XII

 

Il était plus de quatre heures, lorsqu’il fut enfin permis à Marius de Trégars de regagner son logis.

Il s’était longuement et minutieusement concerté avec le commissaire de police, il s’était efforcé de prévoir toutes les éventualités, sa conduite était parfaitement tracée, et il emportait cette certitude qu’en ce jour, qui se levait, serait définitivement gagnée ou perdue l’étrange partie qu’il jouait.

Lorsqu’il arriva chez lui :

– Enfin, vous voici, monsieur ! s’écria son fidèle domestique.

C’était l’inquiétude, évidemment, qui avait tenu ce brave homme sur pied toute la nuit, mais telle était la préoccupation de Marius, qu’il n’y prit pas garde.

– Personne n’est venu en mon absence ? interrogea-t-il.

– Pardonnez-moi... Un monsieur s’est présenté dans la soirée, M. Costeclar, qui a paru très contrarié de ne pas trouver monsieur... Il venait, à ce qu’il m’a dit, pour une affaire très importante que monsieur sait bien, et il m’a chargé de prier monsieur de l’attendre demain... c’est-à-dire aujourd’hui, avant midi...

M. Costeclar était-il envoyé par M. de Thaller ?

Le directeur du Crédit mutuel avait-il réfléchi et se décidait-il à accepter les conditions qu’il avait d’abord refusées ?...

Il était, en ce cas, trop tard. Il n’était plus au pouvoir de qui que ce fût de suspendre l’action de la justice.

Sans plus s’inquiéter de cette visite :

– Je suis écrasé de fatigue, dit M. de Trégars à son domestique, et je vais me jeter sur mon lit. À huit heures précises, tu m’éveilleras...

Mais c’est en vain qu’il demanda au sommeil quelques instants de répit.

Depuis quarante-huit heures que son esprit restait tendu outre mesure, ses nerfs s’étaient montés à un degré d’exaltation presque intolérable. Dès qu’il fermait les yeux, c’est avec une implacable précision que son imagination lui représentait tous les événements qui s’étaient succédé depuis cette après-midi de la place Royale, où il avait osé avouer son amour à Mlle Gilberte.

Qui lui eût dit, alors, qu’il engagerait cette lutte, dont l’issue fatalement allait être quelque scandale abominable où son nom serait mêlé !...

Qui lui eût dit qu’insensiblement, et par la force même des choses, il en arriverait à surmonter toutes ses répugnances et à rivaliser de ruses et de combinaisons tortueuses avec les misérables qu’il prétendait atteindre !

Mais il n’était pas de ceux qui, une fois engagés, regrettent, hésitent et reculent. Sa conscience ne lui reprochait rien, c’était pour la justice et le droit qu’il combattait, et Mlle Gilberte devait être la récompense du succès...

Huit heures sonnèrent ; son domestique entra.

– Cours me chercher une voiture, commanda-t-il, en un tour de main je suis prêt...

Il était prêt, en effet, quand le vieux serviteur reparut, et comme il avait en poche de ces arguments qui donnent des jambes aux pires chevaux de fiacre, moins de dix minutes plus tard, il arrivait à l’Hôtel des Folies.

– Comment va Mlle Lucienne ? demanda-t-il tout d’abord aux honorables hôteliers.

L’intervention du commissaire de police avait rendu le sieur Fortin et son épouse plus souples que des gants et plus doux que miel.

– La pauvre chère fille va beaucoup mieux, répondit la Fortin, et le médecin, qui sort d’ici, répond d’elle désormais. Seulement, il y a du grabuge là-haut !...

– Du grabuge ?

– Oui. Cette dame que vous avez envoyé chercher, hier soir, par mon mari, voudrait absolument s’en aller et M. Maxence la retient, de sorte qu’ils sont en train de se disputer. Écoutez plutôt !...

On entendait, en effet, les éclats de voix d’une violente altercation.

M. de Trégars s’élança dans l’escalier, et sur le palier du second étage, il trouva Maxence obstinément cramponné à la rampe, tandis que Mme Zélie Cadelle, plus rouge qu’une pivoine, prétendait le forcer à lui livrer passage et l’accablait des injures les plus salées de son riche répertoire.

Apercevant Marius :

– Est-ce vous, lui cria-t-elle, qui avez ordonné qu’on me retînt ici malgré moi ?... De quel droit ? Suis-je votre prisonnière ?...

L’irriter encore eût été imprudent.

– Pourquoi vouloir partir, fit doucement M. de Trégars, juste au moment où vous saviez que j’allais venir vous prendre ?

Mais elle lui coupa la parole, et haussant les épaules :

– Avouez donc la vérité, fit-elle, avouez donc que vous vous êtes défiés de moi !...

– Oh !

– Vous avez eu tort ! Quand j’ai promis, je tiens. Si je voulais rentrer chez moi, c’était pour m’habiller. Puis-je me montrer dans la rue telle que je suis ?

Et elle étalait son peignoir, tout passé en effet, et tout couvert de taches.

– J’ai une voiture en bas, dit Marius, personne ne nous verra.

Sans aucun doute, elle comprit qu’hésiter serait inutile.

– Comme vous voudrez !... fit-elle.

M. de Trégars attira Maxence un peu à l’écart, et à voix basse et très vite :

– Vous allez, lui dit-il, vous rendre rue Saint-Gilles, et, de ma part, prier votre sœur de vous accompagner... Vous prendrez une voiture fermée, et vous irez attendre rue Saint-Lazare, en face du numéro 25... Il se peut que le secours de Gilberte me devienne indispensable... Et comme Lucienne ne doit pas rester seule, vous demanderez à Mme Fortin de monter près d’elle.

Et sans attendre une réponse :

– Partons, dit-il à Mme Cadelle.

Ils se mirent en route, mais la verve effrontée de la jeune femme s’était absolument éteinte. Il était clair qu’elle regrettait amèrement de s’être tant engagée et de n’avoir pu s’esquiver au dernier moment. À mesure que le fiacre roulait, elle pâlissait, et ses sourcils se fronçaient.

– C’est égal, commença-t-elle, ce n’est pas propre, ce que je fais.

– Vous repentez-vous donc de m’aider à punir les assassins de votre amie ? fit M. de Trégars.

Elle secoua la tête :

– Je sais bien que le père Vincent est une vieille canaille, mais il s’était fié à moi, et je le trahis, je le livre...

– Vous vous trompez, madame... Me fournir le moyen de parler à M. Favoral est si peu le livrer, que je ferai tout au monde pour qu’il puisse se soustraire aux recherches de la police et passer à l’étranger...

– Quelle plaisanterie !...

– C’est l’exacte vérité, je vous en donne ma parole d’honneur.

Elle parut un peu rassurée, et lorsque la voiture tourna rue Saint-Lazare :

– Faites arrêter, dit-elle à M. de Trégars.

– Pourquoi ?

– Pour que j’achète le déjeuner du père Vincent. Il ne peut pas descendre au restaurant, cet homme, et il a été convenu que je lui porterais à manger...

Les défiances de Marius étaient loin d’être dissipées et cependant il ne crut pas devoir refuser, se promettant bien de ne pas quitter Mme Zélie d’une semelle. Il la suivit donc chez le boulanger et chez le charcutier, et lorsqu’elle eut fini son marché, il entra avec elle dans la maison de modeste apparence où elle avait son appartement.

Déjà ils montaient l’escalier, lorsque la portière sortit en courant de sa loge.

– Madame ! appelait-elle, madame !...

Mme Cadelle s’arrêta.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Une lettre pour vous.

– Pour moi ?

– La voilà ! C’est une dame qui l’a apportée, il n’y a pas cinq minutes. Vrai, elle avait l’air bien contrariée de ne pas vous rencontrer. Mais elle va repasser. Elle savait que vous deviez venir ce matin.

M. de Trégars lui aussi s’était arrêté.

– Comment est cette dame ? interrogea-t-il.

– Tout en noir, avec une voilette épaisse sur la figure.

– Je vous remercie, c’est bien.

La portière ayant regagné sa loge, Mme Zélie rompit le cachet. La première enveloppe en contenait une autre, sur laquelle elle épela, car elle ne lisait pas très couramment :

Pour remettre à M. Vincent.

– On sait qu’il se cache chez moi ! murmura-t-elle abasourdie. Qui peut le savoir ?...

– Qui ? la femme dont M. Favoral tenait si fort à ménager la réputation, quand il vous a installée rue du Cirque.

Il n’était pas de souvenir qui irritât plus violemment la jeune femme.

– Vous avez raison, fit-elle. M’a-t-il assez fait poser, le vieux scélérat ! Mais il va me le payer.

Ce qui n’empêche qu’en arrivant à son étage, le troisième, au moment de glisser la clef dans la serrure, ses perplexités la reprirent.

– S’il allait arriver un malheur ! gémit-elle.

– Que craignez-vous ?

– Le père Vincent a toutes sortes d’armes. Il m’a juré que le premier qui pénétrerait dans l’appartement, il le tuerait comme un chien. S’il allait tirer sur nous !...

Elle avait peur, une peur terrible, elle était blême et ses dents claquaient.

– Voulez-vous que je passe le premier ? proposa M. de Trégars.

– Non... Seulement, si vous étiez un bon garçon vous feriez ce que je vais vous demander... dites : voulez-vous ?...

– Si c’est faisable...

– Oh ! certainement... Voilà la chose. Nous entrons ensemble, n’est-ce pas, seulement vous ne faites aucun bruit... Moi, j’avance seule, j’attire le père Vincent dans la grande pièce qui sera mon atelier, je lui remets ses provisions et la lettre, et je le prépare à vous recevoir... Vous, pendant ce temps, vous restez dans un grand cabinet vitré, d’où on peut tout voir et tout entendre, et au bon moment, v’lan, vous paraissez...

C’était, en somme, fort raisonnable.

– Accepté ! fit Marius.

– Alors, dit-elle, tout ira bien. La porte du cabinet vitré est à droite en entrant. Marchez doucement, surtout !...

Et elle ouvrit.