Le cheikh Samman était extrêmement occupé par la guerre du Golfe. Il organisait tous les jours des conférences et des colloques et écrivait de longs articles dans la presse pour y donner le point de vue de la charia sur la guerre de libération du Koweït. À de nombreuses reprises, le gouvernement l’avait invité à la télévision et lui avait demandé de prononcer le prêche du vendredi dans les plus importantes mosquées du Caire. Le cheikh présentait aux gens l’ensemble des arguments pris dans la charia, justifiant la position adoptée par les dirigeants arabes de faire appel aux forces américaines pour libérer le Koweït de l’occupation irakienne.
Le hadj Azzam avait passé trois jours entiers à rechercher le cheikh Samman jusqu’à ce qu’il puisse enfin le rencontrer dans son bureau de la mosquée Al-Salam, à Medinat Nasr. Il regarda son visage avec inquiétude :
— Qu’avez-vous, monseigneur, vous semblez épuisé ?
— Je ne dors pratiquement plus depuis le début de la guerre. Tous les jours, ce sont des colloques, des rencontres. Dans quelques jours, si Dieu le veut, j’irai en Arabie Saoudite pour assister à une rencontre extraordinaire d’oulémas.
— Non, monseigneur, vous devez veiller à votre santé.
Son Excellence le cheikh soupira :
— Tout ce que j’ai fait est moins que mon devoir et je demande à Dieu, qu’il soit glorifié et exalté, d’agréer mes œuvres et de les mettre dans la balance de mes bonnes actions.
— Vous pouvez repousser ce voyage en Arabie et vous reposer un peu.
— Que Dieu me garde de la paresse. Le cheikh Ghamidi qui est un des oulémas les plus éminents – et l’on ne donne à personne la priorité sur Dieu – m’a contacté. Je m’associerai là-bas à mes frères oulémas pour émettre une sentence religieuse légale confondant ceux qui poussent à la sédition ainsi qu’un communiqué pour faire apparaître aux yeux des gens la vacuité de leurs allégations. Nous mentionnerons dans ce communiqué les arguments fondés sur la charia qui rendent licite le recours aux armées chrétiennes occidentales pour sauver les musulmans du mécréant Saddam Hussein.
Le hadj Azzam hocha la tête en signe d’approbation. Après un silence, le cheikh lui tapota l’épaule et lui demanda amicalement :
— Et vous, comment allez-vous ? Je crois que vous êtes venu pour une question…
— Je ne veux pas ajouter à vos soucis.
Le cheikh sourit et enfonça son corps replet dans le fauteuil moelleux en disant :
— Vous, personnellement, ce n’est pas possible que vous me causiez du souci. S’il vous plaît, parlez.
*
Lorsque le hadj Azzam et le cheikh Samman arrivèrent à l’appartement de Soad dans l’immeuble Yacoubian, ils la trouvèrent en tenue d’intérieur. Elle souhaita la bienvenue au cheikh Samman avec réserve, puis se dirigea rapidement vers l’intérieur et en revint quelques minutes plus tard, la tête couverte, et portant un plateau en métal argenté avec trois verres de jus de citron glacé. Le cheikh en avala une gorgée avec délice, les yeux clos, puis, comme s’il avait trouvé une occasion d’aborder le sujet, il se tourna vers Azzam et lui dit en riant :
— Ce jus de citron est un enchantement. Mon frère, votre femme est une excellente maîtresse de maison. Rendons grâce à Dieu pour ses bienfaits.
Azzam saisit la ficelle qu’on lui tendait :
— Sois loué et remercié mille fois, Seigneur. Soad est une bonne et appréciable maîtresse de maison, mais elle est entêtée et fatigante.
— Entêtée ? demanda le cheikh feignant l’étonnement, en se tournant vers Soad qui s’empressa de rétorquer d’un ton sérieux :
— Bien sûr, le hadj vous a parlé du problème.
— Que Dieu n’apporte jamais de problèmes. Écoute-moi, ma fille. Tu es une femme musulmane qui respecte la loi de Notre-Seigneur et Notre-Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté, a ordonné à la femme d’obéir à son mari en toutes choses, en ce bas monde, au point que l’Élu – prière et salut de Dieu sur lui – a dit dans un hadith authentique : “S’il appartenait à une créature de se prosterner devant une autre créature semblable à elle, alors j’aurais donné l’ordre à la femme de se prosterner devant son mari.” Parole du Prophète.
— Il faut que la femme écoute les paroles de son mari dans ce qui est licite ou bien dans ce qui est interdit ?
— Que Dieu te préserve du péché, ma fille. Il ne faut pas obéir à une créature en désobéissant au Créateur.
— Eh bien, dites-le-lui, monseigneur, il veut que j’avorte…
Le silence se fit un instant, puis le cheikh Samman sourit et lui dit d’une voix calme :
— Ma fille, tu t’étais mise d’accord avec lui dès le début pour ne pas avoir d’enfant. Le hadj Azzam est un homme âgé et sa situation ne le lui permet pas.
— Très bien, qu’il me répudie d’une manière qui agrée à Dieu.
— Mais s’il te répudie et que tu es enceinte, il est contraint par la charia de reconnaître le nouveau-né.
— Ça veut dire que vous êtes d’accord pour que j’avorte ?
— Dieu me garde… l’avortement est interdit, bien sûr. Mais certains avis jurisprudentiels autorisés assurent que se débarrasser de sa grossesse dans les deux premiers mois n’est pas considéré comme un avortement parce que l’âme n’apparaît dans l’embryon qu’au début du troisième mois.
— Qui a dit ça ?
— Ce sont des fatwa de grands oulémas.
Soad éclata d’un rire sarcastique :
— Ce doit être des cheikhs américains.
— Parle poliment à Son Excellence le cheikh, la réprimanda le hadj Azzam.
Elle le foudroya du regard et lui dit d’un ton de défi :
— Chacun s’occupe de sa politesse.
Le cheikh intervint d’un ton apaisant :
— J’en appelle à Dieu contre sa colère. Soad, ma fille, repousse le démon. Je ne parle pas de ce sujet de mon propre point de vue – que Dieu m’en garde –, je rapporte un avis jurisprudentiel reconnu. Des jurisconsultes(62) faisant autorité ont affirmé qu’avorter d’un embryon avant le troisième mois n’était pas considéré comme un homicide si cela avait lieu pour des raisons contraignantes.
— Alors, comme ça, j’avorterais et ce serait licite ? Qui raconte des choses pareilles ? Je ne pourrais pas vous croire même si vous le juriez sur le Coran !
Le hadj Azzam s’approcha d’elle et cria avec colère :
— Je te dis de parler poliment à Son Excellence le cheikh.
Soad se leva et se mit à crier en agitant les bras :
— Quoi ? Son Excellence le cheikh ! Tout est clair. Tu lui as donné de l’argent pour dire des choses qui n’ont pas de sens. Que l’avortement soit licite pendant les deux premiers mois ! Quelle honte, cheikh ! Où allez-vous vous cacher du bon Dieu ?
Le cheikh Samman ne s’attendait pas à cette attaque soudaine. Son visage s’assombrit et il dit d’un ton de blâme :
— Un peu de dignité, ma fille. Attention à ne pas dépasser les limites.
— Quelles limites je dépasse ? Et quelles foutaises ? Espèce de bouffon de cheikh. Combien vous a-t-il payé pour venir avec lui ?
— Garce, fille de chien, cria le hadj Azzam en la giflant.
Elle cria, se mit à pousser des hurlements, mais le cheikh Samman retint le hadj et l’éloigna d’elle. Il lui parla à voix basse et tous les deux ne tardèrent pas à sortir en claquant la porte derrière eux.
*
Soad les poursuivit de ses insultes et de ses malédictions. Elle tremblait de colère à cause des paroles du cheikh et à cause d’Azzam qui l’avait frappée pour la première fois depuis leur mariage. Elle continuait à sentir la douleur de la gifle sur son visage et décida intérieurement de se venger de lui mais, en même temps, elle se sentait secrètement soulagée parce qu’elle était parvenue à l’affronter ouvertement. Entre eux, tous les liens qui la contraignaient et l’entravaient étaient rompus. Il l’avait frappée et insultée et, à partir de maintenant, elle exprimerait son mépris et sa haine à son égard de la manière la plus manifeste. En vérité, cette capacité à se quereller et à insulter était nouvelle, comme si le mal avait soudainement explosé en elle. Tout ce dont elle avait souffert, tout ce qui l’avait tourmentée s’était accumulé et maintenant le temps était venu de régler les comptes. Elle était prête à le tuer ou à ce qu’il la tue, plutôt que d’avorter.
Lorsqu’elle fut un peu calmée, elle se demanda pourquoi elle tenait à ce point à sa grossesse. Bien sûr, elle était croyante et l’avortement était interdit. Elle se sentait également effrayée par l’opération de l’avortement au cours de laquelle de nombreuses femmes étaient mortes. Mais toutes ces considérations étaient secondaires. C’était une aspiration instinctive et tenace qui la poussait à lutter férocement pour protéger sa grossesse. Elle avait l’impression que, si elle accouchait, cela lui rendrait son honneur, que sa vie acquerrait un sens nouveau et respectable. Elle ne serait plus la femme pauvre que le millionnaire Azzam avait achetée pour jouir d’elle deux heures chaque après-midi mais une épouse véritable qu’on ne pourrait plus ignorer ni dédaigner. Elle serait la mère de son fils. Elle entrerait et sortirait en tenant dans ses bras le fils du hadj. N’était-ce pas son droit ? Elle avait eu faim. Elle avait mendié et goûté à l’humiliation. Elle avait des centaines de fois refusé de se dévergonder et à la fin elle avait accepté de mettre son corps à la disposition d’un vieillard de l’âge de son père, de supporter son poids sur elle, sa morosité, son visage plein de rides, ses cheveux teints et sa virilité flapie. Elle avait accepté de faire comme s’il la rassasiait, comme si son corps brûlait de désir. Elle avait accepté qu’il vienne la rejoindre et qu’il la quitte en catimini, comme si elle était sa maîtresse. Elle avait accepté de dormir seule dans un lit froid, dans un appartement vaste et effrayant qu’elle devait laisser tous les soirs éclairé pour dissiper son inquiétude, de pleurer tous les jours en pensant à son fils. Puis venait l’heure de la visite d’Azzam. Elle se faisait belle pour lui et jouait le rôle pour lequel elle était payée.
N’était-ce pas son droit après toute cette humiliation de sentir, pour une fois, qu’elle était épouse et mère ? N’était-ce pas son droit de donner la vie à un fils légitime qui hériterait d’une fortune la mettant pour toujours à l’abri de la misère ? Dieu lui avait octroyé cette grossesse comme une juste récompense pour sa longue patience et elle n’y renoncerait pas, quel que soit le prix.
Ainsi pensait Soad. Puis elle entra dans la salle de bains et se déshabilla. Lorsque l’eau chaude se mit à couler sur son corps nu, s’empara d’elle le sentiment nouveau et étrange que son corps qu’Azzam avait si longtemps utilisé, souillé et humilié était soudain devenu libre, qu’il lui appartenait à elle seule. Ses mains, ses jambes, ses bras, sa poitrine, chaque partie de son corps respirait en liberté ; et puis, il y avait une palpitation faible, belle, qu’elle ressentait à l’intérieur d’elle-même, une palpitation qui allait croître, se développer, l’envahir jour après jour jusqu’à ce que le moment soit venu et que sorte un bel enfant qui lui ressemble, qui hérite la richesse de son père et qui lui rende son honneur et la position qui lui revenait. Elle termina son bain, s’essuya et revêtit ses vêtements de nuit. Elle fit la prière du soir, y ajouta des prières surérogatoires puis s’assit dans son lit pour lire le Coran jusqu’à ce que le sommeil l’emporte.
*
— Qui est-ce ?
Elle avait été réveillée par un mouvement et un murmure qui venaient de l’extérieur de sa chambre. Elle crut qu’un voleur s’était glissé dans l’appartement. Elle se mit à trembler de frayeur et décida d’ouvrir la fenêtre pour appeler les voisins au secours.
— Qui est-ce ? s’écria-t-elle à nouveau d’une voix stridente.
Elle tendit l’oreille, assise sur son lit dans l’obscurité mais les bruits cessèrent et le silence régna à nouveau. Elle décida d’aller vérifier par elle-même et sortit ses deux jambes du lit, mais la peur paralysait ses membres et elle se convainquit qu’il ne s’agissait que d’appréhensions. Elle rentra à nouveau dans son lit et se mit un oreiller sur la tête. Quelques instants s’écoulèrent pendant lesquels elle tenta de retrouver le sommeil lorsque, tout à coup, la porte de la chambre s’ouvrit violemment en heurtant le mur.
Ils l’attaquèrent. Ils étaient quatre ou cinq. Elle ne pouvait pas voir leurs visages dans l’obscurité. Ils se jetèrent sur elle et l’un d’eux lui ferma la bouche avec un oreiller pendant que les autres saisissaient ses mains et ses pieds. Elle essaya de toutes ses forces de leur échapper, de crier le plus fort possible. Elle mordit la main de l’homme qui la bâillonnait, mais sa résistance fut vaine car ils l’avaient solidement ligotée, paralysant totalement ses mouvements. Ils étaient forts et bien entraînés. L’un d’eux releva la manche de son pyjama et elle sentit une sorte d’épine effilée s’enfoncer dans son bras et, peu à peu, son corps commença à faiblir, à se ramollir, puis elle ferma les yeux et sentit que tout, autour d’elle, s’éloignait, disparaissait, comme si c’était un rêve.
*
Le journal Le Caire a été fondé il y a cent ans dans le même vieux bâtiment qu’il occupe toujours, rue Al-Jala. Depuis sa création, il est publié quotidiennement en langue française pour les francophones qui résident au Caire. Lorsque Hatem eut terminé ses études à la faculté de lettres, sa mère française parvint à lui trouver un travail dans ce journal. Il fit vite preuve de sa compétence comme journaliste et fut rapidement promu au poste de rédacteur en chef à l’âge de quarante-cinq ans. Il transforma complètement le journal et y ajouta un supplément en langue arabe à l’intention des lecteurs égyptiens. La diffusion atteignit sous sa direction le chiffre de trente mille exemplaires quotidiens, ce qui était un chiffre énorme pour un petit journal local. Ce succès était le résultat naturel et mérité de la compétence de Hatem, de sa persévérance, de ses relations efficaces avec des milieux variés et de l’énorme puissance de travail qu’il avait héritée de son père.
Sachant que soixante-dix personnes (employés, journalistes et photographes) travaillent au journal sous sa direction, la première question qui vient à l’esprit est : sont-ils au courant de son homosexualité ? La réponse est oui, bien sûr, parce que, en Égypte, les gens s’intéressent à la vie privée des autres et fouillent leurs secrets avec insistance et application. Un sujet pareil ne peut pas rester caché et tous les employés du journal savent que leur patron est homosexuel. Mais, malgré toute la répulsion et le mépris que cela provoque en eux, la déviance de Hatem Rachid n’est qu’une ombre légère, sans impact sur son ascendant et sur son rayonnement au travail. Ils sont au courant de son homosexualité mais ils ne la perçoivent jamais dans leurs rapports quotidiens avec lui car il est sévère et strict, peut-être plus encore que nécessaire. Il passe avec eux la plus grande partie de la journée et il ne lui échappe pas le moindre mouvement, le moindre regard furtif qui révélerait ses penchants.
Bien sûr, cela n’a pas été sans quelques épisodes scabreux, survenus au cours de son mandat à la tête du journal. Il y eut l’histoire de ce journaliste paresseux et médiocre auquel Hatem avait infligé plusieurs blâmes pour préparer son licenciement définitif. Le journaliste, au courant de l’intention du rédacteur en chef, décida de se venger. Il profita de la présence de l’ensemble des journalistes au comité de rédaction hebdomadaire pour demander la parole. Lorsque Hatem la lui donna, il se dépêcha de lui dire, d’un ton sarcastique :
— Je voudrais vous proposer, monsieur, l’idée d’une enquête journalistique sur l’homosexualité en Égypte.
Un silence tendu se fit parmi les participants et le rédacteur ne dissimula pas son sourire, visant délibérément à humilier Hatem qui commença par se taire, baisser les yeux et passer la main sur sa fine chevelure (ce qui était son habitude lorsqu’il était surpris ou troublé). Puis il se cala dans son fauteuil et répondit calmement :
— Je ne crois pas que ce sujet intéresse les lecteurs.
— Au contraire, cela les intéresse beaucoup car le nombre d’homosexuels est en grande augmentation et certains d’entre eux occupent maintenant des postes de commandement dans le pays, alors que les études scientifiques affirment que les homosexuels ne sont pas faits psychologiquement pour le commandement, à cause des perturbations causées par leur anomalie sexuelle.
C’était une attaque brutale et dévastatrice. Hatem décida de réagir violemment. Il répondit avec assurance :
— Votre façon de penser traditionnelle est une des causes de votre échec comme journaliste.
— Parce que l’homosexualité est un comportement progressiste ?
— Pas plus que ce n’est le problème national numéro un, monsieur le diplômé, l’Égypte n’est pas un pays sous-développé à cause de l’homosexualité, mais à cause de la corruption, de la dictature et de l’injustice sociale… Et puis espionner la vie privée des gens est une attitude vulgaire indigne d’un journal respectable comme Le Caire.
Le journaliste essaya de répliquer mais Hatem lui coupa la parole avec vivacité :
— La discussion est terminée. Je vous prie de vous taire pour que nous puissions continuer à discuter des autres sujets.
Hatem gagna ainsi brillamment la partie et démontra à tous qu’il avait une forte personnalité et ne craignait pas le chantage.
La seconde fois, ce fut une provocation embarrassante, et plus scabreuse, d’un rédacteur stagiaire. Hatem se tenait debout parmi les ouvriers de l’imprimerie, surveillant la composition du journal lorsque le rédacteur fit mine de vouloir lui parler, se rapprocha de lui, lui montra quelque chose sur une feuille de papier sur la table et se colla derrière son dos. Hatem comprit immédiatement le sens de ce mouvement. Il s’éloigna calmement et reprit, comme à l’accoutumée, sa tournée dans l’imprimerie. Lorsqu’il retourna à son bureau, il fit chercher le rédacteur et renvoya les personnes présentes dans la pièce, puis il le laissa debout quelques minutes et se mit à feuilleter des papiers posés devant lui sans l’autoriser à s’asseoir, sans tourner le regard vers lui. À la fin, il leva la tête, le regarda longuement et lui dit lentement :
— Écoutez, ou bien vous vous comportez correctement ou bien je vous mets immédiatement à la porte du journal, compris ?
Le rédacteur essaya de feindre l’étonnement et l’innocence mais Hatem lui dit d’un ton tranchant avant de reprendre la consultation de ses papiers :
— Ceci est le dernier avertissement. Pas besoin de détails. S’il vous plaît, l’entretien est terminé.
*
Hatem Rachid n’était donc pas un simple efféminé. C’était quelqu’un de doué, d’assidu, que l’expérience avait rempli de sagesse. Il était parvenu par son intelligence au sommet de la réussite professionnelle. Il était de plus très cultivé et parlait couramment plusieurs langues vivantes (l’anglais, l’espagnol et le français, en plus de l’arabe). Ses lectures vastes et profondes l’avaient amené aux idées socialistes. Il rechercha l’amitié des grands socialistes égyptiens et, pour cette raison, il fut une fois, à la fin des années 1970, convoqué par les services de renseignements de la Sécurité d’État, mais il fut libéré au bout de quelques courtes heures après qu’on eut écrit sur son dossier : “Sympathisant, non-membre d’une organisation.” Sa culture socialiste aurait, plus d’une fois, pu l’amener à militer dans des organisations communistes secrètes (le Parti des travailleurs et le Parti communiste égyptien) mais son homosexualité connue dissuada les responsables de le recruter.
Telle était la véritable personnalité de Hatem Rachid, sa personnalité déclarée. Quant à sa vie homosexuelle secrète, elle était comme une boîte fermée, pleine de jouets interdits, répréhensibles et délectables qu’il ouvrait tous les soirs pour en jouir, puis qu’il refermait et essayait d’oublier en s’efforçant de réduire à la portion congrue l’espace qu’il lui réservait dans sa vie. Il vivait ses journées habituelles comme un journaliste et un cadre exécutif et la nuit, pendant quelques heures au lit, il se livrait à son plaisir. Il se disait en lui-même que la plupart des hommes sur cette terre avaient des penchants particuliers grâce auxquels ils se soulageaient de la pression de la vie. Il connaissait des personnalités de premier plan, des médecins, des magistrats, des professeurs d’université portés sur l’alcool, le haschich, les femmes, ou le jeu. Cela n’enlevait rien à leur réussite et au respect qu’ils avaient d’eux-mêmes. Il essayait de se convaincre que l’homosexualité était une chose du même ordre, un simple penchant différent. Il aimait beaucoup cette idée parce qu’elle l’apaisait, lui rendait son équilibre et lui conférait de la respectabilité. Aussi avait-il toujours pour objectif une relation solide avec un amant stable qui satisfasse ses besoins d’une manière sûre et lui permette de circonscrire son homosexualité à l’heure nocturne du lit, car, lorsqu’il était seul, sans amant, la tentation s’emparait de lui et la concupiscence le poussait vers des situations humiliantes. Il avait connu des jours tristes, douloureux au cours desquels il s’était vautré dans l’avilissement. Il avait fréquenté des lieux de rencontre homosexuels et s’était commis avec des personnages louches, la lie de la société, pour y ramasser des amants avec lesquels il satisfaisait ses besoins pour une seule nuit sans les revoir par la suite. Combien de fois avait-il été exposé au vol, au mépris, au chantage. Une fois, il avait été battu sauvagement dans un hammam(63) populaire du quartier d’El-Hussein. On lui a pris sa montre en or et son portefeuille. À la suite de ces nuits démentielles, Hatem Rachid se retirait plusieurs jours sans voir personne ni parler à qui que ce soit. Il buvait alors beaucoup et revoyait sa vie tout entière. Il se remémorait son père et sa mère avec colère et haine. Il se disait que s’ils avaient consacré un peu de temps à s’occuper de lui il ne serait pas tombé si bas. Mais ils étaient occupés par leurs ambitions professionnelles, ils se consacraient à la recherche de la fortune et de la gloire et ils l’abandonnaient aux domestiques qui tripotaient son corps. Jamais il n’en avait voulu à Idriss et jamais il n’avait douté de la sincérité de son amour ; mais il aurait souhaité qu’une seule fois, son père, le docteur Hassan Rachid, ressuscite de sa tombe, pour lui faire entendre ce qu’il pensait de lui. Il se serait tenu devant lui et aurait affronté ses épaisses lunettes, sa taille corpulente et sa pipe imposante. Il n’aurait pas eu peur de lui. Il lui aurait dit : “Illustre savant, puisque tu as consacré ta vie au droit civil, pourquoi t’es-tu marié et as-tu eu un enfant ? Peut-être étais-tu un prodige en tant que juriste, mais tu n’as certainement pas su comment être un véritable père. Combien de fois m’as-tu embrassé dans toute ma vie ? Combien de fois t’es-tu assis à côté de moi pour que je te parle de mes problèmes ? Tu t’es toujours comporté à mon égard comme si j’étais une pièce de musée ou un tableau de maître qui t’avait plu, dont tu avais fait l’acquisition et que tu avais oublié. De temps en temps seulement, quand ton emploi du temps surchargé te le permettait, tu t’en souvenais, tu le contemplais un peu, puis tu l’oubliais à nouveau.” Quant à sa mère, Jeannette, il la mettrait, elle aussi, en face de ses vérités : “Tu étais une simple serveuse dans un petit bar du Quartier latin. Tu étais pauvre et sans instruction. Ton mariage avec mon père était une ascension sociale plus grande que tout ce dont tu pouvais rêver, mais ensuite, pendant trente ans, tu n’as pas cessé de mépriser mon père et de le provoquer parce qu’il était égyptien et que tu étais française. Tu as joué le rôle de l’Européenne civilisée au milieu des sauvages. Tu n’as pas cessé de te plaindre des Égyptiens et de te comporter avec eux tous d’une façon froide et hautaine. La façon dont tu m’as négligé faisait partie de ta haine de l’Égypte. Je pense que tu as trompé mon père plus d’une fois. J’en suis même convaincu, au moins avec M. Pinard, le secrétaire à l’ambassade de France avec qui tu parlais au téléphone pendant des heures allongée sur ton lit. Tu étreignais l’écouteur, tu chuchotais, ton visage se congestionnait de désir et tu m’envoyais au loin jouer avec les domestiques. En vérité, tu étais une femme légère. Il suffit à un homme d’ouvrir la main pour en ramasser dix comme toi, dans les bars de Paris.”
Dans ces moments noirs, le désespoir s’emparait de Hatem et, déchiré par son sentiment d’humiliation, il s’abandonnait aux larmes comme un enfant. Souvent, il pensait au suicide mais manquait du courage nécessaire pour le faire.
Mais maintenant tout était pour le mieux. Sa relation avec Abd Rabo durait depuis longtemps et s’était stabilisée. Il était parvenu à lier sa vie à la sienne grâce au kiosque et à la pièce qu’il avait louée sur la terrasse. La satiété sexuelle assurée, il avait complètement cessé de fréquenter le bar Chez Nous ainsi que les autres lieux de rencontre homosexuels. Il incitait Abdou à poursuivre des études pour devenir un homme respectable, instruit, capable de comprendre ses sentiments et ses idées, et digne de son amitié perpétuelle :
— Abdou, tu es intelligent et sensible. En faisant des efforts, tu peux améliorer ta situation. Maintenant, tu gagnes ta vie, ta famille a ce qu’il lui faut et ta vie est stable. Mais l’argent n’est pas tout. Il faut que tu étudies pour devenir un homme respectable.
Ils venaient de terminer leurs amours du matin et Hatem était descendu nu du lit. Il marchait d’un pas dansant, sur la pointe des pieds. Comme d’habitude lorsqu’il était rassasié, il avait l’air satisfait et ragaillardi. Il se servit un verre pendant qu’Abdou, allongé dans le lit, éclata de rire et dit d’un ton facétieux :
— Pourquoi veux-tu que j’étudie ?
— Pour devenir respectable.
— Alors, je ne suis pas respectable ?
— Bien sûr que tu es respectable, mais il faut que tu étudies et que tu obtiennes un diplôme.
— Mon diplôme, c’est l’attestation qu’il n’y a de Dieu que Dieu(64) !
Abdou pouffa de rire et Hatem le regarda d’un air de reproche :
— Je parle sérieusement. Il faut que tu fasses des efforts, il faut que tu étudies et que tu obtiennes le brevet puis le baccalauréat, puis que tu entres dans une bonne université, le droit, par exemple.
— Retourner à l’école à mon âge ?
— Non, Abdou, ne pense pas comme ça. Tu as vingt-quatre ans. Tu as la vie devant toi.
— Tout est entre les mains du destin.
— Nous voilà revenu à ces idées arriérées. Ton destin dans ce bas monde, c’est toi seul qui peux le faire. S’il y avait de la justice dans le pays, il faudrait que quelqu’un comme toi étudie aux frais du gouvernement. L’éducation et la santé sont des droits naturels pour n’importe quel citoyen au monde, mais en Égypte le régime fait exprès de laisser les pauvres comme toi dans l’ignorance pour pouvoir les voler. Tu vois bien que le gouvernement choisit les policiers de la Sécurité d’État parmi les plus pauvres et les plus ignorants des appelés. Si tu avais fait des études, Abdou, tu n’aurais pas accepté de travailler pour la Sécurité d’État dans les pires conditions en échange de quelques millimes – pendant que les puissants volent tous les jours des millions aux dépens du peuple.
— Tu veux que j’empêche les puissants de voler ? Est-ce que j’ai pu tenir tête au commandant de la caserne ? Et tu veux que je règle leur compte aux puissants ?
— Commence par toi, Abdou. Fais des efforts. Apprends par toi-même. C’est le premier pas pour obtenir tes droits.
Puis Hatem le regarda longuement et lui dit avec tendresse :
— Qui sait ? Peut-être qu’un jour tu deviendras maître Abd Rabo, avocat.
Abdou se leva du lit, s’approcha de lui, le prit par les épaules, l’embrassa sur la joue et lui dit :
— Et qui paiera mes frais scolaires, qui m’ouvrira un cabinet lorsque j’aurai terminé mes études ?
Les sentiments de Hatem s’enflammèrent soudain. Il approcha son visage de celui d’Abdou et lui dit dans un murmure :
— Moi, mon chéri, jamais je ne t’abandonnerai, jamais je ne te laisserai dans le besoin.
Abdou l’étreignit et tous deux plongèrent dans l’oubli de longs baisers enfiévrés. Mais un bruit leur parvint de loin. Peu à peu ils entendirent des coups violents et ininterrompus contre la porte. Hatem regarda Abdou avec inquiétude puis ils se précipitèrent sur leurs vêtements qu’ils enfilèrent au petit bonheur la chance. Hatem s’avança le premier en direction de la porte et prit un air hautain et importuné avec lequel il s’apprêtait à faire face à ce qui allait se présenter. Puis il regarda par l’œilleton et dit avec surprise :
— C’est ta femme, Abdou.
Abdou se précipita, ouvrit la porte et cria avec colère :
— Qu’est-ce qui se passe, Hadia ? Qu’est-ce qui t’amène à cette heure-ci ? Qu’est-ce que tu veux ?
Elle répondit en criant, en poussant des gémissements et en montrant son enfant qui dormait dans ses bras :
— Au secours, Abdou, l’enfant est brûlant. Il vomit sans arrêt. Il n’a pas arrêté de crier de toute la nuit. Hatem bey, je vous en supplie, faites-nous venir un docteur ou bien emmenons-le à l’hôpital.
*
Lorsque Boussaïna ouvrit la porte de la salle de bains, elle trouva Zaki Dessouki étendu par terre, les vêtements souillés par le vomi, incapable de bouger. Elle se pencha et prit sa main qu’elle trouva froide comme de la glace.
— Zaki bey, vous êtes malade ?
Il murmura des mots confus en regardant dans le vide. Elle apporta un siège, le prit dans ses bras et l’assit (elle se rendit compte à cet instant que son corps était extrêmement léger), puis elle lui enleva ses vêtements maculés et lui lava le visage, les bras et la poitrine avec de l’eau chaude. Il ne tarda pas à s’éveiller à demi et il réussit avec difficulté à se lever et à marcher en s’appuyant sur elle. Elle le fit entrer dans le lit, monta jusqu’à sa chambre sur la terrasse et en revint rapidement avec un grand verre de menthe bouillie que Zaki but avant de sombrer dans un profond sommeil. Elle passa la nuit à côté de lui sur le canapé. Plus d’une fois elle alla l’examiner. Elle vérifiait sa température avec sa main sur sa joue, elle mettait ses doigts devant son nez pour voir si la respiration était régulière. Elle était restée éveillée, décidée à appeler le médecin si la situation empirait. Elle regardait son visage de vieillard lorsqu’il dormait et, pour la première fois, il lui parut véridique et simple, rien d’autre qu’un vieil homme bon, ivre, faible et innocent. Il inspirait la tendresse comme les enfants. Le matin, elle lui prépara un petit-déjeuner léger avec du café chaud. Abaskharoun était arrivé et avait compris ce qui s’était passé. Il se tenait debout en silence, triste, devant son maître malade. Il se mit à répéter d’une voix altérée :
— Prompt rétablissement, Excellence.
Zaki ouvrit les yeux et lui fit signe de sortir, puis il se redressa avec difficulté, appuya le dos contre le mur et se prit la tête entre les mains en gémissant d’une voix faible :
— J’ai une migraine effrayante et j’ai mal à l’estomac.
— Vous voulez que j’appelle un docteur ?
— Non, ce n’est rien, j’ai bu plus qu’il ne fallait, c’est toujours la même chose. Je vais prendre une tasse de café sans sucre et je serai en pleine forme.
Il affectait le flegme et la robustesse. Elle se mit à rire :
— Allez, ce n’est pas la peine de faire le fier. Vous êtes vieux et votre santé est faible. C’est fini, vous ne pouvez plus veiller et boire. Il faut que vous dormiez de bonne heure, comme les autres vieux de votre âge.
Zaki sourit et lui dit avec gratitude :
— Merci, Boussaïna, tu es une personne bonne et sincère. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
Elle posa ses mains sur son visage et l’embrassa sur le front.
Elle l’avait souvent embrassé auparavant mais elle éprouva cette fois-ci une sensation différente en touchant son visage. En appliquant les lèvres sur son front, elle eut le sentiment qu’elle le connaissait très bien, qu’elle aimait cette odeur âpre et désuète, qu’il n’était plus ce bey lointain qui lui parlait du temps passé, qu’il n’était même plus cet amant masculin compliqué, différent d’elle, mais que, maintenant, il lui était proche, comme si elle le connaissait depuis longtemps, comme s’il était son père ou son oncle, comme si c’était sa propre odeur, son propre sang qu’il portait. Elle avait envie de l’étreindre avec force pour renfermer entre ses bras son corps fragile et délicat et remplir ses narines de l’odeur âpre et désuète qu’elle aimait. Elle pensa que ce qui leur arrivait était étrange et inattendu. Elle se rappela que, pas plus tard qu’hier, elle avait tenté de le trahir et d’obtenir de lui sa signature. Elle se sentit abjecte. Il lui vint à l’esprit que sa trahison de la veille était une dernière tentative pour résister à ses véritables sentiments à son égard. Intérieurement elle avait souhaité fuir son amour pour lui. D’une certaine façon, cela aurait été plus reposant pour elle de circonscrire ses relations avec lui dans les limites qu’elle s’était imaginées : lui demandant du sexe et elle voulant de l’argent. Mais elle avait franchi les limites. Maintenant, elle faisait face à son sentiment véritable qu’elle comprenait clairement. Elle avait envie de rester pour toujours avec lui, de prendre soin de lui, de le respecter, avec une profonde gratitude. Elle était certaine qu’il comprendrait tout ce qu’elle lui dirait. Elle lui parlerait de sa vie, de son père et de sa mère, de son ancien amour pour Taha. Même des détails sales de sa relation avec Talal, elle les lui raconterait sans honte. Elle se sentait soulagée quand elle lui parlait, comme si elle se débarrassait d’un lourd fardeau. Combien elle aimait son vieux visage quand il se penchait vers elle avec attention et l’interrogeait sur des détails, puis commentait ce qu’elle venait de dire !
Ses sentiments à son égard s’étaient progressivement renforcés jusqu’à ce qu’elle découvre, ce matin-là, qu’elle l’aimait. Elle ne pouvait pas décrire ce qu’elle ressentait avec un autre mot. Ce n’était pas l’amour enflammé qu’elle avait éprouvé pour Taha, mais un autre amour, différent, calme et solide, plus proche du bien-être, de la confiance, du respect. Elle l’aimait et elle en avait conscience. Elle n’avait plus aucun doute à cet égard et elle s’abandonna complètement à lui. Elle vécut avec lui des moments heureux et sereins. Elle passait avec lui la plus grande partie de la journée et une grande partie de la nuit. Avant de dormir, elle se remémorait en souriant tout ce qui s’était passé entre eux et la tendresse la submergeait.
Pourtant, elle ressentait quelque chose de pointu, de piquant la transpercer, toutes les fois qu’elle pensait qu’elle le trompait. Elle avait comploté contre lui pour obtenir sa signature sur le contrat, pour que Malak s’empare de l’appartement. Elle avait profité de sa confiance en elle pour lui faire du mal. N’était-ce pas ce qui s’était passé ? N’était-ce pas son but de tromper sa vigilance et de prendre sa signature lorsqu’il était ivre et de toucher cinq mille livres de Malak ? Le prix de la trahison. Chaque fois que ce mot résonnait dans son esprit, elle se souvenait de son bon sourire, de l’intérêt qu’il lui accordait, de son attention envers ses sentiments. Elle se rappelait qu’il s’était toujours comporté avec gentillesse à son égard, qu’il lui avait accordé une confiance totale. Alors, elle se sentait vile et fourbe. Elle se méprisait et entrait dans un tourbillon de remords. Ce sentiment la tourmenta longtemps, jusqu’à ce qu’un matin elle fût prise d’un élan et allât chez Malak. Il était tôt et il venait d’ouvrir son local. Il avait devant lui un verre de thé au lait qu’il buvait à petites gorgées. Elle s’arrêta devant lui, le salua et, avant que le courage ne l’abandonne, elle lui dit d’emblée :
— Oncle Malak, je suis désolée mais je ne peux pas faire ce sur quoi nous nous étions mis d’accord.
— Je ne comprends pas.
— La signature que je devais prendre à Zaki bey… je ne vais pas le faire.
— Pourquoi ?
— C’est comme ça.
— C’est ton dernier mot ?
— Oui.
— Bon, ça va, merci, lui répondit calmement Malak tout en aspirant une gorgée de thé et en détournant d’elle son visage.
En le quittant elle se sentit libérée d’un lourd souci, mais en même temps elle était étonnée qu’il ait si facilement accepté son refus. Elle s’était imaginé qu’il serait furieux et se mettrait en colère, mais il était resté calme comme s’il s’y attendait ou comme s’il manigançait quelque chose. Cette idée l’effraya pendant plusieurs jours, mais elle se libéra rapidement de ses appréhensions et se sentit pour la première fois profondément apaisée d’avoir cessé de tromper Zaki et ne plus rien avoir à lui cacher.
*
À huit heures du matin, le cheikh Chaker et Taha prirent le métro en direction de Hélouan. Pendant des jours, ils avaient eu de longues conversations au cours desquelles le cheikh essayait de le convaincre d’oublier ce qui était arrivé et de reprendre une vie normale, mais Taha restait plein de rage et d’idées de vengeance au point de paraître à plusieurs reprises au bord de la dépression. À la fin, après une violente altercation, le cheikh lui cria au visage :
— Mais alors, que veux-tu ? Tu ne veux pas étudier, ni travailler. Tu ne veux voir aucun de tes camarades, ni même ta famille. Que veux-tu, Taha ?
— Je veux me venger de ceux qui m’ont outragé et humilié.
— Comment vas-tu les reconnaître ? Tu n’as pas vu leurs visages !
— Par leurs voix, je peux reconnaître leurs voix parmi cent. Je vous en prie, maître, donnez-moi le nom de l’officier qui supervisait mes séances de torture. Vous m’avez déjà dit que vous connaissiez son nom.
— Je ne peux pas être sûr de qui il s’agit mais d’une manière générale la torture à la Sécurité d’État a lieu sous la supervision de deux personnes : le colonel Saleh Rachouane et le général de brigade Fathi el-Wakil. Tous les deux sont des criminels et des mécréants. “Leur place est en enfer, quel effroyable destin.” Mais à quoi cela va te servir de connaître le nom de l’officier ?
— Je me vengerai de lui.
— C’est une chimère. Vas-tu passer toute ta vie à chercher quelqu’un que tu n’as pas vu de tes propres yeux ? C’est un combat dément et condamné à l’échec.
— Je le mènerai jusqu’au bout.
— Veux-tu lutter seul contre un régime qui possède une armée, une police et des milliers d’armes redoutables ?
— C’est vous qui me dites ça, vous qui m’avez appris que le musulman sincère est à lui tout seul la communauté des croyants tout entière ?
Est-ce que le Dieu de vérité – qu’il soit béni et exalté – n’a pas déclaré : “Combien de petites troupes ont vaincu des troupes nombreuses, avec la permission de Dieu ?” Parole de Dieu.
— Qu’il soit glorifié, mais ta lutte contre le régime te coûtera la vie. Tu mourras, mon fils. Ils te tueront dès ton premier affrontement avec eux.
Taha se tut et regarda le cheikh dans les yeux. L’évocation de la mort fit impression sur son esprit :
— Je suis déjà mort. Ils m’ont tué au centre d’internement. Lorsqu’on vous viole et que cela les fait rire, lorsqu’on vous donne un nom de femme et que vous répondez au nom nouveau parce que vous êtes obligé tellement la torture est forte… ils m’avaient appelé Fawzia. Tous les jours, ils me frappaient jusqu’à ce que je dise devant eux : Je suis une femme, je m’appelle Fawzia. Vous voulez que j’oublie tout ça et que je vive ?
Il parlait avec amertume en mordant sa lèvre inférieure. Le cheikh lui dit :
— Écoute, Taha, c’est mon dernier mot pour avoir la conscience tranquille devant Notre-Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté. S’engager dans le combat contre ce régime, cela veut dire la mort assurée.
— Je n’ai plus peur de la mort. Ma patrie maintenant, c’est le martyre. J’espère de tout mon cœur mourir en martyr et aller au paradis.
Ils restèrent tous les deux silencieux et soudain le cheikh se leva, s’approcha de Taha, le regarda un peu dans les yeux, puis le prit fortement dans ses bras et lui dit en souriant :
— Que Dieu te bénisse mon fils. C’est ainsi qu’agit la vraie foi sur ceux qui la possèdent. Écoute, repars maintenant chez toi et prépare ta valise comme si tu allais voyager. Demain matin, nous nous retrouverons pour que je t’accompagne.
— Où ?
Le cheikh eut un large sourire :
— Ne m’interroge pas et fais ce que je te dis. Tu sauras tout en temps voulu.
*
Cette conversation avait eu lieu la veille. Taha avait compris que l’opposition du cheikh au début était une ruse pour éprouver la force de sa détermination. Ils étaient maintenant silencieux, assis côte à côte dans la voiture bondée du métro. Le cheikh contemplait le paysage par la fenêtre tandis que Taha regardait les passagers sans les voir. Dans son esprit revenait sans cesse une question angoissante : où l’emmenait le cheikh ? Bien sûr, il avait confiance en lui, mais en dépit de cela il était en proie à l’anxiété et aux appréhensions. Il pressentait qu’il allait affronter une étape dangereuse, décisive, capitale de sa vie. Il tressaillit lorsque le cheikh lui chuchota :
— Prépare-toi, nous descendons à la cimenterie, la prochaine station.
*
La station de Torah porte le nom de la cimenterie créée par les Suisses dans les années 1920, puis nationalisée par la révolution. Sa capacité de production a beaucoup augmenté jusqu’à devenir une des plus grandes cimenteries du monde arabe. Ensuite, elle dut se conformer comme le reste des entreprises à la politique de l’Infitah et de la privatisation. Un grand nombre de ses actions ont alors été achetées par des sociétés étrangères. La ligne du métro passe au milieu du terrain de la société : à droite, se trouvent l’ensemble des bâtiments administratifs ainsi que les fours géants, à gauche, une vaste étendue désertique entourée de montagnes où se trouvent les carrières d’où sont extraites, à coups de dynamite, les énormes pierres qu’on transporte ensuite dans de grands camions pour les brûler dans les fours à ciment.
Le cheikh Chaker descendit avec Taha. Ils traversèrent la station de métro en direction de la montagne et avancèrent dans le désert. Le soleil était brûlant et l’atmosphère chargée d’une poussière qui recouvrait toute la région. Taha avait la gorge sèche et ressentait une douleur sourde en haut de son ventre puis la nausée s’empara de lui. Il toussa et le cheikh lui dit d’un ton badin :
— La patience est belle, mon héros. L’atmosphère ici est polluée par la poussière de ciment. Demain, tu t’habitueras. De toute façon, nous sommes sur le point d’arriver.
Ils s’arrêtèrent devant une petite colline pierreuse et attendirent quelques minutes. Ils entendirent se rapprocher le ronflement d’un moteur puis apparut un camion de transport de pierres qui s’arrêta devant eux. Son chauffeur était un jeune homme en bleu de travail déchiré, tellement vieux qu’il était décoloré. Il échangea un salut rapide avec le cheikh qui lui jeta un regard inquisiteur, puis lui dit :
— Dieu et le paradis…
Le chauffeur répondit en souriant :
— … La patience et la victoire.
C’était le mot de passe. Le cheikh prit la main de Taha et ils montèrent dans la cabine. Tous les trois restèrent silencieux. Le camion se frayait un chemin sur la piste du désert. D’autres camions appartenant à la compagnie passèrent devant eux, puis le chauffeur obliqua vers une étroite bifurcation non viabilisée sur laquelle il les conduisit pendant plus d’une demi-heure. Taha fut sur le point de confesser au cheikh son angoisse mais il le vit plongé dans la lecture d’un petit volume du Coran qu’il tenait à la main. Enfin apparurent au loin des formes qui se précisèrent peu à peu : un ensemble de petites maisons construites en briques de terre rouge. Le camion s’arrêta. Taha et le cheikh en descendirent et le chauffeur les salua avant de faire demi-tour.
Cela ressemblait aux rues d’un “quartier informel(65)”, avec la pauvreté évidente, les flaques d’eau sur les chemins de terre, les poules et les canards courant autour des maisons, les enfants jouant pieds nus et quelques femmes, le visage recouvert d’un voile noir, assises devant les portes. Le cheikh marchait avec l’assurance de quelqu’un qui connaît l’endroit. Il entra, suivi de Taha, dans une des maisons. Il poussa la porte qui donnait sur une pièce sans meubles en dehors d’un petit bureau et d’un tableau noir accroché au mur. Le sol était recouvert d’une grande natte jaune sur laquelle étaient assis un groupe de jeunes barbus vêtus de galabieh blanches. Tous se levèrent pour saluer le cheikh Chaker. Ils l’étreignirent et l’embrassèrent l’un après l’autre, le plus âgé d’entre eux se maintenant un peu en arrière. C’était un homme gros et grand d’environ quarante ans. Il avait une longue barbe noire. Par-dessus sa galabieh blanche, il portait un gilet vert sombre. Il avait, depuis le sourcil gauche jusqu’en haut du front, une balafre qui semblait être la trace d’une ancienne blessure et le rendait incapable de fermer l’œil complètement. Son visage s’illumina lorsqu’il vit le cheikh Chaker. Il lui dit d’une voix grave :
— La paix soit sur vous. Où étiez-vous, monseigneur ? Cela fait deux semaines que nous vous attendions.
— C’est un cas de force majeure, Bilal, qui m’a tenu éloigné de vous. Comment allez-vous, toi et les frères ?
— Grâce soit rendue à Dieu, nous allons bien, si Dieu le veut.
— Et vos activités ?
— Comme tu peux le lire dans les journaux, nous allons de victoire en victoire, grâce à Dieu.
Le cheikh Chaker passa le bras autour des épaules de Taha et dit à l’homme en souriant :
— Bilal, voici Taha Chazli dont je t’ai parlé. Un modèle pour la jeunesse pratiquante et pieuse, et l’on ne donne à personne la priorité sur Dieu.
Taha s’avança pour serrer la main de l’homme et il sentit sa poigne puissante, il regarda son visage défiguré pendant que les paroles du cheikh résonnaient dans son oreille :
— Taha, je te présente, si Dieu le veut, le cheikh Bilal, l’émir de ce camp. Ici, Taha, avec le cheikh Bilal, tu vas apprendre, avec la permission de Dieu, comment te venger de tes oppresseurs.
*
Soad se réveilla et ouvrit les yeux avec difficulté. Elle avait mal au ventre et envie de vomir. Sa tête lui faisait mal et sa gorge sèche était douloureuse. Peu à peu elle comprit qu’elle était dans un hôpital. La pièce était vaste et le plafond élevé. Il y avait de vieilles chaises et une petite table dans un coin, et la porte à deux battants avec ses lucarnes rondes ressemblait à celle des salles d’opération dans les films égyptiens des années 1940. À côté du lit se tenait une grosse infirmière au nez épaté. Elle était penchée sur Soad et posa la main sur son visage puis sourit :
— Dieu soit béni pour votre guérison. Que Dieu vous bénisse. Vous avez eu une grosse hémorragie.
— Menteuse ! cria Soad d’une voix étranglée en repoussant l’infirmière loin d’elle. Vous m’avez fait avorter malgré moi. Je vous enverrai tous en enfer !
L’infirmière sortit de la chambre et une colère folle s’empara de Soad. Elle se mit à donner des coups de pied et à crier à tue-tête :
— Assassins, vous m’avez fait avorter. Appelez police secours. Je vous ferai tous emprisonner.
Bientôt la porte s’ouvrit et apparut un jeune médecin qui s’avança vers elle suivi de l’infirmière. Soad cria :
— J’étais enceinte et vous m’avez fait avorter contre mon gré.
Le médecin sourit. Visiblement il mentait et il avait peur. Gêné, il lui dit :
— Madame, vous aviez une hémorragie. Calmez-vous parce que l’émotion peut vous faire du mal.
Soad explosa à nouveau. Elle se mit à crier, à insulter, à pleurer. Le médecin et l’infirmière sortirent, puis la porte s’ouvrit et son frère Hamido apparut avec Fawzi, le fils du hadj Azzam. Hamido se précipita vers elle, l’embrassa et elle éclata en sanglots en le serrant dans ses bras.
Le visage de Hamido se contracta, il serra les lèvres et se tut. Fawzi avança calmement un siège depuis l’extrémité de la pièce et s’assit à côté du lit. Il redressa la tête et dit d’un ton posé, en articulant très distinctement comme s’il faisait un cours à des enfants :
— Écoute, Soad, c’est le destin qui commande. Le hadj Azzam s’était mis d’accord avec toi et, toi, tu n’as pas respecté l’accord…
— Que Dieu te punisse, toi et ton père, criminels, fils de chiens.
— Ferme-la, s’écria-t-il avec emportement, en fronçant les sourcils d’un air implacable et brutal.
Il se tut un peu, soupira puis reprit son propos pédagogique :
— Malgré ta grossièreté, le hadj Azzam t’a traitée comme il plaît à Dieu. Tu as eu une hémorragie et tu as failli mourir. Nous t’avons transportée à l’hôpital et le docteur a été obligé de te faire avorter. Les papiers de l’hôpital sont là pour le prouver ainsi que le rapport du docteur. Dis-le-lui, Hamido.
Hamido courba la tête en silence et la voix de Fawzi s’éleva à nouveau :
— Mon père, le hadj Azzam, est un homme pieux. Il t’a répudiée et il t’a donné plus que tes droits, que Dieu le lui rende. L’arriéré et la pension, nous les avons calculés comme il plaît à Dieu, avec un supplément de notre part. Ton frère Hamido a sur lui un chèque de vingt mille livres. La facture de l’hôpital est payée et nous avons pris toutes tes affaires dans la maison pour les envoyer à Alexandrie.
Un silence profond s’établit et Soad, brisée maintenant, se mit à pleurer d’un son étouffé. Fawzi se leva. Il avait à cet instant l’air fort et décidé, comme si toute chose en ce bas monde reposait sur les mots qu’il allait prononcer. Il fit deux pas en direction de la porte puis se retourna comme s’il se souvenait de quelque chose :
— Raïs Hamido, raisonne ta sœur. Elle n’a pas de cervelle. Toute cette histoire est une page qui a été tournée. Elle a obtenu ses droits jusqu’au dernier millime. Tout a commencé et tout se termine par de bons procédés. Si tu essaies, toi ou ta sœur, de faire des histoires ou des embrouillaminis, nous saurons comment vous apprendre la politesse. Le pays est à nous, Hamido, et nous avons le bras long. C’est nous qui avons tous les atouts. Tu peux choisir la couleur que tu veux.
Il marcha avec assurance et sortit de la chambre en faisant claquer derrière lui les deux battants de la porte.
*
De la même façon qu’on époussette du bout des doigts quelques grains de poussière suspendus au revers d’une veste élégante avant de reprendre son chemin, comme si de rien n’était, le hadj Azzam s’était débarrassé de Soad Gaber et il était parvenu à broyer la tendresse qu’il ressentait pour elle. Le souvenir de son corps souple, chaud, délectable revenait le hanter, et il déployait d’énormes et douloureux efforts pour l’oublier. Il se remémorait intentionnellement le visage odieux et dur qu’elle avait dans les scènes de la fin. Il imaginait les problèmes, les scandales qu’elle aurait causés s’il ne s’était pas débarrassé d’elle et il se consolait en pensant que son mariage lui avait procuré des moments merveilleux et ne lui avait pas coûté très cher. Il se disait que son expérience avec elle pouvait être recommencée car les belles filles pauvres sont nombreuses et le mariage est licite – personne ne peut en être blâmé. C’est ainsi qu’il essayait d’effacer l’image de Soad de sa mémoire. Il y parvenait parfois et échouait à d’autres moments.
Il s’absorba dans le travail pour oublier. La date du lancement de la concession des automobiles Tasso approchait et il organisa à son bureau, avec ses deux fils Fawzi et Qadri, un véritable PC de combat, comme s’il allait livrer une guerre. Il supervisa les préparatifs de l’énorme réception à l’hôtel Sémiramis. Il invita lui-même toutes les personnalités importantes du pays, qui se déplacèrent toutes : les ministres actuels et anciens, les grands responsables gouvernementaux, les rédacteurs en chef des principaux journaux nationaux… L’amitié de tous ces gens lui coûta des dizaines de voitures dont il leur fit cadeau ou qu’il leur vendit à des prix symboliques. Tout cela se fit avec l’accord des responsables japonais et parfois sur leur proposition. La réception dura jusqu’à une heure tardive. La télévision en retransmit des séquences, comme publicité rétribuée, et la plupart des journaux en firent une couverture abondante. Un grand rédacteur, spécialiste de l’économie, présenta dans le journal Al-Ahram l’inauguration de la concession Tasso comme “une courageuse avancée nationale réalisée par Mohammed Azzam, un homme d’affaires authentiquement égyptien, pour briser le monopole des automobiles occidentales”. Le rédacteur exhorta l’ensemble des hommes d’affaires égyptiens à choisir, comme l’avait fait le hadj Azzam, “ce chemin difficile, le bon chemin pour la renaissance de l’économie de l’Égypte”.
Pendant deux semaines entières, les journaux furent remplis de photographies du hadj Azzam et de ses déclarations. Quant à la photographie de la signature du contrat, elle était inimitable et révélatrice : le hadj Azzam y apparaissait avec sa taille énorme, son visage vulgaire et ses yeux retors et rusés. À son côté, se tenait M. Yen Ki, président du conseil d’administration de la société Tasso, avec sa fine taille japonaise, son regard droit et son visage distingué. L’hétérogénéité entre les apparences de ces deux hommes résumait l’énorme distance entre ce qui se passe en Égypte et ce qui se passe au Japon.
Dès les premiers mois, la concession réalisa des ventes fabuleuses qui dépassèrent toutes les prévisions, et les bénéfices se mirent à pleuvoir abondamment sur le hadj Azzam qui accueillit avec reconnaissance les bienfaits de Dieu, et en retrancha des dizaines de milliers de livres pour les bonnes œuvres. La partie japonaise proposa à Azzam des projets supplémentaires de centres de maintenance au Caire et à Alexandrie.
Cela aurait sans conteste été pour le hadj Azzam les plus brillants de ses jours, s’il n’avait eu un sujet de préoccupation qu’il ne parvenait pas à oublier : El-Fawli le poursuivait pour le rencontrer et Azzam persistait à se dérober. Lorsque les dérobades ne furent plus possibles, il finit par répondre enfin à sa demande et alla le rencontrer au Sheraton, préparé aux difficultés qui l’attendaient.
*
La salle, sombre en plein jour, bondée de gens, ressemblait plus à un wagon de troisième classe dans un train du Saïd qu’à la salle d’attente d’un hôpital : des femmes debout, entassées avec leurs enfants malades, l’odeur de la transpiration à en couper le souffle, le sol et les murs d’une saleté repoussante, avec quelques infirmiers qui organisaient l’entrée dans la salle d’examen en insultant et en bousculant les femmes, des cris, des disputes, un vacarme incessant. Hatem Rachid et Abdou, accompagnés de Hadia portant l’enfant qui ne cessait de pleurer, arrivèrent et restèrent un moment debout au milieu de la cohue, puis Hatem s’approcha d’un des infirmiers et demanda à rencontrer le directeur de l’hôpital. L’infirmier le regarda d’un air hostile et lui dit que le directeur n’était pas là. Abdou faillit se bagarrer lorsqu’on les informa qu’ils devaient attendre leur tour pour faire examiner l’enfant. Hatem alla alors vers le plus proche téléphone public et passa plusieurs coups de fil grâce au petit carnet d’adresses qui ne quittait jamais sa poche. Le résultat fut que le directeur adjoint vint vers eux et les reçut avec affabilité en excusant l’absence du directeur. C’était un homme dans la quarantaine, blanc et gros, dont le visage reflétait la bonté et la simplicité. Il examina avec soin l’enfant et dit ensuite d’une voix inquiète :
— Malheureusement, vous êtes venus un peu tard. Le cas est grave. L’enfant est déshydraté et il a de la fièvre.
Puis il écrivit sur une feuille et la tendit à Abdou qui était à bout de nerfs, fumait cigarette sur cigarette et houspillait sa femme. Il prit l’enfant dans ses bras et courut avec l’infirmière à qui le médecin avait transmis son inquiétude. On plaça l’enfant dans la salle de réanimation puis on fixa le goutte-à-goutte sur ses petits bras. Son visage était extrêmement pâle, ses yeux enfoncés et le bruit de ses sanglots faiblissait. Ils avaient tous le cœur serré. Abdou interrogea l’infirmière qui lui répondit :
— Le résultat du traitement se fera sentir dans deux heures au moins. Dieu est grand !
Puis le silence s’installa à nouveau. Hadia se mit à pleurer doucement. Au bout d’un moment, Hatem prit à part Abdou, glissa dans sa poche une liasse de billets et lui tapota l’épaule en disant :
— Prends, Abdou, pour les frais de l’hôpital. Si tu as besoin de quelque chose, je t’en prie, dis-le-moi. Je suis obligé d’aller au journal. Je prendrai de tes nouvelles ce soir.
*
— J’aurais voulu te rencontrer plus tôt.
— Pourquoi ?
— Toute ma vie aurait changé.
— C’est le moment ou jamais. Vas-y, change ta vie.
— Que veux-tu que je change ? Boussaïna, j’ai soixante-cinq ans. C’est la fin.
— Qui t’a dit ça. Tu peux encore vivre vingt ou trente ans. La durée de la vie est entre les mains de Dieu.
— Ah, si c’était possible. C’est qu’on voudrait bien vivre encore trente ans… au moins.
Ils rirent tous les deux, lui d’un rire grave, elle d’un long gazouillis mélodieux. Ils s’allongèrent sur le lit. Il l’étreignit. Il sentit la caresse de ses cheveux abondants et souples contre ses bras. Ils s’étaient complètement débarrassés du sentiment de l’individualité de leurs corps. Ils passaient des heures complètement nus. Elle lui préparait le café, des verres de whisky et des mezzés et, de temps en temps, ils se couchaient ensemble. Parfois, il lui faisait l’amour, mais souvent ils s’allongeaient seulement comme cela. Il éteignait la lumière de la chambre et contemplait son image à la faible lueur tremblante venant de la rue. À ce moment-là, il lui semblait qu’elle n’était pas réelle, qu’elle n’était qu’une belle chimère, une créature nocturne qui allait disparaître soudainement, comme elle était apparue, aux premières heures de l’aube. Ils parlaient. Sa voix jaillissait profonde, douce et chaude des ténèbres.
Elle lui dit d’une voix sérieuse en regardant le plafond :
— Quand allons-nous partir ?
— Partir où ?
— Tu m’as promis que nous partirions ensemble.
Il lui demanda en la regardant dans les yeux :
— Tu détestes toujours ton pays ?
Elle hocha la tête en regardant le plafond.
— Je n’arriverai jamais à comprendre votre génération. De mon temps, la nation était comme la religion. De nombreux jeunes sont morts en luttant contre les Anglais.
Boussaïna se redressa :
— Vous faisiez des manifestations pour chasser les Anglais. Eh bien, ils sont partis ! Ça veut dire que le pays va mieux maintenant ?
— La cause de la décadence du pays, c’est l’absence de démocratie. S’il y avait un véritable régime démocratique, l’Égypte serait une grande puissance. La malédiction de l’Égypte, c’est la dictature. La dictature amène immanquablement la pauvreté, la corruption et l’échec dans tous les domaines.
— Tout ça, ce sont de grands mots. Moi, j’ai des rêves à ma mesure. J’ai envie de vivre tranquille, d’avoir une famille, un mari qui m’aime, des enfants à élever et une jolie petite maison confortable au lieu d’habiter sur la terrasse. Je veux aller dans un pays propre où il n’y ait ni saleté, ni misère, ni oppression. Tu sais, le frère d’une de mes amies a été collé trois fois au baccalauréat. Il est allé en Hollande et s’est marié avec une Hollandaise et il est resté là-bas. Il nous dit qu’à l’étranger il n’y a pas d’injustice et pas d’imposture comme chez nous. Les gens se respectent les uns les autres. Même celui qui balaie la rue, les gens le respectent. C’est pour ça que je veux aller à l’étranger, vivre là-bas, travailler et être vraiment respectée, gagner ma vie par mon travail plutôt que d’aller au magasin de quelqu’un comme Talal pour qu’il me donne dix livres, le prix de deux paquets de Marlboro. J’ai vraiment été d’une bêtise !
— Tu étais dans le besoin et celui qui est dans le besoin ne peut pas réfléchir. Boussaïna, je ne veux pas que tu vives dans le passé. C’est une page tournée. C’est fini. Pense à l’avenir. Maintenant, nous sommes heureux ensemble et je ne t’abandonnerai jamais.
Le silence se fit un instant. Zaki reprit avec enjouement, pour chasser sa tristesse :
— Encore un mois ou deux, au plus, et je vais toucher une grosse somme. Je te prendrai et nous partirons.
— Sérieusement ?
— Sérieusement.
— Où irons-nous ?
— En France.
Elle poussa un cri et applaudit de ses deux mains comme un enfant, puis lui dit en badinant d’un air mutin :
— Mais toi, attention à toi, au cas où tu te fatiguerais de moi là-bas. Tu auras affaire à moi !
Lorsqu’elle riait, les muscles de son visage se contractaient et la sueur perlait à son front. Elle prenait soudain une apparence barbare et singulière, d’une certaine façon, comme si elle avait été surprise par le bonheur et qu’elle avait décidé de se cramponner à lui avec force pour qu’il ne lui échappe pas. Elle étreignit Zaki et murmura :
— C’est bon ? Nous sommes d’accord ?
— Nous sommes d’accord.
Il commença par ses mains. Il embrassa d’abord ses doigts un par un, puis il en vint à la paume, aux bras, à la poitrine charnue et douce, et, quant il parvint à la nuque et souleva ses cheveux abondants pour dévorer sa délicieuse petite oreille, il ressentit sous lui son corps embrasé de désir.
Tout débuta par un murmure. Murmure est le mot juste, un bruit extrêmement léger qui surgit tout à coup, puis s’arrêta tandis que Zaki, dans un brûlant baiser, dévorait les lèvres de Boussaïna. Quelques secondes passèrent pendant lesquelles ils restèrent enlacés, puis le bruit recommença, clairement cette fois-ci. La porte de la chambre où ils étaient couchés était ouverte et, dans un éclair, l’idée vint à Zaki que quelqu’un bougeait dans le salon. Il bondit de son lit et Boussaïna poussa un cri aigu et sauta du lit pour enfiler ses vêtements au petit bonheur la chance sur son corps nu, puis, comme dans un cauchemar, se succédèrent des images effrayantes que Zaki et Boussaïna n’oublieraient jamais : la lumière s’alluma dans la pièce et apparut un officier de police en uniforme suivi de plusieurs indicateurs. Au milieu d’eux, s’avançait Daoulet avec un sourire malveillant. Soudain s’éleva sa voix aiguë, détestable comme la mort :
— Quelle mascarade, quelle absence de pudeur ! Tous les jours, il ramène une prostituée et il couche avec elle. Assez de turpitudes mon frère ! Quelle honte pour toi !
— Ferme-la, hurla Zaki.
Ce fut sa première réaction. Il était sorti de sa stupeur et paraissait extrêmement affecté. Son corps nu tremblait et ses yeux étaient exorbités de colère. Inconsciemment il tendit la main vers son pantalon et l’enfila en criant :
— Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi cette comédie ? Qui vous a donné la permission d’entrer dans mon bureau ? Est-ce que vous avez un mandat de perquisition ? cria-t-il au visage du jeune officier.
Les traits de ce dernier étaient hostiles depuis le début. Il répondit calmement sur un ton de défi :
— Vous voulez m’apprendre mon travail ? Je n’ai pas besoin de mandat de perquisition. Madame est votre sœur. Elle habite chez vous et elle a fait une déposition contre vous pour pratique de la débauche dans sa maison. Elle a demandé un constat car elle a entamé une action contre vous pour mise en tutelle.
— C’est insensé ! Ici c’est mon bureau privé et elle n’y habite pas avec moi.
— Mais elle a ouvert avec sa clef. C’est elle qui nous a fait entrer.
— Même si elle a une clef, c’est mon bureau. Il est à mon nom.
— Eh bien, vous confirmerez tout ça dans le procès-verbal.
— Que je confirme quoi ? Je vais vous envoyer au diable. Vous aller payer votre violation de la vie privée !
— Tu veux dire la vie privée des prostituées, s’écria Daoulet, les yeux exorbités en s’approchant de lui, prête à bondir.
— Je t’ai dit de la fermer.
— Ferme-la toi-même, vieil imbécile, vieux saligaud.
— Taisez-vous, madame, s’il vous plaît, cria l’officier à Daoulet en feignant la colère pour cacher sa partialité en sa faveur. Écoutez, monsieur, vous êtes un homme âgé. Ce n’est pas la peine de faire du scandale.
— Vous voulez quoi exactement ?
— Constater les faits et vous demander de répondre à deux ou trois questions.
— Quels faits voulez-vous constater ? Avouez que vous êtes en service commandé. C’est pour cette vipère que vous travaillez.
— On voit que vous êtes mal élevé. Écoutez, je vous le dis pour la dernière fois. Si vous voulez passer une nuit sans problème…
— Vous me menacez ? Je vais passer un coup de fil et vous remettre à votre place.
— Ah, c’est comme ça ? Excusez-moi, je suis désolé… lui répondit avec fureur l’officier. Puis il ajouta : Fils de ta mère, viens au commissariat avec ta prostituée.
— Je vous mets en garde contre l’emploi d’expressions qui pourraient se retourner contre vous. Vous n’avez pas le droit de nous arrêter.
— Je vais vous montrer de quoi j’ai le droit.
L’officier se tourna vers les indicateurs :
— Emmenez-les.
Les indicateurs n’attendaient que ce signal pour se jeter sur Zaki et Boussaïna. Zaki résista et se mit à les menacer et à protester en criant, mais les policiers se saisirent de lui par la force. De son côté Boussaïna n’arrêta pas de pousser des cris, de se frapper le visage et de tenter d’apitoyer ceux qui la tiraient vers l’extérieur.
*
Au début, Taha ressentit une détresse qui disparut rapidement à mesure que passaient les jours. Il s’habitua au régime sévère du camp : le réveil avant l’aube, la prière, la lecture du Coran, le petit-déjeuner et, ensuite, trois heures ininterrompues d’exercices physiques violents (gymnastique et arts martiaux). Ensuite les frères se réunissaient pour suivre des cours de fiqh(66), d’étude et de commentaire du Coran et de hadith, donnés par le cheikh Bilal ou par d’autres oulémas. Quant à l’après-midi, elle était consacrée à l’entraînement militaire. Les frères montaient dans un grand autobus (sur lequel était écrit le nom de la société égyptienne de ciment Torah) et ils allaient au cœur de la montagne où ils s’entraînaient au tir ainsi qu’à la fabrication et à la manipulation de bombes. Le rythme du camp était si rapide et épuisant qu’il n’avait pas le temps de penser. Même le soir, après la prière de la nuit, les propos entre les frères tournaient généralement autour de thèmes religieux. On y passait en revue en se fondant sur la charia les justifications permettant de qualifier le régime de mécréant, ce qui imposait de le combattre et de le renverser. Quand venait l’heure du sommeil, les frères se séparaient. Ceux qui étaient mariés rejoignaient les maisons familiales au pied de la montagne tandis que les célibataires dormaient dans un petit bâtiment qui leur était réservé. Une fois que les lumière étaient éteintes et que régnait le silence, c’est alors seulement que Taha Chazli s’allongeait sur son lit dans l’obscurité, et il revoyait distinctement les événements de sa vie comme si une surprenante fenêtre lumineuse s’ouvrait dans sa mémoire. Il revoyait Boussaïna Sayyed et la nostalgie l’emportait au point qu’il souriait parfois en se remémorant les bons moments qu’ils avaient passés ensemble. Ensuite, la colère l’envahissait lorsque c’était son visage de la dernière fois qui le regardait, quand elle lui avait dit dédaigneusement : “Notre histoire est terminée, Taha, chacun s’en va de son côté.” Soudain fondaient sur sa tête, comme des coups répétés, les souvenirs du centre d’internement, les brutalités, les outrages, le sentiment qu’il était faible, épuisé, brisé, chaque fois qu’ils attentaient à son honneur (il s’abandonnait aux larmes, implorait les soldats de cesser d’enfoncer le gros bâton dans son corps), sa voix faible et saccadée quand ils lui ordonnaient de dire : “Je suis une femme”, puis qu’ils le battaient à nouveau, lui demandaient son nom et qu’il répondait d’une voix morte : “Fawzia” et qu’alors ils éclataient de rire comme s’ils assistaient à un film comique. En se souvenant de tout cela Taha n’arrivait plus à dormir. Il restait éveillé, rouvrant ses blessures. Son visage se contractait dans l’ombre et son souffle s’accélérait, il haletait comme s’il était en train de courir. Un déferlement de haine impétueuse s’emparait de lui et il ne se calmait pas avant de se rappeler les voix des officiers, de les répertorier, de les distinguer, de les enregistrer avec soin dans sa mémoire. Le submergeait alors un désir incendiaire dont l’irruption faisait trembler son corps. Il était avide de vengeance. Il s’imaginait suppliciant tous ceux qui l’avaient torturé et violé.
Cette soif de vengeance qui le possédait lui avait donné l’impulsion nécessaire pour réaliser des progrès surprenants dans son entraînement militaire. En dépit de son jeune âge, il l’emportait au combat à mains nues sur de nombreux autres plus vieux que lui. En quelques mois il devint un excellent tireur tant au fusil ordinaire qu’au semi-automatique ou à l’automatique. Il fut capable de fabriquer des grenades à la perfection et sans difficulté. Ses progrès rapides surprirent les frères au point qu’une fois, après un exercice de tir où il n’avait pas fait une faute sur vingt essais, le cheikh Bilal s’était approché de lui, lui avait tapé sur l’épaule et lui avait dit – sa balafre tremblant au-dessus de son sourcil, comme chaque fois qu’il était ému :
— Que Dieu te bénisse, Taha. Tu es devenu un maître au tir.
— Quand me permettrez-vous de prendre part au djihad ? lui avait répondu Taha avec hardiesse, profitant de l’occasion pour poser la question qui l’obsédait.
Le cheikh Bilal resta un moment silencieux, puis murmura amicalement :
— Ne sois pas pressé, mon fils, toute chose arrive en son temps.
Puis il partit rapidement comme pour couper court à la conversation. Cette réponse vague ne satisfaisait pas Taha. Il avait soif de vengeance et il se sentait tout à fait capable de participer à une opération. Alors pourquoi tous ces atermoiements ? Il ne valait pas moins que ses camarades qui partaient pour le djihad, puis revenaient au camp, fiers de ce qu’ils avaient accompli et recevant les félicitations de leurs frères. Plus d’une fois par la suite, Taha alla voir le cheikh Bilal pour l’inciter à l’envoyer au combat, mais celui-ci continuait à le faire patienter avec des réponses imprécises si bien que, la dernière fois, Taha se mit en colère et lui dit avec acrimonie :
— Bientôt, bientôt… quand va arriver ce bientôt ? Si vous pensez que je ne suis pas bon pour le djihad, pourquoi ne pas me le dire ? Que je quitte le camp !
Le sourire s’épanouit sur le visage du cheikh Bilal comme s’il se réjouissait de la fougue de Taha :
— Remets-t’en à Dieu, Taha, tu vas bientôt entendre une bonne nouvelle, si Dieu le veut.
Effectivement, avant qu’une semaine ne s’écoule, des frères vinrent lui dire que le cheikh Bilal le demandait. Dès qu’il eut fini la prière de midi, il se précipita vers le bureau du cheikh : une pièce étroite avec un vieux bureau, plusieurs fauteuils déchirés et une natte de feuilles de palmier sur laquelle le cheikh était assis à lire le Coran. Il était plongé dans sa lecture à voix haute et ne se rendit compte de la présence de Taha qu’après quelques instants. Il l’accueillit en souriant et le fit asseoir à ses côtés.
— Si je t’ai envoyé chercher, c’est pour une question importante.
— À vos ordres.
— Dieu seul ordonne. Écoutez, monsieur, nous avons décidé de vous marier, lui dit soudain le cheikh en riant.
Mais Taha ne rit pas. Son visage sombre se rembrunit et il dit, avec méfiance :
— Je ne comprends pas.
— Tu vas te marier, mon fils. Tu ne comprends pas le sens du mariage ?
Alors la voix de Taha s’éleva :
— Non, monseigneur, je ne comprends pas. Je vous supplie de me permettre d’aller au djihad et vous me parlez de mariage. Est-ce que je suis venu ici pour me marier ? Je ne comprends absolument pas. À moins que vous ne vouliez vous moquer de moi.
Pour la première fois, le visage du cheikh se crispa de colère. Il s’écria :
— Il n’est pas convenable que tu me parles sur ce ton et je te prie de te contrôler à l’avenir, sinon je vais me fâcher contre toi. Tu veux te venger de ceux qui t’ont opprimé… tu n’es pas le seul à avoir été torturé par la Sécurité d’État. Ils ont torturé des milliers de frères. Moi-même, je porte la trace de la torture sur mon visage comme tu le vois, mais je ne perds pas la raison et je ne crie pas tous les jours au visage de mes cheikhs. Tu crois que je t’empêche d’aller au djihad. Dieu sait, mon fils, que cela ne dépend pas de moi. Ce n’est pas moi qui décide des opérations. Je n’en suis informé qu’au dernier moment. Je suis l’émir du camp, Taha, je ne suis pas l’émir en chef. Je ne suis même pas membre du conseil suprême de la Jamaa. Je te prie de comprendre cela, de te décontracter et de me laisser en paix. Ce n’est pas moi qui décide. Tout ce que je peux faire, c’est proposer ton nom aux frères du conseil suprême de la Jamaa. Je leur ai conseillé de faire appel à toi, j’ai écrit de nombreux rapports sur ton courage et tes progrès dans l’entraînement, mais ils n’ont pas encore décidé de t’envoyer. Ce n’est pas ma faute, comme tu le vois, mais mon expérience me dit qu’ils vont bientôt te confier une mission, avec la permission de Dieu.
Taha se tut et baissa un peu la tête, puis il dit d’une voix faible :
— Excusez ma mauvaise humeur, monseigneur. Dieu sait combien je vous aime et combien je vous respecte, cheikh Bilal.
— Ce n’est rien, mon fils, murmura le cheikh tout en continuant à égrener son chapelet.
Taha poursuivit sur un ton amical, comme pour enlever les traces de l’escarmouche :
— Mais je suis vraiment étonné par la question du mariage.
— Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Le mariage est une des pratiques que Dieu a prescrites à ses créatures. Il a édicté cette loi – qu’il soit glorifié et exalté – pour le salut de l’individu et de la société dans l’islam. Tu es un jeune homme et tu as des besoins naturels. Te marier est une forme d’obéissance à Dieu et à son Prophète dont tu seras récompensé, si Dieu le veut. L’Élu – prière et salut de Dieu sur lui – a dit dans son hadith authentique : “Celui d’entre vous qui en a les moyens, qu’il se marie.” Il nous a ordonné – prière et salut de Dieu sur lui – de favoriser le mariage et d’en hâter l’accomplissement pour éloigner les musulmans des turpitudes. Nous, ici, nous vivons et nous mourons sur la voie tracée par Dieu sans nous en écarter d’un doigt, s’il plaît à Dieu. Je t’ai choisi une sœur excellente et pieuse, sans donner la priorité à personne sur Dieu.
— J’épouserais quelqu’un que je ne connais pas ? réagit spontanément Taha.
Le cheikh Bilal sourit :
— Tu la connaîtras, avec la permission de Dieu. C’est la sœur Redoua Abou el-Aala, le modèle parfait de la femme musulmane. Elle avait épousé le frère Hassan Noureddine, d’Assiout, et quand il a accédé au martyre – que Dieu lui accorde sa miséricorde – elle a emmené son jeune fils et elle est venue vivre avec nous la vie de l’islam.
Taha se tut et semblait hésitant. Le cheikh poursuivit :
— À Dieu ne plaise, mon fils, que je ne t’impose quelque chose. Tu vas rencontrer Redoua, tu verras son visage, tu parleras avec elle, comme le prescrit la noble charia, puis tu prendras ta décision en toute liberté. Je te prie, Taha, de relire le livre du Mariage dans l’islam que nous vous avons distribué pendant les cours. Sache, mon fils, que si tu te maries avec la veuve d’un martyr et si tu prends en charge son fils orphelin, tes récompenses seront doublées, avec la permission de Dieu.
*
Aux environs de minuit, l’état de l’enfant empira. Les écrans des soins intensifs enregistraient des perturbations de la respiration et des battements du cœur. On appela le médecin de garde. Elle vint rapidement et prescrivit une piqûre intraveineuse que l’infirmière fit à l’enfant. Son état s’améliora un peu avant de se dégrader à nouveau moins d’une heure plus tard. Peu de temps après, la vie l’abandonna. L’infirmière éclata en sanglots et recouvrit le petit visage d’un drap, puis elle sortit de la pièce et, dès que Hadia la vit, elle poussa un cri de douleur strident qui résonna dans tous les coins de l’hôpital. Puis elle s’assit par terre, couvrit sa tête de ses mains et se mit à éclater en gémissements. Le visage sombre d’Abd Rabo se contracta et il serra les dents avec tant de force qu’il les fit grincer, puis il écrasa dans ses mains un paquet de cigarettes et le déchira. Le tabac s’émietta dans ses doigts comme de la terre. Il faisait un effort démesuré pour ne pas pleurer, mais les larmes s’échappèrent malgré lui de ses yeux, il s’abandonna entièrement et éclata en sanglots. Toutes les personnes présentes pleuraient : le personnel de service, les infirmières, les familles des malades… la doctoresse elle-même enleva ses lunettes pour essuyer des larmes. Abd Rabo et son épouse durent laisser le cadavre de l’enfant à la morgue de l’hôpital jusqu’à l’heure de l’enterrement dans la matinée. Ce fut un nouveau spectacle douloureux : lorsque le petit corps fut placé au milieu de grands cadavres, le vieil employé de la morgue, pourtant habitué au spectacle de la mort, ne fut pas capable de se maîtriser et se mit à répéter “Il n’y a de Dieu que Dieu, à Dieu nous appartenons et c’est vers lui que nous retournons.”
Les habitants de la terrasse de l’immeuble Yacoubian apprirent la nouvelle d’une façon ou d’une autre et restèrent tous ensemble éveillés. Ils ouvrirent les portes de leurs pièces et attendirent en silence, la tête baissée, comme s’ils étaient dans une tente mortuaire(67). Certains d’entre eux qui avaient des magnétophones firent passer à plein volume des enregistrements du Coran qui résonnèrent aux quatre coins de la terrasse. Peu de temps avant l’aube, Abd Rabo et Hadia apparurent sur la terrasse, éreintés de douleur et de fatigue. Les habitants de la terrasse se précipitèrent tous vers eux pour présenter leurs condoléances et le chagrin se raviva. Les hommes étreignirent Abdou et lui serrèrent les mains. Ils étaient tous sincères dans leur émotion, même les plus revêches et belliqueux, même Ali le chauffeur dont la bouche empestait, comme d’habitude, l’odeur de l’alcool bon marché mais qui pleurait à chaudes larmes comme un enfant perdu. Quant à Chazli, le vieux portier aux moustaches blanches et à la taille élancée et sèche, dès qu’il s’approcha du père blessé et lui serra la main (il y avait entre eux deux une amitié privilégiée), celui-ci le serra avec force dans ses bras et enfouit son visage dans sa galabieh blanche en se lamentant dans son accent saïdi “Mon oncle, mon fils n’est plus”…
Les femmes, elles, savaient comment exprimer la tragédie. Elles se mirent à pousser des cris aigus qui déchiraient le silence. Beaucoup se frappèrent violemment les joues jusqu’à tomber par terre. Peu à peu, l’intensité de la douleur diminua et, comme cela arrive généralement dans de telles occasions, les hommes insistèrent pour qu’Abdou prenne sa femme et qu’ils aillent se reposer un peu dans leur chambre, car ils avaient devant eux une journée difficile. Les époux finirent par accepter et entrèrent dans leur chambre, mais ils ne dormirent pas, et la lumière resta allumée jusqu’au matin. Ils se lancèrent dans une longue conversation qui s’envenima très vite et se transforma en une violente dispute dont les échos s’entendaient sur la terrasse. La voix de Hadia s’élevait, vindicative et belliqueuse tandis que celle d’Abdou faiblissait peu à peu jusqu’à ce qu’il se taise complètement. Le lendemain soir, après que furent accomplies les formalités de l’enterrement et des condoléances, les gens de la terrasse furent surpris de voir un camion de déménagement s’arrêter devant la porte de l’immeuble. Ils virent ensuite Abdou aider les employés à transporter les meubles de sa pièce. Les habitants, ennuyés, se renseignèrent et Abdou les informa qu’ils allaient s’installer dans une autre pièce à Imbaba. Son visage était fermé et ses manières si sèches qu’ils n’osèrent pas exprimer leur étonnement ni même faire leurs adieux avec la chaleur adéquate.
*
— C’est un mauvais début, Azzam.
— Qu’à Dieu ne plaise, Kamel bey, je n’ai qu’une parole, mais l’affaire demande du temps.
Ils étaient assis au restaurant du Sheraton et l’atmosphère était électrique. Azzam se mit à parler d’un autre sujet et le visage de Kamel el-Fawli se contracta. Il dit brutalement :
— Ne m’embrouillez pas avec d’autres sujets. Je ne suis pas un enfant. Vous avez donné votre accord et vous êtes revenu dessus. Il y a trois mois que je vous ai donné à signer le contrat avec le Grand Homme et vous tergiversez encore.
— Kamel bey, ce n’est pas bien de dire que je tergiverse. Il faut que je présente l’affaire à l’associé japonais et j’attends le moment favorable.
— Qu’est-ce que les Japonais ont à voir dans nos affaires ? Le contrat est entre vous et le Grand Homme. Il porte sur le partage des bénéfices entre vous deux.
— Mais, pacha, les Japonais doivent tout savoir. Si je fais quelque chose derrière leur dos, ils peuvent annuler la concession.
Kamel el-Fawli aspira une grande bouffée de sa chicha puis il posa l’embout sur la table et se leva tout à coup. Son fils et les gardes du corps qui étaient à une table voisine se levèrent également. Il dit d’une façon tranchante tout en ajustant ses vêtements pour se préparer à partir :
— Vous jouez avec le feu, Azzam, et cela m’étonne parce que vous êtes un homme intelligent. Il faut que vous compreniez que celui qui vous a fait entrer à l’Assemblée peut aussi vous en faire sortir.
— Vous me menacez, Kamel bey.
— Comprenez ce que vous voulez.
Le hadj Azzam tendit le bras vers l’épaule d’El-Fawli en essayant de l’étreindre. Il dit :
— Pacha, je vous demande de ne pas grossir le problème.
— Au revoir.
El-Fawli se tourna pour partir mais le hadj Azzam se cramponna à son bras :
— Pacha, on peut bien discuter… Par trois fois Dieu tout-puissant, je tiens mes promesses.
El-Fawli retira son bras avec colère mais Azzam s’approcha de lui et murmura comme une supplication :
— Kamel bey, je vous en prie, écoutez-moi, j’ai une demande à vous faire qui nous satisfera l’un et l’autre.
El-Fawli le regarda d’un air interrogateur, le visage toujours irrité. Azzam lui dit :
— Je voudrais rencontrer le Grand Homme.
— Le Grand Homme ne rencontre personne.
— Kamel bey, je vous prie de m’aider. J’ai envie de rencontrer Son Excellence et de lui expliquer moi-même l’affaire.
El-Fawli lui lança un regard profond et scrutateur comme s’il le jaugeait une dernière fois, puis lui dit en partant :
— Nous allons voir.
*
Il n’était pas facile au hadj Azzam d’abandonner le quart des bénéfices de la concession et il n’était pas non plus en mesure de refuser nettement. Il était convaincu qu’ils n’allaient pas le combattre aussi longtemps qu’ils auraient un espoir, même minime, qu’il allait payer. Il avait demandé à rencontrer le Grand Homme pour gagner du temps, ensuite parce qu’il avait le sentiment que s’il le rencontrait face à face il parviendrait à le convaincre de baisser le pourcentage. Il avait également un autre objectif : vérifier l’existence du Grand Homme. Ne pouvait-on pas supposer qu’El-Fawli utilisait à son insu le nom du Grand ? C’était une faible supposition, bien sûr, mais elle existait. L’affaire prit plusieurs semaines et il fallut plusieurs conversations téléphoniques au cours desquelles Azzam insista auprès d’El-Fawli pour qu’il lui arrange ce rendez-vous. Un matin, la sonnerie du téléphone retentit dans le bureau d’Azzam. Il entendit la voix douce de la secrétaire :
— Hadj Azzam, bonjour. Kamel bey veut parler à Votre Excellence.
La voix d’El-Fawli se fit entendre, laconique :
— Votre rendez-vous avec le Grand aura lieu jeudi, à dix heures du matin. Tenez-vous prêt au bureau. Nous enverrons une voiture vous prendre.
*
Daoulet avait préparé son plan avec soin et elle avait réussi, en leur graissant la patte, à mettre de son côté tous les officiers qui se comportèrent envers Zaki Dessouki de la manière la plus grossière et la plus impertinente. Ils lui interdirent d’utiliser le téléphone et échangèrent des commentaires moqueurs :
— Jouez-moi les Valentino.
— Alors c’est vous, le cheikh des ivrognes.
— C’est sûr que la machine est en panne. Maintenant, elle marche à la main.
Ils poussaient des éclats de rire bruyants, suivis de quintes de toux. Daoulet riait avec eux par flatterie, pour les encourager, et par malignité. Zaki resta silencieux. La barrière qu’il s’était efforcé de préserver autour de lui s’était effondrée et il savait que leur résister accroîtrait leur insolence. Il ressentait une grande pitié pour Boussaïna qui n’arrêtait pas de se lamenter. Le policier qui les avait arrêtés dit en riant avec sadisme :
— Alors, khawaga, vous avez compris que Dieu existe ?
— Votre comportement n’est pas légal. Je déposerai une plainte contre vous.
— Vous le prenez encore de haut ? Vous êtes vraiment un fanfaron imbécile ! Mon vieux, vous devriez avoir honte. Vous avez déjà un pied dans la tombe. Quelqu’un de votre âge devrait passer son temps à la mosquée plutôt que d’être ramassé tout nu avec une prostituée. Et vous osez encore parler ?
Boussaïna essaya d’apitoyer l’officier qui la rabroua violemment :
— Ferme-la, fille de pute, ou bien je te dresse un procès pour affaire de mœurs.
Ils se soumirent totalement et répondirent aux questions de l’officier. Dans sa déclaration, Zaki affirma que la plainte était une machination et que Daoulet ne résidait pas avec lui au bureau. Il expliqua la présence de Boussaïna par le fait qu’elle était la fille d’un de ses amis qui s’était disputée avec sa famille et qu’il avait accueillie à son bureau jusqu’à ce qu’il l’ait réconciliée avec eux. Puis il signa le procès-verbal, ainsi que Boussaïna et Daoulet (la plaignante) qui partit après avoir remercié les officiers et pris des assurances quant à la poursuite de l’affaire. Après toutes ces vexations, Zaki ravala son amour-propre et supplia l’officier jusqu’à ce qu’il lui permette enfin, à contrecœur, d’utiliser le téléphone. Il appela à l’aide un de ses amis, ancien magistrat à la cour, qui vint rapidement, le visage marqué par le sommeil. Il entra dans le bureau du commissaire qui envoya chercher Zaki, l’invita à s’asseoir, insista pour qu’il prenne une tasse de café et lui donna une cigarette (il avait oublié sa boîte de cigares dans son bureau au moment de l’échauffourée). Le commissaire le regarda et lui dit d’une voix calme :
— Bien sûr, je vous prie de m’excuser pour toutes les vexations qui auraient pu survenir de la part de mes collègues, mais vous savez qu’il s’agit d’une affaire de mœurs et que le sujet est épineux. Ici les officiers sont très à cheval sur le respect des traditions et nous sommes tous pieux, grâce à Dieu.
Zaki ne prononça pas une parole. Il se mit à fumer en regardant l’officier. Le magistrat rétorqua :
— Mais, pacha, pourquoi ne pas clore le dossier, que Dieu vous récompense.
— Vos souhaits, Excellence, sont des ordres mais, malheureusement, le procès-verbal est enregistré avec un numéro d’ordre et il n’est pas possible de l’annuler. Votre Excellence est notre professeur à tous : vous connaissez la procédure ! Ce que nous pouvons faire, c’est le laisser partir ce soir, avec la fille. Demain matin, ils viendront pour être présentés au parquet et de mon côté je parlerai au procureur pour qu’il classe l’affaire, avec la permission de Dieu.
Zaki et Boussaïna signèrent l’engagement de se présenter au parquet. Lorsqu’ils sortirent du commissariat, Zaki serra la main de son ami le magistrat et le remercia. Celui-ci lui dit :
— Zaki bey, nous sommes des frères, pas de remerciements entre nous… Mais, à propos, il est clair que votre sœur Daoulet a mis tous les officiers dans sa poche. Le commissaire aurait pu couper court au procès-verbal devant nous s’il avait voulu.
Zaki sourit tristement et le magistrat ajouta :
— Ne vous en faites pas. Dès qu’il fera jour, j’appellerai la direction de la Sécurité et que Dieu nous aide…
Zaki le remercia à nouveau et s’en alla aux côtés de Boussaïna en direction de l’immeuble Yacoubian. La lumière du matin commençait à s’insinuer dans la rue Soliman-Pacha, complètement vide en dehors de quelques employés municipaux qui balayaient sans enthousiasme et de quelques rares passants, matinaux pour une raison quelconque, ou bien revenant d’une soirée prolongée. Zaki se sentit extrêmement fatigué. La tête lui tournait et il avait envie de vomir. Il n’éprouvait ni révolte ni colère. Il sentait seulement que son estomac lui faisait mal, que son esprit était vide et ses idées en miettes. Peu à peu, il commença à pressentir que de lourds chagrins s’approchaient de lui comme les nuages qui accélèrent leur course avant la tempête. Il se rappela cent fois les avanies qu’il avait subies et les insultes qu’on lui avait adressées. Il ne se pardonnait pas de s’être laissé briser et d’avoir abdiqué devant eux. Il comparait – pour sa plus grande souffrance – le respect dont il avait été entouré toute sa vie et la façon outrageante dont il avait été écrasé au commissariat. On l’avait traité comme s’il était un voleur à la tire ou un proxénète. Ce qui lui serrait vraiment le cœur, c’est qu’il leur avait complètement cédé. S’ils l’avaient frappé, il n’aurait pas protesté. Pourquoi s’était-il montré docile ? Était-il devenu comme une chiffe molle entre leurs mains ? Comment avait-il perdu sa volonté, comment son amour-propre s’était-il abaissé à ce point ? Il aurait dû leur résister jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, si ce n’était pas pour son honneur, au moins pour la dignité de Boussaïna à laquelle ils avaient donné le coup de grâce. Qu’allait-elle dire de lui maintenant, comment pourrait-il la regarder dans les yeux, alors qu’il avait été incapable de la protéger et même de dire un mot pour la défendre.
Il se tourna vers elle. Elle marchait en silence à ses côtés et il s’entendit dire tout à coup d’une voix enrouée :
— Allons prendre notre petit-déjeuner à L’Excelsior. Tu dois avoir faim.
Elle ne répondit pas un seul mot. Elle le suivit sans rien dire dans le grand restaurant voisin de l’immeuble Yacoubian qui, à cette heure matinale, était complètement vide en dehors des employés occupés à laver le sol à l’eau et au savon et d’un vieux client étranger, tout au fond, qui sirotait son café en lisant un journal en français. Ils s’assirent face à face près de la vitrine, au coin qui donne sur le croisement entre la rue Soliman-Pacha et la rue Adli. Zaki commanda deux tasses de thé complet (avec des gâteaux) et un silence lourd et douloureux les enveloppa jusqu’à ce qu’il boive une gorgée de thé et qu’il se mette à parler lentement, comme s’il cherchait sa route à tâtons :
— Boussaïna, je t’en prie, ne te tourmente pas. Dans la vie, on est exposé à de nombreuses avanies. On aurait tort de s’y arrêter. En Égypte les officiers de police sont comme des chiens enragés et, malheureusement, ils ont tous les droits à cause de l’état d’urgence.
Ce qu’il disait semblait idiot et inadapté à la situation. Boussaïna continua à ne rien dire et à ne toucher ni à sa tasse de thé ni au gâteau qui était devant elle. Zaki comprit à quel point elle était triste. Il ajouta :
— Seulement, je voudrais bien savoir d’où Daoulet a ramené les clefs du bureau. Elle a tramé cette manœuvre pour me faire mettre en tutelle, mais elle perdra son procès. L’avocat m’a dit qu’elle le perdrait.
Il luttait contre son émotion par le bavardage. Il s’efforçait de transformer la situation douloureuse en simples mots, en suppositions, en hypothèses. Peut-être était-ce là un moyen de sortir de la détresse qui s’était lovée en eux.
— L’avocat m’a expliqué les conditions légales de la mise en tutelle. C’est une affaire complexe et le tribunal ne prend pas facilement cette décision. Daoulet est une ignorante, elle croit que c’est une affaire facile.
Sa tentative échoua et Boussaïna resta silencieuse. Elle ne prononça pas un mot, comme si elle était devenue sourde et muette. Zaki se rapprocha d’elle à travers la table et il remarqua pour la première fois à la lumière son teint livide, ses yeux congestionnés et les écorchures disséminées sur son visage, traces de sa résistance aux policiers en civil. Il sourit avec affection et étreignit ses mains dans les siennes en murmurant :
— Boussaïna, si tu m’aimes, oublie cette affaire stupide.
Sa gentillesse était plus qu’elle n’en pouvait supporter, comme l’unique et léger frôlement inoffensif qu’attend la montagne lézardée pour s’effondrer. Elle se mit à pleurer et dit d’une voix faible :
— De toute ma vie, je n’ai jamais eu de chance. Jamais.
*
Taha rencontra Redoua en présence des frères. Il la vit, le visage découvert, et parla longuement avec elle. Il apprit qu’elle avait trois ans de plus que lui. Sa connaissance approfondie de la religion et sa manière calme et affable de s’exprimer lui plurent. Elle lui parla d’elle, de son précédent mari, Hassan Noureddine, et de la façon dont on l’avait tué :
— Ils ont écrit dans les journaux qu’il avait tiré sur les policiers et qu’ils avaient été obligés de le tuer. Dieu sait pourtant que ce soir-là il n’a pas tiré un seul coup de feu. Ils ont frappé à sa porte et, dès qu’elle a été ouverte, ils ont tiré plusieurs rafales de mitraillette. Il est mort en martyr sur-le-champ, en même temps que trois frères qui étaient avec lui. Ils l’ont tué exprès. S’ils avaient voulu, ils auraient pu l’arrêter vivant.
La tristesse recouvrit le visage de Taha : Il intervint à son tour avec amertume :
— Les nouvelles instructions sont de tuer le plus grand nombre possible d’islamistes. Ils appellent cela frapper au cœur. Si ce régime mécréant se comportait d’une manière aussi sauvage avec les juifs, Jérusalem serait libérée depuis longtemps.
Redoua baissa la tête et un lourd silence s’instaura, puis elle reprit avec l’intention manifeste de parler avec franchise de tout ce qui était arrivé dans sa vie.
— Après la mort de mon époux en martyr, ma famille a cherché à me marier. J’ai appris que le fiancé prévu était un riche ingénieur mais qui ne faisait pas la prière. Ma famille a essayé de me convaincre qu’il deviendrait pratiquant après le mariage, mais j’ai refusé. Je leur ai expliqué que, selon la charia, celui qui ne faisait pas la prière était un infidèle(68) et qu’il ne lui était pas possible d’épouser une musulmane ; mais ils ont tellement fait pression sur moi que ma vie est devenue un enfer. Le problème est que ma famille n’est pas pratiquante. Ils sont bons mais malheureusement ils vivent encore dans la Jahiliya. J’ai craint de m’éloigner de la religion et j’ai voulu que mon fils Abderrahmane soit élevé dans l’obéissance à Dieu. Je suis entrée en relation avec le cheikh Bilal et je l’ai prié de me laisser vivre au camp.
— Et qu’a fait ta famille ?
— Je leur ai envoyé quelqu’un pour les rassurer sur mon compte et, avec la permission de Dieu, je leur rendrai visite dès que l’occasion se présentera. Je prie Dieu de me pardonner si je me suis mal comportée avec eux.
Il sentait en l’écoutant qu’elle était sincère et il aimait cette expression sérieuse et loyale qui se dessinait sur son beau visage lorsqu’elle parlait comme si elle était un enfant coupable avouant sa faute avec franchise. Il remarqua également que son corps était pulpeux et bien balancé et sa poitrine charnue et ferme (il se reprocha ensuite cette pensée et en demanda pardon à Dieu).
Quelques jours plus tard, le cheikh Bilal le fit venir à son bureau et lui serra cordialement la main. Il le regarda longuement avec un sourire entendu et lui dit d’une voix profonde, comme s’il renouait une conversation interrompue :
— Alors, qu’en penses-tu ?
— À quel sujet ?
Le cheikh rit très fort :
— Tu ne sais pas, cheikh Taha ? C’est au sujet de Redoua, monsieur.
Taha se tut et eut un sourire gêné. Le cheikh lui tapota l’épaule et lui dit :
— Félicitations, mon fils.
Le jeudi, aussitôt après la prière du soir, les frères firent un cercle autour de Taha pour le congratuler tandis que s’élevèrent les youyous dans la pièce intérieure réservée aux femmes. Depuis deux jours, les femmes étaient entièrement absorbées par la préparation de la mariée et de son trousseau. Après un quart d’heure de compliments et de youyous, le cheikh Bilal s’assit pour établir le contrat de mariage. Redoua avait mandaté comme délégataire pour la passation du contrat le frère Abou Hamza (son parent et compatriote d’Assiout) et d’autres frères se portèrent volontaires pour être témoins. Le cheikh Bilal commença par le discours habituel sur le mariage dans la charia puis il réunit la main de Taha à celle d’Abou Hamza en récitant la formule du contrat que les autres répétèrent après lui. Quand ils eurent terminé le cheikh murmura :
— Mon Dieu, bénis leur mariage et conduis-les sur le chemin de ton obéissance, gratifie-les d’une digne descendance.
Puis il posa la main sur la tête de Taha :
— Que Dieu te bénisse et qu’il vous réunisse dans le Bien, ton épouse et toi.
Les frères se bousculèrent pour étreindre Taha et le féliciter, puis les youyous jaillirent avec force et les sœurs se mirent à chanter des hymnes tout en frappant de larges tambours :
Nous sommes venus vers vous, nous sommes venus vers vous
Donnez-nous votre salut, nous vous donnerons notre salut
Si ce n’était l’or rouge, elle n’aurait pas campé dans votre vallée
Si ce n’était le froment noir, elle n’aurait pas engraissé vos vierges.
Taha voyait pour la première fois comment les islamistes célébraient les noces et il fut ému par la joie des sœurs et par leurs chants, par l’enthousiasme des frères et leurs congratulations.
Puis les sœurs accompagnèrent la mariée dans sa nouvelle demeure : une seule pièce, vaste, qui communiquait avec une petite salle de bains indépendante, dans le grand bâtiment réservé aux couples (qui à l’époque des Suisses était un logement pour les ouvriers des carrières de la cimenterie, complètement oublié par la suite jusqu’à ce que les islamistes travaillant pour la société y aménagent un camp secret pour la Jamaa).
Les femmes s’en allèrent. Le silence se fit dans la mosquée où les frères restèrent avec le marié. Ils eurent une conversation détendue, pleine de rires, puis le cheikh Bilal se leva :
— Allons-y mes frères.
Taha essaya de les retenir et le cheikh rit :
— Le soir du mariage, il ne faut pas que tu dilapides tes forces dans la conversation.
Les commentaires drôles des frères fusèrent pendant qu’ils sortaient de la mosquée. Ils firent leurs adieux à Taha qui se retrouva seul et commença à se sentir effrayé. Il s’était imaginé de nombreuses façons ce qu’il allait faire le soir des noces puis, à la fin, il s’en était remis à Dieu et avait décidé de tout laisser se dérouler comme Dieu le jugerait bon, même si continuait à le tourmenter l’idée qu’il n’avait pas d’expérience des femmes tandis que son épouse avait une expérience préalable qui rendrait peut-être plus difficile de la satisfaire. Comme si le cheikh Bilal avait lu dans ses pensées, il s’était isolé avec lui, la veille de la noce, et lui avait parlé du mariage et des droits que l’épouse avait sur lui d’après la charia. Il avait assuré qu’il n’y avait pas d’objection pour un musulman à épouser une femme qui avait perdu sa virginité et qu’il ne fallait pas qu’un précédent mariage d’une femme musulmane soit considéré comme un point faible que son mari pouvait utiliser contre elle. Il dit d’un ton ironique :
— Les laïcs nous accusent de puritanisme et de rigidité alors que ce sont eux qui souffrent d’innombrables problèmes psychologiques. Tu en vois certains qui, s’ils épousent une femme qui a déjà été mariée, sont hantés par le souvenir de ce mariage et parfois se comportent mal avec elle comme s’ils la punissaient de son mariage licite. L’islam ne connaît pas ces complexes.
C’étaient là des messages indirects que comprit Taha sur la manière de se comporter avec Redoua. Le cheikh passa en revue ce qu’il y avait entre un homme et une femme. Il lui expliqua le verset de la sourate de la Vache : “Vos femmes sont pour vous une terre de labour. Allez à votre terre comme vous voulez. Mais préparez pour vous-mêmes.” Il commenta longuement l’expression islamique “mais préparez pour vous-mêmes” par laquelle le Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté, nous enseigne comment aller à nos femmes d’une manière humaine et douce. Le cheikh avait la capacité de parler des détails les plus précis des relations sexuelles avec sérieux et dignité sans offenser la pudeur. Taha tira profit de ses paroles et apprit de nombreuses choses qu’il ignorait. Il l’aimait de plus en plus. Il se disait : “Si mon propre père était avec moi, il n’en ferait pas plus que ce que fait le cheikh Bilal.”
Ainsi, la cérémonie du mariage se termine et les frères le laissent seul pour affronter le moment décisif. Il monte l’escalier et frappe à la porte, puis il entre dans la chambre de la mariée qu’il trouve assise sur le bord du lit. Elle a enlevé le hidjab de sa tête découverte. Ses cheveux sont noirs et fins. Ils tombent sur ses épaules. Leur couleur noire est ensorcelante à côté de la blancheur rosée de sa peau. Taha remarque pour la première fois son beau cou, ses deux petites mains aux doigts très fins. Son cœur se met à battre violemment. Il halète puis lui dit d’une voix confuse :
— Le salut soit sur toi.
Redoua sourit, baisse la tête avec douceur et chuchote, le visage ému :
— Sur toi le salut de Dieu, sa miséricorde et sa bénédiction.
*
Hatem Rachid apprit la nouvelle le jour suivant. Il était resté tard au journal, jusqu’à la sortie de la première édition. Il était rentré à la maison, épuisé, aux environs de quatre heures du matin. Il s’était dit : “Je vais dormir et demain, j’irai prendre des nouvelles d’Abdou.” Il se réveilla tard, prit son bain, s’habilla et sortit en direction de l’hôpital. À l’entrée de l’immeuble il rencontra Chazli, le portier, qui lui dit l’air contrarié :
— Abd Rabo vous a laissé les clefs de la chambre et du kiosque.
— Quoi ? cria Hatem interloqué.
Le portier l’informa du décès de l’enfant et de ce qui était arrivé ensuite. Il alluma une cigarette et demanda, tout en s’efforçant de paraître maître de soi :
— T’a-t-il dit où il allait ?
— Il a dit qu’il allait habiter à Imbaba mais il a refusé de laisser sa nouvelle adresse.
Hatem revint sur ses pas et monta à la terrasse. Il se mit à demander aux habitants la nouvelle adresse d’Abdou. Il supporta leurs regards malveillants (qui sous-entendaient : Laisse Abdou tranquille, ça suffit, ce qui lui arrive !) mais en fin de compte il n’obtint rien. Le soir, pendant deux heures, il resta dans sa voiture, devant le kiosque fermé, au cas où Abdou y aurait oublié quelque chose et serait revenu le prendre avec la clef de secours qu’il avait conservée. Il alla au kiosque trois jours de suite mais Abdou n’apparut pas. Hatem ne désespéra pas. Il se mit à le chercher partout, chez tous ceux qu’il connaissait, mais en vain. Après une longue semaine de recherches, il fut convaincu qu’Abdou avait disparu pour toujours. Il fut en proie à une vague dévastatrice de tristesse et de désespoir. Des sentiments douloureux et désordonnés s’emparèrent de lui : il avait perdu Abdou, sa présence chaleureuse, son corps fort et solide, sa bonté, sa pureté, sa voix virile, son accent saïdi. Il fut également submergé par la pitié qu’il ressentait pour lui car il savait combien il aimait son fils et combien il devait être triste qu’il soit mort. Il regrettait de l’avoir laissé à l’hôpital, ce jour-là, et d’être parti au journal. Il se disait : “J’aurais pu remettre mon travail à plus tard pour passer avec lui ce moment difficile. Il avait besoin de ma présence, mais il avait eu honte de le demander.”
Jour après jour, Hatem était plus affecté. Il était possédé par le sentiment qu’il n’avait vraiment pas de chance : il avait passé de nombreuses années dans le malheur et la souffrance jusqu’à ce qu’il trouve un compagnon doux et sensible qui ne crée pas de problème et dès que sa vie commençait à se stabiliser, voilà que l’enfant meurt et qu’Abd Rabo disparaît, laissant Hatem reprendre sa course vaine. Il allait devoir à nouveau sillonner les rues du centre-ville la nuit pour ramasser un appelé des forces de sécurité. Ce serait peut-être un voleur ou un criminel qui le frapperait où le dépouillerait comme cela s’était si souvent produit auparavant. Il irait une fois de plus au bar Chez Nous à la recherche d’un berghal ou au bain Gablaoui à El-Hüssein pour cueillir un adolescent qui apaiserait son désir et dont il devrait en échange supporter la vulgarité et la cupidité. Pourquoi avait-il perdu Abd Rabo après l’avoir aimé, avoir eu confiance en lui, après qu’il eut pris place dans leur vie commune ? Était-il tellement difficile qu’il puisse jouir longtemps de son ami ? S’il avait cru en Dieu, il aurait estimé que son épreuve était un châtiment divin contre son homosexualité, mais il connaissait au moins dix homosexuels qui jouissaient d’une vie paisible et sereine avec leurs amants. Alors pourquoi était-ce lui précisément qui perdait Abdou ? Peu à peu son moral s’effondra. Il perdit l’appétit et se mit à abuser de la boisson. Il resta à la maison et n’alla plus au journal sauf quand son travail l’exigeait d’une façon pressante. Il réglait rapidement les questions qui se présentaient et se hâtait de rejoindre sa maison avec son silence, sa tristesse et ses souvenirs. C’est ici qu’Abdou s’asseyait, c’est ici qu’il mangeait, c’est ici qu’il éteignait sa cigarette, c’est ici… c’est ici qu’il s’allongeait à ses côtés, que Hatem caressait de sa main son corps noir, qu’il en embrassait chaque recoin, qu’il lui chuchotait d’une voix rendue tremblante par l’ardeur du désir : “Tu es mon seul bien, Abdou, tu es mon bel étalon noir.”
Hatem passa des nuits entières à ruminer des souvenirs. Il revit sa relation avec Abdou minute après minute et, une nuit, au milieu des nuages de l’ivresse et du désespoir une idée commença à poindre puis lui traversa l’esprit comme un éclair : il se remémora une phrase qu’Abdou avait une fois prononcée en plaisantant : “Le Saïdi ne peut se passer des Saïdis. Tu peux être sûr que si je devais aller n’importe où il faudrait que je demande le café des Saïdis et que j’aille m’y asseoir.”
Hatem comprit tout à coup. Il regarda sa montre avec impatience : il était plus d’une heure du matin. Il s’habilla rapidement et, une demi-heure plus tard, il demandait aux passants d’Imbaba où se trouvait le café des Saïdis. Encore une demi-heure et il le trouva. Pendant la courte distance à franchir entre sa voiture et l’entrée du café, il sentit la sueur couler sur son front et son cœur fut sur le point de s’arrêter tant il battait fort. Le café était extrêmement étroit et sale. Hatem entra rapidement et y jeta avec appréhension un regard circulaire. Il pensa ensuite à la relation qui peut exister entre notre désir d’une chose et sa réalisation. Ce que nous désirons suffisamment fort finit-il fatalement par se réaliser ? Il désirait tellement trouver Abdou qu’il le trouva réellement. Il l’aperçut au fond du café, fumant une chicha. Il était vêtu d’une ample galabieh sombre et avait sur la tête un grand turban saïdi. Il parut à ce moment-là aussi énorme et redoutable qu’un sombre géant de légende qui aurait pris forme dans l’imagination. Il avait également l’air d’être revenu à lui-même, à son origine et à ses racines, comme s’il avait enlevé avec ses vêtements européens toute son histoire singulière et fortuite avec Hatem Rachid qui, depuis un moment, se tenait devant lui en silence. Celui-ci commença par l’observer longuement comme s’il voulait se convaincre, se persuader, s’assurer de sa présence, de crainte qu’elle ne s’évanouisse à nouveau, puis il se précipita vers lui et cria d’une voix haletante qui fit se retourner tous les clients :
— Abdou, enfin !
*
La première nuit, leur relation fut simple et spontanée, comme si elle était sa femme depuis des années. La fleur s’était ouverte sous ses doigts et il l’avait arrosée plus d’une fois jusqu’à ce qu’elle fût abreuvée. Il en fut étonné et se demanda en revoyant les détails de la noce comment il avait pu aussi facilement réussir avec Redoua, lui qui n’avait jamais touché une femme auparavant. Qu’étaient devenues ses appréhensions, ses hésitations, sa crainte de l’échec ? Peut-être cela provenait-il de ce qu’il était psychologiquement détendu avec Redoua, ou de ce qu’il avait suivi tous les conseils du cheikh Bilal, ou bien de ce que sa femme, avec son expérience, l’avait encouragé et lui avait enseigné les secrets intimes. Elle avait fait cela avec habileté et tact, sans se départir de la pudeur naturelle d’une femme musulmane. Taha pensa à tout cela et son opinion se renforça que son mariage avec elle était une bénédiction du Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté. C’était une femme bien élevée, loyale, fidèle à l’islam. Il l’aima. Sa vie, avec elle, se stabilisa. Leur rythme quotidien le satisfaisait : il la laissait chaque matin et passait toute la journée au camp, puis rentrait après la prière du soir et trouvait la pièce propre, ordonnée. Une nourriture chaude l’attendait. Il aimait tant les moments où il prenait le repas, assis avec elle devant une table basse ! Il lui parlait des événements de la journée. Elle lui racontait ses conversations avec les sœurs et, s’il n’avait pas eu le temps de les lire, elle lui faisait un résumé de ce qu’il y avait dans les journaux. Ils riaient ensemble des espiègleries du petit Abderrahmane qui ne s’arrêtaient que lorsqu’il tombait dans le sommeil. Alors Redoua le transportait dans le lit qu’elle lui avait préparé sur le sol de la pièce. Elle revenait ensuite débarrasser la table et faire la vaisselle avec soin. Puis elle se retirait dans la salle de bains et Taha la précédait dans leur vieux lit de fer. Il l’attendait, allongé sur le dos, contemplant le plafond de la chambre, le cœur débordant de cette passion délicieuse et tendre qu’il avait appris à connaître, qu’il aimait et dont il attendait l’avènement chaque soir : ce désir d’elle qui le submergeait, son corps séduisant, stimulé par l’effet de l’eau chaude, complètement nu si ce n’était la grande serviette dans laquelle elle se drapait lorsqu’elle sortait de la salle de bains, les instants silencieux, excitants, tendus, remplis de désir mutuel alors qu’elle lui tournait le dos pour se faire belle devant le miroir, ces phrases confuses, vides de sens qu’elle prononçait d’une voix faible, haletante, en affectant de parler de n’importe quel sujet, comme si elle cherchait à déguiser le désir qu’elle éprouvait pour lui. Et lui recevait son message sans atermoyer, il serrait contre le sien son corps élancé et souple et le titillait de ses baisers et de son souffle ardent jusqu’à ce que se déverse sa douceur, puis il vidait dans son sein tout ce qu’il ressentait : ses peines, ses souvenirs, ses rêves déçus, son désir inextinguible de vengeance, sa haine féroce de ses tortionnaires et même ses désirs sexuels troubles et brûlants qui souvent l’avaient submergé et fait souffrir dans sa chambre sur la terrasse. Il vidait tout cela dans le corps de Redoua et cela le libérait. Il se détendait et le feu s’apaisait pour faire place à un amour calme, stable, de plus en plus enraciné chaque soir. Il la contemplait dans l’acte sexuel avec une sincère gratitude et il couvrait ses bras, son visage, ses cheveux de baisers. Il était devenu un expert des parties et des replis de son corps. Il en dominait le langage au point de faire durer l’amour des heures pendant lesquelles l’extase faisait parfois resplendir le visage de Redoua.
Plusieurs mois pleins de bonheur s’écoulèrent avec elle dans cette vie nouvelle, jusqu’au soir où il la rejoignit au lit et où, contrairement à son habitude, il fut maladroit, perdit sa contenance puis s’arrêta. Ils restèrent silencieux et, tout à coup, il se releva violemment en faisant trembler le lit, puis se précipita pour allumer la lumière. Elle ramassa ses vêtements pour couvrir son corps et lui demanda avec inquiétude :
— Qu’y a-t-il ?
Il resta silencieux et s’assit lentement sur le canapé, puis il se pencha et prit sa tête entre ses mains. Son visage se contracta comme si quelque chose le faisait souffrir. Encore plus anxieuse, elle se précipita vers lui :
— Qu’as-tu, Taha ?
Sans doute ému par sa sincère sollicitude à son égard, il soupira avec force, puis dit en évitant de la regarder dans les yeux :
— Redoua, je te prie de ne pas mal me comprendre. Bien sûr que je suis heureux de t’avoir épousée et je loue mille fois le Seigneur de m’avoir accordé une épouse aussi parfaite que toi ; mais je ne suis pas venu au camp pour me marier. J’y suis venu avec le cheikh Chaker dans un but précis : le djihad pour la cause de Dieu. Cela fait une année entière que je suis ici. J’ai terminé tous les entraînements possibles et on ne m’a pas encore chargé d’une seule mission. J’ai peur que ma volonté ne faiblisse.
Il parlait d’une voix triste et faible, puis il se frappa la jambe de sa main et lui dit avec amertume :
— S’il s’était agi de mariage, je t’aurais épousée n’importe où en dehors de ce camp. Je me demande cent fois par jour pourquoi je suis ici. Pourquoi, Redoua ? Je suis sûr que le cheikh Bilal m’a marié avec toi pour m’éloigner du djihad.
Redoua sourit comme une mère sage et compréhensive et mit ses bras autour de ses épaules. Elle lui dit d’une voix tendre :
— Aie recours à Dieu et chasse ces idées de ta tête. Ce sont des tentations du diable. Le cheikh Bilal est un homme sincère. Il ne ment jamais. S’il te trouvait inapte au djihad, il t’aurait fait sortir du camp… et il ne t’a pas non plus marié à une femme immorale qui te détourne de sa religion (à cet instant sa voix se voila d’un ton de reproche). Taha, je suis ta femme et je serai la première à t’inciter au djihad et la première à être fière de toi si tu parviens au martyre. Je prie Dieu de me l’accorder avec toi. Mais, par mon expérience avec feu le martyr Hassan, je sais que les opérations militaires ne sont pas une partie de plaisir ou un jeu et qu’elles dépendent de considérations précises que ne connaissent que les frères du haut conseil de la Jamaa.
Taha ouvrit la bouche pour protester mais elle le précéda et lui mit gentiment la main devant la bouche pour l’empêcher de parler puis murmura :
— Sois patient, Taha, sois patient. Dieu est avec ceux qui sont patients.
*
Le jeudi matin, à dix heures précises, une Mercedes fantôme(69) noire s’arrêta devant l’immeuble Yacoubian. Un homme élégant d’une quarantaine d’années en descendit et demanda qu’on le conduise au bureau du hadj Azzam. Il le salua et se présenta à lui d’une façon arrogante :
— Gamal Barakat, du secrétariat du pacha.
Le hadj Azzam monta dans la voiture à ses côtés. Tout au long de la route ils n’échangèrent que quelques propos de convenance, après quoi Azzam se plongea dans son chapelet et ses invocations. Il savait que le Grand Homme habitait à côté du canal Mariotiya mais il ne s’était pas imaginé sa maison ainsi : un énorme palais qui lui rappelait les palais royaux de son enfance, situé sur une haute colline qui le faisait ressembler à un fort retranché, entouré d’une superficie d’au moins cent feddan de terre entièrement cultivée. L’automobile mit du temps à franchir la distance entre le portail extérieur et la porte du château. Elle roula sur une longue route au milieu des jardins et des arbres, puis s’arrêta devant trois barrages de sécurité où elle fut fouillée par d’énormes gardes de sécurité, tous vêtus du même complet et de la même cravate. Ils avaient de grands pistolets accrochés à la ceinture et tenaient à la main des appareils électroniques en forme de bâton, produisant des sifflements, avec lesquels ils inspectèrent méticuleusement la voiture. Après quoi, ils étudièrent avec soin la carte d’identité du hadj en en comparant les données avec celles du laissez-passer que leur avait présenté le secrétaire. Cela se reproduisit trois fois, ce qui insupporta le hadj Azzam au point que, la dernière fois, il faillit protester, mais il contint son irritation et conserva le silence. Finalement, la voiture gravit un large chemin sinueux qui les conduisit jusqu’à la porte du château. Là, les mesures de sécurité se répétèrent avec le même soin et la même fermeté. Cette fois, ils ouvrirent la serviette du hadj Azzam et la fouillèrent, puis ils lui demandèrent de passer sous un portail électronique. Le mécontentement se lut sur son visage et le secrétaire s’approcha de lui et lui dit avec désinvolture :
— Les mesures de sécurité sont indispensables.
Puis il lui demanda d’attendre dans le hall et s’en alla. Azzam attendit un moment en contemplant les colonnes de marbre rondes, les dessins persans du précieux tapis et les énormes lustres en cristal suspendus à un très haut plafond. Peu à peu il se sentit mal à l’aise et humilié. Il se dit qu’ils faisaient exprès de le rabaisser par une longue attente et par des mesures de sécurité excessives. “Ils m’humilient tout en me dérobant mon argent, ils veulent prendre le quart des bénéfices sur un plateau, et sans un mot de remerciement… C’est du gangstérisme et de la mauvaise éducation !” Azzam était rempli de colère et son visage prit un air furieux. L’idée lui vint de se retirer. Il avait envie de se lever maintenant, de demander le secrétaire et de l’informer qu’il partait, advienne que pourra. Mais il savait bien que c’était impossible. Même si on l’avait laissé attendre jusqu’au lendemain, il ne se serait pas risqué à protester d’un seul mot. Il se trouvait maintenant dans le périmètre du Grand et une seule faute signifierait sa fin. Il allait devoir faire appel à toute sa ruse et mobiliser toute son expérience pour apitoyer le Grand et le convaincre de diminuer son pourcentage au-dessous du quart. C’était le plus qu’il pouvait faire. S’il commettait la moindre sottise il aurait à en payer cher, et immédiatement, le prix.
À la fin, il entendit un bruit de pas résonner derrière lui. Il fut saisi de terreur à tel point qu’il n’eut pas la force de se retourner. Apparut tout à coup un des membres des services de sécurité qui lui fit signe de le suivre. Ils marchèrent dans un long couloir où leurs pas claquèrent sur le marbre lisse du sol, puis ils arrivèrent dans une vaste pièce où trônait un grand bureau en acajou ainsi qu’une longue table de réunion autour de laquelle étaient alignés dix sièges. L’agent de la sécurité fit signe à Azzam de s’asseoir et lui dit froidement en partant :
— Attendez ici que le pacha vous parle.
Azzam fut surpris par le mot “parler”. Il se demanda si cela signifiait que le Grand Homme n’était pas présent. Pourquoi ne l’avait-il pas appelé pour annuler le rendez-vous et lui éviter cette peine ?
Ils le laissèrent attendre un long moment et, tout à coup, il entendit une voix s’élever dans tous les coins de la pièce :
— Bienvenue, Azzam.
Il se leva précipitamment, pris de panique, et il se mit à chercher de tous côtés la source de la voix qui fit entendre un petit rire :
— N’aie pas peur. Je suis dans un autre endroit mais je te parle et je te vois. Je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps. Venons-en aux faits. Pourquoi as-tu demandé à me rencontrer ?
Le hadj rassembla ses esprits et il fit un effort pour prononcer le discours qu’il avait préparé pendant deux semaines, mais les idées s’évaporaient de sa tête tant il avait peur. Après quelques instants, il fut capable d’articuler avec difficulté :
— Monsieur, je suis votre serviteur, je suis aux ordres de Votre Excellence. Vous m’avez inondé de vos bienfaits… Vos bontés se répandent sur le pays tout entier… Que Dieu garde Votre Excellence et qu’il lui apporte sa protection pour le bien de l’Égypte. Je suis plein d’espoir que Votre Excellence étudiera mon cas avec clémence. J’ai des responsabilités importantes. Dieu sait que je fais vivre beaucoup de familles. Excellence, une participation d’un quart est une charge difficile à supporter.
Le Grand resta silencieux. Azzam se sentit encouragé et continua à implorer :
— J’aspire à la munificence de Votre Excellence – j’en appelle au Prophète –, ne me renvoyez pas le cœur brisé, Excellence. Si vous diminuiez le pourcentage au huitième par exemple… que Dieu couvre Votre Excellence de bienfaits.
Un autre moment de silence s’écoula, puis s’éleva la voix irritée du Grand :
— Écoute, Azzam, je n’ai pas de temps à perdre avec toi. Ce pourcentage est fixe pour toi comme pour les autres. Nous participons pour un quart à toutes les grandes affaires, comme ta concession, et ce pourcentage, nous l’obtenons en échange d’un service. Nous te protégeons contre le fisc, les charges sociales, les règles de sécurité, le contrôle administratif et les mille bureaux qui peuvent en un rien de temps arrêter ton projet et te mener à ta perte. De plus, toi en particulier, rends déjà grâce à Dieu que nous ayons accepté de travailler avec toi, car tes affaires sont sales.
— Sales ? répéta Azzam à voix haute en s’agitant et en laissant échapper un murmure de réprobation qui indisposa le Grand.
Celui-ci le mit en garde en élevant la voix :
— Tu es idiot, ou tu fais l’idiot ? Tes revenus principaux viennent d’un travail sale qui n’est pas la concession japonaise. En un mot, tu es un trafiquant de drogue et nous savons tout. Assieds-toi au bureau et ouvre le dossier sur lequel est écrit ton nom. Tu verras une photocopie du rapport sur tes activités : des enquêtes de la Sécurité d’État, de la brigade des stupéfiants, des renseignements généraux… Nous avons tout. C’est nous qui les avons stoppées et c’est nous qui pouvons, bien sûr, à n’importe quel moment les réactiver et te perdre. Assieds-toi, Azzam, reviens à la raison et lis le dossier. Apprends-le par cœur et retiens-le bien. Au fond du dossier tu trouveras un exemplaire de notre contrat. Si tu veux le signer, signe-le. Comme il te plaira.
Puis il fit entendre un rire contenu et le son fut coupé.
*
Abdou l’accueillit sèchement. Il lui serra froidement la main sans se lever, puis détourna le visage et s’absorba dans la fumée de sa chicha. Hatem sourit et lui dit affectueusement :
— Pourquoi ce mauvais accueil ? Commande-moi au moins un thé.
Sans se retourner Abdou frappa dans ses mains et demanda au garçon un verre de thé. Hatem prit l’initiative :
— Mes condoléances, Abdou. Tu crois en Dieu et en sa fatalité. Mais que tu sois triste pour ton fils, est-ce que ça t’empêche de me voir ?
Abdou se mit soudain en colère :
— Ça suffit comme ça, Hatem bey. Que Dieu nous pardonne. Mon fils est mort dans mes bras.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je veux dire que Dieu m’a puni pour avoir péché avec toi.
— Alors tous ceux dont le fils meurt, c’est parce que Dieu les a punis ?
— Oui, le Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté, donne un délai mais n’oublie rien ; et, moi, j’ai fauté avec toi, je mérite une punition.
— Qui t’a convaincu de ça ? Ta femme, Hadia ?
— Que ce soit Hadia ou quelqu’un d’autre, est-ce que ça te regarde ? Je te dis que c’est terminé entre nous. Chacun part de son côté. À partir de maintenant tu ne me verras plus et je ne te verrai plus.
Sa voix s’étranglait, pleine d’émotion. Il criait et agitait ses mains comme pour se couper tout retour en arrière. Hatem se tut un peu puis, ayant changé ses plans, se mit à parler d’une voix calme :
— Bien, monsieur. D’accord. Tu as abandonné la terrasse et le kiosque et tu veux couper notre relation. Je suis d’accord. Mais où vas-tu trouver les moyens de subvenir à tes frais et à ceux de ta femme ?
— Dieu y pourvoira.
— Bien sûr, Dieu y pourvoira, mais même si nos relations sont terminées mon devoir est de t’aider. Malgré ton mauvais comportement, Abdou, je me préoccupe pour toi.
— …
— Écoute, je t’ai trouvé un bon travail pour que tu gardes un bon souvenir de moi.
Abdou resta un peu silencieux et sembla hésitant. Il aspira une longue bouffée de sa chicha, comme s’il cherchait à dissimuler son embarras.
— Tu ne demandes pas ce que c’est ?
— …
— Je t’ai recommandé pour travailler comme portier au centre culturel français de Mounira. C’est un travail propre, agréable avec un salaire de cinq cents livres par mois.
Abdou resta silencieux. Il ne répondit pas, mais ne protesta pas. Hatem, pressentant sa victoire, poursuivit :
— Tu mérites qu’on s’occupe de toi, Abdou, tiens.
Il sortit de sa serviette un stylo et un carnet de chèques, mit ses lunettes, remplit un chèque et dit en souriant :
— Voilà un chèque de mille livres pour tes dépenses jusqu’à ce que tu commences à travailler. Sa main resta tendue un instant jusqu’à ce qu’Abdou bouge lentement la sienne et prenne le chèque en disant d’une voix faible :
— Merci.
— Abdou, je ne t’ai jamais imposé nos relations. Si tu décides de m’abandonner, abandonne-moi, mais j’ai une seule demande à te faire.
— Laquelle ?
Hatem s’approcha au point de se coller à lui, puis il posa la main sur sa cuisse et chuchota d’une voix brûlante :
— Reste avec moi ce soir. Juste ce soir. Ce sera notre dernière nuit. Je te promets, Abdou, que si tu viens avec moi ce soir, je te promets que tu ne me verras plus jamais après… je t’en prie.
Ils s’assirent côte à côte dans la voiture, enveloppés dans un silence tendu. Hatem exécutait son plan avec précision. Il estimait qu’en fin de compte il garderait Abdou qui, dans un premier temps, ne résisterait pas à la tentation de l’argent et d’un nouveau travail et qui, ensuite, dès qu’il aurait goûté à nouveau au plaisir, reprendrait sa relation. Quant à Abdou, il justifiait sa réponse positive à l’invitation de Hatem par le fait qu’elle était imposée par les circonstances. Depuis qu’il avait quitté le kiosque, il n’avait pas trouvé de quoi subvenir à ses dépenses ni à celles de sa femme. Même le thé et la chicha, il les prenait au crédit du patron du café qui était de son village. Il avait emprunté à des connaissances du Saïd trois cents livres en moins de deux mois et il était las de chercher sans succès un travail convenable. Il avait travaillé dans la construction et il n’avait pas supporté. Il avait abandonné au bout de quelques jours. Il n’était plus en mesure d’endurer tous ces travaux pénibles : porter de lourds récipients remplis de béton liquide sur son dos, monter et descendre toute la journée en échange de quelques livres dont l’entrepreneur lui volait la moitié, sans compter les insultes et les avanies. Mais que pourrait-il faire alors ? Le travail que lui proposait Hatem était respectable et propre et il le protégerait pour toujours de la malédiction de la pauvreté. Il n’avait qu’à coucher avec lui ce soir, le satisfaire une fois seulement. Ensuite, il encaisserait le chèque, honorerait ses dettes, subviendrait à ses besoins et, dès qu’il aurait pris ses nouvelles fonctions, il mettrait fin à leurs relations et refermerait cette page sale. Il était convaincu que Dieu le pardonnerait et accepterait son repentir. Ensuite, il irait à la première occasion faire le pèlerinage pour en revenir lavé de ses péchés, aussi pur que lorsque sa mère l’avait enfanté. Ce serait la dernière nuit où il perpétrerait le péché et, à partir de demain, il proclamerait son repentir et resterait sur le droit chemin. Abdou décida en lui-même de ne pas dire à Hadia qu’il avait vu Hatem. Si elle l’apprenait, elle transformerait sa vie en enfer. À vrai dire, pas un seul jour depuis la mort de l’enfant, elle n’avait cessé de lui chercher querelle, de le maudire, d’invoquer Dieu contre lui. La douleur lui avait fait perdre la raison et elle était devenue un lourd fardeau qui pesait sur ses nerfs et sur sa vie tout entière. Elle se comportait avec lui comme s’il avait tué leur fils de ses propres mains et, le plus triste, c’est que le sentiment du péché s’était insinué en lui, s’était emparé de lui et l’empêchait souvent de dormir. Mais tout cela allait se terminer ce soir. Il allait rassasier le corps de Hatem pour la dernière fois, il obtiendrait l’emploi, puis il se repentirait.
Ils entrèrent dans l’appartement en silence et Hatem alluma les lumières en disant d’un ton enjoué :
— La maison est affreuse sans toi.
Abdou s’approcha tout à coup de lui et l’étreignit. Il essaya de lui enlever ses vêtements pour lui faire l’amour. Il était pressé d’accomplir sa tâche, tandis que Hatem prenait son empressement pour une preuve de son désir. Il rit de joie d’une façon féminine et chuchota d’un ton câlin :
— Sois patient, Abdou.
Il se hâta vers l’intérieur tandis qu’Abdou ouvrait le bar pour y prendre une bouteille de whisky. Il se versa un grand verre qu’il avala d’un seul coup sans eau et sans glace. Il ressentait un besoin irrésistible de s’enivrer et, pendant le court moment que passa Hatem à se faire beau, il vida plusieurs verres. L’alcool fit son effet et il sentit le sang déferler avec chaleur dans ses veines. Un sentiment de puissance l’envahit, le sentiment qu’il était capable d’exécuter ce qu’il voulait et que rien ne pourrait l’en empêcher. Hatem ressortit de la salle de bains nu sous son pyjama de soie rouge. Il alla à la cuisine en se dandinant et en revint avec de la nourriture chaude qu’il posa sur la table, puis se servit un verre qu’il se mit à siroter lentement, en en léchant le bord avec sa langue d’une façon excitante. Il posa ensuite la main sur le bras puissant d’Abdou et soupira :
— Tu m’as beaucoup manqué.
Abdou écarta la main et lui dit d’une voix marquée par l’ivresse :
— Hatem bey, nous nous sommes mis d’accord : cette nuit, c’est la fin de notre relation. À partir de demain matin, chacun s’en va de son côté. C’est bien ça ?
Hatem sourit et passa les doigts sur ses lèvres épaisses. Il imita son accent d’une manière badine :
— C’est ça, Saïdi.
Cette fois-ci, Abdou ne put plus se retenir. Il se jeta sur Hatem, le prit comme un enfant dans ses bras, malgré ses protestations comiques et ses cris aguicheurs. Il le jeta sur le lit, enleva son pantalon et se jeta sur lui. Il le posséda avec force. Il l’assaillit sauvagement, comme il ne l’avait jamais fait auparavant, au point que Hatem cria très fort plus d’une fois sous l’excès du plaisir et de la douleur. Il apaisa son désir dans son corps trois fois en moins d’une heure. Il le fit sans prononcer un seul mot, comme s’il accomplissait avec zèle une lourde tâche pour s’en débarrasser.
Quand ils eurent terminé, Hatem s’allongea nu sur le ventre, les yeux fermés, dans l’inconscience de l’extase, comme s’il était drogué ou endormi et ne voulait pas sortir de son rêve superbe et délicieux. Abdou, lui, resta allongé à regarder le plafond et fuma deux cigarettes sans dire un mot. Puis il sauta du lit et entreprit de se rhabiller. Hatem s’en rendit compte, se redressa dans le lit et lui dit avec inquiétude :
— Où vas-tu ?
— Je m’en vais, lui répondit-il avec indifférence, comme si l’affaire était terminée.
Hatem se leva et se mit devant lui :
— Passe la nuit ici et demain tu partiras.
— Je ne vais pas rester une minute de plus.
Hatem l’étreignit de son corps nu et lui murmura :
— Dors ici pour me faire plaisir.
Abdou le repoussa tout à coup avec une telle force qu’il tomba sur le fauteuil à côté de son lit. Son visage se crispa et il s’emporta :
— Tu es devenu fou ? Qu’est-ce qui te prend de me pousser ?
Abdou répondit d’un ton de défi :
— Maintenant, chacun s’en va de son côté.
La phrase sans ambiguïté d’Abdou, qui confirmait l’échec de son plan, fit enrager Hatem :
— Nous nous sommes mis d’accord pour que tu passes la nuit.
— J’ai fait ce sur quoi nous nous sommes mis d’accord. Je ne te dois plus rien.
— Tu te prends pour qui exactement ?
Abdou ne répondit pas et termina de s’habiller en silence. Hatem, dont la colère avait redoublé, reprit :
— Réponds-moi, tu te prends pour qui ?
— Pour un être humain, comme toi.
— Tu n’es rien d’autre qu’un va-nu-pieds de Saïdi, un ignorant. Je t’ai ramassé dans la rue, je t’ai lavé et c’est moi qui ai fait de toi un être humain.
Abdou s’avança lentement vers lui et le regarda longuement de ses yeux rougis par l’effet de la boisson et lui dit d’un ton menaçant :
— Écoute, fais attention à qui tu parles ! Compris ?
Mais Hatem perdit le contrôle de lui-même comme s’il avait été frappé par une malédiction diabolique qui le poussait vers sa fin. Il examina Abdou de haut en bas d’un regard sarcastique :
— Tu perds la tête, Abdou, il suffit que je téléphone à quelqu’un pour te créer beaucoup de problèmes.
— Tu n’en es pas capable.
— Je vais te montrer si j’en suis capable ou non. Si tu descends maintenant, j’appelle la police et je leur dis que tu m’as volé.
Abdou fut sur le point de lui répondre, mais il secoua la tête et marcha vers la porte pour s’en aller. Il sentait qu’il était le plus fort etque Hatem ne pouvait pas mettre à exécution sa menace. Il tendit la main pour ouvrir la porte de l’appartement mais Hatem le retint par sa galabieh :
— Tu ne t’en iras pas.
— Je te dis de me laisser.
— Si je te dis de rester, ça veut dire que tu restes, cria Hatem en s’accrochant à son cou par-derrière.
Abdou se retourna, enleva sans difficulté la main, puis le gifla avec force. Hatem ouvrit de grands yeux exorbités, comme s’il était devenu fou :
— Tu frappes ton maître, larbin, fils de chien. Par la vie de ta mère, tu n’auras ni travail ni argent. Demain matin, je téléphonerai à la banque pour annuler le chèque. Tu peux toujours en faire des confettis.
Abdou resta un moment debout au milieu de la pièce jusqu’à ce qu’il saisisse la situation, puis il poussa un hurlement qui ressemblait au rugissement d’un animal sauvage et se jeta sur Hatem à coups de pied et de poing. Il le prit par le cou et se mit à lui frapper la tête contre le mur de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il sente couler sur ses mains un sang chaud et poisseux.
Au moment de l’enquête, les voisins signalèrent qu’aux environs de quatre heures du matin ils avaient entendu des cris et des hurlements qui provenaient de l’appartement de Hatem mais que, connaissant la nature de sa vie privée, ils n’étaient pas intervenus.
*
“Au nom de Dieu tout-puissant et miséricordieux,
Qu’ils combattent donc sur le chemin de Dieu, ceux qui troquent la vie ici-bas contre la vie dans l’au-delà. Quiconque combat sur le chemin de Dieu, qu’il soit tué ou vainqueur, nous lui accorderons une énorme récompense.
Qu’avez-vous à ne pas combattre sur le chemin de Dieu alors que les opprimés parmi les hommes, alors que les femmes et les enfants disent : Fais-nous sortir de cette cité dont les habitants sont des oppresseurs, accorde-nous, venant de toi, un protecteur, accorde-nous, venant de toi, celui qui nous donnera la victoire.”
Le cheikh Bilal lut ce passage de la sourate “Les Femmes” d’une voix mélodieuse et douce qui émut les frères qui priaient derrière lui. Ils furent saisis d’une crainte révérencielle et se mirent à réciter après lui les invocations de la Soumission avec un respect religieux. La prière du matin se termina et le cheikh Bilal s’assit pour égrener son chapelet. Les frères s’avancèrent vers lui un par un pour lui serrer la main avec amour et respect. Lorsque Taha Chazli s’inclina, le cheikh l’attira vers lui avec bienveillance et lui chuchota :
— Attends-moi au bureau. Je t’y rejoindrai dans un instant, avec la permission de Dieu.
Taha alla vers le bureau en se demandant pourquoi le cheikh voulait le voir. Est-ce que Redoua l’avait informé de ce qu’il avait dit à son sujet ? Elle lui avait souvent dit qu’elle aimait le cheikh Bilal comme son père, mais l’aimait-elle au point de lui rapporter les propos de son mari à son sujet ? Si elle avait fait cela, elle aurait affaire à lui, il ne le lui pardonnerait jamais, car une femme doit garder fidèlement les secrets de son mari. Si le cheikh l’interrogeait sur les propos qu’il avait tenus à Redoua, il les répéterait intégralement devant lui, quoi qu’il puisse arriver. Que pouvait-il lui faire ? Le plus qu’il puisse faire, c’est de le chasser du camp. Eh bien, tant pis ! Cela ne servait à rien qu’il reste au camp à manger et à boire sans rien faire. Si le cheikh ne l’autorisait pas à participer au djihad, le mieux était qu’il l’expulse du camp pour qu’il retourne là d’où il était venu.
Telles étaient les pensées de Taha jusqu’à ce qu’il pousse la porte du bureau et y entre d’un pas décidé. Il y trouva deux frères en train d’attendre : le frère docteur Mahgoub, un vétérinaire de plus de quarante ans, de la génération des pionniers qui avaient fondé la Jamaa islamiya dans les années 1970, et le frère Abd el-Chafi du Fayoum, qui était étudiant à la faculté de droit du Caire et avait été plusieurs fois arrêté et poursuivi par la Sécurité jusqu’à ce qu’il abandonne ses études et vienne vivre au camp. Taha les salua amicalement. Tous les trois s’assirent et se mirent à bavarder de choses et d’autres, tout en se sentant au fond d’eux-mêmes inquiets et pleins d’appréhension. Puis le cheikh Bilal arriva, leur serra la main, les serra chaleureusement contre lui et leur dit en souriant :
— Jeunesse de l’islam, ton jour est venu. Le haut conseil de la Jamaa vous a choisis pour mener une opération importante.
Après un moment de silence, les frères se mirent à invoquer Dieu, à pousser des cris de joie et à s’étreindre les uns les autres en se congratulant. Le plus heureux d’entre eux était Taha. Il se mit à crier “Dieu soit loué, Dieu est grand.”
Ravi de cette réaction, le cheikh dit en souriant :
— Ainsi a voulu Dieu. Qu’il vous bénisse et accroisse votre foi. C’est à cause de cela que les ennemis de l’islam tremblent. Ils ont peur de vous, car vous aimez la mort autant qu’ils aiment la vie.
Puis son visage devint sérieux. Il s’assit à son bureau et étala devant lui une grande feuille. Il dit, en cherchant un stylo dans la poche de sa galabieh :
— Nous n’avons pas de temps à perdre. Il faut mener à bien l’opération aujourd’hui à une heure de l’après-midi. Sinon, nous devrons attendre au moins un mois. Asseyez-vous, mes enfants et écoutez très attentivement ce que je vais vous dire.
*
Deux heures plus tard, une camionnette bourrée de bouteilles de Butagaz roulait en direction du quartier Fayçal, à côté des pyramides. C’était le docteur Mahgoub qui conduisait avec Taha Chazli à ses côtés. Quant au frère Abd el-Chafi, il était assis au milieu des bouteilles de gaz entassées à l’arrière du véhicule. Ils avaient rasé leurs barbes et revêtu des vêtements de livreurs de Butagaz. Le plan prévoyait un repérage des lieux, au moins une heure avant l’opération. Ils devaient ensuite rester dans la rue d’une manière naturelle jusqu’à ce que l’officier de la Sécurité d’État descende de chez lui, trouver un moyen de le retarder entre le moment où il passait la porte de l’immeuble et celui où il montait dans sa voiture, puis ouvrir le feu sur lui avec les trois fusils-mitrailleurs cachés sous le siège du conducteur. On leur avait également donné d’autres instructions formelles : si l’officier parvenait à pénétrer dans sa voiture avant l’exécution du plan, ils devaient lui faire obstacle avec leur camionnette puis jeter sur lui d’un seul coup toutes les grenades, abandonner ensuite leur véhicule et courir chacun dans une direction différente tout en tirant en l’air au cas où quelqu’un les suivrait. Par ailleurs, s’ils avaient le sentiment d’être observés, le docteur Mahgoub (en tant qu’émir du groupe) avait licence d’annuler immédiatement l’opération. Dans ce cas, ils devaient abandonner leur voiture dans n’importe quelle rue latérale et revenir au camp en ordre dispersé, par les transports publics.
Dès que la camionnette entra dans le quartier Fayçal, ils ralentirent et le frère Abd el-Chafi se mit à faire sonner sa clef sur les bouteilles de Butagaz pour annoncer leur arrivée aux habitants. Quelques femmes sortirent au balcon ou à la fenêtre et appelèrent la voiture qui s’arrêta plusieurs fois. Abd el-Chafi transporta plusieurs bouteilles aux habitants, en encaissa le prix et remit les bouteilles vides dans la camionnette. Telles étaient les instructions du cheikh Bilal, très à cheval sur le camouflage. Puis la voiture arriva rue Akef où habitait l’officier et là une femme demanda une bouteille de gaz depuis son balcon. Abd el-Chafi la lui apporta, ce qui donna à Mahgoub et à Taha l’occasion d’inspecter lentement les lieux. La voiture de l’officier, une Mercedes bleue de la fin des années 1970, attendait devant la porte de l’immeuble. Mahgoub étudia soigneusement les distances, le voisinage, les entrées et les sorties et lorsque Abd el-Chafi fut de retour la camionnette démarra pour s’éloigner de l’endroit. Le docteur Mahgoub regarda sa montre et dit :
— Il nous reste une heure entière. Que penseriez-vous d’un verre de thé ?
Il parlait d’un ton jovial comme pour insuffler de la tranquillité dans leurs esprits. La camionnette s’arrêta devant un petit café d’une rue voisine où ils s’assirent tous les trois à siroter un thé à la menthe. Ils avaient un aspect totalement ordinaire et ne pouvaient pas susciter la méfiance. Mahgoub aspira une gorgée et dit d’une voix audible :
— Grâce à Dieu, tout est parfait.
Taha et Abd el-Chafi répétèrent à voix basse :
— Grâce à Dieu.
— Savez-vous que les frères du conseil de la Jamaa ont mis toute une année pour surveiller l’objectif ?
— Toute une année ? interrogea Taha.
— Par Dieu tout-puissant, toute une année. Les investigations sont difficiles, car les officiers supérieurs de la Sécurité d’État se cachent excessivement bien. Ils utilisent plusieurs noms et habitent dans plusieurs logements, et parfois ils déménagent avec leurs familles d’un appartement meublé à un autre. Tout ceci rend difficile d’arriver jusqu’à eux.
— Frère Mahgoub, quel est le nom de l’officier ?
— En principe, tu ne dois pas le connaître.
— Je sais que c’est interdit, mais je voudrais le savoir.
— Qu’est-ce que ça t’apportera de plus ?
Taha se tut puis regarda longuement Mahgoub et lui dit avec dépit :
— Frère Mahgoub, nous venons pour de bon de commencer le djihad. Peut-être Dieu nous accordera-t-il le martyre et nos âmes monteront-elles ensemble vers leur créateur. Est-ce que tu n’as pas confiance en moi alors que nous sommes au seuil de la mort ?
Mahgoub fut touché par les paroles de Taha qu’il aimait et il lui dit à mi-voix :
— Saleh Rachouane.
— Le colonel Saleh Rachouane ?
— Un criminel, un mécréant, un boucher sanguinaire. Il prend plaisir à superviser lui-même la torture des islamistes et c’est le responsable direct de l’exécution de nombreux frères au camp de détention. De plus, c’est lui qui a tué avec son propre pistolet deux des meilleurs représentants de la jeunesse islamique, le frère Hassan Cherbati, émir du Fayoum, et le docteur Mohammed Rafi, porte-parole de la Jamaa. Il s’est glorifié devant des frères détenus à la prison d’El-Akrab de les avoir tués. Que Dieu fasse miséricorde à tous nos saints martyrs, qu’il les accueille dans son vaste paradis et qu’il nous réunisse tous dans le Bien, avec la permission de Dieu.
À une heure moins cinq, la camionnette de Butagaz s’arrêta du côté opposé à l’entrée de l’immeuble et Abd el-Chafi en descendit, sortit de sa poche un carnet et fit semblant de revoir ses comptes avec Mahgoub, le conducteur. Tous deux se plongèrent à voix haute d’un air naturel dans une discussion sur le nombre de bouteilles vendues. Taha saisit la poignée de la porte, prêt à bondir. L’entrée de l’immeuble était à découvert devant lui. Son cœur battait tellement fort qu’il le sentit sur le point d’éclater. Il fit un effort pour concentrer son esprit sur un point précis, mais une cascade tumultueuse d’images envahit son imagination. Une minute s’écoula pendant laquelle il revit toute son existence, scène après scène : sa chambre sur la terrasse de l’immeuble Yacoubian, ses souvenirs d’enfance, sa bonne mère et son bon père, son ancienne bien-aimée, Boussaïna Sayyed, sa femme Redoua, le général commandant de l’école de police qui lui reprochait le métier de son père et les soldats du centre d’internement qui le frappaient et abusaient de son corps. Il brûlait d’envie de savoir si c’était cet officier qui avait présidé à sa torture, mais il ne l’avoua pas à Mahgoub de crainte de l’inquiéter à son égard et qu’il ne l’écarte de l’opération.
Taha continuait à fixer l’entrée de l’immeuble tandis que ses souvenirs passaient à toute vitesse devant ses yeux. Ensuite l’officier apparut. Il était comme on le lui avait décrit : corpulent, le teint blanc. Il avait encore sur le visage les traces du sommeil et d’un bain chaud. Il marchait avec calme et confiance, une cigarette au coin des lèvres.
Taha ouvrit rapidement la porte, descendit dans la rue et se dirigea vers lui. Il devait le retarder d’une manière ou d’une autre jusqu’à ce que les frères tirent sur lui. Alors, Taha courrait, sauterait dans la voiture et jetterait des grenades pour couvrir la fuite.
Taha s’approcha de l’officier et lui demanda d’une voix qu’il s’efforça de rendre naturelle :
— Monsieur, s’il vous plaît, le numéro dix de la rue Akef, c’est de quel côté ?
L’officier ne s’arrêta pas. Il lui fit un signe hautain et marmonna tout en avançant vers la voiture :
— De ce côté.
C’était lui, c’était lui qui avait supervisé sa torture, qui ordonnait aux soldats de le frapper, de déchirer sa peau avec la cravache, de faire rentrer un bâton dans son corps, lui, sans aucun doute possible, la même voix âpre et la même intonation indifférente, et ce léger essoufflement provoqué par la cigarette. Taha perdit le contrôle. Il se jeta sur lui en poussant un hurlement aigu et incompréhensible, comme un rugissement de colère. L’officier se retourna, le regard effrayé, le visage contracté par la peur comme s’il avait compris la situation. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais n’en eut pas le temps. Des rafales successives de mitraillette fusèrent tout à coup et toutes touchèrent le corps de l’homme qui tomba sur le sol. Le sang s’écoula d’abondance. Enfreignant les instructions, Taha resta debout pour voir de ses yeux l’officier mourir puis il cria :
— Dieu est grand, Dieu est grand.
Il bondit vers la voiture, mais un contretemps survint. On entendit au premier étage le son d’une vitre qui se brisait violemment : deux hommes apparurent et se mirent à tirer en direction de la voiture. Taha comprit ce qui se passait et essaya de baisser la tête et de courir en zigzag pour éviter les balles, comme il l’avait appris à l’entraînement. Il commençait à se rapprocher de la voiture tandis que les balles pleuvaient autour de lui. Quant il fut à deux mètres, il éprouva soudain une sensation de froid mordant comme la glace qui le surprit. Il regarda son corps et vit qu’il était couvert de sang qui coulait à flots. La froideur se transforma en une souffrance aiguë qui le dévora. Il tomba par terre à côté de la roue arrière de la voiture et cria de douleur, puis s’imagina que la douleur effrayante disparaissait peu à peu. Il sentit un bien-être étrange l’envelopper et l’enfermer au plus profond de lui-même. Puis des voix lointaines, surabondantes, parvinrent à son oreille : des sons de cloche, des cantiques, des hymnes murmurés se répondant les uns aux autres, se rapprochaient de lui, comme s’ils l’accueillaient dans un nouveau monde.
*
Depuis le milieu de l’après-midi, le restaurant Maxim était sens dessus dessous.
Dix employés supplémentaires avaient été appelés en renfort. Ils étaient tous occupés à nettoyer le sol, les murs et les toilettes avec de l’eau, du savon et des produits désinfectants. Ils avaient transporté les tables et les chaises sur les deux côtés du local, dégageant un large passage menant de l’entrée au bar, avec un vaste espace au milieu qui servirait de piste de danse. Ils travaillaient avec entrain sous la conduite de Christine qui avait revêtu un ample jogging et s’était jointe à eux pour les aider à transporter elle-même des objets : c’était sa méthode pour les encourager à travailler avec ardeur. De temps en temps, sa voix s’élevait dans un arabe cassé où elle parlait à tout le monde au féminin :
— Toi, enlève tout d’ici, nettoie bien, toi, tu es fatiguée ou quoi ?
À sept heures du soir, l’endroit était rutilant. Elle étendit sur les tables des nappes d’un blanc éclatant qu’elle avait sorties spécialement pour l’occasion. Puis arrivèrent les corbeilles de fleurs et Christine supervisa leur arrangement : elle défit les petits bouquets pour répartir les fleurs dans des vases, elle demanda aux employés de placer les grandes corbeilles à l’entrée du local, à l’extérieur et tout le long du couloir, puis elle sortit d’un tiroir de son bureau un vieil écriteau élégant sur lequel était écrit en français et en arabe : “Le restaurant est réservé ce soir pour une réception privée.” Christine accrocha cette pancarte sur la porte extérieure, puis elle passa la tête et jeta un dernier coup d’œil pour se rassurer sur l’allure générale du restaurant. Ensuite elle alla vite se changer dans son appartement, qui était proche. Quand elle revint, une heure plus tard, dans son élégante robe bleue, parfaitement et discrètement maquillée, les cheveux ramassés dans un chignon relevé à la mode des années 1950, l’orchestre était déjà arrivé et les musiciens étaient occupés à régler leurs instruments : la flûte, le saxophone, le violon et plusieurs sortes d’instruments à percussion. Les sons désaccordés s’élevaient comme le murmure d’un gigantesque être musical.
Les invités commencèrent à arriver. D’abord plusieurs hommes âgés, amis de Zaki Dessouki. Christine en connaissait certains. Elle leur serra la main à tous et les invita au bar où la bière et le whisky étaient offerts gratuitement. Puis le flot des invités s’accrut. Arrivèrent les amies de Boussaïna de l’école de commerce, avec leurs familles, puis Ali le chauffeur qui se fraya directement un chemin vers le bar, puis Saber le repasseur, sa femme et leurs enfants ainsi que de nombreux autres habitants de la terrasse. Les femmes avaient revêtu des vêtements brillants et couverts de paillettes. Les filles en âge de se marier s’étaient mises sur leur trente et un, au cas où cette noce pourrait offrir une occasion de mariage. En entrant, les habitants de la terrasse étaient impressionnés par le luxe du restaurant et son style complètement européen, mais, peu à peu, les femmes commencèrent à dissiper cette gêne par leurs commentaires joviaux et leurs éclats de rire assez dévergondés, inspirés par les circonstances. Aux environs de neuf heures, la porte s’ouvrit et plusieurs personnes entrèrent rapidement, suivies de Zaki Dessouki qui avança d’un pas solennel. Il portait un élégant costume noir, une chemise blanche et un grand nœud papillon rouge. Ses cheveux teints étaient peignés en arrière comme son coiffeur avait eu la bonne idée de le lui conseiller, ce qui lui donnait dix ans de moins. Sa démarche était un peu raide-et ses yeux rouges à cause des deux doubles whiskys avec lesquels il avait choisi de commencer la soirée. Dès qu’il apparut, les acclamations, les sifflets et les applaudissements s’élevèrent de tous côtés : “Bravo, mille bravos !” Quelques timides youyous fusèrent et, tandis que les gens lui serraient les mains en le félicitant, Christine se précipita vers lui et, de sa manière chaleureuse, l’étreignit et l’embrassa :
— Tu ressembles à une étoile du cinéma ! s’exclama-t-elle avec enthousiasme.
Puis elle soupira et le regarda longuement :
— Tu aurais dû faire ça depuis longtemps.
C’étaient les noces de Zaki bey Dessouki et de Boussaïna Sayyed qui, selon l’habitude des mariées, avait pris un peu de retard chez le coiffeur et était ensuite arrivée dans une robe blanche dont la longue traîne était portée par ses deux sœurs et son petit frère Mustapha.
Dès que la mariée apparut, toutes les personnes présentes furent impressionnées par son allure qui déclencha spontanément une interminable tempête de youyous. Tout le monde était heureux. Après que l’orchestre eut terminé la marche nuptiale, on ouvrit le buffet. Essayant de préserver un cachet européen à la fête, Christine joua au piano La Vie en rose d’Édith Piaf. Elle en répéta les paroles de sa voix mélodieuse :
— Lorsqu’il me prend dans ses bras, qu’il me parle tout bas
Je vois la vie en rose.
Il me dit des mots d’amour, des mots de tous les jours
Et ça me fait quelque chose…
Les deux mariés dansèrent seuls. Boussaïna se troubla un peu et faillit trébucher mais le marié lui redonna la cadence en en profitant pour la serrer contre lui. Le geste ne passa pas inaperçu de l’assistance et déclencha des commentaires facétieux. Zaki trouvait que, dans sa robe de mariée, Boussaïna avait l’air d’une merveilleuse créature, limpide comme si elle venait de naître aujourd’hui même et s’était à jamais débarrassée des souillures du passé qui l’avaient éclaboussée sans qu’elle soit coupable.
Lorsque la danse fut terminée, Christine tenta, avec délicatesse, mais en vain, de proposer d’autres chansons françaises. La pression de l’opinion publique fut la plus forte : l’orchestre se mit à jouer des morceaux de danse orientale. Ce fut comme un coup de baguette magique : les femmes et les filles – se retrouvant enfin dans leur élément – commencèrent à frapper dans leurs mains, à chanter, à onduler en suivant le rythme. Plusieurs s’attachèrent un foulard autour de la taille et se mirent à danser. Elles insistèrent auprès de la mariée jusqu’à ce qu’elle accepte et les laisse lui ceindre la taille puis elle se fondit dans la danse. Zaki bey la regardait plein d’amour et d’admiration. Il frappait avec entrain dans ses mains en cadence et, peu à peu, éleva les bras et se mit à danser avec elle parmi les cris d’allégresse et les rires de l’assistance.