à la caisse du Crédit mutuel, sans que le directeur en ait eu connaissance...

– Alors, selon vous, M. de Thaller serait complice ?

Maxence ne répondit pas.

– Soit, insista le commissaire, j’admets la complicité de M. de Thaller, mais alors il faut supposer qu’il avait sur votre père quelque tout-puissant moyen d’action...

– Un directeur a toujours sur ses employés une grande influence...

– Une influence qui irait jusqu’à les déterminer à risquer le bagne à son profit ? ce n’est guère vraisemblable. Il faudrait imaginer autre chose encore...

– Je cherche... mais je ne vois pas...

– Ce n’est cependant pas tout. Comment expliquez-vous le silence de votre père lorsque M. de Thaller l’accablait des injures les plus atroces...

– Mon père était comme foudroyé.

– Et, au moment de fuir, s’il avait des complices, comment ne vous les a-t-il pas nommés, à vous, à votre mère, à votre sœur ?

– C’est que sans doute il n’avait pas de preuves à fournir de leur complicité...

– Lui en auriez-vous donc demandé ?

– Oh ! monsieur...

– Donc, tel n’est pas évidemment le motif de son silence, et il faudrait l’attribuer plutôt à quelque secret espoir qui lui serait resté...

Le commissaire, cependant, avait désormais tous les renseignements que, volontairement ou non, pouvait lui fournir Maxence.

Il se leva, et du ton le plus bienveillant :

– Vous êtes venu, lui dit-il, me demander un conseil ; le voici : Taisez-vous et sachez attendre. Laissez la justice et la police poursuivre leur œuvre. On n’arrête pas comme un simple filou le puissant gredin qui a volé des millions.

Quels que soient vos soupçons, cachez-les. Je ferai pour vous ce que je ferais pour Lucienne que j’aime comme si elle était ma fille, car il se trouve qu’en vous servant c’est elle que je vais servir...

Il ne put s’empêcher de rire de l’étonnement qui, à ces mots, se peignit sur le visage de Maxence, et gaiement :

– Vous ne comprenez pas ? ajouta-t-il... Peu importe. Il n’est pas nécessaire que vous compreniez.