XIII. Fuite et poursuite

 

Pour effectuer le coup qu’il projetait sur l’habitation du major Flogger, Brown n’avait dépêché que vingt-cinq cavaliers. Mais il comptait sur le concours des esclaves de cette habitation, que ses espions sondèrent et excitèrent à la révolte aussitôt que l’entreprise fut décidée.

Le détachement comptait deux des fils de Brown dans ses rangs.

La troupe était à peine partie que le capitaine se sentit agité de funèbres pressentiments. Très pieux de son naturel, très versé dans les saintes Écritures, Brown croyait fermement aux révélations d’en-haut. Il avait même un certain penchant à la superstition.

Mais cette faiblesse, il s’efforçait de la céler au fond de son cœur, sachant bien que la moindre manifestation affaiblirait l’empire qu’il exerçait sur la bande sceptique et frondeuse dont il s’était entouré.

C’est pourquoi, malgré ses appréhensions, John Brown ne voulut point envoyer une troupe nouvelle, pour grossir le parti chargé de l’expédition de Battesville. Mais il résolut d’aller lui-même surveiller l’opération.

Sous prétexte d’une chasse, il confia la garde du camp à Cox, monta à cheval, après avoir renfermé dans son portemanteau un costume de trappeur nord-ouestier, et se dirigea vers la rivière Osage.

Quand il fut hors de vue des retranchements, John Brown endossa son déguisement.

Cela fait, il poussa vivement sur Battesville.

La nuit était venue quand il arriva dans le village.

Brown mit pied à terre pour rafraîchir son cheval et se faire indiquer la maison du major.

Mais comme il buvait lui-même un verre d’eau — seule boisson qu’avec le lait il se permît jamais — les accents lugubres du tocsin tombèrent lentement dans l’espace.

Et presque aussitôt retentirent les cris de:

— Fire! Fire! (Au feu! au feu!)

Ces cria étaient accompagnés d’un roulement de voix et d’un tintement de clochettes qui attirèrent hors de la bar[8] de l’hôtel tous les voyageurs.

Une légion d’hommes, couverts de casques en cuir bouilli et de chemises rouges, serrées à la taille par un pantalon en gros coutil, couraient, en traînant derrière eux une de ces magnifiques pompes à feu comme l’on n’en voit qu’aux États-Unis.

Ils étaient précédés et éclairés par deux coureurs munis de torches de résine, dont les lueurs sanglantes déchiraient les ténèbres de la nuit.

— Fire! Fire! hurlaient-ils de toute la force de leurs poumons.

— Où est le feu? demanda quelqu’un.

— Chez le major Flogger, fut-il répondu.

— Chez le major Flogger! Ah! pensa Brown, l’affaire est déjà faite. Encore une fois, j’ai été la victime de mes folles terreurs.

Il se hâta de payer son écot, sauta sur son cheval et suivit la multitude.

Après avoir tourné deux ou trois rues, il déboucha dans une plaine où une illumination immense, réfléchie dans le ciel, derrière un bouquet d’arbres, lui apprit qu’il approchait du théâtre de l’incendie.

Brown marcha jusqu’au bout de ces arbres.

Et là, aux clartés de la conflagration, il aperçut des gens à cheval qui montaient, à toute bride, le cours de l’Osage. Le capitaine, pensant que c’était les siens, lança sa monture à travers champs, et tâcha de rejoindre la troupe.

Mais elle avait plus d’un mille d’avance, et durant cinq heures, Brown ne réussit pas à gagner sur elle, quoique, grâce aux rayons de la lune, il pût aisément marcher sur sa piste.

Comme l’aurore se levait, il remarqua, en atteignant le faîte d’une colline, que les cavaliers avaient fait halte dans le fond de la vallée.

Quoique son cheval fût considérablement fatigué, Brown pressa le pas; et, bientôt, il rejoignit ceux qu’il cherchait.

Une cinquantaine de nègres les avaient suivis.

À l’arrivée de Brown, un hymne d’allégresse fut entonné par ces pauvres esclaves en son honneur. Chacun d’eux voulait le voir, le toucher, baiser un coin de son vêtement.

Quand leur enthousiasme se fut un peu calmé, le capitaine, rassuré sur le sort de ses fils, s’entretint avec Edwin.

— Comment cela s’est-il passé? lui demanda-t-il.

— Oh! fort bien.

— Mais vous avez eu tort de mettre le feu à l’habitation. Celui qui détruit le bien du Seigneur sans motif légitime, sera puni tôt ou tard.

— Ce n’est pas ma faute, répliqua Coppie. Une partie des esclaves voulait fuir avec nous. La majorité refusait la liberté que nous lui offrions; les premiers ont cru qu’en incendiant la maison, ils décideraient le reste.

— Vous auriez dû veiller à ce qu’ils ne commissent pas ce crime inutile, dit sévèrement Brown.

— Il m’a été impossible de les en empêcher, repartit Edwin. Après s’être emparés des chevaux qu’il y avait sur l’habitation, ils voulaient même assassiner leur maître, je les ai retenus.

— Vous avez eu raison, dit Brown. Mais il faut aviser à ce que nous ferons de ces noirs.

— Ne les conduirons-nous pas au camp?

— Au camp! Voulez-vous donc en faire un lieu de perdition?

— Je ne vous comprends pas, capitaine.

— Mon fils, tu es insensé. Quoi! tu mènerais ces femmes au milieu de nos hommes! Ne serait-ce pas y apporter la luxure et l’impureté? Souviens-toi que la tempérance est la mère de la force, comme la chasteté est la mère des saines décisions.

Coppie ne répondit pas. Après une courte pause, Brown reprit:

— Combien y a-t-il de femmes, parmi ces nègres?

— Une douzaine.

— C’est beaucoup, fit-il soucieusement. Nous garderons les hommes avec nous; mais ces femmes...

Ayant réfléchi un moment, il ajouta:

— Il les faudrait diriger sur le Canada. Mais nous n’avons maintenant ni le temps ni le monde nécessaire pour cela. Je verrai plus tard. En tout cas, ne demeurez pas davantage ici. Les esclavagistes doivent être sur notre piste. Remettez-vous en selle et prenez le chemin d’Ossawatamie.

— Ne viendrez-vous pas avec nous? s’enquit Edwin.

— Pas à présent. Mon cheval est exténué.

— On vous en donnera un autre.

— Non, dit Brown, vous n’avez que votre compte; je ne veux pas démonter un de ces malheureux nègres. Mais partez vite.

Coppie, connaissant la fermeté du capitaine dans ses déterminations, n’insista point. Mais les fils de Brown le supplièrent de ne pas les quitter.

— Mon esprit sera avec vous, leur dit-il. Dans peu de jours nous nous reverrons.

— Cependant, objecta Frederick, si les esclavagistes...

Brown l’interrompit en s’écriant d’un ton solennel:

— «Malheur à la nation perverse, au peuple chargé de crimes, à la race d’iniquité, à ces corrupteurs! Ils ont abandonné le Seigneur, ils ont blasphémé le Saint d’Israël; ils se sont éloignés de lui».

— Donnez-nous au moins votre bénédiction, dit Frederick, comme s’il pressentait qu’il voyait son père pour la dernière fois.

John Brown tressaillit: enveloppant ses deux enfants dans un regard d’amour profond, il leva la main sur eux et, d’une voix gravement émue:

— Au nom du Tout-Puissant, au nom de son fils mort dans les tortures pour racheter le monde du plus dégradant des esclavages, du péché, enfants, je vous bénis. Puissiez-vous vivre longtemps, en paix et en santé, dans l’amour de la vertu et de votre prochain!

Après ces mots, il serra avec effusion la main à chacun d’eux. Les fugitifs et leurs libérateurs remontèrent à cheval. Edwin Coppie donna le signal du départ, et la caravane ne tarda pas à disparaître dans les brumes du matin.

Quand ils se furent éloignés, Brown ouvrit sa Bible au livre 1er d’Isaïe, et tandis que son cheval broutait le gazon de la vallée, il lut le chapitre V, où se trouve cette terrible prédiction:

 

16. Le Dieu des armées sera exalté dans ses jugements; le Dieu saint signalera sa sainteté par des vengeances.

17. Des étrangers dévoreront ces champs abandonnés par des maîtres avares; ils y feront paître leurs troupeaux.

18. Malheur à vous qui traînez l’iniquité comme de longues chaînes, et le péché comme les traits d’un char.

19. Qui osez dire au Seigneur: Qu’il se hâte, que son œuvre commence devant nous, et nous la verrons: qu’il approche, que les conseils du Saint d’Israël nous soient manifestés, et nous les connaîtrons.

20. Malheur à vous qui appelez le mal le bien, et le bien le mal: qui changez les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres; l’amertume en douceur, et la douceur en amertume!

21. Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux! Malheur à ceux qui croient à leur prudence!

22. Malheur à vous qui mettez votre gloire à supporter le vice, et votre force à remplir des coupes de liqueurs enivrantes.

23. Qui justifiez l’homme inique à cause de ses dons, et qui ramenez l’innocent à la justice!

24. C’est pourquoi, comme le chaume est consumé, dévoré par les flammes, ainsi ce peuple sera séché jusque dans ses racines, et sa race sera dissipée comme la poussière: il a répudié l’alliance du Seigneur, il a blasphémé la parole du Saint d’Israël.

25. La colère du Seigneur va éclater contre son peuple; il appesantira sa main sur lui; il l’a frappé; les montagnes se sont ébranlées; répandus comme la boue, les cadavres ont couvert les places. Et en cela la colère du Seigneur n’est pas satisfaite, sa main reste encore étendue.

26. Alors, le Soigneur élèvera son étendard à la vue des nations éloignées; un sifflement s’entendra des extrémités de la terre, et voilà qu’un peuple accourra aussitôt».

 

À ce passage, Brown s’arrêta et s’enfonça dans une méditation profonde.

Le souffle divin l’avait inspiré. Il prévoyait l’épouvantable catastrophe que son bras avait soulevée dans le Nouveau-Monde.

Immense responsabilité, que celle-là!

Un instant, le chef des abolitionnistes en fut effrayé. Mais rassuré bientôt par l’esprit d’équité qui le guidait, il s’écria avec l’enthousiasme de la conviction religieuse:

— Dieu le veut! Dieu l’ordonne! Il a daigné me choisir pour être l’instrument de ses desseins; que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel!

Puis il retomba dans sa rêverie, mais pour quelques minutes seulement, car il en fut tiré par un bruit sourd qui partait du faîte de la colline.

Levant les yeux, Brown découvrit une troupe de cavaliers.

— Ce sont des esclavagistes de Battesville. Ils poursuivent nos hommes, pensa-t-il, mais sans faire un mouvement pour se cacher.

Les cavaliers descendirent à fond de train dans la vallée.

Ils étaient armés de pied en cap.

À leur tête galopait un officier supérieur, portant l’uniforme des milices de l’Union.

C’était le major Flogger.

Dès qu’il aperçut Brown, il dirigea son cheval sur lui.

Étendu sur l’herbe, au pied d’un arbre, le capitaine abolitionniste avait l’air d’un chasseur livré aux douceurs du repos.

Mais, autour de lui, des traces nombreuses disaient clairement qu’une grosse bande d’hommes et de chevaux avait quitté l’endroit depuis peu.

— Eh! étranger? dit le major en touchant le prétendu dormeur de la pointe de son sabre.

— Qu’y a-t-il? demanda Brown, se frottant les yeux comme s’il s’éveillait en sursaut.

— Avez-vous passé la nuit là? reprit Flogger.

— La nuit! non; je suis arrivé il y a deux heures. Mais qu’est-ce que ça vous fait?

— C’est peut-être un Browniste, insinua un des compagnons du major.

— Ah! vous cherchez Brown! il fallait donc le dire, fit le capitaine avec un air de franchise parfaitement simulé.

— Eh bien, Brown? questionna Flogger.

— Oh! il n’est pas loin d’ici; je le connais.

— Mais où est-il?

— Il y a une heure, j’ai déjeuné avec ses gens qui avaient pillé et incendié la maison d’un propriétaire d’esclaves, à ce que j’ai entendu... les gredins!

— Et vous avez déjeuné avec eux? fit le major d’un ton rude.

— Oui, j’avais faim, car j’arrive des Montagnes-Rocheuses. Depuis deux jours je manquais de provisions. Ils m’ont donné un morceau de biscuit et de viande boucanée.

— Ils avaient des nègres avec eux, n’est-ce pas?

— Je crois bien; une centaine au moins!

— Les scélérats! Oh! si nous les rattrapons, leur compte sera bon! maugréa le major entre ses dents.

— Mais où sont-ils allés? dit un des cavaliers.

— Ils ont traversé l’Osage et pris vers l’est.

— Conduisez-nous, étranger, reprit le major. Il y aura cent piastres de récompense pour vous, si nous les rejoignons.

— Vous conduire, monsieur, impossible! dit le faux trappeur. Cent piastres, c’est un beau denier. J’en aurais bien besoin pour renouveler mes provisions de poudre et de plomb; mais j’attends mon frère, à qui j’ai donné rendez-vous ici. Nous allons à Saint-Louis acheter des munitions. Si vous vouliez patienter une heure ou deux, j’irais volontiers avec vous pour moitié prix, car je ne l’aime pas, votre capitaine Brown! Il ne m’a pas seulement offert un pauvre verre de whiskey.

— Vous dites qu’ils ont franchi la rivière et marché vers l’est.

— Oui, répliqua-t-il hardiment, en indiquant sur le rivage une place foulée aux pieds, où ses gens avaient fait boire leurs chevaux; oui, ils ont passé là.

— Merci, étranger, reprit le major Flogger. Allez à Battesville; quoiqu’une partie de ma maison ait été brûlée par ces brigands, vous y trouverez encore un logement convenable pour vous reposer, vous et votre frère, et du rhum pour boire à ma santé.

— Bien obligé, monsieur, dit Brown en ôtant son chapeau; bien obligé; votre invitation n’est pas de refus; nous en profiterons.

Là-dessus, le planteur fit volte-face et lança son cheval au milieu de l’eau. Derrière lui se foulaient une centaine de cavaliers, qui s’empressèrent d’imiter son exemple, sans soupçonner un instant qu’ils avaient pu être mystifiés par leur adroit ennemi.