VIII
Le baron de Thaller était un homme trop pratique pour habiter la maison et même le quartier où étaient installés ses bureaux.
Vivre au centre de ses affaires, s’assujettir à l’incessant contact de ses employés, se résigner à l’espionnage et aux commentaires malveillants d’un monde de subordonnés, s’exposer de gaieté de cœur à des tracas de toutes les heures, à des sollicitations énervantes, aux réclamations et aux éternelles criailleries des actionnaires et des clients, fi ! pouah ! Plutôt renoncer au métier !
Aussi, le jour même où il avait établi le Comptoir de crédit mutuel rue du Quatre-Septembre, M. de Thaller s’était-il acheté un hôtel rue de la Pépinière, à deux pas du faubourg Saint-Honoré.
C’était un hôtel tout battant neuf, dont les plâtres n’avaient pas été essuyés encore, et qui venait d’être bâti par un entrepreneur qui fut presque célèbre, vers 1856, au moment des grandes transformations de Paris, lorsque des quartiers entiers s’écroulaient sous le pic des démolisseurs ou surgissaient si vite que c’était à se demander si les maçons, au lieu de truelle, n’employaient pas la baguette d’un enchanteur.
Cet entrepreneur, nommé Parcimieux, venu du Limousin en 1860 avec ses outils pour toute ressource, avait en moins de six ans amassé, au bas mot, six millions.
Seulement, c’était un enrichi modeste et timide, qui mettait à dissimuler sa fortune et à n’offusquer personne, le même soin que les parvenus mettent à étaler leur argent et à éclabousser les gens.
Encore bien qu’il sût à peine signer son nom, il connaissait et mettait en pratique la maxime du philosophe grec, qui pourrait bien être le secret du bonheur : cache ta vie.
Et il n’était pas de ruses auxquelles il n’eût recours pour la cacher.
Au temps de sa plus grande prospérité, par exemple, ayant besoin d’une voiture, pour ses affaires autant que pour ses plaisirs, c’est le directeur des petites voitures, M. Ducoux, son compatriote, qu’il alla trouver.
– Pourriez-vous, monsieur, lui demanda-t-il, me louer deux fiacres à l’année ?
– Volontiers.
– C’est que je les souhaiterais dans de certaines conditions.
– Si elles sont exécutables...
– Je le crois.
– Veuillez donc me les exposer.
– Voici : quand je dis que je veux deux fiacres, j’entends deux voitures qui, extérieurement, soient en tout et pour tout pareilles aux grands fiacres que vous employez au service des chemins de fer, qui aient des lanternes semblables, un numéro, et même sur l’impériale cette galerie destinée à retenir les colis... Quant à l’intérieur, ce serait une autre chanson : je le voudrais luxueux, sans être voyant, et qu’on y réunît tout ce que le progrès de la carrosserie a inventé de recherché et de confortable. Naturellement, il faudrait commander ces fiacres, mais je suis prêt à verser la somme nécessaire.
– C’est faisable, dit M. Ducoux.
– Pardon ! je n’ai pas fini encore... Je désirerais pour ces fiacres des chevaux de premier ordre, ne payant pas de mine, mais capables de m’enlever dix lieues en deux heures. Ils seraient harnachés comme les chevaux de la compagnie, ni mieux ni plus mal. Comme je ne regarderai pas au prix...
– Cela se peut encore...
– Excusez !... Je termine : je souhaiterais pour conduire mes fiacres deux cochers que vous auriez l’extrême obligeance de me trier sur le volet, parmi les meilleurs et les plus honnêtes de votre administration. Je les rétribuerais généreusement, à la condition de porter toujours l’uniforme de la compagnie et de se maintenir dans un état de malpropreté raisonnable...
M. Ducoux, qui avait été préfet de police, regardait son homme dans le blanc des yeux.
– En un mot, lui dit-il, vous vous proposez d’avoir chevaux et voitures sans qu’on puisse le soupçonner.
– Juste.
– Pourquoi ?
– C’est que, répondit modestement l’entrepreneur, je serais désolé d’humilier mes confrères...
– Vous êtes donc bien riche ?
– Monsieur, j’ai cent cinquante mille livres de rentes au moins, et je ne sais comment cela se fait, je gagne tout ce que je veux.
Moyennant vingt-cinq mille francs de première mise et une somme annuelle de tant, la convention fut conclue et signée séance tenante.
Et tant que M. Parcimieux resta dans les affaires, on ne le vit jamais rouler qu’en fiacre crotté. Les confrères disaient :
– Il a de la chance, mais il n’en abuse pas, c’est un homme de mœurs simples et de goûts modestes...
Ayant voiture, le digne entrepreneur voulut avoir maison montée, – une maison à lui, bâtie par lui.
C’étaient de bien autres précautions à prendre.
– Car, vous devez bien le penser, expliquait-il à ses amis, on ne gagne pas tout l’argent que j’ai gagné sans se faire des ennemis cruels, acharnés, irréconciliables. J’ai contre moi tous les hommes du bâtiment qui n’ont pas réussi, les sous-entrepreneurs que j’occupe, et qui prétendent que je spécule sur leur pauvreté, les milliers d’ouvriers que je fais travailler et qui m’accusent de les exploiter et de mettre leur sueur à la caisse d’épargne. Tous ces gens-là constituent une armée. Déjà ils m’appellent brigand, négrier, voleur, sangsue. Que serait-ce, s’ils me voyaient dans un bel hôtel à moi appartenant ! Ils diraient que si je n’avais pas commis des crimes je n’aurais pas une si grosse fortune, et que je devrais me rappeler, avant de faire le seigneur, que j’ai porté « l’oiseau » comme les camarades, et que si on battait mes habits de drap d’Elbeuf, on ferait encore sortir la poussière des plâtres qui m’ont enrichi. Sans compter que me construire un superbe immeuble sur la rue, ce serait, en cas d’émeute, ouvrir des fenêtres aux pierres de tous les mauvais gars que j’ai employés...
Voilà quelles étaient les préoccupations de M. Parcimieux, lorsque, selon son expression, il se résolut à faire bâtir maison.
Un terrain était à vendre rue de la Pépinière, il en fit l’acquisition et acheta du même coup l’immeuble voisin, une vieille baraque qu’il fit démolir.
Cette opération le rendait maître d’un vaste emplacement, de médiocre largeur, mais très profond, puisqu’il s’étendait jusqu’à la rue de La Beaume.
Aussitôt les travaux commencèrent, sur un plan que son architecte et lui avaient mis six mois à mûrir.
À l’alignement de la rue s’éleva une maison d’apparences aussi modestes que possible, de deux étages seulement, avec une très large et très haute porte cochère pour le passage des voitures.
C’était le trompe-l’œil – le fiacre banal à lanternes numérotées dissimulant le confortable du coupé de maître.
À l’abri de cette maison, véritable rideau de théâtre, entre une cour spacieuse et un vaste jardin, fut construit l’hôtel qu’avait rêvé M. Parcimieux, et ce fut une bâtisse véritablement exceptionnelle, tant par l’excellence des matériaux employés que par le soin qui présida aux plus infimes détails.
L’entrepreneur y déploya tout son savoir. Pas une pierre ne fut mise en place qu’il n’eût fait sonner, dont il n’eût étudié le grain. C’est d’Afrique, d’Italie et de Corse qu’il tira les marbres du vestibule et de l’escalier. Il fit venir des ouvriers de Rome pour les mosaïques. C’est à de véritables artistes qu’il confia la menuiserie et la serrurerie.
Répétant à qui voulait l’entendre qu’il travaillait pour un grand seigneur étranger, dont chaque matin il allait prendre les ordres, il pouvait s’abandonner à toutes ses fantaisies, sans craindre les railleries ni les réflexions malveillantes.
Et il fallait le voir se frotter les mains, lorsque conduisant quelqu’un de ses amis rue de la Pépinière, et s’arrêtant devant la maison de façade, il lui disait :
– Hein ! se douterait-on qu’il y a de l’autre côté un des plus charmants petits hôtels de Paris ? Bientôt nous pendrons la crémaillère...
Pauvre brave homme !... Le jour où le dernier ouvrier eut planté le dernier clou, une attaque d’apoplexie l’emporta, sans seulement lui laisser le temps de dire : Ouf !
Mais dès le surlendemain, de même qu’une bande de loups, fondaient à Paris tous ses parents du Limousin. Six millions tombés du ciel à partager ! Il y eut procès. L’hôtel fut mis en vente à la chambre des notaires...
Déjà, à cette époque, M. de Thaller était un habile et patient guetteur d’affaires, professant cette théorie, parfaitement acceptée d’ailleurs, qu’il n’y a, pour s’enrichir, qu’à savoir profiter des folies d’autrui.
Il faut aussi de l’argent comptant. M. de Thaller en avait. Il se présenta à la vente, et l’hôtel lui fut adjugé moyennant deux cent soixante-quinze mille francs, le tiers environ de ce qu’il avait coûté.
Un mois après il y était installé, et il n’était bruit à la Bourse que des dépenses qu’il faisait pour se procurer un mobilier digne de l’immeuble. Le crédit d’un autre en eût souffert peut-être ; le sien, non ; sa réputation était établie de ne faire de folies que celles qui rapportent de l’argent.
Et cependant il n’était pas complètement satisfait de son acquisition. Il s’en fallait du tout au tout qu’il eût pour le luxe incognito la passion de M. Parcimieux.
Quoi ! il possédait un de ces ravissants petits hôtels qui sont l’émerveillement et l’envie du passant, et cet hôtel était masqué par une construction mesquine qui semblait une maison de rapport.
– Il faudra pourtant que je fasse jeter bas cette bicoque, disait-il de temps à autre...
Puis il pensait à autre chose, et cette bicoque était encore debout le soir où, en quittant Maxence, M. de Trégars se présenta à l’hôtel de Thaller.
La leçon des valets avait été faite, car dès qu’apparut Marius sous le porche de la maison de façade, le concierge – non, le Suisse s’avança, l’échine en cerceau et la bouche fendue jusqu’aux oreilles par le plus obséquieux sourire.
Sans attendre une question :
– Monsieur le baron n’est pas encore rentré, dit-il, mais il ne saurait tarder, et certainement madame la baronne y est pour monsieur le marquis. Si donc monsieur le marquis veut bien prendre la peine de passer...
Et s’étant effacé, il frappa un coup sur l’énorme gong placé près de sa loge, un seul coup sec, destiné à réveiller les valets de pied du vestibule et à leur annoncer un visiteur d’importance.
Lentement, et non sans tout observer du coin de la paupière, M. de Trégars traversa la cour sablée de sable fin – on l’eût poudrée de sable d’or, si on l’eût osé – et tout entourée de corbeilles de bronze où s’épanouissaient d’admirables rhododendrons.
Il allait être six heures, le directeur du Crédit mutuel dînait à sept, l’hôtel s’animait pour le service du soir.
On entendait piaffer les chevaux appelant la botte. Dans la sellerie, les gens préparaient les harnais. Des palefreniers, sous les remises, lustraient avec des peaux le glacis de la voiture qui devait, après le dîner, conduire Mme la baronne à l’Opéra.
Par les larges fenêtres de la salle à manger, on apercevait M. le maître d’hôtel présidant à la mise du couvert. M. le sommelier remontait de la cave chargé de bouteilles. Enfin, par les soupiraux du sous-sol, montaient les appétissants parfums de cuisines exquises.
De combien d’affaires fallait-il le tribut pour soutenir un train pareil, pour étaler ce luxe à faire blêmir d’envie un de ces principicules allemands qui ont échangé la couronne de leurs ancêtres contre une livrée prussienne, dorée avec l’or de la France – l’argent des autres.
Cependant, le coup frappé sur le gong par le Suisse avait produit son effet.
Devant M. de Trégars montant le perron, semblèrent s’ouvrir seules les portes du vestibule, – de ce vestibule qui était tout ce que Mlle Lucienne connaissait de l’hôtel de Thaller, et dont elle avait décrit à Maxence les splendeurs si surprenantes pour elle.
Il est de fait qu’il eût été digne de l’attention d’un artiste, si on lui eût laissé la simplicité grandiose et l’harmonie sévère qu’avait cherchées et obtenues l’architecte de M. Parcimieux.
Mais M. de Thaller, ainsi qu’il se plaisait à le dire, avait horreur de la simplicité. Et partout où il découvrait une place vide, large seulement comme la main, il y accrochait un tableau, un bronze, une faïence, n’importe quoi, n’importe comment.
Les deux valets de pied de service étaient debout quand M. de Trégars entra.
Sans lui rien demander :
– Que Monsieur le marquis daigne me suivre, dit le plus jeune.
Et ouvrant les portes de glace du fond, il se mit à précéder M. de Trégars le long d’un escalier à rampe de marbre, dont les élégantes proportions étaient absolument gâtées par une ridicule profusion « d’objets d’art » de toute nature et de toute provenance.
Cet escalier aboutissait à un vaste palier semi-circulaire, sur lequel, entre des colonnes de marbre précieux, ouvraient trois larges portes à huisserie et à entablement de bronze.
Le valet de pied ouvrit la porte du milieu qui donnait sur la galerie de tableaux du baron de Thaller, galerie célèbre dans le monde financier, et qui lui avait valu une réputation d’amateur éclairé.
Les soixante ou quatre-vingts toiles qui la composaient n’étaient pas, il s’en fallait, également remarquables ; mais toutes portaient une signature illustre, certifiée authentique par les experts, toutes avaient été conquises à des prix ridicules au feu des enchères.
Car M. de Thaller avait précisément le goût aussi sûr et aussi pur que ses confrères et rivaux MM. les amateurs.
Le plus volontiers du monde, il donnait mille ou quinze cents louis d’un barbouillage quelconque, attribué par les truqueurs de la rue Drouot à Raphaël ou à Velasquez, à Murillo ou à Rembrandt...
Il n’eût pas donné cent sous d’un chef-d’œuvre signé d’un peintre de génie, mais non coté encore à cette bourse pitoyable et grotesque, où des Auvergnats, jadis chaudronniers ou ferrailleurs, font et défont ce qu’ils appellent les réputations marchandes...
Mais M. de Trégars n’eut pas le temps de donner un coup d’œil à cette galerie, que d’ailleurs il connaissait.
Le valet le fit entrer dans le petit salon de la baronne, un salon bouton d’or, rehaussé de crépines et de torsades de satin cramoisi.
– Que monsieur le marquis prenne la peine de s’asseoir, dit-il, je cours prévenir madame la baronne de la visite de monsieur le marquis...
C’est à pleine bouche, avec une pompe singulière, et comme s’il en eût rejailli sur lui quelque lustre, que le valet de pied prononçait ces titres nobiliaires. Néanmoins, il était manifeste que marquis sonnait à son oreille beaucoup mieux que baronne.
Resté seul, M. de Trégars s’assit.
Brisé par les émotions de la journée et par une contention d’esprit extraordinaire, il bénissait la destinée de lui accorder ce moment de répit, qui lui permettait, au moment d’une démarche décisive, de se recueillir et de rassembler tout ce qu’il avait d’énergie et de sang-froid.
Et, au bout de deux minutes, il était si profondément enfoncé dans ses réflexions, qu’il tressauta comme un dormeur brusquement éveillé, au claquement de la serrure d’une porte qui s’ouvrait.
Tout en même temps retentissait un léger cri de surprise :
– Ah !...
C’est qu’au lieu de Mme la baronne de Thaller, c’était sa fille, Mlle Césarine, qui entrait.
S’avançant jusqu’au milieu du salon, et répondant par un geste familier au très respectueux salut de M. de Trégars :
– On prévient le monde, dit-elle. Je viens ici chercher ma mère et c’est vous que je trouve ! Vous m’avez fait une peur ! Quel trac, princesse !...
Et prenant la main du jeune homme et l’appuyant contre sa poitrine :
– Regardez comme mon cœur bat, ajouta-t-elle.
Plus jeune que Mlle Gilberte, Mlle Césarine de Thaller avait une réputation de beauté si solidement établie, que la discuter eût paru un crime à ses nombreux admirateurs.
Et véritablement, c’était une belle personne. Assez grande et bien découplée, elle avait de larges hanches, la taille large et souple comme une baguette d’acier et la gorge splendide. Son cou était un peu fort et un peu court, mais sur sa nuque robuste s’éparpillaient et bouclaient en mèches folles ces cheveux indisciplinés qui se dérobent au peigne.
Elle était blonde, ou plutôt rousse, mais de ce roux presque aussi foncé que l’acajou, que recherchait le Titien et que les belles Vénitiennes obtenaient par des pratiques passablement répugnantes, et en s’exposant, en plein midi, au soleil, sur la terrasse de leurs palais. Son teint avait les pâleurs dorées de l’ambre. Ses lèvres, rouges comme le sang, s’entrouvraient sur des dents éblouissantes. Dans ses grands yeux à fleur de tête, d’un bleu laiteux comme les ciels du Nord, riait l’éternelle ironie des âmes blasées qui ne croient plus à rien.
Plus soucieuse de sa renommée d’élégante que du bon goût, elle était vêtue d’une robe de nuance fausse gonflée d’un pouff extravagant et boutonnée de biais sur la poitrine, selon cette mode ridicule et disgracieuse imaginée par les femmes plates et bossues.
Se laissant choir sur un fauteuil et posant cavalièrement le pied sur une chaise, ce qui lui découvrait la jambe, qu’elle avait admirable :
– Savez-vous que c’est épatant de vous voir ici, dit-elle à M. de Trégars. Examinez un peu la tête que va faire, en vous apercevant, le baron « Trois francs soixante-huit ».
C’était son père qu’elle appelait ainsi, depuis le jour où il lui avait été révélé qu’il existe une monnaie allemande nommée thaler, qui représente trois francs soixante-huit centimes de la monnaie française. Et chacun autour d’elle d’admirer son esprit et son génie, et de rire...
– Vous savez, reprit-elle, que papa vient d’être refait ?
M. de Trégars s’excusait en termes vagues, mais c’était une des habitudes de Mlle Césarine de n’écouter jamais les réponses qu’on faisait à ses questions.
– Favoral, poursuivit-elle, le caissier de papa, vient de se payer un courant d’air international !... Le connaissiez-vous ?
– Fort peu...
– C’était un vieux, toujours vêtu comme un bedeau de campagne, et qui la faisait à celui qui tire à cinq... Et le baron « Trois francs soixante-huit » qui donnait là-dedans, lui, un roublard ! Car il y donnait. Il fallait voir sa figure de Monsieur qui a le feu à sa cheminée quand il est venu nous dire, à maman et à moi : Favoral m’emporte douze millions !...
– Il a emporté réellement cette somme énorme !...
– Pas intacte, bien entendu, vu que ce n’est pas d’avant-hier qu’il faisait des trous à la lune du Crédit mutuel... Il y avait des années que cet aimable gommeux menait une existence... panachée, avec des dames un peu... drôles, vous savez... Et comme il n’était pas précisément bâti pour être adoré au pair, dame !... ça coûtait bon aux actionnaires de papa. Mais, n’importe, il doit avoir levé un joli magot...
Et bondissant jusqu’au piano, et s’accompagnant avec une énergie à fêler les vitres, elle se mit à chanter le refrain, qui faisait alors fureur, de la ronde des Demoiselles de Pantin :
Caissier, t’as l’sac,
Vite, un p’tit bac,
Et puis, en rout’ pour la Belgique...
Tout autre que Marius de Trégars eût été, sans nul doute, étrangement surpris des façons de Mlle de Thaller.
Mais il la connaissait depuis assez longtemps déjà, il savait son passé, ses habitudes, ses goûts et ses prétentions.
Jusqu’à quinze ans, Mlle Césarine était restée claquemurée dans un de ces aimables pensionnats parisiens où on initie les jeunes filles au grand art de la toilette, et d’où elles sortent armées de théories folâtres, sachant voir sans paraître regarder et mentir effrontément sans rougir, c’est-à-dire mûres pour le monde.
La directrice de ce pensionnat, une dame de la société qui avait eu des malheurs, et qui tenait bien plus de la couturière que de l’institutrice, disait de Mlle Césarine, qui lui payait trois mille cinq cents francs de pension :
– Elle donne les plus hautes espérances, et j’en ferai certainement une femme supérieure.
On ne lui en laissa pas le loisir.
La baronne de Thaller, un beau matin, découvrit qu’il lui était impossible de vivre sans sa fille, et que son cœur maternel était déchiré par une séparation qui allait à l’encontre des lois sacrées de la nature.
Elle la reprit donc, déclarant que rien désormais, pas même le mariage, ne l’en séparerait, et qu’elle achèverait elle-même l’éducation de cette chère enfant.
Dès ce moment, en effet, qui voyait la baronne apercevait, marchant dans son ombre, Mlle Césarine.
C’est un commode chaperon qu’une fillette de quinze ans, discrète et bien stylée, un chaperon qui permet à une femme de se montrer hardiment là où elle n’eût pas osé s’aventurer seule. Devant une mère suivie de sa fille, la médisance, déconcertée, hésite et se tait.
Sous le prétexte que Césarine n’était encore qu’une gamine sans conséquence, Mme de Thaller la traînait partout, au bois, aux courses, en visite, au bal, aux eaux ou à la mer, au restaurant et dans les magasins, et à toutes les premières représentations du Palais-Royal et des Bouffes, des Délassements et des Variétés.
C’est donc au théâtre surtout que se paracheva l’éducation si heureusement commencée de Mlle de Thaller.
À seize ans, elle possédait à fond le répertoire de toutes les scènes de genre et disait avec des intonations surprenantes et des gestes stupéfiants les rondes à succès de Blanche d’Antigny et les couplets les plus salés de Thérésa. Avec une bien autre perfection que Silly, elle imitait Schneider et une débutante, Judic, qu’elle n’avait cependant vue encore que deux fois, aux Folies-Bergère, où la baronne l’avait conduite au bras de M. Costeclar.
Entre temps, elle étudiait les journaux de modes et formait son style à la lecture de la Vie parisienne, dont les articles les plus énigmatiques n’avaient pas d’allusions assez obscures pour échapper à sa pénétration.
Le plus légitime succès devait récompenser ses efforts.
Une nuit, au bal, chez M. Marcolet, il lui fut donné de recueillir la conversation de deux jeunes messieurs.
– Elle est épatante ! disait l’un.
– Oui, répondait l’autre, elle a « du chien. »
Elle en tressaillit d’aise, et la vanité triomphante illumina son visage.
Pour avoir « du chien » – on ne disait pas encore « du zing », – que n’eût-elle pas tenté, encouragée qu’elle était par la baronne !
Elle apprit à monter à cheval, fit des armes, s’exerça au pistolet et brilla au tir aux pigeons. Elle eut un livret pour inscrire ses paris, fit preuve « d’estomac » à Monaco au trente-et-quarante et connut le fin du baccarat. À Trouville, elle ébahissait les gens par la désinvolture de ses costumes de bain, et quand elle se voyait un cercle raisonnable de badauds, elle se jetait à l’eau avec une crânerie qui lui valait les applaudissements des maîtres baigneurs. Elle « grillait » volontiers une cigarette, vidait lestement une coupe de champagne, et une fois sa mère fut obligée de la rentrer coucher bien vite, parce qu’elle avait voulu tâter de l’absinthe et que sa conversation devenait par trop excentrique.
Grâce aux jeunes messieurs de la coulisse, qui formaient l’escadron d’escorte ordinaire de la baronne de Thaller, Mlle Césarine avait appris son Paris, et le monde qui s’amuse n’avait plus pour elle de mystères.
Elle était insatiable de renseignements, et s’il arrivait qu’on reculât devant une de ses questions par trop scabreuses :
– Baste ! disait-elle, répondez-moi en javanais.
Car elle parlait le javanais – supérieurement, et pensait sans doute que ce spirituel argot a les privilèges du latin.
Aussi connaissait-elle toutes les demoiselles un peu en renom, depuis Jenny Fancy jusqu’à Rosa Mariolle, si délicatement surnommée Fleur de Bitume, et s’intéressait-elle passionnément à leurs faits et gestes, sachant au juste ce qu’elles dépensaient par an et à qui, comment c’était chez elles, si elles étaient drôles, où elles s’habillaient et ce que pouvaient valoir leurs diamants.
Un matin qu’elle montait à cheval au bois de Boulogne, surprise par la pluie, elle s’était réfugiée sous un chalet-abri ; le hasard, l’instant d’après, y avait amené Cora Pearl ; elle lui avait parlé la première ; elles s’étaient entretenues longuement... et ç’avait été, de son aveu, une des plus délicates émotions qu’elle eût ressenties.
Avec un tel genre de vie, il était difficile que l’opinion ménageât éternellement Mme et Mlle de Thaller.
Il se trouva des sceptiques pour donner à entendre que cette inaltérable amitié de la mère et de la fille ressemblait fort à la liaison de deux femmes qu’unit la complicité d’un secret pareil.
Un boursier raconta qu’un soir, une nuit plutôt, car il était près de deux heures, passant devant le Moulin-Rouge, il en avait vu sortir la baronne et Mlle Césarine, accompagnées d’un gentleman de lui inconnu mais qui, très certainement, n’était pas le baron de Thaller.
On avait attribué à un enfantillage devenu impossible à dissimuler certain voyage que la mère et la fille avaient fait en plein hiver, et qui n’avait pas duré moins de deux mois. Elles étaient allées en Italie, disaient-elles au retour, mais personne ne les y avait rencontrées.
Cependant, comme l’existence de Mme de Thaller et de Mlle Césarine était en somme celle de beaucoup de femmes qui passaient pour excessivement honnêtes, comme on n’articulait aucun fait positif et palpable, comme on ne citait aucun nom, quantité de gens haussaient les épaules et répondaient :
– Pures calomnies...
Et pourquoi pas, puisque le baron de Thaller, le véritable intéressé, se tenait pour satisfait !...
Aux amis assez mal avisés pour risquer certaines allusions aux bruits qui couraient, il répondait selon son humeur :
– Ma fille peut bien faire les quatre cents coups si bon lui semble, comme je donne un million de dot, elle trouvera toujours un mari !...
Ou encore :
– Et après ? Les jeunes filles américaines ne jouissent-elles pas d’une liberté illimitée ; ne les voit-on pas, journellement, faire des parties de campagne avec des jeunes gens, se promener et voyager seules, découcher des semaines entières ?... En sont-elles moins honnêtes que nos filles, que nous tenons en chartre privée, en sont-elles de moins fidèles épouses et de moins excellentes mères de famille ? L’hypocrisie n’est pas la vertu !
Jusqu’à un certain point, le directeur du Crédit mutuel avait raison.
Déjà Mlle Césarine de Thaller avait eu à se prononcer sur plusieurs partis, en vérité fort convenables, qui s’étaient présentés.
Elle les avait carrément repoussés...
– Un mari !... avait-elle répondu à chaque fois, merci, il n’en faut pas, j’ai d’assez bonnes dents pour manger ma dot moi-même. Plus tard, nous verrons, quand il me sera venu des dents de sagesse, et que je serai lasse de ma bonne vie de garçon...
Elle ne semblait pas près de s’en lasser, encore bien qu’elle se prétendît revenue de toutes les illusions et absolument blasée, affirmant qu’elle avait épuisé toutes les sensations et que la vie ne lui pouvait désormais réserver aucune surprise.
C’était donc une des moindres excentricités de Mlle Césarine que son accueil à M. de Trégars, et cette fantaisie qui lui prenait, soudainement, d’appliquer à la situation une des rondes les plus idiotes de son répertoire :
Caissier t’as l’sac,
Vite un p’tit bac...
Elle ne fit d’ailleurs pas grâce d’un couplet, et lorsqu’elle s’arrêta :
– Je vois avec plaisir, lui dit M. de Trégars, que le détournement dont votre père est victime n’altère en rien votre bonne humeur...
Elle haussa les épaules.
– Voulez-vous pas que je pleure, fit-elle, parce que les actionnaires du baron « Trois francs soixante-huit » sont volés ! Consolez-vous, ils y sont habitués...
Et comme M. de Trégars ne répondait pas :
– Et dans tout cela, reprit-elle, je ne vois à plaindre que la femme et la fille de ce vieux gommeux de Favoral.
– Elles sont fort à plaindre, en effet.
– On dit la mère une bonne maman pot-au-feu.
– C’est une femme excellente.
– Et la fille ? Costeclar en était toqué, dans le temps. Il faisait des yeux de carpe pâmée en nous disant à maman et à moi : « C’est un ange, mesdames, un ange !... Et quand je lui aurai donné un peu de chien !... » Est-elle vraiment si bien que cela ?
– Elle est très bien.
– Mieux que moi ?
– Ce n’est pas la même chose, mademoiselle.
Mlle de Thaller avait daigné cessé de chanter, mais elle ne s’était pas éloignée du piano.
À demi tournée vers M. de Trégars, elle promenait distraitement une main sur le clavier, y plaquant un accord, de ci et de là, comme pour ponctuer ses phrases.
– Ah ! très joli ! s’écria-t-elle, et du dernier galant surtout. Vrai, si vous risquez souvent des déclarations pareilles, les mères ont bien tort de vous laisser seul avec leurs filles...
– Vous m’avez mal compris, mademoiselle...
– Admirablement, au contraire. Je vous ai demandé si je suis mieux que Mlle Favoral, et délicatement vous m’avez répondu que ce n’est pas la même chose...
– C’est qu’en effet, mademoiselle, il n’y a pas de comparaison possible entre vous, qui êtes une riche héritière et dont la vie est un perpétuel enchantement, et une pauvre petite bourgeoise, bien humble, bien modeste, qui va en omnibus et qui fait ses robes elle-même...
Un dédaigneux sourire plissait les lèvres de Mlle Césarine.
– Pourquoi non ! interrompit-elle. Les hommes ont de si drôles de goûts !...
Et se retournant brusquement, elle se mit à s’accompagner une ronde non moins fameuse que la première, et empruntée cette fois au troisième acte des Petites Blanchisseuses :
Qu’importe la qualité,
La beauté seule a la pomme,
Et les femmes, devant l’homme
Réclament l’égalité...
Fort attentivement, M. de Trégars l’observait.
Il n’avait pas été dupe de la grande surprise qu’elle avait témoignée de le trouver installé dans le petit salon. Qui veut trop prouver ne prouve rien. Le cri de pensionnaire affarouchée qu’elle avait poussé était un trop flagrant démenti à son caractère résolu pour ne pas éveiller la défiance.
– Elle me savait ici, pensait Marius de Trégars, et c’est sa mère qui me l’a dépêchée. Mais pourquoi, dans quel but ?...
Elle finissait :
– Avec tout cela, reprit-elle, je vois la douce Mme Favoral et sa fille, si modeste, dans un drôle de pétrin. Quelle dèche, marquis !...
– Elles ont du courage, mademoiselle.
– Naturellement. Mais ce qui vaut mieux, c’est que la fille a une voix superbe, à ce que son professeur a dit à Costeclar. Pourquoi n’entrerait-elle pas au théâtre ? On gagne de l’argent, à jouer la comédie. Papa l’aidera, si elle veut. Il est très influent dans les théâtres, papa ; il y a pour plus de cent mille francs par an de relations...
– Madame et mademoiselle Favoral ont des amis...
– Ah ! oui, Costeclar...
– D’autres encore...
– Pardon ! il me semble que celui-là suffit pour commencer... Il est galant, Costeclar, excessivement galant... sans compter qu’il est généreux comme un grand seigneur, dont il a, d’ailleurs, la tournure et les façons... Pourquoi ne ferait-il pas un sort à la timide jeune personne, un joli coquin de sort, acajou et bois de rose... Nous aurions, comme cela, le plaisir de la rencontrer autour du lac...
Elle se reprit à chanter, avec une légère variante :
Manon, qui le mois passé,
Portait le linge aux pratiques,
Vit des gains problématiques
D’un Costeclar insensé...
– Ah ! cette grande fille rousse est terriblement agaçante ! pensait M. de Trégars.
Mais comme il ne discernait pas encore clairement où elle en voulait venir, il se tenait sur ses gardes et restait plus froid que marbre.
Déjà elle s’était de nouveau détournée.
– Quelle drôle de tête vous faites ! lui dit-elle. Seriez-vous par hasard jaloux du bouillant Costeclar ?
– Non, mademoiselle, non !...
– Alors, pourquoi ne voulez-vous pas que sa flamme soit couronnée ? Elle le sera, vous verrez. Vingt-cinq louis pour Costeclar ! Les tenez-vous ? Non ? Tant pis, c’est vingt-cinq louis que je manque à gagner. Je sais bien que dans le temps mademoiselle... Comment l’appelez-vous ?
– Gilberte.
– Tiens ! un joli nom, pour une fille de caissier. Donc, je n’ignore pas qu’autrefois Mlle Gilberte avait envoyé ce cher Costeclar porter ses hommages à Chaillot. Mais elle avait des ressources, alors. Tandis que maintenant... C’est bête comme tout, mais il faut manger...
– Il y a encore des femmes, mademoiselle, qui sauraient mourir de faim...
M. de Trégars, désormais, se croyait fixé.
Il lui paraissait manifeste qu’on avait eu vent, rue de la Pépinière, de ses intentions ; que Mlle de Thaller lui avait été envoyée pour les pressentir, et qu’elle n’attaquait Mlle Gilberte que pour l’irriter et l’amener dans un moment de colère, à se déclarer.
– Baste ! fit-elle, Mlle Favoral est comme toutes les autres, si elle avait à choisir entre l’aimable Costeclar et un réchaud de charbon, ce n’est pas le réchaud qu’elle choisirait.
De tout temps, Mlle Césarine avait eu le don de déplaire souverainement à Marius de Trégars, mais en cet instant, sans l’impérieux désir qu’il avait de voir le baron et la baronne de Thaller, il se serait retiré.
– Croyez-moi, mademoiselle, prononça-t-il froidement, ménagez une pauvre jeune fille que frappe le plus cruel malheur. Il peut vous arriver pis...
– À moi ! Eh ! que voulez-vous qui m’arrive ?...
– Qui sait !...
Elle se dressa si brusquement que le tabouret du piano en fut renversé.
– Quoi que ce puisse être, s’écria-t-elle, d’avance je dis : tant mieux !...
Et comme M. de Trégars tournait la tête :
– Oui, tant mieux ! répéta-t-elle, parce que ce serait un changement, et que j’en ai assez de la vie que je mène... Ah ! mais oui, j’en ai assez, j’en ai trop, parce que d’être éternellement et invariablement heureuse d’un même inaltérable bonheur, cela donne des nausées, à la fin !...
Et dire qu’il y a des idiots qui croient que je m’amuse et qui envient mon sort... Dire que souvent, quand je passe en voiture dans les rues, j’entends des grisettes s’écrier en me regardant : « A-t-elle de la chance ! » Petites bêtes ! Je voudrais les voir à ma place !... Elles vivent, elles ; leurs joies se succèdent sans se ressembler, elles ont des angoisses et des espérances, des hauts et des bas, des heures de pluie et des jours de soleil. Tandis que moi !... Toujours calme plat, toujours le baromètre au beau fixe... Quelle scie ! Savez-vous ce que j’ai fait aujourd’hui ? Juste la même chose qu’hier, et je ferai demain la même chose qu’aujourd’hui.
Un bon dîner, c’est excellent, mais toujours le même bon dîner, sans extra, sans supplément, pouah ! Trop de truffes, je réclame un miroton ! C’est que je sais la carte par cœur, voyez-vous. L’hiver : bal et théâtre ; l’été : courses et bains de mer ; été comme hiver, stations dans les magasins, promenades au bois, visites, essayages de robes, séances du coiffeur, adorations perpétuelles des amis de ma mère, tous gens de cœur et d’esprit, auxquels l’idée de ma dot donne la jaunisse... Excusez-moi de bâiller à me décrocher la mâchoire, c’est que je songe à leurs conversations...
Et elle bâillait, en effet.
– Et penser, poursuivait-elle, que ce sera mon existence, jusqu’au jour où je me déciderai à choisir un mari !... car il faudra bien que j’en vienne là, moi aussi !... Le baron « Trois soixante-huit » me présentera un « gommeux » quelconque alléché par mon argent ; je répondrai : « Autant lui qu’un autre », et il sera admis à l’honneur de me faire sa cour... Tous les matins il m’enverra un bouquet superbe ; tous les soirs, après la Bourse, il m’arrivera ganté de frais, la bouche en cœur comme son gilet. Dans l’après-midi, il se prendra aux cheveux avec papa, au sujet de la dot... Enfin, le grand jour arrivera. Vous voyez ça d’ici : messe en musique, dîner, bal, le baron « Trois soixante-huit » ne me fera pas grâce d’une cérémonie... Le mariage de la fille du directeur du Crédit mutuel doit fatalement être une réclame. Les journaux imprimeront le nom des témoins et des invités...
Il est vrai que papa aura un nez d’une aune, ayant eu, la veille, à verser la dot ; maman aura la figure toute renversée par l’idée de devenir grand-mère ; le marié sera d’une humeur massacrante, parce qu’il aura des bottes trop étroites, et moi j’aurai l’air d’une grue, parce que je serai en blanc, et que le blanc est une couleur bête qui ne me va pas du tout... Charmante fête de famille !... Quinze jours après, mon mari aura de moi plein le dos et j’aurai de lui par dessus les yeux. Un mois plus tard, nous serons à couteaux tirés, il retournera à son cercle et chez ses maîtresses, et moi... Ah ! moi, j’aurai conquis le droit de sortir seule, et je recommencerai à aller au bois et au bal, aux eaux, aux courses, partout où va ma mère ; je dépenserai un argent fou pour ma toilette et je ferai des dettes que papa paiera... Voilà la vie absurde que fatalement je dois mener.
Encore bien que de Mlle Césarine on pût s’attendre à tout, M. de Trégars, visiblement, était surpris...
Et elle, riant de sa surprise :
– Voilà le programme invariable, continua-t-elle, et voilà pourquoi je dis : tant mieux ! à l’idée d’un changement, quel qu’il soit. Vous me reprochez de ne pas plaindre Mlle Gilberte, comment voulez-vous que je la plaigne, alors que je l’envie ! Elle est heureuse, elle, son avenir n’est pas d’avance arrêté, tracé, fixé. Elle est pauvre, mais elle est libre. Elle a vingt ans, elle est jolie, elle a une voix admirable, elle peut entrer au théâtre demain, et être avant six mois une des comédiennes adorées de Paris... Quelle existence alors !... Ah ! c’est celle que je rêve, c’est celle que j’aurais choisie si j’avais été maîtresse de ma destinée...
Mais elle fut interrompue par le claquement de la porte qui s’ouvrait brusquement...
La baronne de Thaller entrait :
Comme elle devait, aussitôt le dîner, se rendre à l’Opéra, et ensuite à une soirée que donnait la vicomtesse de Bois-d’Ardon, elle était habillée.
Elle portait une robe audacieusement décolletée, de satin gris très clair, coupée de bandes de taffetas cerise, encadrées de dentelle. Dans les cheveux, retroussés très haut sur la nuque, elle avait un « puff » de fuschias, dont les branches flexibles, liées par un gros nœud de diamants, retombaient jusque sur ses épaules, blanches et fermes comme le marbre.
Mais, encore bien qu’elle se contraignît à sourire, sa physionomie n’était pas celle des jours de fête, et le regard était chargé de menaces, dont elle enveloppa sa fille et Marius de Trégars.
D’une voix dont elle essayait en vain de maîtriser le tremblement :
– C’est bien aimable à vous, marquis, commença-t-elle, de vous être rendu si vite à mon invitation de ce matin. Je suis véritablement désolée de vous avoir fait attendre, mais je m’habillais... Après ce qui est arrivé à M. de Thaller, il faut absolument que je sorte, que je me montre, si je ne veux pas que demain nos ennemis s’en aillent raconter partout que je suis en Belgique à préparer les logements de mon mari...
Et tout de suite, changeant de ton :
– Mais que vous disait donc cette folle de Césarine ? interrogea-t-elle.
C’est avec une stupeur profonde que M. de Trégars découvrait que l’entente cordiale qu’il soupçonnait entre la mère et la fille n’existait pas, en ce moment du moins.
Voilant d’un ton léger les conjectures étranges qu’éveillait en lui cette découverte inattendue :
– Mlle Césarine, répondit-il, qui est excessivement à plaindre, comme chacun sait, me disait ses malheurs...
Elle l’interrompit :
– Ne prenez pas la peine de mentir, monsieur le marquis, fit-elle, ce que je disais, maman le sait aussi bien que vous, car elle écoutait à la porte...
– Césarine !... s’écria Mme de Thaller.
– Et si elle est entrée comme cela, tout à coup, c’est qu’elle a jugé qu’il n’était que temps de couper court à mes confidences...
Un flot de pourpre montait au visage de la baronne.
– Cette petite devient folle ! fit-elle.
Cette petite éclata de rire.
– Voilà comment je suis, reprit-elle. Il ne fallait pas m’envoyer ici... par hasard et malgré moi. Tu l’as voulu, ne t’en plains pas ! Tu soutenais que je n’avais qu’à paraître, et que M. de Trégars, éperdu d’amour, allait tomber à mes pieds. Joliment ! J’ai paru, et... tu as vu l’effet par le trou de la serrure ?...
La face contractée, les yeux étincelants, tordant son mouchoir de dentelle entre ses mains chargées de bagues :
– C’est inouï ! répétait Mme de Thaller. Elle perd la tête, décidément.
Saluant sa mère d’une révérence ironique :
– Merci du compliment ! dit la jeune fille. Le malheur est que jamais je n’ai si complètement joui de tout ce que j’ai de bon sens, chère maman. Que me disais-tu, il n’y a qu’un instant : « Cours, le marquis de Trégars vient demander ta main, c’est une affaire convenue. » Et moi : « Inutile de me déranger : Au lieu d’un million de dot, papa m’en donnerait deux, il m’en donnerait quatre, il me donnerait les milliards payés par la France à la Prusse, que M. de Trégars ne voudrait pas de moi pour femme... »
Et regardant Marius bien en face :
– N’est-ce pas, monsieur le marquis, interrogea-t-elle, que j’ai raison, et que vous ne voudriez de moi à aucun prix ?... Voyons, la main sur la conscience, répondez...
La situation de M. de Trégars ne laissait pas que d’être embarrassante, entre ces deux femmes, dont la colère était pareille, quoiqu’elle se manifestât différemment. Évidemment, c’était une discussion entamée hors de sa présence, qui continuait.
– Je crois, mademoiselle, commença-t-il, que vous vous êtes calomniée à plaisir...
– Oh ! je vous jure bien que non ! reprit-elle. Et si maman n’était pas survenue, vous en auriez entendu bien d’autres... Mais ce n’est pas répondre...
Et comme M. de Trégars se taisait, se retournant vers la baronne :
– Hein ! tu vois, lui dit-elle. Qui était folle de nous deux ? Ah ! vous vous figurez, vous autres ici, que l’argent est tout, et que tout est à vendre, et que tout s’achète ! Eh bien ! non. Il y a encore des hommes, qui pour tout l’or du monde, ne donneraient pas leur nom à Césarine de Thaller. C’est bizarre, mais c’est comme cela, chère maman, et il faut en prendre son parti.
Et se retournant vers Marius, et appuyant sur chaque syllabe, comme si elle eût craint que l’allusion lui échappât :
– Les hommes dont je parle, ajouta-t-elle, épousent les filles qui sauraient mourir de faim...
Connaissant assez sa fille pour savoir qu’elle ne réussirait pas à lui imposer silence, la baronne de Thaller s’était laissée choir sur un fauteuil ; elle eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, ou du moins n’attacher aucune importance à ce qu’elle disait, mais à chaque moment un geste menaçant ou une exclamation sourde trahissait l’orage furieux qui grondait en elle.
– Va, pauvre folle ! disait-elle. Va, continue...
Elle continuait en effet.
– Enfin, si M. de Trégars voulait de moi, c’est moi qui ne voudrais pas de lui, parce qu’alors...
Une fugitive rougeur colora ses pommettes, ses yeux hardis vacillèrent, et baissant la voix :
– Parce qu’alors, ajouta-t-elle, il ne serait plus ce qu’il est, parce que je sens bien que fatalement, je mépriserai le mari que papa m’achètera... Et si je suis venue ici m’exposer à un affront que je prévoyais, c’est que je voulais m’assurer d’un fait qu’un mot de Costeclar, il y a quelques jours, m’avait laissé entrevoir, d’un fait que tu ne soupçonnes peut-être pas, chère mère, malgré ton étonnante perspicacité. J’ai voulu connaître le secret de M. de Trégars... et je le connais.
C’est avec un plan arrêté d’avance que Marius s’était présenté à l’hôtel de Thaller. Longtemps il avait réfléchi avant de décider ce qu’il ferait et ce qu’il dirait, et comment il entamerait la lutte décisive.
Ce qui arrivait lui démontrait l’inanité de ses conjectures, et par suite démolissait son plan.
S’abandonner au hasard des événements et en tirer parti le plus habilement possible était désormais le plus sage.
– Croyez-moi assez de pénétration, mademoiselle, prononça-t-il, pour avoir bien discerné vos intentions. Il n’était pas besoin de détours, parce que je n’ai rien à cacher. Vous n’aviez qu’à m’interroger, je vous aurais répondu franchement : « Oui, c’est vrai, j’aime Mlle Gilberte, et avant qu’il soit un mois, elle sera la marquise de Trégars... »
Mme de Thaller, à ces mots, s’était dressée, repoussant si violemment son fauteuil, qu’il roula jusqu’au mur.
– Vous épouseriez Gilberte Favoral, s’écria-t-elle, vous !
– Moi !
– La fille d’un caissier infidèle, d’un homme déshonoré que la justice poursuit et que le bagne attend !...
– Oui !
Et d’un accent qui fit passer un frisson sur les blanches épaules de la baronne de Thaller :
– Quel qu’ait été, prononça-t-il, le crime de Vincent Favoral, qu’il ait ou non volé les douze millions qui manquent à la caisse du Crédit mutuel, qu’il soit seul coupable ou qu’il ait des complices, qu’il soit un scélérat ou un fou, un fourbe ou une dupe, Mlle Gilberte n’est pas responsable...
– Vous connaissez donc la famille Favoral ?...
– Assez pour que sa cause soit la mienne, désormais !
Le trouble de la baronne était trop grand pour qu’elle tentât même de le dissimuler.
– Une fille de rien !... dit-elle.
– Je l’aime !
– Sans le sou !...
Mlle Césarine eut un geste superbe.
– Eh ! c’est parce qu’elle est pauvre qu’on peut l’épouser ! s’écria-t-elle.
Et tendant la main à M. de Trégars :
– C’est bien, ce que vous faites là, dit-elle, c’est très bien !...
Il y avait de l’égarement dans les yeux de la baronne.
– Malheureuse ! interrompit-elle, folle ! Si ton père venait à savoir...
– Qui donc lui rapportera notre conversation ? M. de Trégars ? Il ne le voudrait pas. Toi ? tu n’oserais !...
Se redressant de toute la hauteur de sa taille, la poitrine gonflée de colère, la tête rejetée en arrière, l’œil flamboyant :
– Césarine ! commanda Mme de Thaller, le bras tendu vers la porte, Césarine, sortez, je vous l’ordonne !...
Mais immobile à sa place, la jeune fille toisait sa mère d’un regard de défi.
– Allons, calme-toi, fit-elle d’un ton d’écrasante ironie, ou tu vas avoir le teint gâté pour toute la soirée. Est-ce que je me plains, moi, est-ce que je me monte la tête ? Et cependant à qui la faute, si l’honneur me fait un devoir de crier à un honnête homme qui voudrait m’épouser : « Casse-cou ! » Que Gilberte se marie, qu’elle soit heureuse et qu’elle ait beaucoup d’enfants, c’est son rôle de repriseuse de chaussettes et d’écumeuse de pot-au-feu. Le nôtre, à nous, chère mère, celui que tu m’as appris, est de nous amuser et de rire, tout le temps, nuit et jour, à mort !...
Un valet de pied qui entra lui coupa la parole.
Remettant une carte de visite à Mme de Thaller :
– Le monsieur qui me l’a donnée est là, dit-il, dans le grand salon...
La baronne était devenue fort pâle :
– Oh !... faisait-elle, en tournant la carte entre ses doigts, oh !...
Puis, tout à coup, elle s’élança dehors, en criant :
– Je reviens !...
Un silence embarrassant, pénible, devait suivre, et en effet, suivit le départ précipité de la baronne de Thaller.
Mlle Césarine s’était rapprochée de la cheminée, et elle s’y tenait accoudée, le front dans la main, toute palpitante et tout émue. Intimidée pour la première fois de sa vie, peut-être, elle détournait ses grands yeux d’un bleu pâle, comme si elle eût craint qu’on n’y vît passer l’ombre de ses pensées.
M. de Trégars, lui, demeurait à sa place, n’ayant pas trop de cette puissance sur soi que donne la longue habitude du monde, pour dissimuler ses impressions. S’il avait un ridicule, ce n’était pas la fatuité ; mais Mlle de Thaller avait été trop explicite pour qu’il lui fût possible de douter.
Tout ce qu’elle avait dit se résumait en une phrase :
« Mes parents espéraient que je deviendrais votre femme, je vous avais assez bien jugé pour comprendre leur erreur... Précisément parce que je vous aime, je me reconnais indigne de vous et je tiens à ce que vous sachiez que si vous m’aviez demandé ma main, à moi qui ai un million de dot, j’aurais cessé de vous estimer... »
Qu’un tel sentiment eût pu germer et éclore dans l’âme desséchée par la vanité et blasée par le plaisir de Mlle Césarine, c’était comme un miracle. C’était, en tous cas, une étonnante preuve d’amour qu’elle donnait, que de se montrer telle qu’elle était réellement, et Marius de Trégars n’eût pas été homme, s’il n’en eût pas été profondément remué.
Tout à coup :
– Quelle misérable je fais !... prononça-t-elle.
– Vous voulez dire malheureuse !... fit doucement M. de Trégars.
– Que devez-vous penser de ma sincérité ? Vous la trouvez étrange, sans doute, impudente, grotesque...
Il protestait du geste, car elle ne lui laissait pas le temps de placer une parole.
– Et cependant, continuait-elle, ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis honteuse de moi et assaillie de sinistres idées. J’étais persuadée jadis que cette existence folle qui est la mienne est la seule enviable, la seule qui puisse donner le bonheur... et voici que je découvre que ce n’est pas la bonne route que j’ai suivie, ou plutôt qu’on m’a fait prendre... Et pas de retour possible !
Elle pâlissait, et d’un accent de sombre désespoir :
– Tout me manque, disait-elle ; il me semble que je roule dans des abîmes sans fond, où pas une branche ne pousse, où me raccrocher ? Autour de moi, c’est le vide, la nuit, le néant. Je n’ai pas vingt ans et il me semble que j’ai vécu des milliers d’années et que j’ai épuisé tout ce que la vie a de sensations. J’ai tout vu, tout appris, tout expérimenté, et je suis lasse de tout et rassasiée jusqu’à la nausée. J’ai l’air, comme cela, d’une évaporée, d’une folle ; je chante, je plaisante, je parle argot, ma gaieté étonne... en réalité, je m’ennuie, oh ! mortellement. Ce que j’éprouve, je ne saurais l’exprimer, il n’y a pas de mot pour traduire le dégoût absolu. Quelquefois je me dis : « C’est stupide d’être triste comme cela, que te manque-t-il ? N’es-tu pas jeune, belle, riche ?... »
Il faut pourtant qu’il me manque quelque chose, pour que je sois ainsi agitée, nerveuse, inquiète, incapable de tenir en place, tourmentée d’aspirations confuses et de désirs que je ne saurais formuler. Que faire ? M’étourdir ? J’y tâche, je réussis une heure... mais l’étourdissement se dissipe comme la mousse du champagne, la lassitude revient, et pendant que je continue de rire, en dedans de moi je pleure des larmes de sang qui me brûlent le cœur. Que devenir, moi qui n’ai pas dans le passé un souvenir, dans l’avenir un espoir où reposer ma pensée...
Et éclatant en sanglots :
– Ah ! je suis effroyablement malheureuse ! s’écria-t-elle, et je voudrais être morte !...
Plus ému qu’il n’eût peut-être voulu l’avouer, M. de Trégars se leva :
– Je vous raillais, il n’y a qu’un moment, mademoiselle, dit-il, de sa voix grave et vibrante, pardonnez-moi... C’est sincèrement et du plus profond de mon âme que je vous plains.
Elle le considérait d’un air de doute timide, et de grosses larmes tremblaient entre ses longs cils.
– Bien vrai ? interrogea-t-elle.
– Sur mon honneur !
– Et vous n’emporterez pas de moi une opinion trop mauvaise ?
– Je garderai cette conviction que, lorsque vous n’étiez encore qu’une enfant, vous avez été abusée par des théories insensées...
D’un geste doux et triste elle passait et repassait sa main sur son front.
– Oui, c’est bien cela, murmura-t-elle... À quinze ans, comment résisterait-on à des exemples venant de certaines personnes ?... Quand on se voit comme dans un nuage d’encens, comment ne serait-on pas enivrée ?... Comment douterait-on de soi, quand on ne recueille, quoi qu’on fasse, que louanges et applaudissements ?... Et puis, il y a l’argent qui déprave quand il vient d’une certaine façon, à flots... On se lasse de n’avoir rien à souhaiter, on rêve l’extraordinaire, l’impossible, l’inouï !
Elle se tut, mais le silence qui recommença ne tarda pas à être troublé par un bruit qui venait de la pièce voisine.
Machinalement, M. de Trégars regarda autour de lui...
Le petit salon bouton d’or où il se trouvait, n’était séparé du grand salon de l’hôtel de Thaller que par une haute et large porte qui était restée ouverte et dont les portières étaient relevées.
Or, telle était la disposition des glaces des deux pièces que, dans la glace de la cheminée du petit salon, M. de Trégars voyait se refléter le grand salon presque tout entier...
Un homme d’apparences suspectes et vêtu d’habits sordides s’y tenait debout.
Et plus M. de Trégars le considérait, plus il lui semblait qu’il avait déjà vu quelque part cette physionomie inquiète, ce regard cauteleux, ce sourire méchant errant sur des lèvres plates et minces...
Mais, brusquement, l’homme s’inclina profondément. Il était probable que Mme de Thaller, qui avait fait le tour par la galerie pour gagner le grand salon, y entrait.
Presque aussitôt, en effet, elle apparut dans le champ de la glace.
Elle semblait fort agitée, et du doigt posé sur les lèvres, elle recommandait à l’homme d’être prudent et de parler bas.
C’est donc tout bas, si bas qu’il n’en arrivait même pas un vague murmure jusqu’au petit salon, que l’homme prononça quelques mots...
Ils furent tels que la baronne se rejeta en arrière comme si elle eût vu un abîme s’ouvrir sous ses pieds, et à son mouvement, il fut aisé de comprendre qu’elle devait dire :
– Est-ce possible !...
De la voix qu’on n’entendait toujours pas, et du geste qu’on voyait, l’homme évidemment répondait :
– Rien de plus vrai, je l’affirme...
Et se penchant vers Mme de Thaller, sans qu’elle parût choquée de sentir les lèvres de ce répugnant personnage lui effleurer l’oreille, il se mit à lui parler.
L’étonnement qu’éprouvait M. de Trégars de cette sorte de vision était grand, mais ne l’empêchait pas de réfléchir.
Que signifiait cette scène ? Comment cet homme suspect avait-il été introduit sans difficulté dans le grand salon ? Pourquoi la baronne, en recevant sa carte, était-elle devenue plus blanche que ses dentelles ? Quelle nouvelle apportait-il, qui avait produit une si vive impression ? Que racontait-il, qui semblait en même temps épouvanter et ravir Mme de Thaller ?
Mais elle ne tarda pas à interrompre l’homme.
Elle lui fit signe d’attendre, disparut l’espace d’une minute, et quand elle reparut, elle tenait à la main une liasse de billets de banque qu’elle se mit à compter sur la table du salon.
Elle en compta vingt-cinq qui, autant qu’en put juger M. de Trégars, devaient être des billets de cent francs.
L’homme les prit, les recompta, les glissa dans sa poche avec une grimace de satisfaction et parut disposé à se retirer...
La baronne le retint, et à son tour se penchant vers lui, se mit à lui exposer, ou plutôt, à en croire son attitude, à lui demander quelque chose. Ce devait être grave, car il branlait la tête et remuait les bras, comme s’il eût dit :
– Diable ! diable !
Les doutes les plus bizarres tressaillaient dans l’esprit de M. de Trégars.
Qu’était-ce que ce marché, auquel le hasard des glaces le faisait assister ? Car c’était un marché, il n’y avait pas à s’y méprendre. L’homme ayant reçu une mission, l’avait remplie et était venu en toucher le prix. Et maintenant, on lui proposait une commission nouvelle...
Mais l’attention de M. de Trégars fut distraite par Mlle Césarine.
Secouant la torpeur qui l’avait envahie :
– Mais à quoi bon se désoler et maudire ? reprit-elle, répondant aux objections de son esprit bien plus qu’elle ne s’adressait à M. de Trégars. Ferai-je que ce qui est ne soit pas !... Ah ! s’il en était des fautes de la vie comme du linge sale qu’on accumule dans une armoire et qu’on donne à blanchir d’un coup ! Mais rien ne lave le passé, pas même le repentir, quoi qu’on en dise. Il est de ces idées qu’il faut repousser. Un prisonnier doit se défendre de songer à la liberté...
Elle haussa les épaules.
– Et cependant, fit-elle, un prisonnier a toujours l’espoir de s’évader, tandis que moi !...
L’effort était visible, qu’elle faisait pour reprendre ses façons accoutumées.
– Bast ! reprit-elle, c’est assez la faire au sentiment comme cela !... Et je ferais bien mieux, au lieu de rester là à vous scier le dos, de monter m’habiller, car je vais à l’Opéra avec ma bonne mère, et de là au bal... Vous devriez venir... J’ai une toilette d’un chic épatant... C’est chez Mme de Bois d’Ardon, le bal, une de nos amies qui est dans le mouvement. Il y a chez elle un fumoir pour les femmes... est-ce assez renversant ! Voyons, venez-vous ? nous boirons du champagne et nous rirons... Non ?... Zut alors, et bien des choses chez vous...
Cependant, au moment de se retirer, le cœur lui manqua :
– C’est sans doute la dernière fois que je vous vois, monsieur de Trégars, lui dit-elle. Adieu !... Vous savez maintenant pourquoi moi, qui ai un million de dot, j’enviais Gilberte Favoral !... Encore adieu !... Et quoi qu’il vous arrive d’heureux dans la vie, rappelez-vous que Césarine vous l’aura souhaité...
Et elle sortit au moment même où la baronne de Thaller rentrait...