Cent mètres à peine séparent le passage Bahlar où habite Zaki Dessouki de son bureau de l’immeuble Yacoubian, mais il met, tous les matins, une heure à les franchir car il lui faut saluer ses amis de la rue : les marchands de chaussures et leurs commis des deux sexes, les garçons de café, le personnel du cinéma, les habitués du magasin de café brésilien. Zaki bey connaît par leur nom jusqu’aux concierges, cireurs de souliers, mendiants et agents de la circulation. Il échange avec eux salutations et nouvelles. C’est un des plus anciens habitants de la rue Soliman-Pacha(1). Arrivé à la fin des années 1940, après ses études en France, il ne s’en est plus jamais éloigné. Pour les habitants de la rue, c’est un aimable personnage folklorique, vêtu été comme hiver d’un complet dont l’ampleur dissimule un corps maigre et chétif, une pochette soigneusement repassée et assortie à la couleur de la cravate dépassant de la poche de la veste, son fameux cigare à la bouche – du temps de sa splendeur, c’était un luxueux cigare cubain, maintenant il fume un mauvais spécimen local à l’odeur épouvantable et qui tire mal –, son visage ridé de vieillard, ses épaisses lunettes, ses fausses dents brillantes et ses cheveux teints en noir dont les rares mèches sont alignées de gauche à droite pour cacher un crâne dégarni. En un mot, Zaki Dessouki est un personnage de légende, ce qui rend sa présence attachante, et pas totalement réelle, comme s’il pouvait disparaître d’un moment à l’autre, comme si c’était un acteur qui jouait un rôle et dont on savait qu’une fois la représentation terminée il allait enlever ses vêtements de scène pour reprendre ses habits de tous les jours. Si l’on ajoute à cela son esprit enjoué, ses sempiternelles plaisanteries grivoises et son étonnante capacité à s’adresser à chaque personne rencontrée comme à un vieil ami, on peut comprendre le secret de l’accueil chaleureux que lui font, tous les matins aux environs de dix heures, les habitants de la rue : les salutations matinales s’élèvent de toutes parts et, souvent, parmi les employés des magasins, un de ses jeunes amis se précipite vers lui pour l’interroger d’un ton espiègle sur une question d’ordre sexuel qui lui paraît obscure. Zaki bey fait alors appel à ses connaissances encyclopédiques dans ce domaine et il expose aux jeunes complaisamment, à voix audible de tous, et avec force détails les plus infimes secrets du sexe. Parfois même, il leur demande une feuille et un crayon (qu’on lui fournit en un clin d’œil) pour dessiner avec clarté certaines positions originales qu’il a lui-même essayées du temps de sa jeunesse.

Encore quelques informations importantes sur Zaki bey Dessouki : c’est le fils cadet d’Abd el-Aal Dessouki, un des plus célèbres leaders du parti Wafd, plusieurs fois ministre qui, à la tête d’une des plus grosses fortunes d’avant la révolution, possédait, avec sa famille, plus de cinq mille feddan(2) des meilleures terres agricoles. Zaki bey avait fait des études d’architecture à l’université de Paris et il allait de soi qu’il serait un jour appelé à jouer un rôle politique en Égypte grâce à l’influence et à la fortune de son père, mais la révolution avait éclaté et la situation avait changé : Abd el-Aal avait été arrêté et transféré devant un tribunal révolutionnaire et, même si l’accusation de corruption n’avait pu être prouvée, il était resté quelque temps incarcéré et la plupart de ses biens avaient été confisqués par la réforme agraire pour être distribués aux paysans. Peu de temps après, le pacha était mort du choc que ces événements avaient produit sur lui. La catastrophe survenue au père s’était répercutée sur le fils dont le bureau d’étude, ouvert dans l’immeuble Yacoubian, avait vite périclité. Au fil du temps, c’était devenu le lieu où Zaki bey passait ses heures de loisir, où il lisait les journaux, sirotait son café, rencontrait ses amis ou ses maîtresses, ou bien restait des heures à la fenêtre à contempler les passants dans la rue Soliman-Pacha. Pourtant l’échec rencontré par Zaki Dessouki n’avait pas uniquement pour cause l’avènement de la révolution, mais plus fondamentalement son lymphatisme et son abandon à la volupté.

En vérité les soixante-cinq années de son existence, avec toutes leurs péripéties, leurs incohérences, à la fois heureuses et tristes, ont essentiellement tourné autour d’un axe : la femme. Il fait partie de ceux qui ont sombré corps et biens dans la douce captivité des femmes. Pour lui la femme n’est pas un désir qui s’enflamme pour un temps seulement, que l’on rassasie et qui s’éteint, c’est un univers complet de tentations qui se renouvelle dans des images dont la diversité ensorcelante n’a pas de fin : des poitrines abondantes et pulpeuses avec leurs mamelons saillants comme de délicieux grains de raisin ; des croupes tendres et souples qui tressaillent comme si elles s’attendaient à de furieux assauts à revers, par surprise ; des lèvres peintes qui sirotent les baisers et soupirent de plaisir ; des cheveux sous tous leurs avatars, longs et flottant calmement, ou bien longs, tombant en désordre en cascades éparses, ou bien mi-longs, stables et familiers, ou bien courts, à la garçonne, suggérant ainsi, sur le chemin des éphèbes, des formes alternatives de sexualité ; des yeux… ah ! Comme ils sont beaux les regards de ces yeux francs ou mensongers, fuyants, fiers ou timides ou pleins de colère, de blâme ou de réprobation. C’est à ce point, et même avec plus de force encore, que Zaki bey aime les femmes. Il en connaît de toutes les conditions, depuis la nabila(3) Kamila, fille de l’oncle maternel du dernier roi avec qui il a appris le raffinement et les rites des alcôves royales : les bougies qui brûlent toute la nuit, les verres de vin français qui avivent le désir et chassent la crainte, le bain chaud avant la rencontre pour enduire le corps de crèmes et de parfums… Il a appris de la nabila Kamila, dont l’appétit sexuel était insatiable, comment s’y prendre pour commencer, quand se retenir, que les positions sexuelles les plus osées requièrent quelques mots français très délicats. Pourtant Zaki bey a fait l’amour avec des femmes de toutes les classes sociales : des danseuses orientales, des étrangères, des femmes de la bonne société, des épouses d’hommes éminents, des étudiantes et des lycéennes mais également des femmes dévoyées, des paysannes, des domestiques. Chacune avait sa saveur particulière et, souvent, il compare en riant l’alcôve soumise au protocole de la nabila Kamila et cette mendiante qu’il avait ramassée dans sa Buick, une nuit qu’il était ivre, et qu’il avait amenée dans son appartement, passage Bahlar. Quand il était rentré avec elle dans la salle de bains pour la laver lui-même, il avait découvert qu’elle était si pauvre qu’elle s’était fabriqué des sous-vêtements avec des sacs de ciment vides. Il se rappelle encore avec un mélange de tendresse et de chagrin la gêne de la femme lorsqu’elle enleva ses vêtements sur lesquels était écrit en gros caractères “ciment Portland”. Il se souvient que c’était une des plus belles femmes qu’il ait connues et une des plus ardentes en amour. Toutes ces expériences nombreuses, variées, ont fait de Zaki Dessouki un véritable expert de la femme. Il a, dans cette “science de la Femme” comme il dit, des théories curieuses que l’on peut accepter ou refuser mais qui méritent absolument d’être prises en considération : il estime par exemple que les femmes supérieurement belles sont généralement au lit des amantes froides, alors que les femmes d’une beauté moyenne, et même celles qui sont un peu disgraciées, sont toujours plus ardentes car elles ont réellement besoin de l’amour et font tout leur possible pour combler leurs amants. Zaki bey croit également que la façon dont les femmes prononcent le son s, en particulier, témoigne du degré de leur chaleur en amour. Par exemple, si une femme prononce le mot sousou ou besbousa en chevrotant d’une façon troublante, alors, il comprend qu’elle fait partie de celles qui sont douées au lit, le contraire étant également vrai. Zaki bey est de même convaincu qu’autour de toutes les femmes à la surface de la terre flotte un halo où passent en permanence des ondes invisibles et inaudibles, mais que l’on peut mystérieusement percevoir. Selon lui, celui qui s’exerce à la lecture de ces ondes peut deviner l’étendue de leur appétit sexuel. Quelles que soient leur retenue et leur pudeur, Zaki bey est en mesure de pressentir cet appétit sexuel à travers le tremblement d’une voix, l’exagération d’un rire nerveux, et même à travers la chaleur d’une main qu’il serre. Quant à celles qui sont possédées par une lubricité diabolique et inextinguible, les “femmes fatales” comme il les appelle en français, ces femmes ténébreuses qui ne se sentent vraiment exister que dans un lit d’amour et pour qui aucun autre plaisir dans la vie n’est égal au plaisir sexuel, ces créatures douloureuses inexorablement conduites par leur soif de plaisir vers un destin atroce et fatidique, ces femmes-là, assure Zaki Dessouki, même si leurs visages diffèrent, présentent toutes la même apparence. Il invite ceux qui mettent en doute cette vérité à regarder dans les journaux les photographies de femmes condamnées à mort pour avoir été complices de leur amant pour le meurtre de leur mari. D’après lui, avec un peu d’observation on peut constater qu’elles ont toutes le même faciès, avec des lèvres souvent charnues, toujours entrouvertes, les mêmes traits épais et lascifs, le même regard brillant et vide comme celui d’un animal affamé.

*

C’est dimanche. Rue Soliman-Pacha, les boutiques ont fermé leurs portes, et les bars et les cinémas se remplissent de leurs habitués. La rue sombre et vide, avec ses boutiques closes et ses vieux immeubles de style européen, semble sortir d’un film occidental triste et romantique. Depuis le début de cette journée de congé, le vieux concierge, Chazli, a transporté son siège de l’entrée de l’ascenseur à celle de l’immeuble, sur le trottoir, pour contrôler ceux qui y entrent et ceux qui en sortent.

Zaki Dessouki est arrivé à son bureau un peu avant midi et son domestique Abaskharoun a tout de suite compris la situation. Depuis vingt ans qu’il travaille avec Zaki bey, Abaskharoun sait, d’un simple coup d’œil, l’état dans lequel il se trouve. Il sait ce que cela veut dire lorsque son maître vient au bureau excessivement élégant, précédé par l’odeur d’un parfum luxueux qu’il réserve aux grandes occasions, il sait ce que cela veut dire lorsqu’il est crispé, tendu, qu’il se lève, s’assoit, marche nerveusement, incapable de trouver une position satisfaisante, couvrant son impatience de brusquerie et de dureté : tout cela signifie que le bey attend sa première rencontre avec une nouvelle maîtresse. Aussi Abaskharoun ne se formalise-t-il pas lorsque le bey s’en prend à lui brutalement et sans raison. Il secoue la tête avec compréhension et finit rapidement de balayer la pièce puis, à grands coups de béquille sur le carrelage du long couloir, il arrive dans la salle où le bey est assis et lui dit d’une voix qu’une longue expérience a appris à rendre complètement neutre :

— Monsieur a une réunion ? Monsieur souhaite que je prépare le nécessaire ?

Le bey se met alors à l’observer, le regarde avec attention, comme s’il réfléchissait au ton qu’il allait employer pour lui répondre, il regarde sa galabieh(4) de coton bon marché à rayures, toute déchirée, ses béquilles, l’emplacement de sa jambe coupée et son visage de vieillard, avec sa barbe blanche mal rasée, ses yeux étroits et rusés et ce sourire implorant et épouvanté qui ne le quitte jamais :

— Prépare en vitesse le nécessaire pour la réunion, répond alors brièvement le bey tout en sortant sur le balcon.

Dans leur langage commun, “réunion” veut dire que le bey va s’isoler dans son bureau avec une femme. Quant au “nécessaire”, cela signifie certains rites qu’Abaskharoun organise pour son maître avant la partie fine : cela commence par une piqûre de fortifiant importé qu’il lui enfonce dans la fesse et qui lui fait chaque fois tellement mal qu’il pousse de grands soupirs et couvre de malédictions son domestique, cet âne aux mains maladroites et lourdes. Ensuite vient une tasse de café sans sucre, mélangé à de la noix de muscade, que le bey sirote lentement tout en laissant fondre sous sa langue un petit morceau d’opium. Pour terminer, un grand plat de salade est posé au milieu de la table, à côté d’une bouteille de whisky Black Label, de deux verres vides et d’un seau à glace rempli à ras bord. Pendant qu’Abaskharoun se livre avec diligence aux préparatifs, Zaki bey s’assoit au balcon qui donne sur la rue Soliman-Pacha, allume une cigarette et se met à surveiller les passants. Ses sentiments vont de l’impatience fébrile d’une belle rencontre au pressentiment anxieux que sa bien-aimée Rabab puisse manquer le rendez-vous et lui fasse ainsi perdre les efforts d’un mois complet dépensé à la poursuivre. Il est obsédé par elle depuis qu’il l’a vue pour la première fois au Cairo Bar où elle travaille comme hôtesse. Elle l’a complètement ensorcelé et il s’est mis à fréquenter le bar tous les jours pour la revoir. Il l’avait décrite ainsi à un vieil homme de ses amis : “Elle incarne toute la beauté populaire, avec son côté canaille et aguichant. On dirait qu’elle sort d’une toile de Mahmoud Saïd.” Puis il s’était montré plus précis : “Te souviens-tu de cette domestique que vous aviez chez vous et qui avait titillé tes rêves sexuels d’adolescent ? Tu avais toujours envie de te coller à son tendre derrière et de prendre à deux mains ses seins volumineux et turgescents pendant qu’elle lavait la vaisselle dans l’évier de la cuisine. Elle se débattait d’une façon qui te faisait encore plus coller à elle, tout en susurrant un excitant refus avant de se donner à toi : « Monsieur, ce n’est pas bien, monsieur…» C’est sur un trésor comme celui-là que je suis tombé avec Rabab.”

Mais tomber sur un trésor ne veut pas dire le posséder. Pour sa bien-aimée Rabab, Zaki bey a dû subir bien des avanies : il a passé des nuits entières dans cet endroit sale, étroit, mal éclairé et mal aéré qu’est le Cairo Bar, étouffé par la foule et par l’épaisse fumée des cigarettes, assourdi par le volume de la sono qui n’arrêtait pas un seul instant de passer des chansons vulgaires et stupides, sans compter les disputes virulentes et les empoignades entre les habitués (un mélange de travailleurs manuels, de truands et de débauchés), les verres de mauvais brandy qui brûlent l’estomac mais qu’il devait ingurgiter tous les soirs, les grossières erreurs de facture (qu’il feignait de ne pas voir) et auxquelles s’ajoutaient de gros pourboires pour le bar ainsi qu’un pourboire encore plus gros qu’il glissait dans le décolleté de Rabab. Quand ses doigts touchaient ses seins gonflés et frémissants, il sentait immédiatement se précipiter un sang chaud dans ses veines et l’envahir un désir presque douloureux tant il était fort et exigeant. Jour après jour, il n’avait cessé de lui proposer de le rencontrer en dehors de l’établissement et elle s’était dérobée avec coquetterie. Il avait renouvelé sa proposition sans perdre espoir, jusqu’à ce que, hier seulement, elle accepte de lui rendre visite à son bureau. Il était si heureux qu’il lui avait glissé cinquante livres dans son décolleté (et il ne le regrettait pas). Elle s’était tellement rapprochée de lui que son souffle brûlant effleurait son visage. Elle s’était mordu la lèvre inférieure et avait chuchoté d’une voix aguichante qui avait fait fondre tout ce qu’il lui restait de nerfs :

— Demain, mon chéri, je te récompenserai de tout ce que tu as fait pour moi.

Zaki bey supporta la douloureuse piqûre de fortifiant, il suçota l’opium et se mit à siroter son premier verre de whisky, suivi d’un second puis d’un troisième et il ne tarda pas à se détendre. Un sentiment d’euphorie l’envahissait et ses pensées commençaient à folâtrer dans sa tête comme des sons mélodieux… Il avait rendez-vous avec Rabab à une heure et, lorsque l’horloge sonna deux coups, Zaki bey était sur le point de perdre l’espoir, mais il entendit soudain les béquilles d’Abaskharoun heurter le carrelage du vestibule. Son visage apparut dans l’entrebâillement de la porte et il lui dit, tout essoufflé par l’émotion, comme si cette nouvelle le réjouissait vraiment :

— Mme Rabab est arrivée, Excellence.

*

En 1934, le millionnaire Hagop Yacoubian, président de la communauté arménienne d’Égypte, avait eu l’idée d’édifier un immeuble d’habitation qui porterait son nom. Il choisit pour cela le meilleur emplacement de la rue Soliman-Pacha et passa un contrat avec un bureau d’architectes italiens renommé qui dessina un beau projet : dix étages luxueux de type européen classique : des fenêtres ornées de statues de style grec sculptées dans la pierre, des colonnes, des escaliers, des couloirs tout en vrai marbre, un ascenseur dernier modèle de marque Schindler… Les travaux de construction durèrent deux années complètes et le résultat fut un joyau architectural qui dépassait toutes les attentes au point que son propriétaire demanda à l’architecte italien de sculpter son nom, Yacoubian, au-dessus de la porte d’entrée, en lettres latines de grande dimension qui s’éclairaient la nuit au néon, comme pour l’immortaliser et confirmer sa propriété de cet admirable bâtiment. À cette époque, c’était la fine fleur de la société qui habitait l’immeuble Yacoubian : des ministres, des pachas, certains des plus grands propriétaires terriens, des industriels étrangers et deux millionnaires juifs (l’un d’eux appartenant à la fameuse famille Mosseïri). Le rez-de-chaussée était divisé en deux parties égales : un vaste garage, avec de nombreuses portes à l’arrière où étaient garées les voitures des habitants (la plupart de luxe, comme des Rolls-Royce, des Buick, des Chevrolet), et un grand espace sur trois angles où Yacoubian exposait l’argenterie produite par ses usines. Ce hall d’exposition connut une activité satisfaisante pendant quatre décennies puis, peu à peu, son état se dégrada jusqu’à ce que, récemment, le hadj Mohammed Azzam le rachète et y inaugure un magasin de vêtements. Au-dessus de la vaste terrasse de l’immeuble, deux pièces avec leurs sanitaires avaient été réservées pour loger le portier et sa famille et, de l’autre côté, on avait construit cinquante cabanes, une par appartement. Aucune d’entre elles ne dépassait deux mètres carrés de surface, les murs et les portes étaient en fer et fermaient avec des verrous dont les clefs avaient été distribuées aux propriétaires des appartements. Ces cabanes en fer avaient alors plusieurs usages, comme d’emmagasiner les produits alimentaires, loger les chiens (s’ils étaient de grande taille ou méchants) ; ou bien elles servaient pour laver le linge, tâche qui à l’époque (avant que ne se répandent les machines à laver) était confiée à des lingères spécialisées. Elles lavaient le linge dans les cabanes puis l’étendaient sur un fil couvrant toute la longueur du bâtiment. Ces cabanes n’étaient jamais utilisées pour loger des domestiques, peut-être parce que les habitants de l’immeuble, à cette époque, étaient des aristocrates et des étrangers qui n’imaginaient pas qu’un être humain puisse dormir dans un espace aussi réduit. Dans leurs vastes et luxueux appartements qui se composaient parfois de huit ou dix pièces sur deux niveaux reliés par un escalier intérieur, ils réservaient une pièce pour les domestiques. En 1952, éclata la révolution et tout changea. Les juifs et les étrangers commencèrent à quitter l’Égypte et tous les appartements devenus vacants après le départ de leurs occupants furent pris par les officiers des forces armées, les hommes forts de l’époque. Dans les années 1960, la moitié des appartements de l’immeuble étaient habités par des officiers de grades différents, du lieutenant ou du capitaine récemment marié, jusqu’aux généraux qui s’étaient installés dans l’immeuble avec leurs nombreuses familles. Le général Dekrouri, qui avait été directeur du cabinet de Mohammed Neguib, avait même réussi à obtenir deux grands appartements contigus au dixième étage, l’un réservé à sa famille et l’autre qui lui servait de bureau privé où il recevait l’après-midi les quémandeurs. Les femmes de ces officiers donnèrent une nouvelle utilisation aux cabanes en fer. Pour la première fois on y logea les sufragi(5), les cuisiniers, les petites bonnes amenées de leurs villages pour servir les familles des officiers. Certaines femmes d’officiers étaient d’origine populaire et cela ne les gênait pas d’y élever des lapins, des canards et des poules. De nombreuses plaintes, aussitôt classées grâce à l’influence des officiers, furent déposées auprès des services municipaux du secteur ouest du Caire par les anciens habitants de l’immeuble, jusqu’au jour où ces derniers eurent recours au général Dekrouri qui, par son ascendant sur les officiers, parvint à interdire cette activité peu salubre. Ensuite arriva l’Infitah(6) des années 1970 et les riches commencèrent à quitter le centre-ville pour aller vers Mohandessine et vers Medinat Nasr. Certains vendirent leurs appartements de l’immeuble Yacoubian, d’autres les transformèrent en bureaux et en cabinets médicaux pour leurs enfants récemment diplômés ou les louèrent meublés aux touristes arabes. Cela eut peu à peu pour conséquence la disparition du lien entre les cabanes de fer et les appartements de l’immeuble. Les sufragi et les autres domestiques cédèrent moyennant finances leurs cabanes de fer à de nouveaux habitants pauvres venant de la campagne ou travaillant dans un lieu proche du centre-ville et qui avaient besoin d’un appartement bon marché à proximité. Ces transactions furent facilitées par la mort de M. Grégoire, le syndic arménien de l’immeuble, qui gérait les biens du millionnaire Hagop Yacoubian avec la plus grande probité et la plus extrême rigueur et en envoyait tous les ans en décembre le revenu en Suisse où avaient émigré les héritiers de Yacoubian après la révolution. Grégoire fut remplacé dans ses fonctions de syndic par maître Fikri Abd el-Chahid, un avocat prêt à tout pour de l’argent, qui prélevait une commission élevée sur toutes les cessions de cabanes de fer, ainsi qu’une commission, non moins élevée pour rédiger le contrat du nouveau locataire. Tant et si bien que se développa sur la terrasse une société nouvelle complètement indépendante du reste de l’immeuble.

Certains nouveaux venus louèrent deux pièces contiguës et firent un petit logement avec ses sanitaires (toilettes et salle de bains) tandis que les autres (les plus pauvres) s’entraidèrent pour installer des salles d’eau collectives, chacune pour trois ou quatre chambres. La société de la terrasse n’est pas différente de toutes les autres sociétés populaires d’Égypte : les enfants y courent pieds nus et à demi vêtus, les femmes y passent la journée à préparer la cuisine, elles s’y réunissent pour commérer au soleil, elles se disputent souvent et échangent alors les pires insultes et des accusations injurieuses puis, soudain, elles se réconcilient et retrouvent des relations tout à fait cordiales, comme s’il ne s’était rien passé. Elles se couvrent alors de baisers chaleureux et retentissants, elles pleurent même, tant elles sont émues et tant elles s’aiment. Quant aux hommes, ils n’attachent pas beaucoup d’importance aux querelles féminines, qu’ils considèrent comme une preuve supplémentaire de cette insuffisance de leur cervelle dont avait parlé le Prophète, prière et salut de Dieu sur lui. Les hommes de la terrasse passent tous leurs journées dans un combat rude et ingrat pour gagner leur pain quotidien et, le soir, ils rentrent épuisés, n’aspirant qu’à atteindre leurs trois petites jouissances : une nourrituresaine et appétissante, quelques doses de mouassel(7), avec du haschich si l’occasion se présente, qu’ils fument dans une gouza(8), seuls ou en compagnie, sur la terrasse, les nuits d’été. Quant à la troisième jouissance, c’est le sexe que les gens de la terrasse honorent tout particulièrement. Ils n’ont pas honte d’en parler librement, du moment qu’il est licite. Ce qui ne va pas sans contradiction, car l’homme habitant sur la terrasse qui, comme cela est habituel dans les milieux populaires, a honte de mentionner le nom de sa femme devant d’autres hommes, la désignant par “mère de un tel” ou parlant d’elle en évoquant “les enfants”, comme lorsqu’il dit par exemple que “les enfants ont cuisiné de lamouloukhieh”, le même homme ne se retient pas, lorsqu’il est avec ses semblables, de mentionner les détails les plus précis de ses relations intimes avec sa femme, au point que l’ensemble des hommes sur la terrasse sait tout des relations sexuelles des uns et des autres… Quant aux femmes, quelle que soit leur piété ou leur rigueur morale, elles aiment toutes beaucoup le sexe et se racontent à voix basse des secrets d’alcôve en éclatant d’un rire innocent, ou parfois impudique, si elles sont seules. Elles n’aiment pas seulement le sexe pour éteindre leur envie, mais également parce que le sexe et le besoin pressant qu’en ont leurs maris leur font ressentir que, malgré toute leur misère, leur vie étriquée, tous les désagréments qu’elles subissent, elles sont toujours des femmes belles et désirées par leurs hommes. Au moment où les enfants dorment, qu’ils ont dîné et remercié leur Seigneur, qu’il reste à la maison assez de nourriture pour une semaine ou peut-être plus, un peu d’argent épargné en cas de nécessité, que la pièce où ils habitent tous est propre et bien rangée, que l’homme rentre, le jeudi soir, mis de bonne humeur par le haschich et qu’il réclame sa femme, n’est-il pas alors de son devoir de répondre à son appel, après s’être lavée, maquillée, parfumée, ne vont-elles pas, ces brèves heures de bonheur, lui donner la preuve que son existence misérable est d’une certaine façon réussie, malgré tout. Il faudrait un artiste de grand talent pour peindre l’expression du visage d’une femme de la terrasse, le vendredi matin, quand son mari descend prier et qu’elle se lave des traces de l’amour puis sort sur la terrasse pour étendre les draps qu’elle vient de nettoyer. À ce moment-là, avec ses cheveux humides, sa peau éclatante, son regard serein, elle apparaît comme une rose mouillée par la rosée du matin qui vient de s’ouvrir et de s’épanouir.

*

L’obscurité de la nuit se retire, annonçant un nouveau matin et la fenêtre de la chambre de Chazli, le concierge de l’immeuble, est éclairée d’une petite lumière blafarde. Son fils, le jeune Taha, a passé la nuit éveillé, en proie à l’anxiété. Il a fait la prière de l’aube avec, en plus, les deux prosternations facultatives et s’est ensuite assis sur le lit dans sa galabieh blanche pour lire le Livre des invocations. Dans le silence de la nuit, il répète d’un ton suppliant :

“Mon Dieu, je t’implore de m’accorder le bien de ce jour et j’ai recours à toi contre son mal et le mal de ce qu’il contient. Mon Dieu, protège-moi de ton regard et que ta toute-puissance me pardonne, que je ne sois pas anéanti, car tu es mon espoir, mon Dieu tout-puissant. J’ai tourné vers toi mon visage, tourne vers moi ton visage généreux et accueille-moi au sein de ton pardon et de ta gloire, avec, par ta miséricorde, ton sourire pour moi, ta satisfaction de moi.”

Taha continue à lire des invocations jusqu’à ce que le soleil du matin brille dans la pièce et que, petit à petit, les cabanes de fer se mettent en mouvement : des voix, des cris, des rires, des quintes de toux, des portes qui se ferment et qui s’ouvrent, l’odeur de l’eau chaude en train de bouillir, du thé, du café, du charbon de bois et le mouassel des narguilés. Pour les habitants de la terrasse, c’est le début d’un jour nouveau. Quant à Taha Chazli, il sait que c’est son destin qui va se décider aujourd’hui, sans recours. Dans quelques heures, il va se présenter à l’école de police pour son entretien d’admission, dernier obstacle dans son parcours pour réaliser un espoir qu’il nourrit de longue date. Depuis son enfance, il rêve de devenir officier de police et il déploie tous les efforts possibles pour parvenir à ce but. Au lycée, il s’est entièrement plongé dans les études et est parvenu à une moyenne de quatre-vingt-neuf pour cent au baccalauréat littéraire, sans prendre de leçons particulières, en dehors de quelques groupes de soutien à l’école dont son père parvenait à grand-peine à économiser le coût. Pendant les vacances d’été, il s’est inscrit (pour un montant de dix livres par mois) à la maison de la jeunesse d’Abdine, où il s’est livré à des exercices de musculation éprouvants pour atteindre une forme physique qui le mette au niveau des épreuves de gymnastique de l’école de police. Pour exaucer son rêve, Taha avait cherché à se rendre sympathique aux officiers de police de son quartier et ils étaient tous devenus ses amis, aussi bien ceux qui travaillaient au commissariat de Kasr-el-Nil que ceux du poste de police de Koutsika qui lui était rattaché. On lui avait appris que les riches donnaient en sous-main vingt mille livres pour obtenir l’admission de leurs enfants à l’école (comme il aurait souhaité posséder cette somme !). Pour exaucer son rêve, Taha Chazli qui, depuis qu’il était petit, aidait son père dans son service supportait également la mesquinerie et l’arrogance des habitants de l’immeuble. Ceux-ci, lorsqu’ils se rendirent compte à quel point il était intelligent et doué pour les études, réagirent diversement : certains l’encourageaient à étudier, se montraient généreux dans leurs pourboires et lui prédisaient un avenir splendide, mais, pour les autres (et ils étaient nombreux), l’idée que le fils du concierge soit excellent à l’école leur déplaisait d’une certaine façon et ils essayaient de convaincre son père de l’inscrire dans une section professionnelle après le collège, “pour qu’il apprenne un métier, dans ton intérêt, et dans son intérêt à lui aussi”, disaient-ils au “père Chazli” en affectant de compatir à son sort.

Lorsque Taha rejoignit le secondaire où il continua à avoir des résultats excellents, ils le réclamaient les jours d’examens pour le charger de tâches pénibles qui prenaient beaucoup de temps et ils lui donnaient de gros pourboires pour le tenter, avec le secret et malveillant désir de le retarder dans ses révisions. Taha acceptait ces tâches parce qu’il avait besoin d’argent mais il continuait à s’anéantir dans les études au point qu’il lui arrivait souvent de passer un ou deux jours sans dormir.

Puis les résultats du baccalauréat furent publiés et il y obtint une meilleure moyenne que les enfants de nombreux habitants de l’immeuble. Alors ceux qui avaient mauvais esprit commencèrent à maugréer ouvertement. L’un rencontrait l’autre devant l’ascenseur et lui demandait avec ironie s’il avait félicité le portier pour la réussite de son fils, puis il ajoutait en persiflant : “Le fils du concierge va bientôt entrer à l’école de police et y obtiendra le diplôme d’officier avec deux étoiles sur son épaulette.” Alors l’autre proclamait clairement que cette affaire le contrariait. Il faisait d’abord l’éloge du caractère de Taha et des efforts qu’il avait déployés dans ses études, puis, l’air sérieux (comme si c’était le principe qui le préoccupait et non pas la personne), il se reprenait en disant que les emplois dans la police et dans la magistrature, ainsi que tous les emplois sensibles en général, devraient être réservés aux fils de bonne famille car si les enfants des portiers, des repasseurs et de leurs semblables obtenaient un pouvoir quelconque, ils l’utiliseraient pour compenser le sentiment de frustration et le complexe d’infériorité acquis dans leurs anciennes fonctions, puis il terminait en maudissant Abdel Nasser qui avait instauré la gratuité de l’enseignement, ou bien en invoquant le propos du Prophète (prière et salut de Dieu sur lui) : “Ne donnez pas d’enseignement aux enfants des gens indignes.”

Ces mêmes habitants, après la publication des résultats, se mirent à chercher querelle à Taha sous les prétextes les plus futiles, comme d’avoir oublié de remettre les tapis de sol à leur place après avoir nettoyé la voiture ou de s’être retardé de quelques minutes en faisant une commission dans un endroit éloigné, ou d’avoir oublié, en faisant le marché, une commande sur dix. Ils faisaient très clairement exprès de l’humilier pour le pousser à leur répondre qu’il n’acceptait pas ces humiliations parce qu’il avait fait des études. Cela leur aurait donné une occasion en or de lui dire tout haut son fait : ici, il était un simple concierge, ni plus ni moins et, si son travail ne lui plaisait pas, il n’avait qu’à le laisser à ceux qui en avaient besoin. Mais Taha ne leur laissa jamais cette occasion. Il accueillait leur déchaînement contre lui en silence, sereinement, avec un demi-sourire. Son beau visage sombre donnait alors l’impression qu’il n’acceptait pas ce qu’on lui infligeait, qu’il était tout à fait capable de répondre à la provocation mais qu’il se l’interdisait par respect pour l’âge. C’était là une attitude parmi de nombreuses autres, un moyen de défense employé par Taha dans les situations difficiles pour exprimer ce qu’il avait sur le cœur et, en même temps, éviter les problèmes. Ces attitudes, il commençait par les affecter, comme un rôle, et il les assumait ensuite avec sincérité, comme si elles étaient vraiment siennes. Par exemple, il n’aimait pas s’asseoir sur le banc du concierge pour ne pas être obligé de se lever respectueusement pour un des habitants. S’il était assis et qu’il en apercevait un, il se plongeait dans un travail qui l’empêchait de se lever. Il avait pris l’habitude de parler aux habitants avec un degré de respect strictement limité, de se comporter à leur égard comme un employé avec son patron et non comme un domestique avec son maître. Quant à leurs enfants, proches de lui par l’âge, il se comportait avec eux sur un pied de totale égalité. Il les appelait simplement par leur prénom, et il leur parlait et plaisantait avec eux comme avec de proches amis. Il leur empruntait des livres scolaires même s’il n’en avait pas besoin pour leur rappeler que, malgré sa situation de concierge, il était leur condisciple. Tel était son lot quotidien : la pauvreté, un travail épuisant, l’arrogance des habitants de l’immeuble, le billet de cinq livres, toujours plié, que son père lui donnait chaque samedi et qu’il devait trouver mille expédients afin qu’il suffise pour toute la semaine, la vue d’une main chaude et lisse lui tendant, avec paresse et condescendance, le pourboire par la fenêtre de la voiture – il fallait alors saluer et remercier avec chaleur et d’une voix audible, la main levée en signe de respect, les regards goguenards et condescendants ou bien indulgents et pleins d’une sympathie cachée par honte du “problème”, qu’il apercevait dans les yeux de ses camarades de classe quand ils lui rendaient visite et découvraient qu’il habitait dans la loge du concierge, “sur la terrasse”, la question embarrassante, qu’il avait en horreur, que lui posaient les étrangers à l’immeuble : “C’est toi, le concierge ?”, la manière dont les habitants feignaient d’être encombrés pour qu’il se précipite et leur prenne des mains ce qu’ils portaient (si léger et insignifiant que cela, fût).

Ainsi se passait la journée, avec ses tracasseries quotidiennes. Quand il se mettait au lit, tard dans la nuit, toujours purifié par ses ablutions et après avoir fait la prière du soir ainsi que les deux prières facultatives, il restait un long moment, les yeux ouverts dans l’obscurité de la chambre, et, peu à peu, prenant de la hauteur avec les yeux de l’imagination, il se voyait officier de police. Il marchait nonchalamment, plein de fierté dans son bel uniforme, deux étoiles de cuivre brillant sur son épaule, le redoutable pistolet de service accroché à la ceinture. Il s’imaginait marié à Boussaïna Sayyed, son amoureuse. Tous les deux avaient déménagé dans un appartement correct, dans un beau quartier, loin du bruit et de la saleté de la terrasse. Il croyait fermement que Dieu allait exaucer tous ses rêves, d’abord parce qu’il craignait Dieu de toutes ses forces, qu’il observait les obligations religieuses et se tenait éloigné des péchés capitaux et que Dieu avait promis à ses serviteurs dans un verset sacré que, “si les habitants des villes croient et craignent Dieu, nous répandrons sur eux les bénédictions du ciel et de la terre”, ensuite parce qu’il avait foi en Dieu tout-puissant qui avait affirmé dans son hadith qodsi(9) : “Je me conforme à la foi de mon serviteur en moi : du bien pour du bien, du mal pour du mal.” Dieu avait déjà tenu sa promesse en lui accordant le succès au baccalauréat puis, grâce en soit rendue à Dieu, il avait été admis aux épreuves de l’école de police et il ne restait plus devant lui d’autre obstacle que la comparution devant le jury, qu’il allait franchir aujourd’hui, avec la permission de Dieu.

Taha se leva et fit les deux prosternations de la prière du milieu de la matinée, puis deux autres prosternations propitiatoires. Ensuite il fit sa toilette, se rasa et commença à s’habiller. Pour son passage devant le jury, il avait acheté un costume neuf de couleur grise, une chemise d’un blanc éclatant et une belle cravate bleue. Lorsqu’il jeta un dernier regard vers le miroir, il se trouva très élégant. Il fit ses adieux à sa mère en l’embrassant et celle-ci posa sa main sur sa tête en murmurant une formule incantatoire puis elle appela sur lui la bénédiction du ciel avec une ferveur qui fit battre son cœur. À l’entrée de l’immeuble, il trouva son père, comme d’habitude, assis en tailleur sur le banc. Le vieil homme se leva lentement et, pendant un instant, il contempla Taha puis il lui posa la main sur l’épaule en souriant. Sa moustache blanche se mit à trembler et laissa voir sa bouche édentée. Il lui dit avec fierté : “Félicitations à l’avance, monsieur l’officier.”

Il était deux heures passées et la rue Soliman-Pacha était encombrée de voitures et de passants. La plupart des magasins avaient ouvert leurs portes et Taha songea qu’il lui restait une heure entière avant l’examen. Il avait décidé de prendre un taxi de crainte d’abîmer son costume dans la cohue des transports publics. Il eut envie de passer le temps qui lui restait avec Boussaïna. Ils s’étaient mis d’accord sur un système : il passait devant le magasin de vêtements Chanane où elle travaillait et lorsqu’elle le voyait elle demandait à M. Talal la permission de sortir sous prétexte de rapporter quelque chose de l’entrepôt puis elle le rejoignait à leur lieu de rendez-vous favori, le nouveau jardin de la place Tewfikieh… Taha fit comme convenu et il y resta assis près d’un quart d’heure avant que Boussaïna n’apparaisse. Lorsqu’il l’aperçut, son cœur se mit à battre. Il aimait sa façon de marcher. Elle avançait à petits pas lents, la tête baissée comme si elle était intimidée ou se repentait de quelque chose ou comme si elle marchait sur un toit fragile avec une extrême précaution de crainte de le casser. Il remarqua qu’elle avait mis sa robe rouge serrée qui faisait ressortir ses formes et dont l’échancrure du grand décolleté laissait voir une poitrine plantureuse. Cela le mit en colère – il se souvenait qu’il s’était déjà disputé avec elle pour qu’elle ne porte pas cette robe – mais il contint son irritation car il ne voulait pas gâcher cette occasion. Elle lui sourit en découvrant ses petites dents brillantes et régulières et ses charmantes fossettes de part et d’autre de sa bouche et de ses lèvres peintes d’une couleur sombre. Elle s’assit à côté de lui sur la murette de marbre du jardin puis se tourna vers lui et le regarda, comme étonnée, de ses grands yeux de miel et lui dit :

— Quelle élégance !

Il lui répondit en murmurant d’un ton ardent :

— Je vais maintenant me présenter devant le jury. Je voulais te voir avant.

— Que Dieu soit avec toi, lui dit-elle avec une vraie tendresse.

Son cœur se mit à battre très fort et il eut envie à ce moment-là de la serrer contre sa poitrine.

— Tu as peur ?

— Je confie mon sort à Dieu tout-puissant. J’accepterai d’une âme satisfaite tout ce que décidera Notre-Seigneur, lui dit-il rapidement comme s’il avait préparé sa réponse à l’avance ou comme s’il parlait pour se convaincre lui-même, puis il se tut un instant et reprit doucement en changeant de sujet : Invoque Dieu pour moi.

— Dieu t’accorde le succès Taha ! s’écria-t-elle avec chaleur. Puis elle se reprit, comme si elle se rendait compte qu’elle avait trop laissé paraître ses sentiments : Il faut que je m’en aille maintenant. M. Talal m’attend.

Elle s’esquivait. Il essaya de la retenir mais elle lui tendit la main pour lui dire adieu tout en évitant de le regarder dans les yeux, puis elle lui dit d’un ton impersonnel et cérémonieux :

— Bonne chance, si Dieu le veut.

Plus tard, assis dans le taxi, Taha pensa que Boussaïna avait changé à son égard, que c’était là une réalité qu’il ne servirait à rien d’ignorer. Il la connaissait bien et un simple regard lui suffisait pour pénétrer au fond d’elle-même. Il connaissait par cœur tous ses états d’âme. Son visage rayonnant de bonheur ou triste, ses sourires embarrassés, le sang qui lui montait au visage lorsqu’elle avait honte, ses regards de tigresse et ses traits assombris lorsqu’elle était en colère (qu’elle était belle ainsi !). Il aimait même la regarder dès qu’elle se réveillait : les traces du sommeil sur son visage la faisaient ressembler à une petite fille douce et soumise. Il l’aimait et il gardait dans sa mémoire des images d’elle, petite fille qui jouait avec lui sur la terrasse – il courait derrière elle en faisant exprès de se serrer contre elle et l’odeur de savon que répandaient ses cheveux lui chatouillait les narines. Il revoyait des images d’elle, élève au lycée commercial, portant la chemise blanche, la jupe bleue et les chaussettes blanches dans des souliers noirs de l’uniforme scolaire – elle marchait en serrant son cartable dans ses bras comme si elle voulait ainsi cacher sa poitrine arrivée à maturité –, de belles images de leurs promenades à Qanater ou au zoo et de cette journée où ils s’avouèrent leur amour et se promirent en mariage. Il se souvenait comme elle lui était ensuite attachée, comme elle lui posait des questions sur les détails de sa vie, telle une petite femme en charge de ses affaires. Ils étaient d’accord sur tout ce qui concernait l’avenir, jusqu’au nombre d’enfants qu’ils auraient, aux noms qu’ils choisiraient, au style d’appartement où ils habiteraient après leur mariage. Mais soudain elle s’était mise à changer. L’intérêt qu’elle lui portait diminua et elle se mit à parler de “leurs projets” avec insouciance et ironie. Elle se disputait souvent avec lui et elle éludait leurs rencontres sous de nombreux prétextes. Tout cela arriva après la mort de son père. Pourquoi avait-elle changé ? Leur amour était-il un simple amour d’adolescence qu’elle avait dépassé en grandissant ou bien aimait-elle quelqu’un d’autre ? Cette pensée lui venait souvent et le blessait comme une lame. Il se mettait à imaginer M. Talal, le propriétaire syrien du magasin où elle travaillait, habillé en marié et la prenant par le bras. Taha ressentit un lourd chagrin se blottir dans son cœur puis il revint à lui-même lorsque le taxi s’arrêta devant l’école de police qui lui apparut à ce moment-là comme un imposant monument historique, une sorte de forteresse de la destinée où allait se décider son avenir. La crainte de l’examen le reprit et, en approchant du porche, il se mit à réciter à voix basse le verset du Trône.

*

Nous connaissons très peu de chose sur la jeunesse d’Abaskharoun. Nous ignorons ce qu’il faisait avant l’âge de quarante ans et dans quelles circonstances il fut amputé de sa jambe droite. Tout ce que nous savons débute ce jour pluvieux d’hiver où, il y a vingt ans, Abaskharoun arriva à l’immeuble Yacoubian dans la Chevrolet noire de Sana Fanous, une riche veuve copte originaire de Haute-Égypte qui avait deux enfants et s’était consacrée à leur éducation après le décès de son mari mais qui, en dépit de son dévouement maternel, cédait de temps à autre aux exigences de son corps. Zaki Dessouki l’avait connue à l’Automobile Club et ils avaient eu pendant un temps une liaison qui lui procurait tant de plaisir que sa conscience religieuse l’empêchait de dormir et la jetait souvent dans de douloureuses crises de larmes alors même qu’elle était allongée dans les bras de Zaki, juste après avoir atteint la volupté. Pour apaiser son sentiment du péché, elle s’était lancée dans les œuvres de charité par l’intermédiaire de l’église. C’est ainsi que lorsque mourut Boraï, le garçon de bureau de Zaki, elle le pressa d’employer Abaskharoun dont le nom figurait sur la liste des personnes méritantes dressée par l’église.

Et voici Abaskharoun, lors de sa première rencontre avec Zaki bey, la tête baissée, recroquevillé sur lui-même comme une souris. Son allure dépenaillée, sa jambe coupée et ses béquilles qui lui donnaient l’aspect d’un mendiant plongèrent ce dernier dans la déconvenue. Il dit à son amie, en français, d’un ton moqueur :

— Mais, ma chère, je dirige un bureau, pas une œuvre de charité.

Elle avait continué à l’implorer et à minauder jusqu’à ce qu’à la fin il accepte de mauvais gré d’embaucher Abaskharoun avec l’intention de faire plaisir à son amie pendant quelques jours puis de le renvoyer. Mais il était loin du compte. Dès le premier jour Abaskharoun fit la preuve d’une rare efficacité : une puissance de travail hors de pair pour mener à bien les travaux les plus durs et les plus répétitifs, une capacité d’accomplir sans s’arrêter les tâches les plus difficiles au point qu’il demandait chaque jour au bey d’en ajouter de nouvelles à la liste, une intelligence incisive, une subtilité et un doigté grâce auxquels il se comportait toujours comme il fallait, une discrétion si totale qu’il ne voyait et n’entendait rien de ce qui se passait devant lui, se fût-il agi d’un crime de sang. Grâce à toutes ces qualités exceptionnelles, il ne fallut que quelques mois pour que Zaki bey ne puisse plus se passer même une heure d’Abaskharoun : il fit installer une nouvelle sonnette à la cuisine pour pouvoir l’appeler quand il le souhaitait, le rétribua avec largesse et lui permit de loger au bureau (ce qu’il faisait pour la première fois). Dès le premier jour, Abaskharoun comprit le caractère du bey. Il sut que son maître était un enfant gâté, plein de caprices et de lubies, la tête rarement dégagée de l’effet des drogues. Ce genre d’hommes (selon la vaste expérience de la vie d’Abaskharoun) est prompt à la colère, de caractère emporté mais généralement inoffensif et le pire que l’on puisse en attendre, ce sont des reproches et des rabrouements. Abaskharoun résolut de ne pas contredire son maître et de ne jamais le contrarier dans ses souhaits, mais au contraire de le submerger d’excuses et de supplications de façon à gagner sa bienveillance.

Jamais il ne s’adressait à lui autrement qu’en lui donnant le titre d’“Excellence”, mot qu’il plaçait dans n’importe quelle phrase qu’il prononçait. Par exemple, si le bey lui demandait : “Quelle heure est-il ?” il lui répondait : “Excellence, il est cinq heures.” En vérité l’adaptation d’Abaskharoun à son travail ressemblait d’une certaine façon à un phénomène biologique. Au milieu de l’obscurité tranquille qui, même le jour, recouvrait l’appartement, de ce vieux parfum de moisi provenant du mélange de l’odeur humide des meubles anciens et de celle de l’ammoniaque concentrée que le bey ordonnait d’utiliser pour nettoyer la salle de bains, dans cet “écosystème”, lorsque apparaissait Abaskharoun dans un des coins de l’appartement avec ses béquilles et sa galabieh toujours crasseuse, son douloureux visage de vieillard misérable et son sourire servile, il paraissait alors s’activer dans son milieu naturel (comme le poisson dans l’eau et les insectes dans les égouts).

Lorsque, pour une raison quelconque, il sortait de l’immeuble Yacoubian et qu’il marchait dans les rues ensoleillées, parmi les passants, avec le bruit des voitures, il avait alors l’air insolite (comme une chauve-souris en plein jour) et il ne retrouvait sa cohérence que lorsqu’il retournait au bureau où il avait passé deux décennies, tapi dans l’ombre et l’humidité.

Mais on ne doit pas se leurrer et ne considérer Abaskharoun que comme un serviteur obéissant. En vérité, il était beaucoup plus que cela et derrière son apparence chétive et obséquieuse se trouvaient une volonté forte et des objectifs précis pour la réalisation desquels il luttait avec courage et détermination. En plus de l’éducation et de l’instruction de ses trois filles, il avait pris à sa charge son jeune frère ainsi que la famille de ce dernier. On peut comprendre, dans ces conditions, ce qu’il faisait chaque soir, quand il se retrouvait seul avec lui-même dans la petite chambre et qu’il sortait de la poche de sa galabieh le gain de la journée, toutes ces pièces et ces petits billets pliés, mouillés de sueur, aussi bien ceux qu’il avait directement obtenus comme pourboire que ceux qu’il était parvenu à soustraire des achats du bureau. (La méthode d’Abaskharoun pour prélever sa commission était un brillant modèle de méticuleuse escroquerie : il n’exagérait pas les prix de ce qu’il achetait comme font les amateurs, car les prix sont connus ou susceptibles de l’être à n’importe quel instant mais, par exemple, il subtilisait tous les jours une petite quantité de café, de sucre ou de thé impossible à remarquer puis il empaquetait la marchandise volée et la vendait à nouveau à Zaki bey en lui présentant une facture authentique qu’il obtenait en accord avec l’épicier islamiste de la rue Maarouf.)

Le soir, avant de se réfugier dans son lit, Abaskharoun comptait son argent deux fois avec soin, ensuite il prenait le petit crayon qu’il avait toujours derrière l’oreille, écrivait le solde de ses gains, en déduisait la part réservée à l’épargne (qu’il plaçait le dimanche sur un livret de caisse d’épargne et à laquelle il ne touchait plus jamais ensuite) et, avec le reste de ses profits, il subvenait mentalement aux besoins de sa vaste famille puis, qu’il lui reste après cela quelque chose ou qu’il ne lui reste rien, il n’était pas pensable qu’Abaskharoun, chrétien convaincu, s’endorme sans avoir récité sa prière d’action de grâce au Seigneur. Dans le silence de la nuit, sa voix se faisait régulièrement entendre, murmurant avec une vraie ferveur devant le crucifix accroché au mur de la cuisine : “Parce que tu m’as nourri, Seigneur, et que tu as nourri mes enfants, je te rends grâce. Que ton nom soit glorifié dans les cieux. Amen.”

*

Un mot indispensable au sujet de Malak. Les doigts de la main sont de formes différentes mais ils bougent d’une façon coordonnée pour remplir leur fonction. Au stade, l’avant-centre envoie la balle avec une extrême précision pour qu’elle tombe devant les pieds de l’attaquant et marque ainsi le but. Telle est la relation d’une admirable harmonie qui existe entre Abaskharoun et son frère Malak. Dès son jeune âge, Malak avait appris la coupe dans des ateliers d’artisans chemisiers. Le service domestique n’avait donc pas laissé sur lui la même empreinte de servilité que sur son frère. Certes, avec sa taille courte, son humble complet sombre, son gros ventre, son visage charnu dépourvu de beauté, il laissait au premier abord une impression désagréable, mais il s’empressait d’aborder toute personne qu’il rencontrait avec un large sourire, de lui serrer chaleureusement la main, de lui parler avec familiarité, de la couvrir d’éloges, d’être d’accord avec toutes ses opinions (aussi longtemps qu’elles ne mettaient pas en cause des intérêts vitaux), ensuite de lui offrir avec insistance une cigarette Cléopâtra sortie d’un paquet froissé qu’il extrayait avec un soin jaloux de sa poche, vérifiant chaque fois qu’il était en bon état, comme s’il s’agissait d’un trésor. Toutefois cette gentillesse excessive n’était qu’une de ses caractéristiques. En cas de nécessité, Malak en venait immédiatement sans efforts à la plus totale grossièreté, celle d’un homme qui a reçu dans la rue la majeure partie de son éducation. Il réunissait en lui deux éléments contradictoires : la férocité et la poltronnerie, le violent désir de faire du mal à son adversaire et la crainte excessive des conséquences. Dans les batailles qu’il menait, il avait l’habitude d’attaquer aussi fort que la situation le permettait et, s’il ne trouvait pas de résistance, de poursuivre son attaque sans la moindre pitié, comme si rien ne lui faisait peur. Mais quand il rencontrait une résistance sérieuse de la part de son adversaire, il se retirait immédiatement, comme si de rien n’était. Ces talents de premier ordre de Malak s’ajoutaient à la sagesse et à la débrouillardise d’Abaskharoun. Tous les deux travaillaient en parfaite coordination et l’on peut dire qu’ils faisaient des merveilles.

Les deux frères voulaient acquérir une pièce sur la terrasse et, pendant de longs mois, ils avaient planifié et manigancé pour y parvenir jusqu’à ce que, aujourd’hui, l’heure soit venue de mettre leur projet à exécution.

*

Dès que Rabab fut entrée chez Zaki bey, Abaskharoun apparut au seuil de la porte, s’inclina et lui demanda avec un sourire légèrement malicieux :

— Excellence, puis-je sortir pour une course rapide ?

Avant qu’il eût terminé sa phrase, le bey, tout à sa maîtresse, lui fit signe de sortir. Il ferma doucement la porte et, tandis que ses béquilles de bois heurtaient le carrelage du couloir, on eût dit qu’il changeait de visage. Son sourire obséquieux et implorant s’effaça pour faire place à une expression sérieuse et préoccupée. Abaskharoun se dirigea vers la petite cuisine, à l’entrée de l’appartement, regarda autour de lui avec précaution puis se redressa en s’appuyant sur ses béquilles pour pouvoir enlever avec délicatesse l’image de la Vierge accrochée au mur. Derrière, il y avait un trou dans lequel il glissa la main pour retirer plusieurs liasses de gros billets de banque qu’il cacha avec précaution dans son gilet et dans ses poches puis il sortit de l’appartement après avoir doucement fermé à double tour la porte derrière lui. Une fois parvenu à l’entrée de l’immeuble, il tourna vers la droite sur ses béquilles et se dirigea vers le local du concierge. Soudain apparut son frère Malak qui l’attendait. Les deux frères échangèrent un regard complice. Quelques minutes plus tard, ils arpentaient la rue Soliman-Pacha en direction de l’Automobile Club pour y rencontrer l’avocat Fikri Abd el-Chahid, syndic de l’immeuble Yacoubian. Ils s’étaient préparés à cette rencontre et s’en étaient entretenus tout au long du mois, à tel point qu’il ne leur restait plus rien à dire et qu’ils cheminaient en silence, si ce n’est qu’Abaskharoun marmonnait des invocations à la Vierge et à Jésus le Sauveur pour qu’il accorde du succès à leur entreprise. Malak, pour sa part, se creusait la tête à la recherche d’expressions percutantes pour entrer en matière avec Fikri bey. Il avait passé les dernières semaines à collecter des renseignements sur ce dernier. Il savait ainsi qu’il était prêt à tout pour de l’argent, qu’il aimait l’alcool et les femmes. Aussi se rendit-il à son bureau, rue Kasr-el-Nil pour lui offrir une bouteille de whisky Old Brent avant d’aborder le sujet de la cabane de fer – située à l’entrée de la terrasse libérée par le décès d’Atia, le vendeur de journaux qui avait vécu et était mort dans la solitude et dont la chambre était revenue au propriétaire de l’immeuble. Malak, qui avait maintenant plus de trente ans, rêvait de cette pièce pour y ouvrir un atelier de confection de chemises, lui qui, lorsqu’il était jeune, était passé au gré des circonstances de boutique en boutique. Lorsqu’il l’avait pressenti sur ce sujet Fikri bey lui avait demandé un délai de réflexion puis, devant l’insistance de Malak et de son frère, il avait accepté de leur donner la pièce en échange d’un montant de six mille livres – pas une de moins – et il leur avait fixé un rendez-vous à l’Automobile Club où il avait l’habitude de déjeuner le dimanche.

Les deux frères arrivèrent au club. La magnificence du lieu impressionna Abaskharoun. Il se mit à regarder le marbre naturel recouvrant les murs et le sol du rez-de-chaussée et le moelleux tapis rouge allant jusqu’à l’ascenseur. Comme s’il s’en rendait compte, Malak lui pressa le bras en signe d’encouragement puis s’avança, serra chaleureusement la main du portier du club et demanda Fikri Abd el-Chahid. En prévision de ce jour, Malak avait fait connaissance avec les employés de l’Automobile Club et s’était acquis leur amitié par des propos sympathiques et flatteurs et quelques galabieh blanches apportées en cadeau. Aussi les sufragi et les autres employés se précipitèrent-ils pour accueillir les deux frères et les conduire au deuxième étage, au restaurant où Fikry bey déjeunait avec une amie à la peau blanche et bien en chair. Il n’aurait bien sûr pas été convenable que les deux frères fassent irruption et dérangent le bey qui était en compagnie, aussi lui envoya-t-on quelqu’un pour le prévenir de leur présence pendant qu’ils attendaient dans un petit salon isolé. À peine quelques minutes s’écoulèrent avant que n’apparaisse Fikri Abd el-Chahid, avec son embonpoint, sa large calvitie, et son visage blanc rougeâtre, comme celui des étrangers. À ses yeux rouges et à une certaine lourdeur dans la prononciation, ils se rendirent compte qu’il avait abusé de la boisson. Après les salutations et les formules de politesse, Abaskharoun se lança dans un long intermède de louange à Fikri bey, de son bon cœur, de Jésus qu’il prenait pour modèle de sa conduite et continua à parier (tandis que son frère l’écoutait en feignant l’admiration) de la manière dont le bey faisait souvent grâce de ses honoraires à ses clients lorsqu’il se rendait compte qu’ils étaient nécessiteux, victimes de l’injustice et qu’ils ne pouvaient pas payer.

— Tu sais, Malak, ce que dit Fikri bey à un client pauvre s’il essaie de payer ? demanda Abaskharoun à son frère, avant d’apporter lui-même immédiatement la réponse : “Il lui dit : va-t’en et rends grâce à Notre-Seigneur Jésus-Christ car c’est lui qui m’a payé en totalité les honoraires de ton affaire.”

Malak se mordilla les lèvres, joignit ses mains sur son ventre proéminent, cligna des yeux, visiblement très impressionné, et dit :

— C’est ainsi qu’agit un véritable chrétien.

Mais Fikri bey, en dépit de son ivresse, suivait avec attention la tournure de la conversation. Ce que sous-entendaient leurs propos ne le satisfaisait pas beaucoup, aussi dit-il d’un ton sérieux pour clore le débat :

— Est-ce que vous avez préparé le montant sur lequel nous nous sommes mis d’accord ?

— Bien sûr, mon bey, s’écria Abaskharoun qui ajouta en lui tendant deux feuilles de papier : Voici le contrat, comme prévu, avec la bénédiction de Dieu. Puis il fourra sa main dans son gilet pour en extraire l’argent. Il avait préparé les six mille livres convenues, mais il les avait réparties dans différents endroits de ses vêtements pour se conserver une marge de manœuvre. Il commença à sortir quatre mille livres et les tendit au bey qui s’écria avec colère :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Où est le reste ?

Alors les deux frères se précipitèrent d’un même élan, comme psalmodiant un même morceau de musique et se mirent à implorer ensemble – Abaskharoun de sa voix pantelante, mourante et éraillée, Malak de sa voix haut perchée, retentissante et stridente. Leurs paroles s’entremêlaient, ce qui les rendait incompréhensibles mais, en résumé, elles visaient à éveiller la pitié du bey en évoquant leur pauvreté et assurant, par le Christ ressuscité, qu’ils avaient emprunté la somme et qu’ils ne pouvaient pas, en toute bonne foi, payer davantage. Mais Fikri bey ne se laissa pas attendrir un seul instant. Au contraire, sa colère redoubla :

— C’est de l’enfantillage. Vous me prenez pour un idiot. Tout ce discours ne sert à rien.

Il fit demi-tour en direction du restaurant mais Abaskharoun qui s’attendait à ce mouvement se précipita violemment vers le bey, au point qu’il tituba et faillit tomber. Il sortit de la poche de sa galabieh une autre liasse de mille livres qu’il fourra avec les autres dans la poche du bey qui, en dépit de sa colère, n’offrit pas une résistance sérieuse et laissa l’argent pénétrer dans sa poche. Abaskharoun dut alors attaquer un nouvel intermède d’apitoiement au cours duquel il essaya plus d’une fois de baiser la main du bey puis il termina son ardente supplication par une figure spéciale qu’il réservait aux cas de nécessité ; il inclina soudain son torse en arrière puis souleva de ses deux mains sa galabieh crasseuse et déchirée : alors apparut sa jambe coupée à laquelle était accrochée la prothèse de couleur sombre. Il cria d’une voix rauque et saccadée :

— Mon bey, que le Seigneur te garde tes enfants… je suis un infirme, mon bey, j’ai une jambe coupée, je suis bossu et Malak a à sa charge quatre enfants ainsi que leur mère. Si tu aimes Notre-Seigneur Jésus-Christ, mon bey, tu ne nous renverras pas désespérés.

C’était plus que ne pouvait supporter Fikri bey et, peu de temps après, ils étaient tous les trois assis en train de signer le contrat – Fikri Abd el-Chahid, qui était contrarié d’avoir donné prise à un chantage aux sentiments, comme il le décrivit par la suite en racontant à son amie ce qui s’était passé, Malak qui pensait aux transformations qu’il allait réaliser dans sa nouvelle pièce sur la terrasse, Abaskharoun qui, quant à lui, avait conservé un regard abattu et triste comme s’il venait d’avoir le dessous, de perdre la partie, de faire un sacrifice, mais qui était intérieurement heureux de signer le contrat et aussi de sauver, par son habileté, une liasse de mille livres dont il ressentait la douce chaleur dans la poche gauche de sa galabieh.

*

Pendant au moins cent ans, le centre-ville était resté le centre commercial social du Caire, où se trouvaient les plus grandes banques, les sociétés étrangères, les centres commerciaux, les cabinets des médecins connus et des avocats, les cinémas et les restaurants de luxe. L’ancienne élite de l’Égypte avait construit le centre-ville pour qu’il soit le quartier européen du Caire si bien que l’on peut trouver des rues qui lui ressemblent dans presque toutes les capitales d’Europe, le même style architectural, la même patine historique. Jusqu’aux années 1960, le centre-ville avait continué à préserver son caractère authentiquement européen. Ceux qui ont vécu à cheval sur les deux époques se souviennent de l’élégance de ce quartier. Il n’était alors absolument pas convenable que les enfants du pays s’y promènent avec leurs galabieh. Il leur était interdit d’entrer dans cette tenue populaire dans des restaurants comme Groppi, À l’Américaine ou L’Union ou même dans les cinémas Métro, Saint James, Radio ou dans les autres endroits dont la fréquentation requérait le costume-cravate pour les hommes et la tenue de soirée pour les femmes. Tous les magasins fermaient leurs portes le dimanche et, pour les fêtes catholiques comme Noël ou le Jour de l’an, ils rivalisaient les uns avec les autres comme s’ils se trouvaient dans une capitale européenne : les vitrines resplendissaient, ornées de vœux rédigés en français ou en anglais, de sapins et de mannequins qui représentaient le père Noël. Les restaurants et les bars étaient pleins d’étrangers et d’aristocrates qui célébraient les fêtes en buvant, chantant et dansant.

Le centre-ville était plein de petits bars où l’on pouvait pour un prix raisonnable, aux moments de repos et pendant les congés, prendre des verres accompagnés d’appétissants mezzés(10). Certains bars, dans les années 1930 et 1940, présentaient avec la boisson de petits spectacles distrayants : un pianiste grec ou italien, un groupe de danseuses juives étrangères.

Jusqu’à la fin des années 1960, il y avait, dans la seule rue Soliman-Pacha, dix petits bars. Puis vinrent les années 1970. Le centre-ville commença à perdre peu à peu de son importance et le cœur du Caire se déplaça là où habitait la nouvelle élite, à Mohandessine et Medinat Nasr. Une vague de religiosité dévastatrice submergea la société égyptienne. Il cessa d’être socialement convenable de boire de l’alcool et les gouvernements égyptiens successifs cédèrent aux pressions populaires (et peut-être même firent-ils de la surenchère politique sur le mouvement islamique qui lui était opposé). Ils limitèrent la vente d’alcool aux hôtels et aux grands restaurants et refusèrent de délivrer des licences à de nouveaux bars. Par ailleurs, en cas de décès d’un propriétaire de bar (généralement étranger), le gouvernement retirait sa licence et obligeait les héritiers à changer d’activité. À tout cela s’ajoutaient les continuelles descentes de police au cours desquelles les policiers fouillaient les clients, contrôlaient leurs pièces d’identité et parfois les amenaient au poste pour vérification. Ainsi, au début des années 1980, il ne restait plus dans tout le centre-ville que quelques petits bars dispersés dont les propriétaires avaient pu tenir tête au raz de marée religieux et aux voies de fait gouvernementales à la fois par la discrétion et la corruption.

Plus aucun bar du centre-ville ne s’affiche comme tel. Dans les enseignes le mot bar est remplacé par le mot restaurant ou coffee shop et les propriétaires de bars ou de débits d’alcool se sont résolus à badigeonner les vitres de leurs locaux d’une couleur sombre afin que l’on ne voie pas ce qui se passe à l’intérieur ou bien à les recouvrir de feuilles de papier ou de tout autre matériau qui ne révèle pas leur véritable activité. Il n’est plus permis à aucun client de boire de l’alcool à la terrasse, ni même devant une fenêtre ouverte donnant sur la rue. Des précautions renforcées ont été prises après que plusieurs débits d’alcool ont été brûlés par des jeunes appartenant au mouvement islamiste. Les rares bars restants ont été contraints de payer régulièrement de grosses commissions aux officiers des services de renseignements dont ils dépendent ainsi qu’à des responsables de la municipalité pour que ces derniers leur permettent de subsister. Comme la vente des alcools locaux bon marché ne leur assurait pas un revenu suffisant pour payer ces commissions, les propriétaires des bars se sont trouvés obligés d’imaginer “une autre façon” d’augmenter leurs revenus ; certains d’entre eux choisissant d’encourager la prostitution en employant des femmes de petite vertu pour servir les boissons alcoolisées (comme cela était le cas du Cairo Bar à Tewfikieh, du bar Mido ou du bar Pussy Cat, rue Emad-el-Din), d’autres choisissant de fabriquer des boissons alcoolisées dans des ateliers rudimentaires au lieu de les acheter, de façon à doubler leurs bénéfices, comme cela fut le cas au bar Halgian, rue Antik-Khana(11) ou au bar Jamaïca, rue Chérif, ces alcools frelatés de mauvaise qualité causant des accidents cruels dont le plus connu est celui dont fut victime un jeune peintre qui perdit la vue après avoir absorbé au bar Halgian un brandy dénaturé. Le parquet ordonna la fermeture du bar mais son propriétaire obtint par la suite sa réouverture, par les moyens habituels.

Ainsi, les petits bars qui subsistent dans le centre-ville ne sont plus des lieux de détente propres et bon marché, comme autrefois, mais des antres mal éclairés et la plupart du temps fréquentés par des voyous et des personnes louches… à de rares exceptions près, comme le restaurant Maxim dans le passage entre les rues Kasr-el-Nil et Soliman-Pacha, et le bar Chez Nous(12), sous l’immeuble Yacoubian.

*

Chez Nous est une expression française qui veut dire “à la maison”. Le local se trouve quelques marches au-dessous du niveau de la rue. La lumière y est tamisée, même pendant les heures du jour, grâce à d’épais rideaux. Le grand comptoir à gauche, les tables rangées comme des bancs en bois massif, recouvertes de vernis de couleur sombre, les lampes anciennes de style viennois, les objets d’art en bois sculpté et en bronze accrochés au mur, l’écriture latine des nappes en papier, les grandes chopes de bière, tout cela donne au bar Chez Nous l’apparence d’un pub anglais.

L’été, dès que l’on pénètre dans le bar Chez Nous, en laissant derrière soi la rue Soliman-Pacha, avec son vacarme, sa chaleur, sa bousculade et que l’on s’assied pour siroter une bière glacée au milieu du silence, de la fraîcheur d’un air conditionné puissant et d’une reposante lumière tamisée, on ressent d’une certaine façon que l’on a trouvé un refuge contre la vie quotidienne. C’est ce sentiment particulier qui caractérise le mieux le bar Chez Nous, foncièrement connu comme un lieu de rencontre pour homosexuels (c’est d’ailleurs ainsi qu’il est signalé dans plusieurs guides touristiques occidentaux). Le propriétaire du bar s’appelle Aziz et il est surnommé l’Anglais (on l’a baptisé de cette façon car il ressemble aux Anglais avec sa peau blanche, ses cheveux blonds et ses yeux bleus). Il est homosexuel et l’on dit qu’il a eu une liaison avec le vieux monsieur grec qui possédait le bar. Celui-ci, qui l’aimait, lui a fait cadeau de l’établissement avant de mourir. On dit également qu’il organise des orgies au cours desquelles il présente des homosexuels aux touristes arabes et que cette prostitution lui rapporte des revenus considérables grâce auxquels il paie des pots-de-vin qui le mettent totalement à l’abri des tracasseries policières. Aziz a une forte présence et beaucoup de style. Au bar Chez Nous, sous ses auspices et sa vigilance, les homosexuels se rencontrent, nouent des amitiés et se libèrent des pressions sociales qui les empêchent de rendre publics leurs penchants. Les lieux de rencontre homosexuels, comme les petits cafés louches où l’on fume du haschich ou les tripots clandestins, sont fréquentés par des clientèles appartenant à tous les milieux sociaux et à toutes les tranches d’âge. On y trouve des artisans et des employés, des jeunes et des vieux, tous réunis par leur homosexualité. De la même façon, les homosexuels, à l’instar des cambrioleurs, des pickpockets et de toutes les communautés de personnes qui se tiennent à l’écart de la loi et des règles sociales, se sont forgé à leur propre usage une langue particulière qui leur permet, au milieu des gens, de se comprendre sans être compris par les autres. Ils appellent les homosexuels passifs koudiana et leur donnent des prénoms féminins sous lesquels ils se connaissent entre eux, comme Soad, Inji, Fatima, etc. Les homosexuels actifs sont baptisés barghal et, si ce sont des hommes simples et ignorants, barghal nachef(13). Quant à la pratique homosexuelle, elle est surnommée wasla(14). Ils se reconnaissent les uns les autres et ont des échanges secrets par des gestes de mains. Si, en lui serrant la main, l’un d’entre eux appuie sur celle de l’autre et caresse du doigt son poignet, cela signifie qu’il a envie de lui, s’il joint les doigts des deux mains et les agite tout en parlant, cela signifie qu’il propose une wasla à son interlocuteur, s’il montre son cœur d’un seul doigt, il veut dire que son compagnon possède son cœur… et ainsi de suite. Autant Aziz, l’Anglais, veille au confort et à la satisfaction des clients du Chez Nous, autant, en même temps, il ne leur autorise pas d’attitudes inconvenantes. Plus la nuit avance, plus les clients abusent de l’alcool et, possédés qu’ils sont du désir de parler (comme c’est le cas dans tous les bars), plus leurs voix s’élèvent, s’échauffent, s’interposent. Mais, au Chez Nous, ceux qui sont ivres sont subjugués par le désir en même temps que par l’ivresse et ils échangent des propos libidineux, des plaisanteries grossières et il arrive que l’un d’entre eux tende les doigts pour caresser le corps de son ami. C’est alors qu’intervient immédiatement l’Anglais. Il emploie toutes les méthodes pour faire régner l’ordre, depuis le chuchotement courtois jusqu’à la menace d’expulsion du bar du client récalcitrant. Souvent, l’Anglais se met en colère au point que le sang lui monte au visage et qu’il apostrophe par ces mots l’homosexuel que le désir a rendu impatient :

— Écoute-moi bien, aussi longtemps que tu es assis chez moi, tu te tiens correctement. Si ton ami te plaît, sors avec lui, mais gare à toi si tu poses la main sur lui dans le bar.

La rigueur de l’Anglais, bien entendu, n’est pas due à une quelconque aspiration à la vertu, sinon à une évaluation des pertes et profits. En effet, les officiers des services de renseignements font de fréquentes visites au bar – il est vrai qu’ils se contentent de jeter de loin un regard rapide et que, grâce aux grosses gratifications qu’ils empochent, ils n’embêtent jamais les clients – mais s’ils y voyaient véritablement des scènes indécentes, ils remueraient ciel et terre car ce serait pour eux une occasion de faire chanter l’Anglais afin qu’il paie encore plus.

*

Un peu avant minuit, la porte du bar s’ouvrit et Hatem Rachid apparut avec un jeune homme d’une vingtaine d’années à la peau brune, modestement vêtu et les cheveux coupés à la façon d’un conscrit. Les clients étaient ivres et leurs chants s’élevaient mais, dès que Hatem entra, le vacarme diminua et ils se mirent à le regarder avec curiosité et une sorte de timidité. Ils savaient que c’était une koudiana mais une barrière rigoureuse leur interdisait de le traiter avec familiarité, si bien que même les clients les plus effrontés et les plus impertinents ne pouvaient s’empêcher de se comporter avec respect à son égard. Il y avait à cela de nombreuses raisons : M. Hatem Rachid est un journaliste connu, rédacteur en chef du journal Le Caire, publié en langue française. C’est un aristocrate de bonne souche. Sa mère était française et son père était Hassan Rachid, le célèbre juriste, doyen de la faculté de droit dans les années 1950. De plus, Hatem fait partie des homosexuels “conservateurs” (si l’on peut employer ce terme). Il ne manque pas de dignité, ne se poudre pas le visage, ne se tortille pas d’une manière aguichante comme font beaucoup de koudiana. Dans son apparence et dans ses manières, il se maintient toujours avec aisance à mi-chemin entre l’élégance raffinée et l’effémination. Ce soir, par exemple, sa veste est rouge bordeaux. Il a noué autour de son cou gracile un foulard jaune presque entièrement passé sous une chemise rose en soie naturelle dont les deux pointes du col retombent sur la veste. Avec son élégance, sa taille svelte et ses traits français raffinés, il ressemblerait plutôt à un flamboyant acteur de cinéma si ce n’étaient les rides laissées sur son visage par une vie tourmentée et un rictus sombre, désagréable et triste qui marque toujours les visages des homosexuels.

Aziz l’Anglais s’avança vers lui pour lui souhaiter la bienvenue. Hatem lui serra la main amicalement et fit, avec aisance, un signe en direction de son jeune compagnon :

— Abd Rabo, mon ami, qui fait son service militaire dans les forces de sécurité.

— Sois le bienvenu, répondit Aziz en souriant à ce dernier tout en examinant son corps musclé et vigoureux.

Puis il conduisit ses deux hôtes vers une table calme au fond du bar et prit les commandes : un verre de gin tonic pour Hatem et une bière d’importation pour Abd Rabo, accompagnés de quelques mezzés chauds. Peu à peu, les clients cessèrent de s’occuper d’eux et reprirent leurs conversations et leurs rires assourdissants. Les deux amis parurent s’absorber dans un long et laborieux dialogue. Hatem parlait à voix basse en regardant son ami et en essayant de le convaincre tandis qu’Abd Rabo écoutait sans bienveillance puis répondait avec emportement. Puis Hatem se taisait un instant en baissant la tête et reprenait sa tentative. Le dialogue se poursuivit ainsi à peu près une demi-heure pendant laquelle les deux amis prirent deux bouteilles et trois verres. À la fin, Hatem se redressa contre le dossier de sa chaise et regarda Abdou d’un air pénétré :

— C’est ton dernier mot ?

Abdou répondit d’une voix forte, l’alcool ayant rapidement fait de l’effet sur lui :

— Tout à fait.

— Abdou, viens avec moi cette nuit et demain nous nous mettrons d’accord.

— Non.

— S’il te plaît, Abdou…

— Non.

— Bon, on ne peut pas s’expliquer calmement, sans que tu te mettes en colère, chuchota Hatem d’une voix caressante en effleurant des doigts la lourde main de son ami posée à plat sur la table.

Cette insistance donna à Abdou l’impression d’étouffer. Il retira la main et dit, en poussant un soupir de détresse :

— Je t’ai dit que je ne pouvais pas passer la nuit avec toi. Je suis arrivé trois fois en retard la semaine dernière à cause de toi. L’officier va prendre des sanctions.

— Ne t’en fais. J’ai trouvé un piston auprès de l’officier.

— Oh là là ! hurla Abdou qui n’en pouvait plus, en repoussant le verre de bière qui se renversa avec fracas.

Il se leva de son siège, en lançant un regard de colère à Hatem et se précipita vers la sortie.

Hatem prit quelques billets dans son portefeuille et les jeta sur la table puis se précipita à ses trousses. Pendant quelques instants le silence se fit dans le bar puis les commentaires des clients éméchés fusèrent :

— Un barghal de perdu, bonnes gens.

— Le malheureux amoureux qui repart bredouille !

— Ah, la vilaine qui m’a pris tous mes sous !

Les clients éclatèrent de rire et se mirent à répéter en chœur une chanson obscène d’une voix tonitruante, au point que l’Anglais fut obligé d’intervenir pour rétablir l’ordre.

*

Comme la plupart des Égyptiens venant de la campagne, Mohammed Sayyed (aide cuisinier à l’Automobile Club) souffrait de longue date d’une bilharziose qui avait entraîné par la suite des inflammations puis une dégénérescence du foie causant sa mort alors qu’il n’avait pas atteint la cinquantaine. Sa fille aînée, Boussaïna, se souvient de cette journée du mois de ramadan, après que la famille eut rompu le jeûne dans son petit appartement de deux pièces avec un cabinet de toilette, sur la terrasse de l’immeuble Yacoubian. Son père s’était levé pour faire la prière du crépuscule quand, soudain, ils avaient entendu le bruit de quelque chose de lourd qui tombait sur le sol. Boussaïna se souvient de la voix bouleversée de sa mère criant : “Que Dieu secoure votre père !” Ils se précipitèrent tous vers lui… Boussaïna, Sawsan, Faten et le petit Mustapha. Le père était allongé sur le lit, le corps complètement immobile et le visage d’une teinte bleue livide. Lorsqu’ils firent venir le médecin des urgences (un jeune homme désemparé), celui-ci l’examina rapidement, puis annonça la triste nouvelle. Les cris redoublèrent et leur mère se mit à se frapper le visage avec force jusqu’à ce qu’elle tombe sur le sol. À cette époque, Boussaïna était élève en section commerciale et elle faisait des rêves pour le futur, qu’elle ne doutait pas de pouvoir réaliser : elle obtiendrait son diplôme puis se marierait avec son amoureux, Taha Chazli, dès qu’il aurait terminé l’école de police. Ils habiteraient dans un appartement vaste et convenable, loin de la terrasse, et ils auraient seulement un garçon et une fille pour pouvoir leur assurer une bonne éducation. Ils étaient d’accord sur tout. Mais le père mourut soudainement et, une fois la période de deuil terminée, la famille se retrouva sans ressources. La pension de retraite était très faible et ne suffisait pas pour couvrir les frais scolaires, l’alimentation, l’habillement et le loyer. Rapidement la mère se transforma. Elle ne quitta plus jamais le noir, son corps maigrit et se dessécha et son visage fut marqué de ce stigmate dur, âpre et masculin propre aux veuves pauvres. Peu à peu, elle devint mesquine et souvent querelleuse avec ses filles. Même le petit Mustapha n’était pas épargné par ses coups et ses insultes. Après chaque dispute, la mère sombrait dans une longue crise de larmes. Elle n’évoquait plus le défunt avec la même affection excessive que dans les premiers jours. Elle parlait de lui avec une sorte d’amertume et de désappointement, comme s’il l’avait abandonnée volontairement, comme s’il l’avait laissée dans cette épreuve. Ensuite, elle se mit à s’absenter deux ou trois jours par semaine. Elle sortait dès le matin et revenait à la fin de la journée fourbue, silencieuse, l’esprit ailleurs, apportant avec elle des sacs de plats cuisinés de toutes sortes (du riz, des légumes, de petits morceaux de viande et du poulet) qu’elle réchauffait et qu’elle leur donnait à manger.

 

Le jour où Boussaïna réussit à son examen et obtint son diplôme, sa mère attendit que la nuit tombe et que tout le monde dorme et elle sortit avec elle sur la terrasse. C’était une chaude nuit d’été et il y avait des hommes qui veillaient ensemble en fumant la gouza ainsi que quelques femmes assises à l’air libre, fuyant la chaleur des cabanes métalliques. La mère les salua et entraîna Boussaïna par la main vers un coin éloigné où elles s’assirent à côté de la balustrade. Boussaïna se rappelle le spectacle des voitures et des lumières dans la rue Soliman-Pacha comme il lui apparut cette nuit-là depuis la terrasse. Elle se rappelle le visage bourru de sa mère qui la scrutait d’un regard sévère, son étrange voix rauque alors qu’elle lui parlait des soucis que le défunt lui avait laissé endurer seule. Elle lui annonça qu’elle travaillait chez des gens bienfaisants à Zamalek(15) et qu’elle avait gardé la chose secrète pour que cela ne nuise pas, plus tard, au mariage de Boussaïna et de ses sœurs (si les gens découvraient que leur mère travaillait comme servante). Puis elle demanda à Boussaïna de rechercher, elle-même, un travail à partir du lendemain. Boussaïna ne répondit pas puis, pleine d’une profonde tendresse à son égard, elle regarda un moment sa mère et elle l’étreignit. Elle se rendit compte en l’embrassant que son visage était sec et rêche et qu’une odeur étrange émanait de son corps, cette odeur de transpiration mélangée à celle de la terre qui se dégage du corps des servantes.

Dès le lendemain, Boussaïna fit tout son possible pour trouver du travail. Pendant une année, elle passa par de nombreux emplois : secrétaire au bureau d’un avocat, employée chez un coiffeur pour dames, aide-soignante chez un dentiste. Elle abandonna tous ces emplois pour la même raison et après que se furent répétées les mêmes péripéties : l’accueil chaleureux du patron, son intérêt excessivement enthousiaste puis les cajoleries, les cadeaux, les petites sommes d’argent, l’insinuation voilée qu’il pourrait y en avoir plus, avec, de son côté, un refus enrobé d’amabilité (pour ne pas perdre son emploi). Mais le patron continuait à mener jusqu’au bout sa tentative, jusqu’à cette dernière scène qu’elle abominait, qu’elle craignait et qui se reproduisait toujours : celle où le vieil homme insistait pour l’embrasser de force dans son bureau vide, ou bien se collait à elle, ou commençait à déboutonner son pantalon pour la mettre devant le fait accompli. Elle le repoussait loin d’elle et le menaçait de crier et de faire du scandale. Alors, il se transformait du tout au tout et découvrait son visage vindicatif. Il la chassait après s’être moqué d’elle en la traitant de Khadrat el-Chérifa(16) ou bien il feignait d’avoir mis sa moralité à l’épreuve et il l’assurait qu’il l’aimait comme sa fille, puis, dès que l’occasion se présentait (après que le danger de scandale avait disparu), il la renvoyait sous n’importe quel prétexte.

Au cours de cette année, Boussaïna avait appris beaucoup de choses : par exemple, qu’elle avait un beau corps, attirant, et que ses grands yeux couleur de miel, ses lèvres pulpeuses, sa poitrine abondante, son postérieur rond et frémissant, ses deux fesses tendres étaient des éléments importants dans sa relation avec les gens. Elle vérifia que tous les hommes, si vénérable que soit leur apparence et si élevée que soit leur position, étaient extrêmement faibles devant une belle femme. Cela la poussa à faire des expériences divertissantes et pleines de malice : si elle rencontrait un homme âgé et respectable, elle aimait le mettre à l’épreuve. Elle adoucissait sa voix, se dandinait, cambrait sa poitrine plantureuse et savourait ensuite le spectacle de l’homme vénérable qui s’adoucissait, se mettait à parler d’une voix tremblante et dont les yeux se brouillaient de désir. Voir les hommes soupirer après elle la comblait d’une délectation qui était comme un baume qui remplissait son cœur d’une joie vindicative. Au cours de cette année, elle s’était également rendu compte que sa mère avait complètement changé. Lorsque Boussaïna abandonnait un travail à cause du harcèlement des hommes, sa mère accueillait la nouvelle dans un silence proche de la contrariété. Une fois que le cas s’était reproduit, elle avait dit à Boussaïna qui se levait pour quitter la pièce :

— Tes sœurs et ton frère ont besoin du moindre centime que tu peux gagner. Une fille débrouillarde sait à la fois se préserver et préserver son emploi.

Cette phrase avait rempli Boussaïna de tristesse et de perplexité : “Comment puis-je me préserver devant un homme qui ouvre son pantalon ?” Sa perplexité ne la quitta pas pendant plusieurs semaines jusqu’à ce que leur voisine Fifi, la fille de Saber le repasseur, qui savait que Boussaïna cherchait du travail, vienne lui proposer un emploi de vendeuse au magasin de vêtements Chanane. Lorsque Boussaïna lui avait fait part des problèmes rencontrés avec ses précédents patrons, Fifi avait poussé un grand soupir, s’était frappé la poitrine et lui avait crié au visage d’un ton de reproche :

— Tu es idiote, ma fille.

Fifi lui avait affirmé que plus de quatre-vingt-dix pour cent des patrons faisaient cela avec les filles employées chez eux. La fille qui refusait était renvoyée et il en venait une autre qui acceptait et prenait sa place. Lorsque Boussaïna esquissa une protestation, Fifi lui demanda ironiquement :

— Madame a-t-elle un diplôme de gestion de l’université américaine ? Les mendiants, dans la rue, ont un diplôme de commerce, comme le tien !

Fifi lui assura que s’arranger avec le patron “dans certaines limites” pouvait être considéré comme de la débrouillardise, que la vie était une chose et ce que l’on voyait dans les films égyptiens une autre. Elle lui assura qu’elle connaissait de nombreuses filles qui avaient travaillé pendant des années au magasin Chanane, qui s’étaient prêtées à ce que leur demandait M. Talal, le patron du magasin, “dans certaines limites” et qui étaient maintenant devenues des épouses heureuses avec des enfants, des maisons, et des maris respectables très amoureux d’elles.

— Pourquoi aller aussi loin ? interrogea Fifi, se citant elle-même en exemple.

Elle travaillait au magasin depuis deux ans, son salaire était de cent livres mais, grâce à sa “débrouillardise”, elle gagnait trois fois cette somme, en plus des cadeaux, et cependant elle s’était toujours préservée et était toujours vierge. Si quelqu’un mettait en cause sa réputation, elle lui enfoncerait les doigts dans les yeux ! Mille hommes étaient prêts à se marier avec elle, d’autant plus que, maintenant, elle gagnait bien sa vie, elle participait à une tontine(17) et elle économisait pour se constituer un trousseau.

 

Le lendemain, Boussaïna alla avec Fifi au magasin, chez M. Talal. Il lui apparut comme un homme dans la quarantaine, le visage blanc, les yeux bleus, chauve et corpulent, avec un nez aplati et une grosse moustache noire qui retombait des deux côtés de sa bouche. Talal n’était pas beau du tout. Boussaïna savait que, tout en ayant des sœurs, il était le seul fils du hadj Chanane “le Syrien”. Ce dernier venu de Syrie, au moment de l’union entre les deux pays(18), s’était établi en Égypte où il avait ouvert cet établissement puis, une fois parvenu à un âge avancé, avait confié son commerce à son fils unique. Boussaïna savait aussi qu’il était marié, que son épouse était égyptienne, qu’elle était belle, qu’elle lui avait donné deux fils et que, malgré cela, son obsession des femmes était insatiable.

Talal avait salué Boussaïna en lui pressant la main et, tout en lui parlant, il avait les yeux fixés sur sa poitrine et sur son corps. Quelques minutes plus tard, elle prenait ses nouvelles fonctions et seulement quelques semaines s’écoulèrent avant que Fifi ne lui ait appris ce qu’elle devait faire : comment prendre soin de son apparence, vernir les ongles de ses mains et de ses pieds, entrouvrir un peu son décolleté, serrer la taille de ses jupes pour bien mettre en valeur son postérieur et ses fesses. Le matin, avec ses collègues, elle devait ouvrir le magasin et l’épousseter. Ensuite, il leur fallait rectifier leur toilette et se tenir devant la porte du magasin (c’est là une méthode connue dans toutes les boutiques de vêtements pour attirer les clients). Quand venait un client, elle devait lui faire des politesses, répondre à ses demandes et le convaincre d’acheter la plus grande quantité possible de marchandises (il lui revenait un demi pour cent du prix des ventes). Bien sûr, elle devait également faire semblant de ne pas remarquer les avanies que leur faisaient subir les clients, si abjectes soient-elles… Tout ceci pour ce qui concernait le travail. Quant à “l’autre question”, M. Talal l’avait abordée le troisième jour après son arrivée. C’était en milieu d’après-midi et le magasin était vide de clients. Talal lui avait demandé de l’accompagner à la réserve pour lui montrer les différents articles qui y étaient stockés. Boussaïna l’avait suivi en silence. Elle avait remarqué un sourire furtif et moqueur sur le visage de Fifi et des autres filles. La réserve était un grand appartement au rez-de-chaussée de l’immeuble voisin du restaurant À l’Américaine, rue Soliman-Pacha. Talal la fit entrer et ferma la porte de l’intérieur. Elle regarda autour d’elle : l’endroit était frais, mal éclairé, mal aéré et plein à craquer de caisses de marchandises entassées jusqu’au plafond. Elle savait ce qui l’attendait et s’y était préparée en chemin vers la réserve, en se répétant les paroles de sa mère : “Tes sœurs et ton frère ont besoin du moindre centime que tu peux gagner. Une fille débrouillarde sait à la fois se préserver et préserver son emploi.” Lorsque M. Talal s’était approché, des sentiments violents et contradictoires s’étaient emparés d’elle : d’abord la ferme intention de profiter au mieux de l’occasion offerte et la peur qui malgré tout l’étreignait, la faisait haleter et lui faisait ressentir une sorte de nausée, mais également la curiosité secrète et stimulante de savoir comment M. Talal allait s’y prendre avec elle : allait-il lui faire la cour et lui dire “je t’aime”, par exemple, ou bien allait-il essayer de l’embrasser directement ?! La réponse lui était venue rapidement. Il l’assaillit par-derrière, l’étreignit si fort qu’il lui fit mal, se mit à se coller à elle et à tripoter son corps sans dire un seul mot. Il était violent et sa jouissance rapide. L’affaire ne prit pas plus de deux minutes avant qu’il ne pollue ses vêtements. Il lui murmura en haletant : “Les toilettes sont au bout du couloir, à droite.” En rinçant son vêtement à l’eau, elle avait pensé que cela était plus simple qu’elle n’avait cru. Cela ressemblait à la façon dont certains se collaient à son corps dans l’autobus (ce qui lui arrivait souvent). Elle se rappelait ce que Fifi lui avait conseillé de faire après la rencontre. Elle retourna vers M. Talal et lui dit d’une voix qu’elle essaya dans la mesure du possible de rendre douce et engageante : “Monsieur Talal, j’ai besoin que vous me donniez vingt livres.” Talal la regarda un moment puis plongea rapidement sa main dans sa poche, comme s’il s’attendait à la démarche et lui dit d’un ton calme, en lui tendant un billet plié : “Non, dix livres suffiront… Reviens derrière moi au magasin dès que ta robe aura séché…” Puis il était sorti et avait refermé la porte.

*

Elle recevait chaque fois dix livres et M. Talal la demandait deux fois par semaine, quelquefois trois. Fifi lui avait appris comment, de temps en temps, faire comprendre qu’une robe du magasin lui plaisait et insister auprès de Talal jusqu’à ce qu’il la lui offre. Elle se mit à gagner de l’argent et à bien s’habiller. Sa mère était satisfaite, rassurée par l’argent qu’elle lui prenait et glissait dans sa poitrine avant d’appeler ardemment la bénédiction de Dieu sur elle. Lorsqu’elle écoutait ces invocations, Boussaïna était prise du désir mauvais et inavoué de laisser clairement entendre à sa mère quelles étaient ses relations avec Talal. Sa mère faisait semblant de ne pas saisir le message et Boussaïna appesantissait ses insinuations jusqu’à ce que la volonté de sa mère de ne pas comprendre devienne évidente. Alors Boussaïna se sentait soulagée comme si elle avait arraché des yeux de sa mère un masque d’innocence factice en dénonçant sa participation au crime, à ses côtés.

À mesure que les jours passaient, ses rencontres avec Talal, dans la réserve, laissaient sur elle des séquelles qu’elle n’avait pas imaginées. Elle n’était plus capable de faire la prière de l’aube (seule obligation qu’elle respectait) parce que, intérieurement, elle avait honte d’affronter le Seigneur, elle sentait malgré toutes les ablutions qu’elle pouvait faire qu’elle était impure. Elle était la proie de cauchemars. Elle se réveillait au milieu de son sommeil, prise de panique. Elle passait des journées dans la tristesse, recroquevillée sur elle-même et, un jour où elle était allée avec sa mère rendre visite au tombeau d’El-Hussein, dès qu’elle entra dans le sanctuaire et qu’elle fut entourée de toutes parts par l’encens et les lumières et qu’elle ressentit cette présence invisible et inébranlable qui remplit les cœurs, elle fut prise d’une longue et soudaine crise de larmes. Mais, d’un autre côté, elle ne pouvait pas revenir en arrière. Elle ne supportait plus son sentiment de faute et entreprit de lutter contre lui avec acharnement. Elle se rappela le visage de sa mère lui annonçant qu’elle faisait des ménages, elle se répéta les propos de Fifi lui disant que c’était ça la vie. Souvent, elle observait des clientes du magasin, riches et élégantes, et elle se demandait avec une curiosité méchante : “Qui sait combien de fois cette femme a livré son corps pour obtenir tout cet argent ?” Cette résistance farouche au sentiment du péché avait engendré en elle de l’amertume et de la rudesse. Elle perdit confiance dans les gens (ou ne leur trouvait plus d’excuses). Souvent elle pensait (et elle lui en demandait ensuite pardon) que c’était Dieu qui avait voulu sa chute car, s’il avait voulu autre chose, il l’aurait fait naître riche ou aurait retardé de quelques années le décès de son père (quoi de plus facile pour lui !). Puis, peu à peu, sa rancœur s’étendit même à Taha, son amoureux. S’insinua en elle le sentiment qu’elle était beaucoup plus forte que lui, qu’elle était mûre et qu’elle comprenait la vie alors que lui n’était qu’un jeune homme rêveur et naïf. Elle en avait assez de son optimisme, concernant le futur. Elle s’emportait et se moquait de lui en disant : “Tu te prends pour Abd el-Halim Hafez, l’enfant pauvre et courageux qui, en luttant, réalise toutes ses espérances.” Taha ne connaissait pas la cause de cette amertume. Bientôt, ses sarcasmes à son égard commencèrent à l’indisposer et ils se disputèrent. Une fois, lorsqu’il lui demanda d’abandonner son travail chez Talal parce qu’il avait mauvaise réputation, elle le regarda avec défi et lui dit : “À vos ordres, monsieur. Donne-moi les deux cent cinquante livres que je gagne chez Talal et je t’assure que je ne montrerai mon visage à personne d’autre qu’à toi.” Il fixa un moment ses yeux sur elle comme s’il ne comprenait pas puis sa colère éclata. Il porta la main sur son épaule pour la repousser. Elle cria, l’insulta puis lui jeta la bague en argent qu’il lui avait achetée. Au fond d’elle-même, elle avait envie de rompre avec lui pour se libérer de ce sentiment douloureux de faute qui la torturait quand elle le voyait et, en même temps, elle était incapable de le fuir complètement. Elle l’aimait et il y avait entre eux une longue histoire pleine de moments heureux et il suffisait qu’elle le voie triste ou angoissé pour qu’elle oublie tout et qu’elle le submerge d’une tendresse profonde et véritable, comme si elle était sa mère. Si violentes que fussent leurs disputes, elle lui pardonnait et elle revenait vers lui et il y avait toujours dans leur relation des moments d’une merveilleuse et exceptionnelle sérénité. Puis très vite revenaient les contrariétés.

Elle avait passé toute la journée à se reprocher d’avoir été aussi dure avec lui ce matin. Il avait besoin d’un mot d’encouragement de sa part au moment où il allait affrontait une épreuve dont elle savait qu’il l’attendait depuis de longues années. Oui, vraiment, très dure ! Qu’est-ce que cela lui aurait coûté de l’encourager d’un mot ou d’un sourire, de rester un peu de temps avec lui ? Après son travail elle se mit à le rechercher. Elle alla place Tewfikieh et elle s’assit pour l’attendre sur le mur du jardin où ils avaient l’habitude de se rencontrer tous les soirs. La nuit était tombée et la place était bondée de passants et de marchands ambulants. Assise seule, elle avait eu à affronter de nombreuses sollicitations. Malgré tout, elle était restée à l’attendre près d’une demi-heure mais il n’était pas venu. Elle avait pensé qu’il était sans doute en colère contre elle parce qu’elle l’avait repoussé ce matin. Alors elle s’était levée et était montée jusqu’à sa chambre sur la terrasse. La porte était ouverte et la mère de Taha était assise seule. L’angoisse se lisait sur son vieux visage. Elle l’avait prise dans ses bras et l’avait embrassée puis l’avait fait asseoir à ses côtés sur la banquette. Elle lui avait dit :

“J’ai très peur, Boussaïna. Taha est sorti ce matin pour son examen et il n’est pas encore revenu. Que Dieu éloigne le mal, ma fille.”

*

Si ce n’étaient son âge avancé ainsi que les jours difficiles qui ont laissé leur trace sur l’expression de son visage, le hadj Mohammed Azzam pourrait passer pour une étoile du cinéma ou pour un roi sur son trône avec son air hautain et son calme inébranlable, avec son élégance, sa fortune, son visage rose éclatant de santé et sa peau lisse et brillante grâce à la dextérité des experts du centre esthétique La Gaieté, à Mohandessine, où il se rend une fois par semaine.

Il possède plus de cent costumes, des plus luxueux, et en revêt un nouveau chaque jour, avec une cravate flamboyante et d’élégantes chaussures importées. Tous les jours, au milieu de la matinée, sa Mercedes rouge, venant du côté de À l’Américaine, s’avance nonchalamment dans la rue Soliman-Pacha. Il est assis sur le siège arrière, plongé dans la récitation des noms de Dieu(19), en égrenant un petit chapelet d’ambre qui ne quitte jamais sa main. Il commence sa journée par une inspection de ses biens : deux grands magasins de vêtements, l’un devant À l’Américaine, l’autre en bas de l’immeuble Yacoubian où se trouve son bureau, deux halls d’exposition de voitures ainsi que plusieurs magasins de pièces détachées rue Maarouf, sans compter de nombreux biens immobiliers au centre-ville et de nombreux autres bâtiments en construction. Bientôt va s’élever un grand immeuble sous l’enseigne de “Entreprise Azzam de travaux publics”. L’automobile avance nonchalamment et s’arrête devant chacun des magasins. Les employés l’entourent pour saluer le hadj avec transport. Celui-ci répond à leurs saluts d’un signe de la main tellement faible et discret qu’on le remarque à peine. Aussitôt s’approche de la fenêtre de la voiture le responsable des employés ou le plus âgé d’entre eux. Il s’incline vers le hadj et lui présente l’état des lieux ou bien lui demande une instruction sur une affaire quelconque. Le hadj écoute alors calmement, avec attention, en fronçant ses épais sourcils, en serrant les lèvres et en regardant au loin, comme s’il fixait quelque chose à l’horizon, de ses yeux de renard gris, étroits et toujours un peu congestionnés par l’effet du haschich. Puis, à la fin, il se met à parler. Sa voix est rauque, son ton tranchant et ses paroles rares. Il ne supporte pas les palabres ni l’obstination. Certains expliquent que son amour du silence vient de ce qu’il applique (car c’est un croyant de stricte obédience) le propos du Prophète : “Si l’un d’entre vous parle, qu’il dise le bien ou qu’il se taise.” Mais, avec son énorme fortune et sa puissance considérable, il n’a en réalité pas besoin de nombreux discours car généralement sa parole est déterminante et son exécution impérative. Sans compter que sa vaste expérience de la vie le met en mesure de saisir les choses d’un simple coup d’œil.

Le cheikh millionnaire qui a dépassé la soixantaine n’était trente ans plus tôt qu’un pauvre hère venu de la province de Sohag et débarquant au Caire pour y assurer sa subsistance. Les gens âgés de la rue Soliman-Pacha se souviennent de lui, assis par terre dans le passage de À l’Américaine, avec sa galabieh, son gilet et son turban, une petite boîte en bois devant lui. Il avait commencé par cirer des chaussures puis, pendant une période, avait été garçon de bureau à la librairie Babek. Puis il avait disparu pendant vingt ans avant de réapparaître soudainement, fortune faite. Le hadj Azzam dit qu’il travaillait dans le Golfe mais les gens de la rue ne le croient pas. Ils disent qu’il a été condamné et emprisonné pour trafic de drogue et certains assurent qu’il continue à œuvrer dans le secteur des stupéfiants. Ils en donnent pour preuve sa richesse choquante et outrancière, sans commune mesure avec le volume des ventes de ses magasins et des gains de ses sociétés, ce qui prouve que ses activités commerciales ne sont qu’une simple couverture pour blanchir son argent. Mais, quelle que soit l’exactitude de ces allégations, le hadj Azzam est maintenant devenu sans conteste le grand manitou de la rue Soliman-Pacha. Les gens ont recours à lui pour régler leurs problèmes et pour arbitrer leurs différends. Son autorité s’est encore renforcée dernièrement par son adhésion au Parti national démocratique(20) puis par l’accession de son plus jeune fils à la magistrature comme procureur adjoint. Le hadj Azzam a une propension irrésistible à acquérir des biens immobiliers et des magasins au centre-ville, comme s’il proclamait sa position nouvelle dans le quartier qui l’avait vu pauvre et démuni.

À peu près deux ans plus tôt, le hadj Azzam s’était réveillé, selon son habitude, pour accomplir la prière de l’aube. Ses sous-vêtements étaient humides. Cela le contraria et il lui vint à l’esprit qu’il était atteint d’une maladie mais, lorsqu’il entra dans la salle de bains pour se laver, il se rendit compte qu’il avait éjaculé et il se souvint de l’image floue et lointaine d’une femme nue qu’il avait vue en rêve. Il fut étonné de ce phénomène chez un homme comme lui qui avait dépassé la soixantaine puis il l’oublia pendant une journée pleine d’activité. Mais cela se reproduisit souvent par la suite au point qu’il se mit à se baigner quotidiennement avant la prière de l’aube pour se purifier. L’affaire ne s’arrêta pas là. Il se surprit plusieurs fois, au magasin, à jeter des regards à la dérobée sur le corps de ses employées. Certaines ressentirent instinctivement son désir et firent exprès de se dandiner devant lui et de lui parler d’une façon excitante pour le séduire, au point qu’il fut plus d’une fois obligé de les réprimander. Cette concupiscence soudaine et violente contraria beaucoup le hadj Azzam, d’abord parce qu’elle n’était pas convenable chez un homme de son âge, ensuite parce qu’il avait vécu toute sa vie décemment et que cette décence ainsi que son éloignement de tout ce qui déplaît à Dieu étaient la cause principale de toute la réussite à laquelle il était parvenu : non seulement il ne buvait pas d’alcool (quant au haschich qu’il fumait, de nombreux docteurs en religion avaient confirmé qu’il était simplement désagréable à Dieu mais pas impur ni strictement prohibé, de même qu’il ne faisait pas perdre la tête et qu’il ne poussait pas l’homme à commettre des turpitudes ou à perpétrer des crimes comme l’alcool ; au contraire il apaisait les nerfs, renforçait l’équilibre et rendait l’esprit plus net), mais, pas une seule fois, le hadj n’avait commis l’adultère. Selon l’habitude des habitants du Saïd(21), il avait préservé sa vertu en se mariant tôt. Au cours de sa longue vie, il avait vu des hommes riches s’abandonner à la luxure et y perdre de grandes fortunes.

Le hadj confia son problème sexuel à certains amis âgés qui lui dirent que ce qui lui arrivait était un phénomène fortuit qui ne tarderait pas à disparaître à jamais.

— Ce sont les derniers soubresauts, lui dit en riant son ami Kamal, commerçant en ciment.

Mais le désir persista avec le temps et se renforça au point de devenir un lourd fardeau pour ses nerfs et de provoquer plusieurs querelles avec la hadja Saliha, son épouse, plus jeune que lui de quelques années, qui avait été prise au dépourvu par cette vigueur inopinée, puis contrariée parce qu’elle était incapable de le satisfaire. Plus d’une fois elle lui avait dit en le rabrouant que leurs enfants étaient des hommes et qu’il leur revenait, en tant que vieux époux, de se comporter avec la tempérance et la retenue appropriées. Il ne restait plus au hadj d’autre issue que d’exposer la question au cheikh Samman, le célèbre docteur en religion et président de l’association de bienfaisance islamique, qu’Azzam tenait pour son imam et son directeur de conscience dans toutes les affaires profanes ou spirituelles au point qu’il ne tranchait aucune des questions qui le préoccupaient dans son travail ou dans sa vie sans avoir recours à lui. Il mettait alors à sa disposition des dizaines de milliers de livres pour qu’il les dépense à bon escient, en plus des cadeaux appréciables dont il le gratifiait chaque fois qu’avait lieu, grâce à ses invocations et à sa bénédiction, la signature d’une bonne affaire. Après la prière du vendredi et le sermon que prononçait le cheikh Samman à la mosquée du Salut, à Medinat Nasr, le hadj Azzam lui demanda de s’entretenir avec lui en tête à tête et il lui parla de son problème. Le cheikh l’écouta, resta un moment silencieux, puis lui dit avec une ardeur proche de la colère :

— Que Dieu soit glorifié, hadj, pourquoi, mon frère, vous torturer l’esprit alors que Dieu vous comble ? Il faut que vous préserviez votre vertu comme Dieu l’a ordonné. Dieu vous autorise à épouser plus d’une femme à condition que vous soyez équitable. Remettez-vous-en à Dieu et hâtez-vous sur le chemin de ce qui est licite plutôt que de tomber dans ce qui est prohibé.

— Je suis un homme âgé. J’ai peur de ce que vont dire les gens, si je me marie.

— Si je ne connaissais pas votre mérite et votre piété, je me ferais une mauvaise opinion de vous. Laquelle de ces deux choses faut-il le plus craindre : les propos des gens ou la colère de Dieu tout-puissant ? Vous êtes un homme vigoureux, votre santé est excellente et vous êtes attiré par les femmes. Mariez-vous et soyez équitable avec vos deux femmes. Dieu aime que l’on considère comme permis ce qu’il a autorisé.

Le hadj Azzam hésita longtemps (ou affecta de le faire) et le cheikh Samman n’eut de cesse de le convaincre. Il se chargea également – et en fut récompensé – de persuader ses trois fils Fawzi, Qadri et Hamdi (le procureur adjoint). Les deux derniers acceptèrent la volonté de leur père de se marier – avec stupéfaction – mais, quoi qu’il en soit, ils l’acceptèrent. Quant à Fawzi, le fils aîné, bras droit de son père dans ses affaires, il laissa paraître sa réprobation même s’il ne le condamna pas publiquement. Il dit enfin avec répugnance :

— S’il est indispensable que le hadj se marie, nous devons faire un bon choix pour qu’il ne tombe pas sur une femme de mauvaise vie qui lui empoisonne l’existence.

Le principe était donc acquis et la recherche d’une épouse appropriée commença. Le hadj Azzam sollicita ses relations de confiance pour qu’elles lui recherchent une fille sérieuse. Pendant quelques mois, il vit de nombreuses candidates mais sa vaste expérience lui faisait refuser celles dont la conduite suscitait sa désapprobation. L’une était resplendissante mais elle avait le visage découvert et était effrontée. Il ne pensait pas pouvoir lui confier son honneur. Telle autre, petite et capricieuse, allait l’accabler de demandes. Telle autre enfin était rapace et aimait l’argent. Le hadj refusa ainsi l’ensemble des candidates jusqu’à ce qu’il rencontre Soad Gaber, vendeuse aux galeries Hanneaux à Alexandrie. Elle était divorcée et avait un fils unique. Dès que le hadj la vit, elle le charma : c’était une femme blanche, belle et voilée, avec des cheveux noirs, fins et flottant, émergeant de son hidjab(22), de grands yeux noirs ensorcelants et des lèvres charnues et appétissantes. Elle était propre et prenait un soin extrême de son corps, ne négligeant aucun détail, selon l’habitude des Alexandrines : les ongles des mains et des pieds étaient coupés ras et nettoyés avec soin mais ils n’étaient pas vernis (pour que le vernis n’arrête pas l’eau des ablutions), les mains qu’elle enduisait de crème étaient tendres et délicates, les talons eux-mêmes étaient d’une extrême propreté, lisses, fermes, dépourvus de callosités, illuminés d’une belle rougeur causée par le frottement de la pierre ponce. Soad laissa une impression aimable et attirante dans le cœur du hadj. Ce qui le frappa surtout, ce fut cette détresse qu’avaient laissée sur elle la misère et la vie difficile. Il considéra que son histoire n’était pas du tout honteuse : elle s’était mariée à un peintre en bâtiment qui lui avait donné son enfant puis l’avait quittée pour aller en Irak. Ensuite, elle n’avait plus reçu de ses nouvelles et le tribunal avait prononcé le divorce, de crainte qu’elle ne devienne source de scandale. Le hadj avait envoyé en secret des personnes pour questionner à son sujet sur son lieu de travail et là où elle habitait et tout le monde avait fait l’éloge de sa moralité. Il avait ensuite fait la prière divinatoire(23) et Soad lui était apparue dans son sommeil splendide et resplendissante (mais elle s’était montrée dans son rêve dans une tenue décente et non pas impudique comme les femmes dont il rêvait généralement).

À partir de ce moment-là le hadj Azzam s’en était remis à Dieu et avait rendu visite à la famille de Soad, à Sidi Bishr. Avec son frère aîné, Hamido (qui travaille comme garçon de café à Manshieh(24)), ils s’étaient mis d’accord sur tout. Selon son habitude lorsqu’il négociait des contrats, le hadj Azzam était clair, direct et n’avait qu’une seule parole. Il épousa Soad Gaber aux conditions suivantes :

1 Que Soad vienne vivre avec lui au Caire et qu’elle laisse son jeune fils Tamer chez sa mère à Alexandrie, avec la possibilité d’aller le voir “toutes les fois que cela serait possible”.

2 Qu’il lui achète une parure en or pour une valeur de dix mille livres et qu’il paie une dot d’un montant de vingt mille livres à condition que la dot différée(25) n’excède pas cinq mille livres.

3 Que le mariage soit maintenu secret et qu’il soit clair que, au cas où la hadja Saliha, sa première épouse, viendrait à prendre connaissance de son nouveau mariage, il serait dans l’obligation de divorcer immédiatement de Soad.

4 Qu’il se mariait conformément à la loi de Dieu et de son Prophète mais qu’il ne souhaitait absolument pas avoir d’enfant.

Le hadj insista sur cette dernière clause et il fit comprendre à Hamido, avec la plus grande clarté, que ni son âge ni sa condition ne lui permettaient d’être père d’un enfant maintenant et que si Soad était enceinte cela serait considéré comme invalidant immédiatement leur accord.

*

— Qu’as-tu ?

Ils étaient au lit, Soad avec sa chemise de nuit bleue qui découvrait une poitrine abondante et frémissante et des cuisses et des bras d’un blanc éclatant, le hadj Azzam allongé à ses côtés sur le dos dans sa galabieh blanche. C’était leur heure. Chaque jour, après avoir fait au bureau la prière de l’après-midi, il montait la rejoindre dans l’appartement luxueux qu’il avait acheté pour elle au septième étage de l’immeuble. Ils déjeunaient puis ils couchaient ensemble jusqu’à l’heure du dîner. Ensuite il la quittait jusqu’au lendemain. C’était la seule façon de s’organiser qui lui permettait de la voir sans troubler sa vie de famille. Mais aujourd’hui, contrairement à son habitude, il était épuisé et anxieux. Il pensait à quelque chose qui l’avait préoccupé tout au long de la journée et cela l’avait fatigué. Il avait une forte migraine et des nausées provoquées par les cigarettes de haschich qu’il avait fumées après le repas. Au fond de lui-même, il espérait que Soad le laisserait dormir un peu mais elle tendit les bras et prit sa tête entre ses tendres mains d’où émanait un agréable parfum. Elle le regarda longuement de ses grands yeux et lui murmura :

— Qu’as-tu, mon chéri ?

Le hadj sourit :

— Il y a toujours beaucoup de problèmes au travail.

— Grâce à Dieu, tu as la santé. C’est le plus important.

— Grâce à Dieu.

— Par Dieu tout-puissant, ce bas monde tout entier ne mérite pas qu’on se fasse du souci une seule seconde.

— Tu as raison.

— Parle-moi de ce qui te préoccupe, hadj.

— Comme si tu n’avais pas assez de problèmes !

— Tu n’as pas honte ? Est-ce que j’ai quelque chose de plus important que toi ?

Le hadj sourit avec reconnaissance en la regardant. Il se rapprocha d’elle, lui appliqua un baiser sur la joue puis repoussa un peu la tête en arrière et lui dit d’une voix sérieuse :

— Avec la permission de Dieu, j’ai l’intention de me présenter à l’Assemblée du peuple.

— L’Assemblée du peuple ?

— Oui.

Elle fut un peu décontenancée parce qu’elle ne s’y attendait pas, mais elle retrouva rapidement ses esprits, un sourire heureux s’épanouit sur son visage et elle lui dit gentiment :

— Quelle bonne nouvelle ! Je ne sais pas quoi faire : je pousse des youyous ?

— Attends d’abord que Dieu me fasse gagner.

— Avec sa permission.

— Tu sais, Soad, si j’entre à l’assemblée, c’est avec les millions que je vais compter.

— Bien sûr que tu y entreras. Comment veux-tu qu’ils trouvent quelqu’un de mieux que toi ?

Puis elle tendit les lèvres comme si elle gazouillait avec un bébé et se mit à lui parler au féminin :

— Mais j’ai peur qu’on te vole à moi, ma poupée, quand on te verra comme ça, belle comme la lune, passer à la télévision.

Le hadj éclata de rire. Elle s’approcha de lui jusqu’à ce qu’il sente la chaleur de son corps bouillonnant. Elle tendit la main vers lui dans une longue et lente caresse qui finit par faire son effet et elle éclata d’un rire dévergondé en le voyant plein d’ardeur et si pressé qu’en enlevant sa galabieh il se coinça la tête dans l’ouverture.

*

Quand on assiste à la projection d’un film, on se plonge dans son action, on est ému et, à la fin, les lumières s’allument, on revient à la réalité, on quitte le cinéma, on est cinglé par l’air froid de la rue pleine de voitures et de passants et tout reprend sa taille naturelle ; on se souvient de tout ce qui est arrivé en sachant qu’il ne s’agit que d’un film, rien d’autre que du cinéma : de la même façon Taha Chazli revoyait les événements de cette journée.

Le passage devant le jury, le long couloir recouvert d’un tapis rouge moelleux, la longue salle avec son haut plafond, le grand bureau tellement surélevé au-dessus du sol qu’il ressemblait au prétoire d’un tribunal, le fauteuil de cuir bas sur lequel il était assis, les trois généraux, gros et boursouflés, dans leur uniforme blanc avec des boutons dorés et brillants, les insignes de leur grade et leurs décorations qui étincelaient sur leur poitrine et sur leur épaule. Le général présidant le jury lui souhaitait la bienvenue avec le sourire réglementaire puis faisait un signe à son voisin de droite dont les bras étaient posés sur le bureau et qui, penchant en avant sa tête chauve, commençait à lui poser des questions. Pendant ce temps, les autres l’examinaient comme s’ils pesaient chacune des paroles qu’il prononçait et surveillaient toutes les expressions qui se dessinaient sur son visage.

Les questions étaient tombées comme prévu : ses amis officiers lui avaient assuré que les questions du jury étaient toujours les mêmes. L’épreuve tout entière n’était qu’une formalité qui avait pour but soit d’écarter les éléments extrémistes sur la foi des rapports de la Sécurité, soit de confirmer l’admission de ceux qui avaient la chance d’avoir des relations. Taha avait appris par cœur les questions attendues et leurs réponses types et il répondit au jury avec calme et assurance. Il dit qu’il avait été reçu au baccalauréat avec une moyenne élevée qui lui permettait d’être admis dans une excellente faculté mais qu’il avait préféré l’école de police pour servir son pays en tant qu’officier de police. Il déclara que le rôle de la police ne se limitait pas à la sécurité comme beaucoup le croyaient mais que c’était également un rôle social et humanitaire. Il donna des exemples dans ce sens puis il parla de la sécurité préventive sur le plan de la définition et des méthodes. La satisfaction se lisait si clairement sur le visage des examinateurs que le président du jury opina deux fois du chef pour approuver ses réponses. Il prit pour la première fois la parole pour demander à Taha ce qu’il ferait si, sur le point d’arrêter un criminel, il se rendait compte que c’était un de ses amis d’enfance. Taha avait prévu la question et tenait sa réponse prête. Il fit cependant semblant de réfléchir un peu pour faire une plus grande impression sur les examinateurs avant de dire :

“Monsieur, le devoir ne connaît ni amis ni parents. Le policier, comme le soldat pendant la bataille, doit faire son devoir, sans aucune autre considération… au service de Dieu et de la Patrie.”

L’officier sourit et hocha la tête en signe de franche admiration. Le silence se fit, comme si l’épreuve était finie, et Taha s’attendait qu’on lui dise qu’il pouvait disposer mais le président fixa soudain les yeux sur les papiers devant lui comme s’il y découvrait quelque chose. Il souleva légèrement une feuille pour s’assurer de ce qu’il venait de lire, puis demanda à Taha en évitant de le regarder dans les yeux :

— Dis-moi, Taha, quel est le métier de ton père ?

— Employé, monsieur.

C’était ce qui était écrit sur le formulaire d’inscription. Il avait payé cent livres de bakchich au cheikh du quartier pour qu’il signe l’attestation.

— Employé ou gardien d’immeuble ?

— …

Taha se tut un instant, puis dit d’une voix faible :

— Mon père est gardien d’immeuble, monsieur.

L’officier qui présidait le jury sourit puis parut embarrassé. Il se pencha sur les papiers qui étaient devant lui et y inscrivit quelque chose avec soin, puis leva la tête avec le même sourire et dit :

— Merci mon fils, tu peux disposer.

*

Sa mère soupira :

— Peut-être détestez-vous une chose alors qu’elle est bonne pour vous…

Boussaïna s’écria avec vivacité :

— Qu’est-ce que c’est que ça, un officier de police ? Il y a plus d’officiers que de malheurs dans nos cœurs ! Ah, c’est beau un uniforme, si tu ne gagnes que quelques millimes(26) !

Taha avait passé la journée à errer dans les rues jusqu’à ce que, brisé de fatigue, il revienne sur la terrasse s’asseoir sur le canapé, la tête basse, dans son costume du matin, qui avait perdu maintenant sa splendeur, s’était avachi et avait l’air bon marché et misérable. Sa mère essaya de le réconforter :

— Mon fils, tu te compliques la vie plus que nécessaire. Il te reste beaucoup d’autres facultés meilleures que la police…

Taha resta silencieux, la tête baissée. Les paroles de sa mère n’étaient pas à la hauteur de la situation. Elle s’éloigna rapidement vers la cuisine en le laissant avec Boussaïna qui le rejoignit sur le canapé, se rapprocha de lui et lui chuchota tendrement :

— Je t’en prie, Taha, arrête de te tourmenter.

Sa voix le fit réagir et il s’écria avec amertume :

— Je suis en colère de m’être donné tant de peine. S’ils avaient mis dès le début comme condition le métier du père, j’aurais compris. Il fallait qu’ils disent “interdit aux fils de concierge”… De plus, tout cela, c’est contraire à la loi. J’ai consulté un avocat et il m’a dit que si je leur faisais un procès je le gagnerais.

— Quel procès ? Laisse tomber ! Tu veux mon avis ? Avec la moyenne que tu as, tu entres dans la meilleure faculté de l’université, tu en sors avec mention très bien, tu vas te faire un peu d’argent dans un pays du Golfe et tu reviens ici vivre comme un roi.

Taha la regarda longuement, puis baissa à nouveau la tête. Elle reprit :

— Tu vois, Taha, c’est vrai que j’ai un an de moins que toi, mais je travaille et le travail m’a beaucoup appris : ce pays n’est pas notre pays, Taha, c’est le pays de ceux qui ont de l’argent. Si tu avais eu deux mille livres et que tu les avais données en bakchich, personne ne t’aurait demandé le métier de ton père. Gagne de l’argent, Taha, tu auras tout ce que tu voudras mais si tu restes pauvre on te marchera dessus.

— Je ne peux pas les laisser faire sans rien dire. Il faut que je dépose une plainte.

— Tu vas te plaindre de qui et à qui ? Écoute-moi : laisse tomber ces idées qui ne mènent à rien. Fais des efforts, obtiens ton diplôme et ne reviens pas ici avant d’être riche… Et si tu ne reviens jamais, c’est encore mieux.

— Alors tu penses que je dois aller dans un pays du Golfe ?

— Bien sûr !

— Et toi, tu viendras avec moi ?

La question la surprit et elle bredouilla en évitant son regard :

— Si Dieu le veut.

Mais il lui dit avec tristesse :

— Tu as changé à mon égard, Boussaïna, je le sais.

Boussaïna vit poindre à l’horizon une nouvelle dispute et elle lui répondit en soupirant :

— Tu es épuisé maintenant. Va dormir. Nous parlerons demain.

Elle partit mais il ne dormit pas. Il continua à penser. Cent fois il revit le visage de l’officier qui présidait le jury pendant qu’il lui disait avec lenteur, comme s’il se délectait de son humiliation :

— Ton père est gardien d’immeuble, mon fils ?

Quel mot étrange qui ne lui était pas venu à l’esprit et auquel il ne s’attendait absolument pas, un mot qui résumait toute sa vie, un mot avec lequel il avait longtemps vécu, dont l’abjection l’avait fait souffrir, auquel il avait résisté avec acharnement, dont il avait essayé de se délivrer en déployant ses efforts pour forcer le passage, à travers l’école de police, vers une existence convenable et respectable, mais ce mot – gardien – l’attendait au bout de cet éprouvant parcours pour tout démolir, au dernier moment.

Pourquoi ne l’avait-on pas prévenu dès le commencement ? Pourquoi l’officier l’avait-il laissé continuer jusqu’au bout et s’était-il montré satisfait par ses réponses aux questions avant de lui asséner le coup fatal… “Disparais de ma vue, fils de portier… tu veux entrer dans la police, fils de portier ? Le fils du portier va devenir officier ? Par Dieu tout-puissant !”

Taha allait et venait dans la pièce. Il décida de réagir. Il se dit qu’il n’était pas possible de se taire quand on l’humiliait de cette façon, qu’il n’était pas possible que toutes ses peines se trouvent perdues en un instant… Peu à peu, il se mit à imaginer des scènes de vengeance fantastiques. Il se voyait, par exemple, adresser aux officiers membres du jury des propos pathétiques sur l’égalité des chances, le droit, la justice que nous avaient prescrits Dieu et son Prophète, que la bénédiction et le salut de Dieu soient sur lui. Il continuerait à les admonester jusqu’à ce qu’ils fondent de remords pour ce qu’ils avaient fait et qu’ils s’excusent auprès de lui et annoncent son admission à l’école… Dans une autre scène, il se voyait prenant par le collet l’officier qui assurait la présidence et lui criant au visage : “Qu’est-ce que ça peut te faire, le métier de mon père, espèce de malhonnête et de corrompu ?” Puis il lui donnait de violents coups de poing au visage, qui le faisaient tomber par terre, couvert de sang… Il avait l’habitude de s’imaginer des scènes de ce genre quand il affrontait des situations difficiles face auxquelles il était impuissant. Mais cette fois-ci ces scènes de vengeance, malgré leur violence, ne suffisaient pas à apaiser sa rage et il était oppressé par le sentiment de son humiliation. Soudain, une idée lui vint et s’imposa à lui. Il s’assit devant son petit bureau, sortit une feuille et un stylo et écrivit en gros, en tête de page : “Au nom de Dieu puissant et miséricordieux, plainte adressée à Son Excellence M. le président de la République.” Il s’arrêta un instant, releva la tête et se sentit réconforté par l’aspect majestueux des termes et par leur gravité. Puis il se plongea dans l’écriture.

*

J’ai laissé cet espace vide parce que je n’ai pas trouvé quoi y écrire.

Les mots servent à peindre les douleurs et les joies habituelles mais la plume est incapable de décrire les moments de bonheur intense comme ceux qu’a connus Zaki Dessouki avec sa bien-aimée Rabab. Malgré ce qui est survenu de douloureux, Zaki continuera à se souvenir de la belle Rabab au visage hâlé et ensorceleur avec ses grands yeux noirs et ses lèvres rouges et charnues. Elle avait défait ses cheveux qui flottaient dans son dos. Elle s’était assise devant lui, sirotant son whisky et le cajolant de sa voix aguichante. Puis elle l’avait quitté pour aller à la salle de bains et en était revenue vêtue d’une chemise de nuit courte et fendue qui révélait ses charmes. Avec un sourire enjoué elle lui avait demandé :

— Où allons-nous dormir ?

Puis cette jouissance impétueuse que lui avait procurée son corps souple et chaud. Zaki bey se souvenait de tous les détails merveilleux de l’amour. Mais soudain l’image se brouille dans sa tête, se trouble brutalement et laisse derrière elle un vide ténébreux et une sensation douloureuse de mal de tête et de nausée. La dernière chose dont il se souvient, c’est d’avoir entendu un son faible, comme un sifflement, suivi d’une odeur pénétrante qui irrita sa muqueuse nasale. Rabab, à ce moment-là, l’observa d’un regard indéchiffrable, comme si elle attendait quelque chose. Ensuite, Zaki bey ne se souvenait plus de rien.

Il se réveilla avec difficulté, une énorme migraine lui donnant des coups de marteau dans la tête. Il trouva Abaskharoun debout à ses côtés, l’air anxieux, qui murmura avec sollicitude :

— Monsieur, vous êtes malade. J’appelle le docteur ?

Zaki souleva avec difficulté sa tête lourde. Il faisait des efforts épuisants pour retrouver son esprit en miettes. Il avait l’impression d’avoir dormi longtemps et voulut savoir l’heure. Il tourna le regard vers sa montre en or mais il ne la trouva pas. Il ne trouva pas non plus son portefeuille sur sa table de chevet où il l’avait laissé. Il se rendait compte qu’il avait été victime d’une agression. Petit à petit, il se mit à recenser ses pertes.

En plus de la montre en or et des cinq cents livres qui étaient dans son portefeuille, Zaki bey avait perdu un assortiment de stylos en or de marque Cross (qu’il n’avait pas utilisés et qui étaient encore dans leur boîte) et des lunettes de soleil de marque Pyrsol. Mais la plus grande catastrophe était le vol d’une bague de diamants appartenant à sa sœur aînée, Daoulet Dessouki.

— J’ai été volé, Abaskharoun, Rabab m’a volé, répétait Zaki bey, nu sur le bord du lit qui était, il y a peu, un prélude à l’amour.

À cet instant, en sous-vêtements, avec son corps chétif et sa bouche édentée et close (il avait enlevé son dentier pour pouvoir embrasser sa bien-aimée), il ressemblait à un acteur comique au repos entre deux apparitions sur scène. Profondément misérable, il prit sa tête entre ses mains. Bouleversé par ce qui était arrivé et nerveux comme un chien enfermé dans une cage, Abaskharoun frappait le sol de ses béquilles et arpentait la pièce dans tous les sens. Puis il se pencha vers son maître et lui dit d’une voix haletante :

— Monsieur, nous allons dénoncer cette putain à la police.

Zaki bey réfléchit un peu, puis secoua la tête en signe de refus et resta silencieux. Abaskharoun se rapprocha encore de lui et murmura :

— Monsieur, elle vous a versé quelque chose ou bien elle vous a aspergé le visage avec quelque chose ?

Zaki Dessouki avait besoin de cette question pour laisser éclater sa colère. Il explosa et abreuva le pauvre Abaskharoun d’injures mais pour finir il l’appela à l’aide pour se lever et s’habiller. Puis il décida de sortir.

C’était le milieu de la nuit et les commerces de la rue Soliman-Pacha avaient fermé leurs portes. Zaki traînait les pieds en titubant sous l’effet de la migraine et de l’épuisement et, petit à petit, la rage l’envahit… Il se souvenait des efforts qu’il avait déployés et de l’argent qu’il avait dépensé pour Rabab, ainsi que de toutes les choses précieuses qu’elle lui avait volées. Comment cela avait-il pu lui arriver, à lui, le distingué Zaki Dessouki, le grand séducteur de femmes, l’amant des princesses ? Trahi et dépouillé par une méprisable prostituée. Peut-être était-elle maintenant avec son amant en train de lui donner ses lunettes Pyrsol et ses stylos Cross en or (pas encore utilisés) et de rire ensemble du vieux jobard qui avait gobé la farce. Ce qui ajoutait encore à sa colère, c’était qu’il ne pouvait pas s’adresser à la police, de peur du scandale dont les amies de sa sœur Daoulet ne manqueraient pas immédiatement de l’informer. Il ne pouvait pas non plus pourchasser Rabab ou se plaindre au Cairo Bar où elle travaillait, car il savait pertinemment que le patron du bar et tous ceux qui y travaillaient étaient des familiers du crime et avaient des antécédents judiciaires. Peut-être que le vol avait eu lieu pour leur compte. Il était de toute façon impensable qu’ils prennent son parti contre Rabab et il était même très probable qu’ils le frapperaient comme lui-même l’avait vu faire auparavant avec des clients querelleurs.

Il ne lui restait plus qu’à oublier complètement l’incident mais comme c’était difficile et douloureux ! Sans compter la grande inquiétude qui lui taraudait le cœur à cause du vol de la bague de sa sœur Daoulet. Il commença à se faire des reproches : quand il avait récupéré la bague chez le bijoutier Babazian, après que celui-ci l’eut réparée, pourquoi l’avait-il gardée au bureau au lieu de la remettre immédiatement à Daoulet ? Qu’allait-il faire maintenant ? Il ne pouvait pas acheter une nouvelle bague et, même s’il l’avait pu, Daoulet connaissait ses bijoux aussi bien qu’elle connaissait ses enfants ! Il avait plus peur d’affronter Daoulet que de n’importe quoi d’autre, au point que, lorsqu’il arriva à sa maison, passage Bahlar, il s’arrêta en hésitant devant l’entrée et l’idée lui vint d’aller dormir chez un ami, mais il était tard et la fatigue qu’il ressentait le poussa à monter.

*

— Où était Son Excellence le bey ?

C’est ainsi que l’accueillit Daoulet dès qu’il entra dans l’appartement. Elle l’attendait dans l’entrée, sur le fauteuil en face de la porte. Elle avait enroulé sur des bigoudis les mèches de ses cheveux teints et recouvert son visage ridé d’une épaisse couche de crème. Une cigarette allumée pendait au coin de sa bouche, dans un petit fume-cigarette en or. Elle était vêtue d’une robe de chambre bleue qui recouvrait son maigre corps et ses pieds étaient passés dans des pantoufles en forme de lapin blanc. Elle était en train de tricoter. Ses mains remuaient rapidement, d’une façon mécanique, sans s’interrompre ni ralentir, comme si elles étaient indépendantes du reste de son corps. Elle était capable, à force d’habitude, de fumer, de tricoter et de parler en même temps.

— Bonsoir, dit rapidement Zaki en tentant de rejoindre sa chambre.

Daoulet lança immédiatement l’attaque :

— Tu te crois où ? Tu te crois à l’hôtel ? Tu n’as pas froid aux yeux ! Cela fait trois heures que je t’attends en allant de la porte à la fenêtre. J’ai failli appeler la police. J’ai pensé qu’il t’était arrivé quelque chose. Tu n’as pas honte ! Je suis malade. Tu veux me tuer. Mon Dieu, aie pitié de moi, prends-moi et accorde-moi le repos.

Ce n’était là que le bref préambule d’une dispute en quatre actes qui pouvait durer jusqu’au matin. Zaki lui répondit en traversant rapidement le vestibule :

— Je suis désolé, Daoulet, je suis vraiment épuisé. Je vais dormir et demain, si Dieu le veut, je te raconterai ce qui m’est arrivé.

Mais Daoulet comprit qu’il tentait de fuir. Elle posa ses aiguilles à tricoter et se précipita vers lui en hurlant de toutes ses forces :

— Fatigué de quoi, monsieur ? Des femmes que tu passes ton temps à renifler comme un chien ? Reviens à la raison, mon vieux. Tu peux mourir d’un instant à l’autre. Que diras-tu à Notre-Seigneur quand tu le rencontreras ?

Tout en vociférant, Daoulet poussa Zaki avec force dans le dos. Elle le fit un peu vaciller, mais il rassembla ses forces et fila rapidement à l’intérieur de la pièce et, en dépit de la violente résistance de Daoulet, il réussit à fermer la porte derrière lui et mit la clef dans sa poche. Daoulet continua à hurler et à secouer la poignée de la porte pour l’ouvrir, mais Zaki sentit qu’il était sauvé et il se dit qu’elle n’allait pas tarder à se lasser et à s’éloigner. Il s’allongea tout habillé sur son lit et, épuisé et triste, passa en revue les événements de la journée. Il murmura en français :

— Quelle triste journée !

Puis il se mit à penser à Daoulet. Il se demandait comment sa sœur chérie était devenue cette vieille méchante et détestable.

Elle avait seulement trois ans de plus que lui. Il se souvenait d’elle lorsqu’elle était une belle et douce jeune fille, vêtue de l’uniforme bleu marine et jaune de La Mère de Dieu(27), apprenant par cœur des fables de La Fontaine et, dans les soirées d’été, jouant du piano dans le salon de leur vieille maison de Zamalek (que le pacha avait vendue après la révolution). Elle jouait si merveilleusement que Mme Chédid, son professeur de musique, s’était ouverte au pacha de la possibilité de la présenter au concours international des jeunes talents à Paris, mais le pacha avait refusé. Elle se maria très vite avec le capitaine d’aviation Hassan Chawket dont elle eut un garçon et une fille (Hanna et Dounia). Puis survint la révolution. Chawket fut mis à la retraite à cause de ses liens étroits avec la famille royale et il mourut rapidement, avant d’avoir atteint ses quarante-cinq ans. Ensuite, Daoulet se maria encore deux fois sans avoir d’enfant. Deux mariages ratés qui ne lui apportèrent que de l’amertume, de la nervosité et l’incapacité à se passer du tabac. Sa fille grandit, se maria et émigra au Canada puis, quand son fils eut terminé avec succès ses études de médecine, elle lui livra une bataille acharnée pour l’empêcher de s’exiler. Elle pleura, cria, supplia tous ses proches de le convaincre de rester avec elle, mais le jeune médecin (comme la plupart de ceux de sa génération) était désespéré par l’état dans lequel se trouvait l’Égypte et il persista dans sa volonté d’émigrer. Il proposa à sa mère de l’accompagner mais elle refusa et resta seule. Elle loua en meublé son appartement de Garden City et alla s’installer chez Zaki dans le centre-ville.

Dès le premier jour, les deux vieillards ne cessèrent de se chamailler et de se quereller comme s’ils étaient les pires ennemis. Zaki était habitué à son indépendance et à sa liberté et il lui fut difficile d’accepter de partager sa vie avec une autre personne, d’être obligé d’accepter des horaires pour le sommeil et les repas, d’informer Daoulet à l’avance s’il voulait rentrer tard le soir. Sa présence lui interdisait d’inviter ses maîtresses à la maison et ce qui ajouta à ses tourments, ce fut son ingérence sans retenue dans ses affaires les plus intimes et ses perpétuelles tentatives de le gouverner. De son côté, Daoulet souffrait de sa solitude. Elle était malheureuse. Cela l’attristait de terminer sa vie sans avoir rien acquis ni réalisé, après avoir échoué dans ses mariages et avoir été abandonnée dans sa vieillesse par ses enfants. Ce qui l’irritait au plus haut point, c’était que Zaki, lui, n’avait absolument pas l’allure d’un vieillard décrépit attendant la mort. Il continuait à se parfumer, à se faire beau et à courir les femmes. Dès qu’elle le voyait soigner sa tenue, rire et chantonner devant son miroir, dès qu’elle remarquait qu’il était heureux, elle se sentait pleine de rage et ne se calmait pas avant de l’avoir agressé et fustigé par ses propos. Elle attaquait son comportement puéril et ses incartades, non par sens moral mais parce que sa rage de vivre exacerbée n’était pas en harmonie avec le désespoir qu’elle-même ressentait. Son irritation contre lui ressemblait à la colère de ceux qui viennent tristement présenter leurs condoléances à un homme qui éclate de rire en pleine cérémonie. Entre les deux vieillards, il y avait aussi toute la morosité, l’impatience, l’opiniâtreté qui accompagnent la vieillesse, en plus de cette tension que suscite toujours le rapprochement de deux personnalités plus longtemps que nécessaire. L’un des deux occupe longtemps la salle de bains alors que l’autre veut l’utiliser, l’un voit le visage renfrogné de l’autre au moment du réveil, l’un a besoin de silence tandis que l’autre s’obstine à parler… Il suffit même de la simple présence d’une autre personne qui ne vous quitte ni le jour ni la nuit, dont le regard vous fixe, qui vous prend à partie, qui reprend ce que vous dites, qui s’assoit pour manger avec vous alors que le bruit de ses molaires lorsqu’elle mastique vous irrite et que vous devient insupportable jusqu’au bruit que produit sa cuillère heurtant l’assiette.

Zaki bey Dessouki resta allongé dans son lit, se remémorant les événements et, peu à peu, le sommeil le gagna, mais sa triste journée n’était pas encore terminée. À peine commença-t-il à plonger dans le sommeil, il entendit le bruit de la clef de secours, dont Daoulet savait où elle se trouvait, qui ouvrait la porte. Elle s’approcha de lui, les yeux exorbités de fureur, et lui dit d’une voix haletante d’émotion :

— Zaki, où est la bague ?

*

…Et ainsi, Votre Excellence, monsieur le président, vous pourrez voir que votre fils Taha Mohammed Chazli a été victime d’une injustice de la part de Son Excellence le général président du jury d’admission de l’école de police. Le Prophète, bénédiction et salut de Dieu sur lui, a dit dans son hadith authentique : “Il anéantit ceux qui sont venus avant vous, car ceux-là, si un noble parmi eux commettait un vol, le laissaient faire, alors que si c’était un pauvre, ils le punissaient… Par Dieu, si Fatima, fille de Mohammed, commettait un vol, je lui trancherais la main.” En vérité, ainsi dit le Prophète de Dieu.

Monsieur le président,

J’ai fait beaucoup d’efforts et enduré beaucoup de fatigue pour obtenir une moyenne de quatre-vingt-neuf pour cent au baccalauréat littéraire. Grâce à Dieu, j’ai pu franchir avec succès toutes les épreuves d’admission à l’école de police. Est-il juste, monsieur le président, que je sois privé de cette admission simplement parce que mon père, un homme digne et pauvre, travaille comme gardien d’immeuble ? Le travail de gardien d’immeuble n’est-il pas un travail honorable, monsieur le président ? Je vous prie, monsieur le président, d’accueillir ma plainte avec le regard d’un père affectueux qui ne peut accepter que son fils soit victime d’une injustice.

Monsieur le président, mon avenir est suspendu à la réponse de Votre Excellence et, par la volonté de Dieu, je suis certain d’être traité avec justice par vos mains généreuses.

Que Dieu vous accorde une longue vie pour le bien de l’islam et des musulmans.

Votre fils fidèle,
Taha Mohammed Chazli,
carte d’identité numéro 19578, Kasr-el-Nil.

Adresse : immeuble Yacoubian,
34, rue Talaat-Harb. Le Caire.

*

Heureux et fier comme un chef militaire victorieux entrant à la tête d’un cortège triomphal dans une ville qu’il vient de conquérir à la suite d’âpres combats, Malak Khalo apparut sur la terrasse de l’immeuble pour prendre possession de sa nouvelle pièce. Il était vêtu d’un modeste costume bleu qu’il gardait pour les grandes occasions et autour de son cou était suspendu un mètre ruban qui était pour lui (comme les galons pour l’officier ou le stéthoscope pour le médecin) le signe distinctif de son métier de maître artisan chemisier. Une équipe d’ouvriers était venue avec lui ce matin pour aménager la pièce : un soudeur, un électricien, un plombier ainsi que plusieurs jeunes apprentis.

Maître Malak murmura une prière d’action de grâce à la Vierge puis tendit la main pour ouvrir la pièce pour la première fois. À l’intérieur, l’air sentait le moisi, car elle était restée fermée pendant une année complète depuis la mort d’Atia, le marchand de journaux (dont Malak trouva quelques affaires qu’il ordonna aux jeunes garçons de rassembler dans une grande boîte en carton). Maintenant, Malak se tenait debout au milieu de la pièce. Il avait ouvert la fenêtre et le soleil envahissait le local. Il donnait des instructions détaillées et précises sur ce qu’il fallait faire. De temps en temps, un habitant de la terrasse s’arrêtait et regardait, par simple curiosité, ce qui se passait. Certains regardaient rapidement, puis s’en allaient. D’autres congratulaient Malak pour sa nouvelle pièce en lui souhaitant le succès. Mais tous les habitants de la terrasse n’étaient pas aussi aimables.

En moins d’une demi-heure, la nouvelle se répandit et soudain apparurent à la porte de la pièce deux individus – le professeur Hamed Hawas et Ali le chauffeur – qui ne manifestaient pas la moindre bienveillance à l’égard des nouveaux venus. Le premier était un fonctionnaire de l’Office national de l’assainissement. Son supérieur hiérarchique était mécontent de lui et il avait été transféré de Mansoura où il résidait au Caire. Il avait loué une chambre sur la terrasse où il habitait seul et, depuis des années, il déployait tous ses efforts pour faire annuler sa mutation arbitraire et revenir chez lui. Le professeur Hamed Hawas était un grand rédacteur de plaintes officielles. Il se sentait envahi d’une véritable jouissance à sélectionner un sujet de plainte, à formuler celle-ci avec éloquence, à la rédiger d’une écriture ordonnée, facile à lire puis à suivre l’affaire jusqu’à la fin, quelque peine que cela lui procure, car il se considérait, en quelque sorte, responsable du bon fonctionnement de l’ensemble des services publics que ce soit dans un endroit où il habite, ou qu’il ne fasse qu’y passer. Il trouvait toujours le temps, par exemple, de se rendre quotidiennement à la mairie du quartier, au gouvernorat(28) ou à la police des services publics où il déposait ses plaintes, qu’il suivait ensuite d’une manière pressante et opiniâtre, contre les marchands ambulants qui stationnaient dans des rues très éloignées de l’endroit où il habitait parce qu’il estimait qu’il était de son devoir de pourchasser inlassablement tous les contrevenants par des plaintes incessantes jusqu’à ce que la police finisse par agir, les arrête et saisisse leur marchandise. Alors, le professeur Hawas observait de loin le spectacle, avec la satisfaction de celui qui a accompli son devoir sans défaillance.

Quant à Ali le chauffeur, c’était un ivrogne qui avait dépassé la cinquantaine sans s’être marié. Il était chauffeur à la Société nationale de produits pharmaceutiques. Tous les jours, à la sortie de son travail, il allait au bar Orabi, place Tewfikieh, où il déjeunait et restait à boire de l’alcool jusqu’au milieu de la nuit. Sa solitude et les mauvais alcools qu’il avait l’habitude de boire l’avaient rendu brutal et hargneux. Il était toujours à la recherche d’une bagarre pour évacuer son agressivité.

Le professeur Hawas s’approcha de Malak, le salua puis s’adressa à lui d’une manière extrêmement polie :

— Mon frère, en ce qui concerne cette pièce, avez-vous un contrat avec le propriétaire de la maison qui vous donne le droit de l’utiliser comme local commercial ?

— Bien sûr que j’ai un contrat, lui répondit Malak avec fougue. Il sortit de son petit porte-documents en cuir une copie du contrat signé avec Fikri Abd el-Chahid. Hamed saisit la feuille, mit ses lunettes, l’examina soigneusement, puis la rendit à Malak en lui disant calmement :

— Un contrat sous cette forme n’est pas valable.

— Pas valable ? réagit Malak, effrayé.

— Bien sûr, pas valable. D’après la loi, la terrasse relève des parties communes et un bien qui relève des parties communes ne peut être loué pour un usage commercial.

Malak ne comprenait pas ce langage et ouvrit de grands yeux furieux sur le professeur Hamed qui poursuivit d’un ton assuré :

— Il y a toute une jurisprudence en cassation à ce sujet et l’affaire est sans appel. Le contrat n’est pas valable et vous n’avez pas le droit d’utiliser cette pièce.

— Mais vous habitez bien tous sur la terrasse. Pourquoi pas moi ?

— Nous nous servons de nos pièces à usage d’habitation, ce qui est légal, tandis que, vous, vous exploitez cette pièce dans un but commercial, ce qui est illégal. Nous ne pouvons en aucun cas l’admettre.

— Très bien… Plaignez-vous au propriétaire pour m’avoir donné ce contrat.

— Pas du tout. La loi t’interdit formellement d’utiliser cette pièce et c’est à nous, en tant qu’habitants ayant subi un préjudice, de t’en empêcher.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que tu prends tes cliques et tes claques et tu files, ça vaut mieux pour toi, intervint Ali le chauffeur, de sa voix rauque, en regardant Malak avec un air de défi.

Puis il ajouta en lui posant la main sur l’épaule d’une façon clairement menaçante :

— Écoute, capitaine, cette terrasse, elle est réservée aux familles respectables. Ce n’est pas possible – ni aujourd’hui ni à la fin du monde – que tu viennes y ouvrir un local et que tes ouvriers et tes clients viennent regarder les femmes entrer et sortir. Tu as compris, oui ou non ?

Malak, qui se rendait compte que la situation était grave, répondit rapidement :

— Mais, monsieur le pacha, tous mes ouvriers sont hautement qualifiés, grâce à Dieu. Ils sont tous polis et ils savent vivre. De plus, pour ce qui est des femmes de la terrasse, je m’en porte personnellement garant.

— Écoute, assez de discours ! Ramasse tes affaires et que Dieu te protège !

— Bon Dieu, mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que cette entourloupe ?

— Eh oui, une entourloupe, fils de ta mère ! répondit Ali.

Il tira Malak par le col et lui donna une gifle, en signal du début du combat. C’était un bagarreur expérimenté. Il faisait cela comme s’il accomplissait une formalité routinière et simple, Comme s’il pratiquait un hobby. Il commença par donner à Malak un coup de tête énergique, puis deux coups de poing dans l’estomac et un troisième puissant et sonore dans le nez. Un filet de sang se mit à couler sur le visage de Malak qui essaya de résister et envoya un coup de poing symbolique et inefficace dans le visage de son adversaire. Le coup rata son but et Malak se mit à crier pour protester tout en recevant des coups violents. Le tohu-bohu était à son comble. Pour éviter les problèmes, les ouvriers prirent le large. Les gens accoururent de tous côtés pour regarder le spectacle. Abaskharoun apparut soudain sur la terrasse et se mit à crier, à pousser des lamentations en appelant à l’aide. La bagarre dura jusqu’à ce que le chauffeur réussisse à chasser Malak de sa pièce. Le professeur Hamed Hawas s’était esquivé dès le début pour appeler police secours depuis le téléphone du kiosque du marchand de cigarettes, en face de l’immeuble. Un jeune officier de police, accompagné de plusieurs hommes de troupe et d’indicateurs, arriva rapidement et arrêta tous les participants à la bagarre : Malak, les garçons, Abaskharoun et Ali le chauffeur. Pour sa part, Hamed Hawas s’approcha de l’officier, le salua aimablement et lui dit :

— Son Excellence le pacha a étudié le droit. Le frère (désignant Malak) veut ouvrir un local commercial sur la terrasse. Or, la terrasse relève des parties communes et il n’est pas possible de l’utiliser commercialement et, comme Son Excellence le sait, bien sûr, c’est un crime que la loi qualifie de “violation de propriété”, ce qui est puni d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans.

— Vous êtes avocat ? demanda l’officier au professeur Hawas qui répondit, sûr de lui :

— Non, monsieur le pacha. Excellence, je suis Hamed Hawas, sous-directeur du contrôle à l’Office national de l’assainissement du secteur de Mansoura et je suis également un des habitants subissant un préjudice du fait de la violation de leurs droits sur les parties communes de la terrasse. Comment le propriétaire pourrait-il, Excellence, louer la terrasse pour un usage commercial ! Ce serait une atteinte flagrante à l’espace collectif des habitants… Après cela, il pourrait aussi bien louer l’ascenseur ou l’entrée de l’immeuble. Est-ce que le pays est laissé à l’abandon ou quoi ?

Le professeur Hamed Hawas s’exprimait d’une manière théâtrale en regardant d’un air provocateur le rassemblement des habitants qui, impressionnés par ses paroles, faisaient bloc et grondaient en signe de protestation. Le jeune officier parut perplexe. Il réfléchit un peu puis dit d’un air dégoûté :

— Allez, tout le monde au poste !

*

Le docteur Hassan Rachid était l’un des plus savants juristes d’Égypte et du monde arabe. De même que Taha Hussein, Ali Badawi, Zaki Naguib Mahmoud et de nombreux autres, c’était l’un de ces grands intellectuels égyptiens qui avaient terminé leurs études supérieures en Occident et étaient revenus dans leur pays pour mettre intégralement en application dans les universités égyptiennes ce qu’ils avaient appris là-bas. Pour eux, Progrès et Occident étaient deux mots presque synonymes, avec tout ce que cela impliquait de comportements positifs et négatifs. Ils avaient en commun de sacraliser les valeurs occidentales : la démocratie, la liberté, la justice, le travail bien fait, l’égalité, mais ils partageaient également la même négligence du patrimoine de la nation et le même mépris pour ses coutumes et ses traditions, car ils les considéraient comme des entraves nous enfermant dans le sous-développement, dont il était de notre devoir de nous débarrasser pour que la Renaissance puisse se réaliser.

Pendant ses études à Paris, le docteur Rachid avait fait la connaissance d’une Française, Jeannette, et en était tombé amoureux. Elle l’accompagna en Égypte, il l’épousa et ils eurent ensemble leur fils unique Hatem. La famille vécut de la tête aux pieds une vie occidentale aussi bien dans la forme que sur le fond. Hatem ne se souvient pas d’avoir jamais vu son père prier ou jeûner. Il avait toujours la pipe à la bouche et il y avait toujours du vin français sur sa table. D’un bout à l’autre de la maison, on entendait les derniers disques sortis à Paris et la langue française était celle de la conversation courante. Sur le modèle des Occidentaux, toute la vie de la famille était organisée et planifiée suivant un horaire précis. Le docteur Rachid réservait des heures déterminées, chaque semaine, à la rencontre de ses amis et de ses proches et à l’écriture de ses lettres personnelles. En plus de ses capacités intellectuelles, il possédait à vrai dire une stupéfiante puissance de travail ininterrompu. En deux décennies, il sut donner un véritable élan aux études de droit civil en Égypte et, avec le temps, son étoile se mit à briller au point qu’il devint doyen de la faculté de droit de l’université du Caire, puis l’Assemblée internationale des juristes de Paris le distingua comme l’un des cent plus éminents juristes du monde.

Comme il était toujours plongé dans ses recherches et dans ses cours et comme le travail de son épouse Jeannette, traductrice à l’ambassade de France, occupait tout son temps, leur fils Hatem eut une enfance triste et solitaire au point que, contrairement aux autres enfants, il aimait les jours de classe et détestait les longues vacances d’été qu’il passait seul, sans amis avec qui jouer. À cette douloureuse solitude s’ajoutaient le sentiment d’aliénation et les troubles de personnalité dont souffrent les enfants des couples mixtes. Le petit Hatem passait beaucoup de temps avec les domestiques et souvent ses parents, toujours occupés, l’envoyaient en compagnie de l’un d’eux au club Gezireh ou au cinéma. Parmi les nombreux domestiques de la maison, Hatem aimait tout particulièrement Idriss le sufragi, avec son ample caftan blanc, sa large ceinture rouge, son long tarbouche, son corps élancé et vigoureux, son beau visage sombre, ses yeux brillants d’intelligence et son sourire rayonnant où brillaient des dents éclatantes et bien plantées. Idriss avait l’habitude de jouer avec Hatem dans sa grande chambre donnant sur la rue Soliman-Pacha. Il lui racontait des histoires d’animaux et lui chantait de belles comptines nubiennes qu’il lui traduisait. La voix d’Idriss tremblait et des larmes brillaient à ses yeux quand il lui parlait de sa mère, de ses frères, du village dont on l’avait arraché quand il était petit pour l’envoyer travailler comme domestique. Hatem aimait Idriss et leurs liens s’étaient tellement resserrés qu’ils passaient ensemble de longues heures tous les jours. Quand Idriss commença à embrasser Hatem sur le visage et dans le cou et à lui chuchoter “Tu es beau… je t’aime”, Hatem ne ressentit ni répugnance ni crainte à son égard ; au contraire, il fut profondément troublé de sentir son corps enveloppé par la chaleur du souffle de son ami. Les échanges de baisers se poursuivirent jusqu’à ce qu’Idriss lui demande un jour d’enlever ses vêtements. Hatem avait alors neuf ans et il se sentit honteux et gêné mais il finit par céder à l’insistance de son ami tellement ému par son corps blanc et doux que pendant l’acte il hoquetait de plaisir tout en chuchotant des mots nubiens incompréhensibles. Malgré son désir et son impétuosité, Idriss pénétra avec douceur et précaution le corps de Hatem en lui demandant de le prévenir s’il ressentait la moindre douleur. Sa façon de procéder fut couronnée de succès au point que lorsque Hatem se rappelle maintenant sa première relation avec Idriss, la sensation étrange et excitante qu’il avait alors éprouvée revient à sa mémoire, mais il ne se souvient absolument pas d’avoir eu mal. Après qu’Idriss eut joui, il retourna Hatem vers lui et l’embrassa avec ardeur sur les lèvres puis lui chuchota en le regardant dans les yeux :

— J’ai fait cela parce que je t’aime. Si toi aussi tu m’aimes, ne parle à personne de ce qui est arrivé. Si tu le dis, on te battra, on me battra et ton père me fera sans doute emprisonner ou il me tuera et tu ne me verras plus jamais.

Les relations entre Hatem et Idriss se poursuivirent pendant des années, jusqu’à ce que le docteur Rachid meure soudainement d’une attaque cérébrale provoquée par son surmenage. Sa veuve dut alors se passer de nombreux domestiques pour réduire les dépenses. Idriss quitta la maison et l’on n’eut plus de nouvelles de lui. Son absence produisit un tel impact sur le psychisme de Hatem que celui-ci eut une moyenne faible au baccalauréat. Après cela, il plongea dans sa vie tumultueuse d’homosexuel. Deux ans plus tard, sa mère mourut, ce qui le libéra de la dernière entrave à ses plaisirs. Il hérita d’un revenu solide qui lui garantissait une vie aisée (en plus d’un salaire convenable au journal). Il rénova son grand appartement de l’immeuble Yacoubian pour lui enlever son allure traditionnelle et le rendit plus semblable à un atelier d’artiste bohème qu’au logement d’une famille stable. Il avait maintenant la possibilité de recevoir des amants dans son lit pendant des jours ou même des mois.

Hatem connut de nombreux hommes dont il se sépara pour des raisons diverses, mais son désir coupable et secret continua toujours à être relié à Idriss le sufragi. De même qu’un homme recherche dans toutes les femmes l’image de sa première amante, celle avec qui il a connu la première fois la jouissance, Hatem, dans tous les hommes, recherchait Idriss, l’homme primordial, l’unique, celui que la nature n’a pas encore poli, avec tout ce qu’il représente de solidité, de rudesse et d’impétuosité. Il n’a jamais cessé de penser à Idriss et souvent il se remémorait avec une cuisante nostalgie la sensation qu’il éprouvait lorsqu’il était allongé à plat ventre sur le sol de sa chambre, comme un petit lapin abandonné à son destin, le regard fixé sur les arabesques persanes des tapis tandis que le corps chaud et débordant de vie d’Idriss épousait le sien, le pressait étroitement, le liquéfiait. Ce qui est étrange, c’est que leurs relations sexuelles, pour nombreuses qu’elles furent, avaient toujours lieu sur le sol de la chambre. Jamais ils n’étaient montés sur le lit, essentiellement à cause du sentiment qu’avait Idriss de son infériorité de domestique à qui il n’était pas possible psychologiquement d’utiliser le lit de son maître, même lorsqu’il le possédait.

 

Une nuit, voici des mois, en proie à l’ivresse, Hatem fut submergé par un désir impétueux. Il sortit errer dans les rues du centre-ville à dix heures du soir (l’heure de la relève de la garde des appelés de la police, heure bien connue des homosexuels du centre-ville : c’était le moment où ils allaient cueillir leurs amants parmi les soldats). Hatem se mit à inspecter les hommes de troupe qui se préparaient à quitter leur tour de garde. C’est alors qu’il vit Abd Rabo (qui ressemblait beaucoup à Idriss). Il le fit monter dans sa voiture, lui donna de l’argent, le caressa et parvint finalement à le séduire. Après cela, Abd Rabo fit des tentatives nombreuses et acharnées pour se délivrer de sa relation avec Hatem. Ce dernier savait par une longue expérience que l’homosexuel actif débutant (le barghal), comme Abd Rabo, était possédé par un énorme sentiment de culpabilité qui se transformait rapidement en amertume et en haine violente contre l’homosexuel passif (la koudiana) qui l’avait séduit, mais il savait aussi que les expériences homosexuelles, à force de les répéter et d’y trouver du plaisir, se transformaient peu à peu en un goût sexuel authentique chez l’homosexuel actif, quelque aversion et volonté de fuite qu’il ait pu éprouver à son égard au début. C’est ainsi que la relation entre Hatem et Abdou se mit à osciller entre moments de rapprochement et tentatives de rupture.

Ainsi, la veille, Abd Rabo avait quitté le bar Chez Nous en fuyant Hatem, mais ce dernier l’avait rattrapé et, finalement, il l’avait accompagné à son appartement. Ils avaient bu une bouteille entière de vin français avant de faire l’amour. Le lendemain matin, Hatem était allongé dans sa baignoire. Il s’abandonnait au jet d’eau chaude projeté par la douche qu’il ressentait sur son corps comme une délicieuse armée de fourmis. Il revoyait en souriant sa chaude nuit avec Abdou dont l’alcool avait enflammé le désir et qui avait broyé son corps en le possédant plusieurs fois à la suite. Hatem s’essuya devant le miroir, nettoya avec soin ses parties intimes et les enduisit d’une crème parfumée, il se drapa dans une robe de chambre en cachemire rose, puis il sortit de la salle de bains pour aller dans la chambre à coucher où il se mit à contempler Abdou qui dormait : son visage brun foncé, ses lèvres épaisses, son nez épaté d’Africain et ses deux épais sourcils donnaient à son visage un aspect dur. Il se pencha vers lui et l’embrassa. Abdou se réveilla et ouvrit lentement les yeux. “Bonjour” lui chuchota-t-il doucement en lui souriant, avant de reprendre en français : “Bonjour.” Abdou se souleva un peu en s’adossant sur le montant du lit et en découvrant son large torse sombre recouvert d’une dense forêt de poils. Hatem le poursuivit de ses baisers mais il repoussa son visage de sa main, puis il baissa la tête et dit avec amertume, comme s’il gémissait :

— Hatem bey, je suis dans une situation catastrophique. Demain, l’officier va me sanctionner.

— Oh, Abdou, on ne va pas recommencer à parler de l’officier. Je t’ai dit que ça n’a pas d’importance, je connais quelqu’un qui te recommandera à l’officier. Un général très important au ministère.

— Le temps que tu parles à ta relation, moi, je serai jeté en prison. Ma femme et mon fils vivent sans le sou au village. J’ai envie de me débarrasser de mon service le plus tôt possible et si je suis emprisonné ma famille est perdue.

Hatem lui jeta un regard tendre, lui sourit et se leva lentement pour aller chercher son portefeuille dont il sortit un billet de cent livres qu’il lui tendit en disant :

— Prends, envoie-les à ta femme et à ton fils. Tout ce dont ils auront besoin, je suis prêt à le faire pour toi… Mais je t’en prie, ne te tourmente pas.

Abdou baissa la tête et chuchota des paroles de remerciement. Hatem se rapprocha de lui. Leurs corps se joignirent totalement et il se dit en français en approchant de ses lèvres chaudes “Mon Dieu, quelle belle matinée”.

*

Au citoyen Taha Chazli,

Immeuble Yacoubian, 34, rue Talaat-Harb.

Le Caire.

 

Monsieur,

Au vu de la plainte que vous avez adressée à la présidence de la République concernant le fait que vous n’avez pas été admis à l’école de police, nous vous informons que, après avoir étudié la question avec le général directeur de l’école, il est apparu que la plainte était sans fondement.

Avec nos vœux de succès, veuillez accepter l’expression de nos sentiments les plus distingués.

Le général Hassan Bazraa,
directeur du bureau des réclamations
des citoyens à la présidence de la République.

*

Les voisins avaient l’habitude d’entendre si souvent des bruits de dispute entre Zaki Dessouki et sa sœur Daoulet que cela n’éveillait plus l’étonnement ni la curiosité de personne. Mais cette fois l’altercation était d’une nature différente. On aurait dit une épouvantable explosion : un vacarme de cris, d’insultes grossières, d’échanges de coups parvint aux voisins qui ouvrirent leurs portes et sortirent voir ce qui se passait. Certains s’agitaient, prêts à intervenir. Daoulet se mit à crier d’une voix hargneuse :

— Tu as perdu la bague de diamants, salopard !

— Un peu de dignité, Daoulet !

— Si ça se trouve, tu l’as donnée à une putain de tes amies.

— Je t’ai dit de montrer un peu de dignité.

— Je suis respectable à ton corps défendant. C’est toi qui es un guignol, un pitre. Fiche le camp de ma maison, fils de chien, drogué !

— C’est mon appartement, à moi, lui répondit Zaki bey d’une voix lasse.

— Non, mon cher, c’est la maison de mon père, le respectable pacha que tu souilles avec tes saletés.

Puis on entendit des coups de poing, le bruit d’une bagarre. La porte s’ouvrit et Daoulet se mit à pousser Zaki vers l’extérieur en criant :

— Dehors, je ne veux plus voir ta sale tête… Compris… Dehors !

En sortant, Zaki bey remarqua le rassemblement des voisins. Il se retourna et dit :

— D’accord, Daoulet, je sors.

Daoulet claqua la porte avec force et on l’entendit fermer le verrou. Les voisins s’approchèrent de Zaki bey et lui dirent que ce qui venait d’arriver n’était absolument pas convenable : quels que soient les différends, c’était une honte que des gens respectables comme Zaki bey et sa sœur Daoulet se disputent de cette façon. Zaki bey secoua la tête en souriant tristement et dit aux voisins en s’excusant d’un ton aimable :

— Mes amis, je suis désolé de vous avoir dérangés. Ce n’est qu’un malentendu. Si Dieu le veut, tout s’arrangera.

*

Les nombreux récits que l’on entend sur Kamel el-Fawli s’accordent sur le fait qu’il naquit dans une famille extrêmement pauvre de Chibine-el-Kom, dans le gouvernorat de Menoufieh et qu’il était, malgré sa pauvreté, d’une grande intelligence et d’une extrême ambition. Il obtint son baccalauréat en 1958 avec la meilleure moyenne au niveau national. Dès son admission en faculté de droit, il s’engagea dans la vie politique. Kamel el-Fawli adhéra successivement à toutes les organisations de masse du pouvoir(29) : le Comité de libération, l’Union nationale, l’Union socialiste, l’Organisation de l’avant-garde, la Tribune du Centre, le Parti de l’Égypte et finalement le Parti national démocratique. À travers tous ces avatars, c’était toujours lui qui manifestait le plus d’enthousiasme pour les principes du parti du gouvernement et celui qui les exprimait avec le plus de force. À l’époque de Nasser, il prononçait des conférences et rédigeait des ouvrages sur l’inéluctabilité de l’avènement du socialisme et sur sa nécessité historique. Lorsque le gouvernement se retourna vers le capitalisme, il devint l’un des plus farouches partisans des privatisations et de la liberté économique. Il lança alors sous la coupole du parlement une campagne mémorable et acharnée contre le secteur public et, d’une manière générale, contre les idées collectivistes. C’est probablement l’un des rares politiciens égyptiens qui ont été capables de conserver leur siège au parlement pendant plus de trente années consécutives. S’il est vrai qu’en Égypte les élections sont toujours falsifiées en faveur du parti au pouvoir, il est également vrai qu’El-Fawli possède un véritable don politique qui lui aurait à coup sûr permis de parvenir aux fonctions les plus élevées de l’État dans une société démocratique, mais ce don authentique lui-même, comme cela arrive à de nombreux dons en Égypte, s’est dévoyé, faussé, mêlé au mensonge, à la duplicité et à l’intrigue au point que le nom de Kamel el-Fawli est devenu, dans l’esprit des Égyptiens, synonyme de corruption et d’hypocrisie. Après en avoir gravi tous les échelons il est parvenu au poste de responsable de l’organisation interne du Parti national démocratique et est devenu ainsi le grand maître des élections dans l’Égypte tout entière. C’est lui qui choisit et écarte qui il veut comme candidats du Parti et qui veille personnellement à l’organisation de la fraude électorale d’Alexandrie jusqu’à Assouan. Il encaisse de gros pots-de-vin de la part des candidats pour leur garantir la falsification des élections en leur faveur. En même temps, il couvre sa corruption par des combines, des échanges de services et de facilités qui rapportent des millions aux grands responsables politiques ainsi que par des rapports de police et des documents secrets révélant les dévoiements des dirigeants, qu’El-Fawli conserve pour les faire chanter ou les éliminer si cela s’avère nécessaire. Dans toutes les réunions politiques, que ce soit à l’Assemblée du peuple ou au parti national, tout le monde se tait lorsque El-Fawli parle et il suffit d’un seul regard sévère de sa part pour frapper d’épouvante n’importe quel responsable politique. On rapporte à son sujet des anecdotes célèbres sur la manière dont il a publiquement abattu d’importants dirigeants qui avaient parlé d’une façon qui ne lui convenait pas. Tel fut le cas, lors de la campagne dévastatrice conduite, il y a quelques années (pour le compte de grands responsables) contre le docteur El-Ghamraoui, gouverneur de la banque centrale, et qui fut la cause de son renvoi. Un exemple encore plus proche est ce qui arriva l’an dernier au ministre des Waqf(30). Celui-ci jouissait d’une certaine popularité qui lui fit imaginer qu’il était fort et influent. Au cours d’une réunion du bureau politique, il se leva pour attaquer violemment la corruption des milieux politiques et il demanda que le Parti soit nettoyé de tous les dévoyés et de tous ceux qui tiraient profit de leurs fonctions. El-Fawli fit signe au ministre de terminer son discours mais celui-ci continua sans y prêter attention. Alors El-Fawli lui coupa la parole d’un ton moqueur en tournant ses regards vers l’assistance de manière théâtrale :

— Oh là là, monsieur le ministre, qu’est-ce que c’est que ce discours ! Si Votre Excellence est à ce point préoccupée par la lutte contre la corruption… il faut commencer par vous-même. Vous avez emprunté dix millions de livres à la banque du développement et cela fait cinq ans que vous refusez de les rembourser. D’ailleurs, les responsables de la banque ont l’intention de déposer une plainte et de faire éclater le scandale.

Le ministre blêmit et s’assit en silence au milieu des rires des participants.

*

Le hadj Azzam savait parfaitement tout cela. Aussi, lorsqu’il décida de présenter sa candidature à l’Assemblée du peuple, demanda-t-il à rencontrer Kamel el-Fawli qui fit traîner quelques semaines et lui fixa finalement un rendez-vous au bureau de son fils, l’avocat Yasser el-Fawli, rue Chehab à Mohandessine. Le hadj Azzam et son fils arrivèrent après la prière du vendredi. Il n’y avait personne d’autre au bureau que les agents de sécurité, Kamel el-Fawli et son fils Yasser. Azzam et El-Fawli se donnèrent l’accolade et échangèrent formules pieuses, amabilités et flatteries. On aurait dit deux vieux amis pleins d’affection mutuelle, de compréhension et d’estime. Après un long discours alambiqué en guise d’introduction, Azzam entra dans le vif du sujet. Il avait parlé de son amour des gens et de son souhait de se mettre à leur service, cité plusieurs hadiths relatifs au mérite qu’acquièrent ceux qui s’efforcent de satisfaire les besoins des musulmans. El-Fawli avait hoché la tête en signe d’approbation puis Azzam était parvenu au point crucial :

— C’est pourquoi, après avoir demandé conseil à Dieu et m’être mis sous sa garde, j’ai décidé, suivant sa volonté, de me présenter aux prochaines élections dans ma circonscription, celle de Kasr-el-Nil. Je souhaite que le Parti national démocratique donne son accord à ma candidature. Je suis à tes ordres, Kamel bey, pour quoi que ce soit…

Bien qu’il se soit attendu à ce que venait de lui dire Azzam, El-Fawli fit semblant de réfléchir profondément.

El-Fawli laissait dans l’esprit de celui qui le voyait une impression contradictoire. D’un côté, son intelligence, sa vivacité d’esprit, sa présence écrasante, de l’autre, son corps obèse, son ventre tombant, son nœud de cravate toujours dénoué, les couleurs laides et mal assorties de ses vêtements, ses cheveux teints d’une manière grossière, son épais visage charnu, son regard effronté, brutal et faux, sa façon vulgaire de parler en tendant les bras en avant, en remuant les doigts et en secouant les épaules et le ventre comme une femme de la rue, tout cela rendait son apparence un peu comique (comme s’il jouait un numéro pour distraire les spectateurs), mais tout cela laissait également à l’esprit un désagréable sentiment de répulsion.

El-Fawli demanda à ses assistants une feuille et un stylo puis il se mit à dessiner. Quelques instants s’écoulèrent pendant lesquels il se concentra sur son dessin, au point que le hadj Azzam crut qu’il avait commis une erreur mais El-Fawli en eut vite fini. Il tendit la feuille en direction d’Azzam qui fut surpris de voir que le dessin représentait un grand lapin et resta un moment silencieux avant de demander d’un ton aimable :

— Je ne comprends pas ce que Votre Excellence veut dire.

El-Fawli répondit rapidement :

— Vous voulez assurer votre succès aux élections et vous m’interrogez sur les conditions. Moi, je vous ai dessiné les conditions.

— Un lapin(31) tout entier ? Un million de livres, Kamel bey ? C’est vraiment beaucoup.

Azzam s’attendait à ce montant mais il préférait marchander. On ne savait jamais. El-Fawli lui dit :

— Écoutez, hadj, vous croyez en Dieu ?

Toute l’assistance répéta : “Il n’y a de Dieu que Dieu.”

— Je prends un million et demi ou deux millions pour des circonscriptions moins importantes que Kasr-el-Nil. Mon fils Yasser qui est là devant vous peut vous le dire. Mais Dieu m’est témoin que j’ai de l’affection pour vous, hadj, j’ai envie que vous soyez avec nous à la chambre. De plus, cette somme-là, ce n’est pas moi tout seul qui la touche. Je ne suis qu’un intermédiaire. Je vous prends et je donne à d’autres, vous savez cela mieux que personne.

Le hadj Azzam prit un air préoccupé puis demanda :

— C’est-à-dire, Kamel bey, que si je paie cette somme je suis sûr d’être élu, avec la permission de Dieu.

— Vous n’avez pas honte, hadj ? Vous parlez à Kamel el-Fawli. Une expérience de trente ans au parlement ! Oh ! Égypte, il n’y a pas un seul de tes candidats qui puisse gagner si nous ne le désirons pas. Par la volonté de Dieu.

— J’ai entendu parler de gens solides qui veulent se présenter à Kasr-el-Nil.

— Ne vous en préoccupez pas, hadj. Si nous nous mettons d’accord, avec la bénédiction de Dieu, vous l’emporterez à Kasr-el-Nil. Même si le Djinn bleu(32) se présentait contre vous ! J’en fais mon affaire.

Ensuite El-Fawli se mit à rire, se redressa, caressa son gros ventre et dit avec fatuité :

— Les gens naïfs croient que nous truquons les élections. Absolument pas ! Le bon Dieu a créé les Égyptiens à l’ombre d’un gouvernement. Aucun Égyptien ne peut être en désaccord avec son gouvernement. Bien sûr, il y a des peuples qui se soulèvent et se révoltent mais, de tout temps, l’Égyptien a baissé la tête pour manger son morceau de pain. Tout cela est écrit dans l’histoire. Le peuple égyptien est le plus facile à gouverner de tous les peuples de la terre. Dès que tu prends le pouvoir, ils se soumettent à toi, ils plient devant toi, et tu peux faire d’eux ce qui te passe par la tête. N’importe quel parti au pouvoir, lorsqu’il fait des élections, est obligé de les gagner parce que les Égyptiens sont obligés de soutenir le gouvernement. Le bon Dieu les a créés comme ça.

Azzam sembla perplexe et peu convaincu par les paroles d’El-Fawli puis il l’interrogea sur les modalités du règlement. Ce dernier lui répondit avec simplicité :

— Béni soit le Prophète, hadj. Si la somme est en liquide, c’est moi qui la recevrai. Si c’est un chèque, vous l’écrirez au nom de mon fils Yasser el-Fawli, l’avocat, et vous passerez avec lui un contrat pour une affaire quelconque, comme si vous en faisiez votre mandataire. Vous comprenez bien sûr que ce sont là des formalités…

Le hadj Azzam se tut un instant, puis il sortit son carnet de chèques et dit en ouvrant son stylo en or :

— Bien, avec la bénédiction de Dieu, je fais un chèque avec la moitié de la somme et après la victoire, avec la permission de Dieu, je paierai le reste.

— Non, mon joli. Vous n’avez pas honte ? Là, vous allez me mettre en colère. Gardez ça pour les débutants. Avec moi, le système c’est : Tu donnes et tu reçois. Vous payez la somme tout entière et, moi, je vous félicite dès maintenant pour votre élection à l’Assemblée et je récite avec vous la fâtiha(33).

C’était la dernière tentative de marchandage d’Azzam. Lorsque celle-ci échoua, il se rendit et remplit le chèque pour un montant d’un million de livres. Il l’examina avec soin, selon son habitude, et le tendit à El-Fawli qui le prit et le donna à son fils. Ses traits se détendirent et il dit d’une voix enjouée :

— Félicitations, hadj. Allons, récitons la fâtiha pour que Dieu nous bénisse et nous soit favorable. Le contrat avec Yasser est prêt.

Tous les quatre baissèrent les yeux, tendirent les mains en avant en signe d’oraison et se mirent à réciter la fâtiha à voix basse.

*

Le hadj Azzam avait payé la somme à El-Fawli et il s’imaginait que les élections lui étaient acquises. Mais ce n’était pas aussi simple. La compétition se déchaîna dans la circonscription de Kasr-el-Nil entre plusieurs hommes d’affaires dont chacun voulait remporter ce siège réservé aux travailleurs(34). Le plus fort des concurrents du hadj Azzam était le hadj Abou Hamido, propriétaire de la fameuse chaîne de magasins de vêtements Béatitude et Lumière Céleste. De même que, dans la nature, deux pôles semblables se repoussent mutuellement, de la même façon, la vive animosité qui existait entre les deux hadjs Azzam et Abou Hamido venait fondamentalement de leur ressemblance sur de nombreux plans. Ainsi qu’Azzam, Abou Hamido avait d’abord été simple ouvrier au port de Port-Saïd puis, en moins de vingt ans, sa fortune s’était accrue jusqu’à ce qu’il devienne l’un des plus riches millionnaires d’Égypte. Les gens entendirent parler d’Abou Hamido la première fois, il y a des années, lorsqu’il inaugura sa chaîne de grands magasins au Caire et à Alexandrie. Il inonda alors la presse et la télévision de publicités dans lesquelles il promettait de donner plusieurs robes cachant tout le corps ainsi que des voiles de couleur pour couvrir leur tête à toutes les femmes qui décideraient de s’habiller conformément à la charia et qui remettraient leurs vieux vêtements à la mode occidentale à l’administration des magasins, comme preuve de leur sérieux. À l’époque, les gens furent surpris par cet étrange prosélytisme et leur étonnement s’accrut lorsque les magasins Béatitude et Lumière Céleste reçurent effectivement les vieux vêtements de dizaines de femmes et qu’ils leur fournirent en échange et sans contrepartie des vêtements islamiques neufs et coûteux. Toutefois le noble objectif du projet n’empêcha pas certaines dames déjà voilées qui voulaient profiter des vêtements gratuits de s’y infiltrer. Elles faisaient comme si elles n’étaient pas encore voilées et elles apportaient au magasin des vêtements occidentaux qui ne leur appartenaient pas pour recevoir en échange des vêtements neufs. Les magasins Béatitude et Lumière Céleste se rendirent compte de cette escroquerie et diffusèrent un communiqué mettant en garde ces tricheuses contre des poursuites judiciaires. En effet, le contrat que signaient les femmes qui prenaient dans le magasin la décision de se voiler prévoyait des pénalités en cas de mensonge. Malgré ces infractions, le projet connut un énorme succès et contribua à voiler des milliers de musulmanes. Des reportages payants parurent dans la presse à ce sujet, dans lesquels le hadj Hamido déclarait qu’il avait fait vœu de consacrer une somme importante aux bonnes œuvres pour complaire à Dieu, qu’il soit glorifié et exalté, et que, après avoir consulté les autorités religieuses, il avait estimé que la meilleure façon pour lui de contribuer à la prédication était d’aider les musulmanes à se vêtir d’une façon conforme à la religion, premier pas vers un respect complet de la noble loi divine. Comme on lui demandait combien cela lui coûtait de distribuer gratuitement des milliers de vêtements islamiques neufs, Abou Hamido refusait de faire état de ce qu’il avait dépensé et affirmait que cette dépense était imputée à Dieu, qu’il soit glorifié et exalté. L’opération du voile projeta à coup sûr le nom d’Abou Hamido dans le monde de la célébrité. Elle en fit une des étoiles de la société égyptienne. Mais la rumeur ne cessa pas pour autant de se répandre avec force qu’Abou Hamido était l’un des plus grands marchands d’héroïne, que son projet islamique était une vitrine pour blanchir des capitaux et que les pots-de-vin qu’il payait aux grands dirigeants empêchaient son arrestation. Abou Hamido avait fait de grands efforts pour obtenir l’investiture du Parti national démocratique pour la circonscription de Kasr-el-Nil. Lorsque le Parti annonça la candidature du hadj Azzam, Abou Hamido entra dans une violente colère, puis il déploya des efforts pressants auprès des personnalités haut placées, mais en vain. C’était la parole d’El-Fawli qui pesait le plus lourd. À tel point qu’un important responsable intimement lié à Abou Hamido lui avait dit en souriant, après avoir entendu ses plaintes :

— Écoute, Abou Hamido, tu sais que je t’aime beaucoup et que je veille à tes intérêts. Fais attention à ne pas accroître ton différend avec El-Fawli. Si tu n’entres pas cette fois-ci à l’Assemblée du peuple, ce sera pour une prochaine fois, avec la permission de Dieu. Mais ne t’aliène jamais El-Fawli. Il a des appuis et des contacts au-delà de ce que tu peux concevoir. Il a les dents longues et, s’il se fâche, il peut te créer plus de problèmes que tu ne peux imaginer.

Mais Abou Hamido n’était pas revenu sur sa décision et s’était présenté officiellement comme candidat indépendant.

Il recouvrit la circonscription de Kasr-el-Nil de centaines d’affiches électorales avec sa photographie, son nom et son symbole électoral (une chaise) et il se mit à animer chaque soir, au centre-ville, de grandes réunions électorales où affluaient ses partisans. Il y prenait la parole pour attaquer le hadj Azzam, lançant des insinuations sur l’origine malhonnête de sa fortune et sur son engouement pour la luxure (en allusion à son second mariage). Ces calomnies irritèrent Azzam qui alla chez El-Fawli et lui dit sans détour :

— À quoi cela sert-il que je sois le candidat du Parti si cela n’empêche pas que l’on m’insulte tous les soirs publiquement ?

El-Fawli hocha la tête, lui promit que tout irait pour le mieux puis émit le lendemain un communiqué que tous les journaux mirent en première page : “Le Parti national démocratique a un seul candidat par circonscription et il est du devoir de la totalité des membres du Parti de se tenir de toutes leurs forces derrière le candidat du Parti. Tout membre qui se présenterait lui-même contre un candidat du Parti serait soumis à une commission de discipline et exclu après le déroulement des élections.”

Cette déclaration s’appliquait clairement à Abou Hamido qui ne fut pas impressionné par la menace et qui continua sa campagne violente contre Azzam. Tous les jours avaient lieu des réunions électorales. Des centaines de cadeaux étaient distribués aux habitants de la circonscription. Les deux parties faisaient de la surenchère de toutes les façons possibles pour rassembler leurs militants et leurs partisans. De violentes bagarres se déclenchaient quotidiennement, qui se terminaient avec de nombreux blessés. En raison de la grande influence dont jouissaient les deux adversaires, les services de sécurité s’en tenaient toujours à une attitude de neutralité et les forces de police arrivaient généralement sur les lieux de la bagarre quand tout était terminé ou bien elles arrêtaient symboliquement plusieurs des participants qui étaient relâchés sans enquête, aussitôt arrivés au poste.

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