Pour une raison ou pour une autre, la faculté d’économie et de sciences politiques avait la réputation d’attirer un public aisé et distingué. Si l’on demandait à ses étudiants quelle était leur faculté, ils répondaient avec assurance : “Économie et sciences politiques” d’un ton présomptueux et détaché (comme s’ils disaient : Oui, nous sommes l’élite comme vous le voyez). Personne ne connaissait le secret de cette auréole qui entourait cette faculté. C’était peut-être d’avoir été créée toute seule, de longues années après les autres, qui lui avait donné un cachet particulier, ou bien, à ce que l’on disait, d’avoir été créée par le gouvernement spécialement pour y inscrire la fille du président Gamal Abdel Nasser, ou bien parce que les sciences politiques mettaient solidement et quotidiennement ceux qui les étudiaient en relation avec les événements du monde, ce qui influençait leur mode de pensée et leur comportement, ou bien encore parce que cette faculté était restée pendant de longues années la voie royale vers le ministère des Affaires étrangères. Les enfants des puissants s’y inscrivaient comme premier pas assuré vers la carrière diplomatique. Taha Chazli, quant à lui, lorsqu’il avait mis en tête de sa fiche de vœux la faculté d’économie, n’avait pas la moindre idée de tout cela. L’espoir qu’il avait mis dans la police s’était définitivement évanoui et il voulait juste tirer le meilleur profit de ses notes excellentes. Le premier jour, lorsqu’il passa sous l’horloge de l’université et qu’il entendit son fameux tic tac, il fut saisi d’un sentiment de crainte et de respect. Puis, lorsqu’il entra dans l’amphithéâtre et qu’il fut enveloppé par le vrombissement retentissant provenant des bavardages mêlés de rires de centaines d’étudiants qui faisaient connaissance et échangeaient des propos joyeux, Taha se sentit tout petit au milieu de cette énorme affluence qui ressemblait à une hydre aux mille têtes dont les yeux tous ensemble le regardaient et l’observaient. Il se surprit à grimper pour s’asseoir tout en haut de l’amphithéâtre, comme s’il se cachait dans un endroit d’où il voyait l’assistance sans qu’elle le voie.
Il était vêtu d’un jean bleu et d’un tee-shirt blanc et, jusqu’à ce qu’il soit sorti de la maison, il se trouvait l’air élégant mais, après avoir vu ses condisciples, il se rendit compte que ses vêtements n’étaient pas du tout comme il fallait et que son pantalon en particulier n’était qu’une mauvaise copie du jean authentique. Il prit la résolution de convaincre son père de lui acheter au moins un ensemble à Mohandessine ou à Zamalek au lieu des magasins Béatitude et Lumière Céleste où il prenait ses vêtements bon marché. Taha décida intérieurement de ne faire la connaissance de personne. Faire connaissance, cela voulait dire échanger des informations personnelles. Il s’imaginait au milieu d’un groupe de condisciples (peut-être même avec des filles). Quelqu’un lui demanderait le métier de son père. Que dirait-il alors ? Il fut ensuite obsédé par l’idée lancinante que l’un des étudiants assis dans l’amphithéâtre était peut-être le fils d’un des habitants de l’immeuble et que, peut-être, un jour, Taha lui avait acheté un paquet de cigarettes ou avait lavé sa voiture. Il se mit à imaginer ce fils d’un habitant inconnu découvrant que le fils du portier étudiait dans la même faculté. Que se passerait-il alors ?
Ainsi allaient ses pensées.
Les cours se succédèrent jusqu’à ce que s’élève l’appel à la prière. Certains étudiants se levèrent pour aller prier, Taha les suivit à la mosquée de la faculté et il remarqua – avec soulagement – qu’ils étaient pauvres eux aussi. La plupart d’entre eux étaient visiblement d’origine paysanne et sans doute cela l’encouragea-t-il à la fin de la prière à interroger l’un d’entre eux :
— Tu es en première année ?
Il lui répondit en souriant amicalement :
— Si Dieu le veut.
— Comment t’appelles-tu ?
— Khaled Abderrahim, d’Assiout. Et toi ?
— Taha Chazli, d’ici, du Caire.
C’était la première connaissance que faisait Taha. En vérité, dès le premier instant, de même que l’huile se sépare immédiatement de l’eau pour former une couche séparée au-dessus d’elle, de la même façon, les étudiants riches s’étaient isolés des pauvres. Il se forma ainsi des groupes nombreux et fermés d’anciens élèves des écoles de langues, de ceux qui avaient des voitures et des vêtements importés et fumaient des cigarettes étrangères, autour desquels gravitaient les filles les plus belles et les plus élégantes tandis que les étudiants pauvres s’agglutinaient comme des rats épouvantés et se parlaient timidement à voix basse. Moins d’un mois plus tard, Taha était devenu l’ami de tout le groupe de la mosquée, mais le plus cher à son cœur était toujours Khaled Abderrahim : de petite taille, le corps maigre et sec comme une canne à sucre, le teint brun foncé, il portait des lunettes bon marché avec une monture noire, qui donnaient à son visage une touche sérieuse et grave. Avec ses vêtements classiques et modestes, il ressemblait à un professeur débutant de l’enseignement public. Taha l’aimait beaucoup, peut-être parce qu’il était pauvre comme lui et même en réalité plus pauvre que lui (comme en témoignaient ses chaussettes déchirées qu’il découvrait toujours au moment de la prière). Il l’aimait aussi parce qu’il était profondément pieux. Quand il priait, il se tenait debout, invoquant Dieu, au plein sens du terme, plaçant ses mains jointes contre son cœur et inclinant la tête dans un complet recueillement au point qu’il donnait à ceux qui le voyaient l’impression que si un incendie se déclarait ou que si une fusillade avait lieu près de lui, cela ne le distrairait pas un seul instant de sa prière. Combien Taha aurait aimé prier avec la même ferveur que Khaled, avec le même amour de l’islam ! Leur amitié se renforça. Ils se firent des confidences, échangèrent des secrets. Ensemble ils réprouvaient le spectacle quotidien de la frivolité de certains de leurs condisciples vivant dans le luxe, leur éloignement de la véritable religion, les excès vestimentaires de certaines étudiantes qui allaient à l’université comme si c’était à une soirée dansante. Khaled présenta Taha à ses amis de la cité universitaire, des paysans bons, pieux et pauvres à la fois. Taha leur rendait visite tous les jeudis soir. Ils faisaient ensemble la prière du soir et il passait la veillée à discuter avec eux. À vrai dire, il tira un grand profit de ces discussions. Pour la première fois, il comprit que la société égyptienne en était encore à l’âge de l’ignorance(35) et qu’elle n’était pas une société musulmane parce que son chef faisait obstacle à la loi de Dieu dont les commandements étaient violés au grand jour, que la loi de l’État autorisait l’alcool, la fornication, le prêt à intérêt. Il apprit également la signification du communisme qui était contre la religion et les crimes d’Abdel Nasser contre les frères musulmans. Il lut avec eux les écrits d’Abu el-Ala el-Mawdudi, de Sayyed Qotb, de Youssef el-Karadaoui et de Abû Hâmid al-Ghazâlî(36).
Quelques semaines plus tard, le jour fatidique arriva. Après une agréable soirée avec les amis de la cité universitaire, ceux-ci lui firent leurs adieux comme d’habitude mais soudain, à la porte, Khaled Abderrahim lui demanda :
— Taha, où pries-tu le vendredi ?
— Dans une petite mosquée, près de la maison.
Khaled échangea un regard avec ses amis puis lui dit d’un ton enjoué :
— Écoute, Taha, j’ai décidé de mériter, grâce à toi, une récompense du Tout-Puissant. Attends-moi demain à dix heures place Tahrir devant le café Ali Baba. Nous irons prier ensemble à la mosquée Anas ibn Malik et je te ferai connaître Son Excellence le cheikh Chaker, avec la permission de Dieu.
*
Deux grandes heures avant l’appel à la prière du vendredi, la mosquée était bondée de fidèles venus accomplir leurs dévotions. C’étaient tous des étudiants islamistes, quelques-uns vêtus à l’occidentale mais la plupart à la mode pakistanaise : une galabieh blanche ou bleue qui descendait au-dessous des genoux, avec un pantalon de la même couleur et, sur la tête, un turban blanc dont une extrémité tombait sur la nuque. Tous étaient des admirateurs et des disciples du cheikh Mohammed Chaker. Ils venaient tôt pour réserver leurs places avant l’arrivée de la foule. Ils occupaient leur temps à faire connaissance les uns des autres, à lire le Coran et à discuter de religion. Leur nombre augmentait tellement que l’espace vint à manquer. Les responsables sortirent alors de la mosquée des dizaines de tapis qu’ils étendirent sur la place en face qui s’emplit complètement de fidèles au point d’interrompre toute circulation. Il parvenait un tel vacarme de la galerie surélevée réservée aux étudiantes que, bien qu’elle soit dérobée aux regards, on devinait qu’elle aussi était pleine à craquer. On alluma le micro qui fit entendre un bruit strident, puis le son devint plus clair et l’un des étudiants commença à psalmodier le Coran d’une voix mélodieuse et déférente. Les étudiants l’écoutaient de tous leurs sens. Il régnait une atmosphère de légende, de sincérité, de pureté et le spectacle primitif, fruste et austère ramenait la pensée aux premiers temps de l’islam. Soudain s’éleva une clameur : “Allah, Allah, Allah akbar(37).” Les étudiants se levèrent et se bousculèrent pour serrer la main du cheikh qui venait enfin d’arriver. Âgé d’une quarantaine d’années, de taille moyenne, il avait une barbe légère, teinte au henné, un visage non dépourvu de beauté et deux grands yeux pénétrants couleur de miel. Il était vêtu à la mode islamique comme les étudiants, avec un gilet noir. Il connaissait la plupart de ceux qui se pressaient autour de lui et il se mit à leur serrer la main, à les serrer dans ses bras et à demander de leurs nouvelles. Cela prit beaucoup de temps avant qu’il ne monte en chaire.
Il sortit de sa poche un bâtonnet de saouak(38), s’en frotta les dents puis il invoqua Dieu(39) et les cris de Allah akbar s’élevèrent à nouveau très haut, faisant vibrer la mosquée de part en part. Le cheikh fit un signe de la main et un silence total s’établit. Il commença alors son prêche en rendant grâce à Dieu et en l’exaltant, puis il dit :
— Mes chers fils et mes chères filles, je souhaite que chacun d’entre vous se pose cette question : combien d’années l’homme vit-il sur cette terre ? La réponse est que la durée moyenne de la vie de l’homme, dans la meilleure des hypothèses, ne dépasse pas soixante-dix ans. Cet intervalle, quand on y pense, est extrêmement bref. De plus, l’homme peut à n’importe quel instant être atteint par la maladie ou être victime d’un accident et mourir. Si vous regardez parmi vos connaissances et vos amis, vous trouverez plus d’une personne qui est morte soudainement dans sa jeunesse et aucun de ceux à qui cela est arrivé n’avait à l’esprit qu’il allait mourir. Si nous poursuivons ce raisonnement, nous voyons que sur cette terre l’homme a deux choix possibles, pas trois : ou bien il concentre tous ses efforts sur sa courte et éphémère existence terrestre qui peut s’interrompre au moment où on s’y attend le moins et il en sera de lui comme de celui qui voudrait bâtir une maison élégante et luxueuse et qui la bâtirait en sable sur la plage : elle serait en permanence exposée à l’arrivée d’une forte vague qui la détruirait facilement. C’est là le mauvais choix.
Quant au second choix, celui auquel appelle Notre-Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté, il implique que le musulman vive cette existence terrestre comme une étape qui mène à la vie éternelle de l’âme. Celui qui vit sa vie avec ce sens-là gagne à la fois sa vie terrestre et sa vie éternelle. Il est toujours heureux, l’esprit et la conscience en repos. Le véritable croyant n’est pas effrayé par la mort car il ne considère pas que c’est la fin de l’existence comme le croient les matérialistes. Au contraire, pour le croyant, la mort est un simple passage du corps terrestre à la vie éternelle. Cette foi sincère est celle qui a permis aux quelques centaines de premiers musulmans de vaincre les armées des grands empires de l’époque comme ceux des Perses et des Romains. Ces simples musulmans ont réussi à hisser le drapeau de l’islam dans tous les coins du monde grâce à la force de leur foi, à leur amour sincère de la mort pour la cause de Dieu et à leur profond mépris des pérennes jouissances terrestres. Dieu nous a prescrit le djihad(40) dans le but d’exalter sa parole. Le djihad est non seulement l’une des obligations islamiques, comme la prière et le jeûne, c’est aussi la plus importante de toutes. Mais les dirigeants corrompus, courant après l’argent et les plaisirs, qui ont gouverné le monde musulman dans les temps de décadence, ont délibérément décidé, avec l’aide de leurs théologiens hypocrites, d’écarter le djihad des obligations de l’islam car ils ont compris que l’attachement des gens au djihad allait se retourner contre eux à la fin et leur faire perdre leurs trônes. En en retranchant le djihad, l’islam a été vidé de sa véritable signification et notre sublime religion s’est transformée en un ensemble de rites vides de sens que le musulman accomplit comme des exercices physiques, de simples mouvements corporels, sans âme.
Quand les musulmans ont abandonné le djihad, ils sont devenus des esclaves de l’existence terrestre, attachés à elle, redoutant la mort, lâches. Leurs ennemis les ont vaincus et humiliés et Dieu leur a envoyé la défaite, le sous-développement, la pauvreté car ils avaient rompu leurs engagements à son égard – qu’il soit glorifié et exalté.
Mes chers fils et mes chères filles, ceux qui nous gouvernent prétendent appliquer la loi de l’islam et ils assurent en même temps qu’ils gouvernent démocratiquement. Dieu sait qu’ils mentent doublement. La loi de l’islam est contrecarrée dans notre infortuné pays. Nous sommes gouvernés par la loi française laïque qui autorise l’alcoolisme, la fornication, l’homosexualité tant que cela a lieu avec le consentement des deux parties. Qui plus est, le gouvernement lui-même tire profit du jeu et de la vente d’alcool puis il injecte l’argent du péché aux paieries qui versent les salaires des musulmans, ainsi frappés par la malédiction divine et à qui Dieu retire sa bénédiction. Quant au prétendu État démocratique, il organise la fraude des élections, emprisonne des musulmans et les soumet à la torture pour que la clique au pouvoir puisse se maintenir sur le trône pour l’éternité. Ils mentent, ils mentent, ils mentent et ils voudraient que nous croyions en leurs mensonges !
Eh bien, nous leur disons tout haut : nous ne voulons pas que notre nation soit socialiste ni démocratique. Nous la voulons islamique, islamique, islamique. Nous mènerons le djihad, nous nous prodiguerons nous-mêmes et tout ce qui nous est cher jusqu’à ce que l’Égypte redevienne islamique. L’islam et la démocratie sont deux contraires qui ne se rejoignent jamais. Comment l’eau pourrait-elle se joindre au feu et le feu aux ténèbres ? La démocratie signifie que les gens se gouvernent eux-mêmes et pour eux-mêmes, et l’islam ne reconnaît que le gouvernement de Dieu. Ils veulent soumettre la loi de Dieu à l’Assemblée du peuple pour que messieurs les députés décident si la loi est applicable ou pas. “Quelle énormité que la parole qui sort de leur bouche, eux qui ne disent que mensonges(41).” La charia du Dieu de Vérité, qu’il soit glorifié et exalté, ne se discute pas et ne s’examine pas. On lui obéit et on la met immédiatement en application par la force, “quelque détestation qu’en aient ceux qui détestent”. Allons, faisons tous revenir Dieu dans nos cœurs et, dans cette assemblée bénie que voici, faisons-lui le vœu, qu’il soit glorifié et exalté, de délivrer pour lui la religion, de mener pour lui le djihad avec chaque atome de notre être et de faire bon marché de nos vies pour que la parole de Dieu soit exaltée.
Les acclamations et les cris de Allah akbar s’élevèrent, faisant vibrer l’endroit de part en part. Le cheikh s’arrêta de parler, resta immobile et baissa la tête un instant jusqu’à ce que le silence revienne, puis il dit :
— Mes chers enfants, la mission de la jeunesse islamique aujourd’hui est de retrouver la notion de djihad et de la faire revenir dans l’esprit des musulmans et dans leurs cœurs. C’est précisément ce que craignent l’Amérique et Israël et, avec eux, ces traîtres qui nous gouvernent. Ils tremblent de peur devant le grand réveil de l’islam qui, jour après jour, s’affirme avec plus d’ardeur dans notre pays. Un petit nombre de moudjahidin du Hezbollah ou du Hamas ont été capables de vaincre l’Amérique toute-puissante et l’irrésistible Israël tandis que les énormes armées d’Abdel Nasser se sont effondrées, car elles avaient combattu selon les principes du monde et qu’elles avaient oublié la religion.
L’enthousiasme du cheikh était parvenu à son comble. Il cria :
— Le djihad, le djihad, le djihad ! Ô, petits-fils d’Abû Bakr, d’Omar, de Khaled et de Saad(42), l’espoir de l’islam aujourd’hui est suspendu à vous comme il le fut à vos glorieux ancêtres. Divorcez par trois fois(43) de ce bas monde comme l’a fait Ali ibn Abi Taleb, que Dieu soit satisfait de lui. Dieu vous regarde pour que vous accomplissiez sa promesse. Soyez fermes, ne flanchez pas, sinon c’est vous qui serez perdants. Des millions de musulmans humiliés par le sionisme, à qui le sionisme a confisqué leur honneur vous exhortent de leur rendre leur dignité bafouée. Ô jeunesse de l’islam, les sionistes s’enivrent et forniquent avec des prostituées dans l’enceinte de la mosquée d’Al-Aqsa… et vous, que faites-vous ?
L’émotion des étudiants redoublait. L’un d’eux, dans la première rangée, se leva, se tourna en direction de l’assistance et cria d’une voix entrecoupée par l’enthousiasme : “Islamique, islamique, ni occidentale, ni orientale.” Des centaines de gorges derrière lui reprirent son slogan, puis l’ensemble des étudiants se mit à entonner d’une seule voix, puissante et rugissante comme le tonnerre, l’hymne du djihad. Des dizaines de youyous s’élevèrent de la galerie des femmes. Le cheikh Chaker, dont l’enthousiasme était à son comble, éleva la voix et dit :
— Par Dieu, je vois que cet endroit est pur et béni et que s’y empressent les anges. Par Dieu, je vois avec vous ressusciter l’État islamique fort et fier et je vois les légions des ennemis de la nation trembler devant la force de notre foi. Par vos mains propres et pures, nos dirigeants traîtres et esclaves, serviteurs de l’Occident croisé vont trouver leur juste fin, avec la permission de Dieu.
Ensuite, il dirigea la prière et des centaines d’étudiants se regroupèrent derrière lui. Il leur lut d’une voix douce et séductrice des versets de la sourate d’al-Imran :
— “Au nom de Dieu, celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux…
Tranquillement assis, ils disaient à leurs frères : Ils n’auraient pas été tués s’ils nous avaient obéi. Dis : Écartez donc de vous la mort, si vous êtes véridiques.
Ne crois pas que ceux qui sont tués sur le chemin de Dieu sont morts. Ils sont vivants, comblés de bienfaits auprès de leur seigneur,
Se réjouissant de ce que Dieu, par sa grâce, leur a donné. Et ils annoncent à ceux derrière eux qui ne les ont pas rejoints cette bonne nouvelle : qu’ils ne craignent rien car ils ne seront pas affligés.
Ils annoncent la bonne nouvelle d’un bienfait de Dieu, et d’une grâce, et que Dieu en vérité ne laisse pas perdre le salaire des croyants.
Ceux qui, atteints d’une blessure, répondirent à l’appel de Dieu et de son Prophète, ceux d’entre eux qui ont fait le bien et ont cru auront une splendide récompense.
Ceux à qui l’on disait : Les gens sont rassemblés contre vous, craignez-les, et dont la foi s’est alors accrue et qui ont dit : Dieu nous suffit, il est la meilleure protection,
Ils sont revenus avec un bienfait et une grâce de Dieu, nul mal ne les à touchés. Ils ont recherché à satisfaire Dieu. Dieu est le maître d’une grâce incommensurable.”
En vérité, Parole de Dieu tout-puissant.
*
Après la prière, les étudiants affluèrent pour serrer la main du cheikh, puis allèrent s’asseoir par terre par petits groupes de quatre, dans la cour de la mosquée, pour faire connaissance, pour scander le Coran ou pour l’étudier. Pendant ce temps, le cheikh se glissait par une petite porte derrière la chaire vers son bureau plein à craquer d’étudiants voulant le rencontrer pour des raisons diverses. Ceux qui étaient là se précipitèrent vers lui, certains pour l’étreindre tandis que d’autres s’avancèrent pour lui baiser la main qu’il retira d’une manière résolue. Ensuite il s’assit pour écouter avec attention le problème de chaque étudiant. Ils avaient tous deux une conversation à voix basse, puis l’étudiant s’en allait. À la fin, il ne restait plus dans la pièce que quelques personnes, parmi lesquelles Khaled Abderrahim et Taha Chazli. Ceux-là étaient les plus proches du cheikh qui fit signe à l’un d’eux de se lever pour pousser le verrou de la porte du bureau. C’est un étudiant de forte taille, à la barbe longue qui parla le premier. Il dit au cheikh d’une voix forte et fougueuse :
— Monseigneur, ce n’est pas nous qui avons provoqué la police. Ce sont eux qui nous ont attaqués. Ils ont arrêté nos camarades dans leurs maisons, ils les ont détenus sans qu’ils n’aient rien fait. Tout ce que je demande, c’est une protestation, n’importe laquelle : une occupation, ou une manifestation pour obtenir la libération de nos frères détenus.
Khaled chuchota à Taha en lui montrant l’élève corpulent : “C’est le frère Taher, l’émir de la Jamaa(44) pour l’université du Caire tout entière. Il est en dernière année de médecine.”
Le cheikh écouta le jeune homme avec attention, réfléchit un peu puis lui dit avec calme, sans se départir de son sourire :
— Il n’est pas bon de provoquer la police contre nous en ce moment. Le régime s’est empêtré dans son alliance avec les Américains et les sionistes sous prétexte de la libération du Koweït. Dans quelques jours à peine va commencer la guerre injuste et impie où, sous commandement américain, des musulmans égyptiens vont tuer leurs frères irakiens. En Égypte, les gens vont alors se soulever contre le gouvernement et, avec la permission de Dieu, ils seront guidés par le mouvement islamique. Je pense que maintenant tu as compris, mon fils. La Sécurité d’État nous cherche querelle dans l’espoir de nous faire réagir, ce qui leur donnera un prétexte pour porter un grand coup aux islamistes. N’as-tu pas remarqué que, dans le prêche d’aujourd’hui, je me suis contenté de propos généraux et que je n’ai pas directement mentionné la guerre attendue ? Si j’avais attaqué l’adhésion de l’Égypte à l’Alliance, ils auraient dès demain fermé la mosquée, alors que j’en ai besoin pour rassembler la jeunesse quand la guerre commencera. Non, mon fils, il n’est pas sage de leur donner prise sur nous maintenant. Laisse-les tuer nos frères musulmans en Irak sous le commandement des impies et des sionistes et tu verras toi-même ce que nous ferons alors, avec la permission de Dieu.
— Et qui vous dit qu’ils nous laisseront jusqu’au début de la guerre ? D’où vous vient cette confiance ? Aujourd’hui ils ont arrêté vingt des dirigeants du mouvement islamique et demain ils arrêteront le reste si nous ne leur résistons pas, répondit le jeune homme avec emportement.
Le silence se fit. L’atmosphère était tendue. Le cheikh lança un regard de reproche au jeune homme et lui dit avec le même calme :
— J’invoque Dieu, mon fils, pour que tu te débarrasses un jour de ce caractère emporté. Le croyant fort est celui qui se contrôle lorsqu’il est en colère comme nous l’a appris El-Habib el-Mustapha(45), prière et salut de Dieu sur lui. Je sais que ce sont ton amour pour tes frères et ton zèle pour la foi qui te poussent à cette colère. Je te rassure mon fils, je jure par Dieu tout-puissant que nous allons donner un coup mortel à ce régime impie, mais au moment opportun, avec la volonté de Dieu.
Le cheikh se tut un instant puis regarda longuement le jeune homme et ajouta d’un ton définitif :
— Ceci est mon dernier mot : je ferai mon possible, avec la permission de Dieu, pour libérer les détenus. Grâce à Dieu, nous avons des amis partout. Quant aux occupations et aux manifestations, je ne suis pas d’accord, à ce stade.
Le jeune homme baissa la tête – il se taisait visiblement à contrecœur – puis prit rapidement congé. Il serra la main des personnes présentes et quand il arriva près du cheikh il s’inclina vers lui et lui embrassa deux fois la tête comme s’il voulait effacer les traces de la controverse. Le cheikh lui répondit par un sourire affectueux et lui tapota l’épaule. Puis les jeunes gens partirent les uns après les autres. Il ne resta plus que Taha et Khaled Abderrahim qui s’approcha du cheikh et lui dit :
— Monseigneur, voici le frère Taha Chazli, mon condisciple à la faculté d’économie, dont je vous ai parlé.
Le cheikh s’approcha de Taha pour l’accueillir :
— Sois le bienvenu. Comment vas-tu ? J’ai beaucoup entendu parler de toi par ton ami Khaled.
*
Au poste de police, la bagarre avait atteint son paroxysme. Dans le procès-verbal officiel, Hawas avait accusé Malak Khalo de viol de la propriété de la pièce qu’il occupait et il avait demandé qu’il soit traduit pour cela devant le tribunal. De son côté Malak avait annexé au procès-verbal une copie du contrat de location de la pièce et demandé que soit dressé un autre procès-verbal dans lequel il accusait Hamed Hawas et Ali le chauffeur de l’avoir agressé et de l’avoir frappé. Il avait demandé que ses blessures soient authentifiées. On l’avait envoyé avec un policier à l’hôpital Ahmed-Maher et il en était revenu avec un certificat médical qui fut annexé au procès-verbal. Ali le chauffeur avait complètement nié avoir agressé Malak et l’avait accusé d’avoir simulé ses blessures.
Voilà pour ce qui concernait les démarches judiciaires.
Quant à la guerre psychologique, chacun la livra à sa façon. Hamed Hawas n’arrêta pas un seul instant d’exposer les arguments juridiques sur les servitudes de la copropriété des habitants de la terrasse en s’appuyant sur la jurisprudence. Pendant ce temps s’élevaient les gémissements d’Abas-kharoun qui suppliait l’officier en soulevant sa galabieh pour montrer sa jambe coupée – comme il avait coutume de le faire en cas de nécessité :
— Pitié, monsieur le pacha, pitié, nous voulons juste gagner notre pain et ils nous chassent et nous battent.
Quant à Malak, sa façon d’adjurer la police était unique en son genre. Il savait depuis longtemps que les policiers avaient trois critères d’appréciation : l’apparence, le métier et la façon de parler. C’est en fonction de ces critères que dans les commissariats les citoyens étaient respectés ou bien méprisés et frappés. Comme le costume modeste de Malak ne pouvait guère impressionner les policiers, et que son métier d’artisan chemisier n’était pas non plus susceptible de lui garantir suffisamment de respect, il ne lui restait plus que sa manière de parler. Quelle que soit la raison pour laquelle il entrait dans un commissariat, il avait l’habitude d’adopter immédiatement l’allure d’un homme d’affaires préoccupé par des questions urgentes et graves, extrêmement fâché d’être ainsi retardé. Il parlait aux policiers dans une langue très proche de la langue classique qui les faisait hésiter à le traiter avec mépris. Il tenait des propos quelconques puis renchérissait en apostrophant le policier :
— Vous, monsieur, vous le savez, moi, je le sais, Son Excellence le commissaire le sait et M. le directeur de la Sûreté le sait également.
L’utilisation de la langue classique, ajoutée à la mention du directeur de la Sûreté (comme s’il s’agissait d’une personnalité proche qu’il avait l’intention d’appeler au téléphone), était une méthode efficace qui faisait renoncer à contrecœur les policiers à faire subir de mauvais traitements à Malak.
Les voilà tous, Abaskharoun, Malak, Hamed Hawas debout devant l’officier, hurlant sans arrêt et, derrière eux, Ali, le chauffeur ivrogne, tel un joueur de contrebasse expérimenté, connaissant son rôle dans l’orchestre, répétant sans arrêt la même phrase de sa voix profonde et rauque :
— Monsieur le pacha, sur la terrasse, il y a des femmes et des familles. Nous ne pouvons pas accepter que des ouvriers viennent y porter atteinte à notre pudeur, monsieur le pacha…
Ils étaient tellement parvenus à exaspérer l’officier que, si ce n’était la crainte des conséquences, celui-ci aurait donné aux inspecteurs l’ordre de tous les suspendre à une barre et de les frapper(46). Mais finalement il visa le procès-verbal avec mention de transfert au parquet. Les parties adverses passèrent la nuit au cachot jusqu’au lendemain où le procureur décréta que Malak pouvait prendre possession de la pièce, à charge pour la partie qui estimait avoir subi le préjudice de porter l’affaire en justice.
C’est ainsi que Malak retourna victorieux sur la terrasse. Des personnes respectables firent ensuite une médiation et le réconcilièrent avec ses adversaires, Ali le chauffeur et Hamed Hawas (ce dernier fit semblant d’être réconcilié sans cesser pour autant de déposer des plaintes contre Malak et d’en suivre le cours avec soin). Mais l’arrêt du parquet fut un point de départ pour Malak qui, en une semaine, changea complètement la pièce : il ferma la porte qui donnait sur la terrasse, puis ouvrit une large porte sur le palier où il suspendit une grande enseigne en plastique sur laquelle était écrit en lettres arabes et latines : “Chemises Malak.” À l’intérieur, il y avait une grande table de couture et quelques sièges d’attente pour les clients. Une image de la Vierge Marie était accrochée au mur ainsi que la photocopie d’un article en anglais du journal américain The New York Times, dont le titre était “Malak Khalo, grand couturier égyptien” et dans lequel le journaliste américain parlait pendant toute une page du talent de “maître” Malak en matière de découpe de chemises. Au milieu de la page, il y avait une grande photographie de Malak, son mètre ruban autour du cou, complètement absorbé dans la coupe d’un morceau de tissu, comme s’il ne se rendait pas compte qu’on le photographiait. À ceux qui l’interrogeaient sur cet article, Malak racontait qu’un étranger (qui s’était avéré par la suite être le correspondant du New York Times au Caire) était un jour venu se faire confectionner quelques chemises. Malak avait eu la surprise, le lendemain, de le voir revenir avec des photographes étrangers. Ensuite, ils avaient tellement admiré son adresse qu’ils avaient fait cet article à son sujet. Malak racontait cette aventure d’une manière naturelle, puis il jetait un coup d’œil à ses auditeurs et, s’il les voyait donner des signes d’agacement ou d’incrédulité, il changeait immédiatement de sujet comme si de rien n’était. Si, au contraire, ils avaient l’air de le croire, alors Malak poursuivait en assurant que le khawaga(47) avait beaucoup insisté pour qu’il parte avec lui en Amérique y travailler comme artisan chemisier, pour le salaire qu’il voudrait bien fixer. Bien sûr, il avait repoussé la proposition car il détestait l’idée de l’exil. Ensuite, il terminait son numéro en disant avec fierté et assurance :
— C’est connu que tous ces pays étrangers voudraient bien trouver des chemisiers de talent.
La vérité dans cette affaire, c’est que Bassiouni, le photographe de la place Ataba, est capable de contrefaire un article parlant des talents professionnels de n’importe qui, dans n’importe quel journal selon la demande : dix livres pour un journal arabe et vingt livres pour un journal étranger. Pour ce faire, Bassiouni a seulement besoin du titre du journal et d’une photographie du client. Il a chez lui des articles tout prêts où le rédacteur parle de la grande surprise qu’il a eue à découvrir dans les rues du Caire l’atelier du génial chemisier un tel ou bien l’établissement du grand marchand de brochettes un tel. Bassiouni dispose tout cela dans une photocopieuse et on dirait que la reproduction qui en sort a réellement été tirée d’un journal.
Mais que fait Malak dans son nouveau local ? Bien sûr, il y coupe des chemises, mais cela n’épuise qu’une petite partie de son activité quotidienne. En bref, il agit dans tout ce qui rapporte de l’argent, à commencer par le commerce des devises et des alcools de contrebande, le courtage des biens immobiliers, des terres, des appartements meublés, jusqu’au mariage des cheikhs du Golfe avec de petites paysannes qu’il attire grâce à des intermédiaires depuis certains villages de la province de Gizeh et du Fayoum, jusqu’à l’émigration des travailleurs dans le Golfe, moyennant deux mois de salaire.
Du fait de ce large champ d’activité, il est avide de recueillir le plus d’informations possible sur les gens et de connaître leurs secrets les plus intimes. Toute personne est, à n’importe quel moment, susceptible d’être en affaires avec lui : de petites informations peuvent l’aider à un moment donné à avoir une influence déterminante sur son partenaire et l’amener à signer un accord comme il le veut. Chaque jour, depuis le matin jusqu’à dix heures du soir, toutes sortes de gens se succèdent dans la boutique de Malak : des clients riches ou pauvres, des cheikhs du Golfe, des intermédiaires, des femmes de ménage, des filles pour les appartements meublés, des petits commerçants et des commissionnaires. Au milieu de tout ce monde, Malak va, vient, parle, crie, flatte, se met en colère, se dispute, jure cent fois mensongèrement et conclut des transactions. On dirait un splendide acteur, très professionnel, jouant en y prenant du plaisir une pièce qu’il a longuement répétée.
*
Malak voyait deux fois par jour Boussaïna Sayed, une fois lorsqu’elle allait au travail et une fois à son retour. Elle avait tout de suite attiré son attention par sa beauté et l’attrait de son corps mais une autre sensation, difficile à décrire avec exactitude, le persuadait que l’expression sérieuse de son visage était superficielle et mensongère et qu’elle n’était pas aussi honnête qu’elle essayait de le laisser paraître. Il recueillit des renseignements sur elle et apprit tout. Il se mit à la saluer, à lui demander des nouvelles de madame sa mère. Il lui demanda si le magasin de Chanane où elle travaillait n’avait pas besoin de chemises à un excellent prix (bien sûr, elle aurait sa commission). Peu à peu, il se mit à parler avec elle des sujets les plus variés : le temps, les voisins, le mariage. À vrai dire, Boussaïna ne s’est jamais sentie à l’aise avec Malak. Elle ne pouvait pas non plus le repousser parce qu’elle passait devant lui chaque jour, qu’il était leur voisin et qu’il lui parlait avec politesse, ce qui lui enlevait toute occasion de s’affronter à lui. En même temps, si elle s’était résignée à lui parler, c’était surtout parce que quelque chose qui transperçait de sa conduite l’amenait à obtempérer. Quel que soit le sujet dont il lui parlait, le ton de sa voix, ses regards semblaient dire : “Ne joue pas à la femme honnête, je suis au courant de tout.”
Ce message tacite devint de plus en plus clair et de plus en plus fort au point qu’elle se demanda si Talal avait divulgué le secret de leurs relations. Malak se rapprocha progressivement d’elle jusqu’à ce qu’arrive le jour où, tout à coup, en jetant un regard appuyé sur sa poitrine charnue et son corps au teint frais, il lui demande grossièrement :
— Combien te paie Talal Chanane par mois ?
Elle se sentit pleine de rage et voulut, cette fois-ci, lui tenir tête avec la plus extrême violence, mais, à la fin, elle lui répondit en évitant son regard :
— Deux cent cinquante livres.
Sa voix était étrange, une sorte de râle, comme si c’était une autre qui parlait. Malak éclata de rire. Il se rapprocha d’elle, déployant son attaque :
— Tu es idiote, ma fille. Ce sont des miettes. Écoute-moi : moi, je vais te procurer un travail à six cents livres par mois. Ne me réponds pas maintenant. Réfléchis tranquillement un jour ou deux et puis viens me voir.
*
Zaki Dessouki se sent détendu au restaurant Maxim. Dès qu’il traverse la place Soliman-Pacha en direction du petit passage qui fait face à l’Automobile Club, dès qu’il pousse la petite porte de bois aux deux ouvertures vitrées, dès qu’il franchit le seuil, il a l’impression qu’une machine magique à remonter le temps l’a transporté à la belle époque des années 1950… Les murs peints d’un blanc éclatant sur lesquels sont accrochées des toiles de maîtres, l’éclairage discret émanant d’élégantes appliques murales, les tables couvertes de nappes d’un blanc éclatant sur lesquelles sont dressés les assiettes, les serviettes pliées, les couverts et les verres de toutes dimensions, à la française, l’entrée des toilettes cachée aux regards par un grand paravent bleu et, tout au fond, un petit bar élégant avec un vieux piano à sa gauche, sur lequel Christine, la propriétaire du restaurant, joue pour ses amis. Au Maxim, tout porte l’empreinte d’un passé élégant, à l’image des Rolls-Royce, des longs gants blancs des femmes, et de leurs chapeaux ornés de plumes, des gramophones à l’aiguille d’or munis de pavillons, des vieilles photographies en noir et blanc avec des cadres sombres que l’on accroche au salon, que l’on oublie et que l’on contemple de temps en temps avec nostalgie et tristesse.
La propriétaire du restaurant Maxim, Mme Christine Nicolas, est une Grecque qui a dépassé de quelques années la soixantaine. Elle est née et a vécu en Égypte. Douée pour la peinture, pour le piano et le violon, elle chante avec talent. Plusieurs fois mariée, elle a eu une existence tumultueuse et gaie. Ses relations avec Zaki bey ont commencé dans les années 1950 par une passion ardente qui s’est éteinte par la suite pour laisser place à une amitié profonde et solide. Zaki bey se détourne d’elle pendant de longs mois puis, dès qu’il se sent déprimé ou qu’il a des problèmes, il va la voir et la trouve toujours disponible, lui prêtant une oreille attentive, le conseillant avec sincérité et le couvrant de tendresse comme une mère.
Aujourd’hui, lorsqu’elle le vit pousser la porte du bar, elle eut un air épanoui, elle le serra dans ses bras, l’embrassa sur les deux joues puis le prit par les épaules, en penchant la tête en arrière et l’observa de ses yeux bleus :
— Tu as l’air préoccupé, mon ami ?
Zaki sourit tristement. Il était sur le point de dire quelque chose mais resta silencieux. Christine secoua la tête comme si elle comprenait, puis elle l’invita à s’asseoir à sa table préférée près du piano. Elle commanda une bouteille de vin rosé et des mezzés froids.
De même qu’une fleur séchée conserve un peu de son ancien parfum, de la même façon, Christine portait la trace de sa beauté révolue. Son corps ferme et mince, ses cheveux teints peignés en arrière, son maquillage discret conféraient à son visage ridé une allure élégante et digne. Quand elle riait, son visage oscillait entre la tendresse et l’indulgence d’une gentille grand-mère et cette ancienne séduction qui revenait et brillait parfois un instant avant de s’estomper. Christine goûta le vin puis elle fit signe au vieux serveur nubien qui en remplit deux grands verres.
Après quelques gorgées, Zaki lui raconta ce qui était arrivé. Elle l’écouta attentivement puis lui dit :
— Zaki, tu exagères, c’est une simple dispute.
— Daoulet m’a mis à la porte.
— C’est un comportement stupide dû à la colère. Dans un jour ou deux, elle s’excusera. Daoulet est nerveuse, mais elle a bon cœur. N’oublie pas que tu lui as perdu une bague de prix. N’importe quelle femme au monde à qui tu aurais fait perdre un de ses bijoux t’aurait mis à la porte.
Christine avait dit cela d’un ton jovial, mais Zaki paraissait toujours accablé. Il lui dit d’un ton affligé :
— Daoulet a tout planifié depuis longtemps pour me chasser de l’appartement. Elle a trouvé un prétexte dans la perte de la bague. Je lui ai proposé de lui en acheter une nouvelle mais elle a refusé.
— Je ne comprends pas.
— Daoulet veut s’emparer de l’appartement pour elle toute seule.
— Pourquoi ?
— Ma chère amie, je ne suis pas croyant, comme tu le sais, et il y a des choses auxquelles je ne pense jamais comme l’héritage, le partage des successions.
Christine le regarda d’un air interrogateur et il continua à lui expliquer tout en se servant un nouveau verre de vin.
— Je ne me suis pas marié et je n’ai pas eu d’enfant et, quand je mourrai, mes biens iront à Daoulet et à ses enfants. Elle veut tout garantir pour ses enfants dès maintenant. Hier, pendant la dispute, elle m’a dit : “Je ne te permettrai pas de dilapider nos droits.” Tu imagines… elle m’a dit ça comme ça, clairement. Elle considère que tout ce que je possède revient de droit à ses enfants et que je ne suis que le simple gardien de ma fortune. Elle veut hériter de moi avant ma mort. Tu as compris maintenant ?
— Non, Zaki ! s’exclama Christine, légèrement ivre.
Zaki essaya de parler et elle l’interrompit avec véhémence :
— Ce n’est pas possible que Daoulet pense de cette façon.
— À ton âge, tu es encore naïve. Pourquoi t’étonnes-tu que le mal existe ? Tu penses comme les enfants. Tu imagines que ceux qui sont bons sont souriants et affables et que les visages des méchants sont laids, leurs sourcils épais et broussailleux. La vie est beaucoup plus compliquée que cela. Le mal existe chez les meilleures personnes et chez les plus proches de nous.
— Mon cher philosophe, tu exagères. Écoute, parions une grande bouteille de Black Label. Je vais appeler Daoulet ce soir et vous réconcilier et alors je t’obligerai à acheter la bouteille. Attention à ne pas revenir sur ta parole !
Zaki quitta le restaurant Maxim et se mit à marcher sans but dans le centre-ville, puis revint au bureau. Abaskharoun, qui était au courant de ce qui était arrivé, l’accueillit avec un air triste de circonstance. Il lui servit un verre ainsi que des mezzés avec un empressement chaleureux, comme s’il lui présentait ses condoléances. Zaki se remit à boire sur le balcon. Jusqu’à cet instant il avait encore l’espoir de se réconcilier avec Daoulet. Il se disait qu’après tout c’était sa sœur et qu’elle ne pouvait pas lui faire de mal. Une demi-heure s’écoula, puis le téléphone sonna. Il entendit la voix embarrassée de Christine :
— Zaki, j’ai appelé Daoulet. Je suis désolée. On dirait vraiment qu’elle est devenue folle. Elle est décidée à te chasser de l’appartement. Elle a dit qu’elle avait changé la clef et qu’elle allait t’envoyer tes vêtements demain. Je n’arrive pas à croire ce qui arrive. Imagine-toi qu’elle a parlé de démarches judiciaires qu’elle allait entamer contre toi.
— Quelles démarches judiciaires ? demanda Zaki, la gorge nouée.
— Elle ne m’a pas expliqué. Mais fais attention, Zaki, attends-toi à n’importe quoi de sa part.
*
Le jour suivant Abaskharoun se présenta accompagné d’un garçon de la rue portant une grande valise dans laquelle Daoulet avait mis tous les vêtements de Zaki. Vinrent ensuite les convocations au commissariat de police où Daoulet avait déposé plusieurs procès-verbaux pour établir ses droits sur l’appartement et pour mettre en garde Zaki contre toute tentative de voie de fait. Plusieurs amis essayèrent de s’entremettre entre le frère et la sœur mais Daoulet ne voulut rien entendre. Zaki lui téléphona à plusieurs reprises et elle lui raccrocha au nez. Finalement, il consulta un avocat qui lui dit que sa position n’était ni bonne ni mauvaise, car l’appartement était loué au nom de son père et Daoulet avait le droit d’y habiter. Il lui rappela que les procédures judiciaires étaient longues et que la bonne façon de procéder, face à une telle situation, était d’employer la force. Il lui fallait (même si c’était regrettable) louer les services de plusieurs hommes de main, chasser Daoulet de l’appartement et l’empêcher d’y rentrer. Que ce soit à elle d’avoir recours aux tribunaux ! C’était la seule façon de régler ce genre de litiges. Zaki donna son accord à l’idée de l’avocat et proposa que la porte soit fracturée et la serrure changée un dimanche matin quand Daoulet, selon son habitude, allait à la banque. Il assura l’avocat que ni le portier ni aucun des voisins ne l’empêcheraient de réaliser son plan. Il parlait avec fougue et sérieux mais, au fond de lui-même, il savait bien qu’il ne ferait rien de la sorte. Il ne louerait pas les services d’hommes de main, il ne chasserait pas Daoulet et il ne la traduirait pas en justice. Il ne pouvait pas le faire. Avait-il peur d’elle ? Peut-être. Jamais il ne lui tenait tête. Il battait toujours en retraite devant elle. Lui n’avait pas un caractère combatif. Depuis son enfance, il n’aimait pas les conflits et les problèmes et les évitait à n’importe quel prix. Mais également il ne la chasserait pas parce que c’était sa sœur. Même s’il récupérait son appartement et la mettait à la rue, il ne serait pas heureux. Se battre contre elle l’attristait, car il ne parvenait pas à penser à elle comme à une personne dure et méchante. Quoi qu’elle ait fait, il ne parvenait pas à oublier l’ancienne image d’elle qu’il aimait. Comme elle était douce et pleine de retenue et comme elle avait changé ! Il était triste que sa relation avec sa sœur unique se soit dégradée à ce point. Il considérait ce qu’elle lui avait fait et se demandait d’où lui était venue cette cruauté. Comment avait-elle pu le mettre à la porte devant les voisins et comment avait-elle pu s’asseoir devant l’officier de police, au commissariat, pour rédiger un procès-verbal contre son frère ? N’avait-elle pas pensé un seul instant qu’il était son frère et qu’il ne lui avait jamais fait aucun mal pour être récompensé de cette façon ? Et puis, est-ce que quelques biens méritent que l’on perde sa famille ? Bien sûr, les terres qu’il avait récupérées de la réforme agraire avaient vu leur valeur plusieurs fois multipliée, mais elles reviendraient de toute façon à Daoulet et à ses enfants après sa mort. Pourquoi ces problèmes et cette absence de principes ?
Zaki ressentit peu à peu la tristesse le recouvrir et étendre son ombre noire sur sa vie. Il passa des nuits entières sans pouvoir dormir, veillant jusqu’à l’aube sur le balcon, buvant, fumant et considérant des événements du passé. Il pensait parfois que, depuis sa venue au monde, il n’avait pas eu de chance. À commencer par la date de sa naissance qui n’était pas favorable. S’il était né cinquante ans plus tôt, sa vie aurait été complètement différente. Si la révolution avait échoué, si le roi Farouk avait arrêté à temps les officiers libres qu’il connaissait tous un par un, la révolution n’aurait pas éclaté et Zaki bey aurait vécu sa véritable vie, celle qui était digne de lui, Zaki bey fils du pacha Abd el-Aal Dessouki. Il serait fatalement devenu ministre, voire président du conseil. Une vie magnifique qui lui correspondait vraiment, à la place de cet engluement, de cette humiliation : une prostituée qui le drogue et le vole puis sa sœur qui le met à la porte et lui fait un scandale devant les voisins et finalement le voilà qui dort au bureau avec Abaskharoun. Était-ce de la malchance ou un défaut de sa personnalité qui le poussait toujours à prendre la mauvaise décision ? Pourquoi était-il resté en Égypte après la révolution ? Il avait la possibilité d’aller en France commencer une vie nouvelle comme avaient fait de nombreux fils des grandes familles. Il serait fatalement parvenu là-bas à une situation considérable comme certains de ses amis qui lui étaient inférieurs sur tous les plans. Au lieu de cela, il était resté en Égypte et s’était habitué peu à peu à sa déchéance jusqu’à tomber tout au fond. Et puis, pourquoi ne s’était-il pas marié ? Quand il était jeune, de nombreuses femmes belles et riches l’avaient désiré mais il avait toujours repoussé le mariage jusqu’à ce que l’occasion soit passée. S’il s’était marié, il aurait maintenant de grands enfants qui s’occuperaient de lui ou des petits-enfants à gâter et à aimer. Même s’il avait eu un seul fils, Daoulet ne lui aurait pas fait tout cela. S’il s’était marié, il n’aurait jamais éprouvé ce sentiment de solitude douloureux et mortifère, ce sentiment noir et lancinant de l’approche de la mort qui le submergeait toutes les fois qu’il apprenait le décès d’un de ses amis, cette sombre interrogation qui le poursuivait chaque nuit lorsqu’il se réfugiait dans son lit : quand viendrait son tour à lui, et de quelle façon ? Il se souvenait maintenant d’un ami qui avait prédit sa propre mort. Il était assis avec lui au balcon du bureau, puis, tout à coup, il lui avait lancé un regard sombre, comme s’il distinguait quelque chose à l’horizon et lui avait dit avec calme :
— Ma mort est proche, Zaki. Je sens son odeur.
Ce qui est étrange, c’est que son ami mourut véritablement quelques jours plus tard, alors qu’il n’était pas malade. Cette aventure l’avait amené à se demander (quand il était déprimé et d’humeur lugubre) si la mort avait une odeur particulière qui s’exhalait de la personne, à la fin de sa vie, et lui faisait sentir l’imminence de son terme. Comment serait la fin ? Serait-ce un long sommeil dont on ne se réveille jamais ? Ou bien y aurait-il résurrection, récompense et châtiment comme le pensent les croyants ? Dieu le torturerait-il après sa mort ? Il n’était pas croyant, il ne priait pas et ne jeûnait pas, mais tout au long de sa vie il n’avait fait de mal à personne. Il n’avait ni fraudé ni volé ni usurpé les droits du prochain. Il avait toujours été parmi les premiers à aider les pauvres et, en dehors de l’alcool et des femmes, il ne croyait pas avoir commis de péchés à proprement parler.
Ces pensées oppressantes obsédèrent Zaki durant de longues journées. Pendant près de trois semaines il ne quitta pas le bureau, trois semaines d’anxiété et d’affliction qui se terminèrent, un beau matin, par une agréable surprise qui dissipa la tristesse comme une longue nuit est balayée en un instant magique. Zaki se souviendrait longtemps du spectacle heureux. Il le rappellerait cent fois à sa mémoire, accompagné de musiques enjouées : il était assis au balcon, sirotant son café du matin en fumant et en regardant le spectacle animé de la rue lorsque Abaskharoun était apparu, se balançant sur ses béquilles, avec sur le visage, en contradiction avec son caractère implorant, un sourire indéchiffrable et malin.
— Que veux-tu ?
Zaki bey l’avait accueilli d’un ton réprobateur et d’une voix revêche et menaçante, mais quelque chose d’exceptionnel donnait à Abaskharoun une confiance inhabituelle. Il s’approcha de son maître, se pencha vers lui et lui murmura :
— Excellence, mon frère Malak et moi, il y a une question…
— Quelle question ?
— Une question… euh… Excellence, c’est-à-dire…
— Parle, espèce d’âne, il ne me manquait plus que toi ! Quelle question ?
Alors, Abaskharoun se pencha vers lui et chuchota :
— Nous avons une “soucritaire” pour Votre Excellence, une jeune fille sérieuse… excusez-moi, mais… Votre Excellence, dans ces pénibles circonstances, a besoin d’une soucritaire qui s’occupe de Votre Excellence.
Zaki bey devint attentif. Il plongea un regard interrogatif dans celui d’Abaskharoun, comme s’il venait de recevoir un message chiffré ou d’entendre une phrase dans un langage secret qu’il comprenait, puis il répondit rapidement :
— Bon, eh bien je la verrai.
Abaskharoun resta silencieux. Il ne résistait pas à la tentation de titiller un peu son maître. Puis il lui dit lentement :
— Alors, Votre Excellence veut la voir ?
Le bey hocha rapidement la tête, puis fit semblant de regarder la rue pour cacher son trouble. Comme un magicien qui fait apparaître une surprise à la fin de son tour, Abaskharoun tourna le dos et s’éloigna en frappant le sol de ses béquilles. Il disparut et, au bout d’une dizaine de minutes, revint avec elle.
Jamais il n’oublierait ce moment où il la vit pour la première fois. Elle portait une robe blanche recouverte de grandes feuilles vertes qui moulait son corps et en faisait apparaître tous les détails. Ses manches courtes laissaient voir des bras nus, frais et dodus. Abaskharoun la tirait par la main. Il dit :
— Mlle Boussaïna Sayyed. Son défunt père était un homme bien qui habitait avec nous, ici, sur la terrasse. Que Dieu lui fasse miséricorde(48), c’était plus qu’un frère pour moi et pour Malak.
Boussaïna s’avança d’un pas menu et chaloupé, puis sourit et son visage s’illumina d’une façon qui subjugua le cœur de Zaki. Elle lui dit :
— Bonjour, monsieur le bey.
*
Ceux qui avaient connu Taha Chazli autrefois auraient eu du mal à le reconnaître maintenant. Il avait complètement changé, comme s’il avait troqué sa personnalité ancienne pour une nouvelle. Cela ne se limitait pas à la tenue islamique par laquelle il avait remplacé ses vêtements occidentaux, ni à la barbe qu’il avait laissée pousser et qui lui donnait un aspect imposant et grave le faisant paraître plus vieux que son âge, ni au petit local à prière qu’il avait aménagé à côté de l’ascenseur, près de l’entrée, où il se relayait pour l’appel à la prière avec un frère barbu, étudiant en Polytechnique qui habitait au cinquième étage. Tous ces changements n’affectaient que son apparence, mais, à l’intérieur, c’était une âme nouvelle, forte et fougueuse qui avait pris possession de lui. Il marchait, s’asseyait, parlait avec les gens d’une manière nouvelle. Avaient disparu à jamais ces manifestations d’humilité, ce respect plein de timidité, ce dos courbé devant les habitants de la maison. Maintenant il les affrontait, plein de confiance en lui.
Il n’en faisait aucun cas. Il ne pouvait plus supporter la moindre remontrance de leur part, ni le moindre signe de mépris. Les petits billets de banque dont ils le gratifiaient et qu’il économisait pour subvenir à ses nouveaux besoins n’avaient plus d’importance pour lui, tout d’abord parce qu’il croyait fermement que Dieu y pourvoirait, ensuite parce que le cheikh Chaker l’avait associé à son commerce de livres religieux – de simples courses qu’il faisait à ses moments perdus et qui lui rapportaient une somme convenable. Il s’entraînait maintenant à aimer les gens ou à les détester par rapport à Dieu. Il avait appris du cheikh Chaker que le genre humain était trop méprisable pour qu’on l’aime ou qu’on le déteste en fonction de ses qualités séculières, mais que nous devons fixer nos sentiments à son égard en fonction de son observance de la loi divine. C’est ainsi que son point de vue changea sur de nombreux points : autrefois, il aimait certains habitants de l’immeuble parce qu’ils étaient bons envers lui et généreux. Il se mit à les détester parce qu’ils ne faisaient pas la prière et que certains buvaient de l’alcool. Il se mit à aimer ses frères de la Jamaa au point d’être prêt à donner sa vie pour eux. Tous ses anciens critères séculiers s’écroulèrent comme s’effondre un bâtiment ancien lézardé et furent remplacés par une juste appréciation islamique des êtres et des choses. La force de la foi avait jailli dans son cœur et avait fait de lui un être nouveau, libéré de la peur et du mal, qui ne craignait plus la mort et ne redoutait plus aucune créature, quels que soient son pouvoir et son autorité. Il ne craignait plus, dans sa vie tout entière, que de désobéir à Dieu et de susciter sa colère. De cela, le mérite revenait d’abord à Dieu, qu’il soit vénéré et exalté, ensuite au cheikh Chaker qui, à chacune de leurs rencontres, augmentait sa foi en Dieu et sa connaissance de l’islam. Taha l’aimait. Il s’attacha à lui et devint un de ses proches au point que le cheikh l’autorisa à lui rendre visite à tout moment, à son domicile, ce qui lui conférait une position exceptionnelle que le cheikh n’accordait qu’aux meilleurs de ses fidèles.
De l’ère ancienne, Taha n’avait gardé à l’esprit que son amour pour Boussaïna. Il déploya tous ses efforts pour soumettre ses sentiments envers elle à sa pensée nouvelle, mais sans succès. Il s’efforça de la convaincre de devenir pratiquante. Il lui apporta un livre dont le titre était Plutôt le hidjab que la damnation et il insista jusqu’à ce qu’elle l’accompagne à la mosquée Anas ibn Malik. Elle écouta avec lui le cheikh Chaker mais – il en fut stupéfait et attristé – elle ne fut pas impressionnée par le prêche et, au contraire, lui déclara qu’il était ennuyeux, ce qui provoqua une dispute entre eux. Ils se disputaient beaucoup, toutes les fois qu’ils se rencontraient. Elle le provoquait toujours jusqu’à ce qu’ils se disputent. Il se mettait en colère et la quittait en décidant de rompre définitivement avec elle. Il revoyait le sourire serein du cheikh Chaker, chaque fois qu’il lui parlait de Boussaïna :
— Mon fils, ce n’est pas toi qui ramèneras sur le droit chemin ceux que tu aimes. C’est Dieu qui met sur le droit chemin qui il veut.
Les paroles du cheikh résonnaient dans son esprit et il se promettait de ne plus la voir, mais quelques jours plus tard il fléchissait, il se sentait désespéré et brûlait à nouveau de la retrouver. Chaque fois qu’il revenait pour se réconcilier avec elle après une dispute, elle devenait plus dure.
Aujourd’hui, il n’était pas allé à l’université spécialement pour la voir. Il l’attendait à la sortie de l’immeuble et, quand elle était sortie le matin, il l’avait interpellée :
— Bonjour, Boussaïna, je voudrais te dire un mot, s’il te plaît.
— Je suis occupée, avait-elle répondu froidement.
Elle avança de quelques pas en faisant semblant de l’ignorer mais il ne se contrôla plus et la tira par la main. Elle résista un instant, puis obtempéra en lui murmurant, effarouchée :
— Lâche ma main, ne fais pas de scandale.
Ils marchèrent tous les deux en silence, sur leurs gardes, au milieu des passants jusqu’à ce qu’ils arrivent à leur endroit préféré, place Tewfikieh. Dès qu’ils furent assis, elle lui dit avec colère :
— Qu’est-ce que tu attends de moi ? Tous les jours tu crées un problème.
Étrangement, sa colère à lui avait disparu tout à coup, comme si elle n’avait jamais existé. Il attendit un instant, puis il lui dit d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme, comme s’il voulait l’apitoyer :
— Je t’en prie, Boussaïna, ne te mets pas en colère.
— Je te demande ce que tu veux.
— Je veux savoir si ce qu’on dit de toi est vrai.
— Tu peux en être sûr.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que tout ce que tu as entendu est vrai.
Elle le défiait. Elle le poussait à bout.
— Tu as quitté le magasin de Talal ?
— J’ai cessé de travailler chez Talal pour aller travailler chez Zaki Dessouki. C’est un péché ou c’est permis, monsieur le cheikh ?
Il dit d’une voix faible :
— Zaki Dessouki a mauvaise réputation.
— Oui, sa réputation est mauvaise et il court les femmes, mais il me paie six cents livres par mois et, attendu que j’ai la charge d’une famille, attendu que Votre Excellence ne peut pas me payer les frais scolaires, la nourriture et la boisson, eh bien, cela ne regarde pas Votre Excellence.
— Boussaïna, crains Dieu. Tu es un être bon. Garde-toi d’irriter le Seigneur. Fais ce qui est juste et Dieu pourvoira à ta subsistance.
— Dieu pourvoit à tout, bien sûr, mais, nous, nous ne trouvons rien à manger.
— Je peux te chercher un travail respectable.
— Trouves-en un pour toi, mon cher, moi, je suis satisfaite du mien.
— Ah bon, c’est comme ça ?
— Oui, c’est comme ça. Il y a quelque chose d’autre ? lui demanda-t-elle ironiquement.
Un sentiment d’irritation l’envahit à nouveau. Elle se leva et, debout devant lui, lui dit en arrangeant ses cheveux et en se disposant à partir :
— Écoute, Taha, je te le dis pour la dernière fois. Notre histoire est terminée. Chacun s’en va de son côté et, s’il te plaît, il n’y a plus de raison pour qu’on se revoie.
Elle sourit vaguement et lui dit en s’éloignant :
— Te voilà maintenant qui portes la barbe et qui es devenu pratiquant alors que, moi, je m’habille court et j’ai les bras nus. On n’est pas assortis.
*
L’appartement du cheikh Chaker était petit et modeste. La maison était un bâtiment de deux étages en brique rouge dans une étroite ruelle du quartier de Dar-el-Salam. Le cheikh Chaker, ses deux épouses et ses sept garçons et filles de différents niveaux scolaires y habitaient dans deux chambres et une salle de séjour. Le cheikh s’était mis d’accord avec ses visiteurs étudiants sur un signal grâce auquel il pourrait les reconnaître : trois coups isolés les uns des autres que Taha Chazli tambourina à la porte. La voix du cheikh lui répondit immédiatement de l’intérieur “Je suis là”. Il entendit bouger et comprit que les femmes rentraient dans la pièce du fond. Ensuite résonnèrent les pas lourds et lents du cheikh et le bruit de sa respiration. Il ouvrit rapidement la porte en invoquant Dieu.
— Taha, sois le bienvenu, mon fils.
— Je suis désolé de vous déranger, mais je voudrais parler un peu avec vous.
— Entre, je t’en prie. Tu n’es pas allé à l’université aujourd’hui ?
Taha s’assit sur le canapé à côté de la fenêtre et raconta tout ce qui s’était passé avec Boussaïna. Il exposa ses sentiments au cheikh qui l’écoutait avec attention tout en égrenant son chapelet. Le cheikh alla chercher le plateau de thé et le récit s’interrompit un instant, puis il continua à écouter jusqu’à ce que Taha eût terminé. Il réfléchit un moment silencieusement et dit :
— Mon fils, notre noble religion n’interdit pas l’amour tant qu’il est conforme à la charia et qu’il ne conduit pas à la désobéissance. Au contraire, même : la plus noble des créatures de Dieu, l’Élu, prière et salut de Dieu sur lui, était amoureux de notre dame Aïcha comme le rapportent des récits authentiques sur lesquels existe un consensus. Le problème est de choisir la femme qui mérite ces sentiments. Quelles sont les caractéristiques de cette femme ? Le Prophète de Dieu, prière et salut de Dieu sur lui, a dit : “On épouse une femme pour sa beauté, pour sa fortune et pour sa religion. Mais c’est la religion qui l’emporte. Que tes mains soient comblées.” Paroles du Prophète. L’authentique éducation islamique est celle qui t’empêche de tomber dans des problèmes comme celui qui te fait souffrir maintenant. Toi, ainsi que l’ensemble des fils de ta génération, vous n’avez pas reçu d’éducation islamique car vous êtes nés dans un État laïque, vous avez reçu un enseignement laïque et vous vous êtes habitués à penser d’une manière éloignée de la religion. Vous êtes revenus à l’islam dans vos cœurs mais cela prendra encore du temps pour que vos esprits se débarrassent de la laïcité et se purifient pour l’islam. Apprends, comme je te l’ai souvent dit, à aimer en Dieu et à haïr en Dieu. Sans cela, ton islam ne sera jamais achevé. La tristesse que tu ressens maintenant est la conséquence naturelle de ton éloignement de Dieu, fût-ce sur un seul aspect de ta vie. Si tu t’étais interrogé au début de ta relation avec cette amie sur la dimension de sa pratique religieuse, si tu avais fait de son attachement à l’islam la condition de ton attachement pour elle, tu n’en serais pas arrivé là où tu es maintenant.
Le cheikh versa deux verres de thé et en tendit un à Taha, puis il remit la théière sur un plateau en métal tellement vieux que sa couleur était passée. Il lui dit en sirotant lentement son thé :
— Dieu sait combien je t’aime, mon fils, et combien cela me fait de la peine que tu viennes voir ton cheikh, plein de tristesse, et qu’il te fasse une conférence au lieu de te consoler mais, par Dieu, j’insiste : oublie cette fille, Taha. Elle se perd et, toi, tu es un croyant pratiquant. Ce qu’il te faut, c’est une fille musulmane comme toi. Entraîne-toi à l’oublier et va chercher de l’aide dans la prière et la lecture du Coran. Ce sera dur au début mais ensuite cela deviendra plus facile, avec la permission de Dieu.
Et puis, as-tu oublié ta religion, Taha ? Où en est le djihad, Taha ? Où en est ton devoir envers l’islam et les musulmans ? Hier, la sale guerre a commencé et nos dirigeants ont été poussés à combattre des musulmans sous le commandement des mécréants. Le devoir de toute la jeunesse musulmane d’Égypte est de se soulever contre ce pouvoir mécréant. Choisiras-tu, Taha, de faire défection et de ne pas venir au secours des musulmans qui se font tuer par milliers chaque jour, pour te préoccuper d’une fille perdue qui t’a abandonné afin de se livrer à la turpitude ? Le jour du Jugement dernier, Dieu, qu’il soit exalté et glorifié, ne te demandera pas de comptes au sujet de Boussaïna, il te demandera des comptes sur ce que tu as fait pour venir au secours de l’islam. Que diras-tu à Dieu, lorsque le grand jour sera arrivé ?
— J’ai promis à Dieu plus d’une fois de l’oublier, mais malheureusement j’ai recommencé à penser à elle.
— Le démon qui t’habite ne se rendra pas facilement et tu ne parviendras pas en une seule fois à la piété. Le djihad que l’on mène à l’intérieur de soi est le grand djihad, comme l’appelle le Prophète de Dieu, prière et salut de Dieu sur lui.
— Que dois-je faire, maître ?
— Il te faut prier, lire le Coran. Persiste dans ces deux pratiques, mon fils, jusqu’à ce que Dieu ouvre ton cœur. Promets-moi, Taha, que tu ne reverras pas cette fille, quelles que soient les circonstances.
Taha regarda le cheikh et resta silencieux.
— C’est un pacte entre nous, Taha, et j’ai confiance que tu le respecteras, avec la permission de Dieu.
Puis le cheikh se leva et ouvrit le tiroir du vieux bureau. Il en sortit des photographies découpées dans des journaux étrangers qu’il lança à Taha :
— Regarde ces photographies, observe-les bien. Ce sont nos frères musulmans d’Irak dont les corps ont été mis en lambeaux par les avions de l’Alliance. Regarde comme leurs corps sont déchiquetés. Parmi eux, il y a des femmes et des enfants. C’est cela qu’ils font aux musulmans et nos dirigeants traîtres participent aux crimes des infidèles.
Puis il prit au hasard une photographie et la mit devant les yeux de Taha :
— Contemple le visage de cette petite fille irakienne qui a été déchirée par les bombes américaines. Est-ce que tu n’es pas responsable de cette petite fille comme de ta sœur ou de ta mère ? Qu’as-tu fait pour leur venir en aide ? Est-ce qu’il reste encore dans ton cœur de la place pour la tristesse à l’égard de ton amie dévoyée ?
La photographie de la petite fille défigurée était extrêmement douloureuse et Taha dit avec amertume :
— Les enfants des musulmans sont massacrés de cette manière horrible tandis que la télévision égyptienne mobilise les plus grands oulémas(49) d’al-Azhar(50) pour qu’ils certifient que la position du gouvernement égyptien est juste et conforme à la charia. Ils prétendent que l’islam autorise l’alliance avec l’Amérique pour frapper les Irakiens.
Pour la première fois le cheikh se mit en colère et éleva la voix :
— Ce sont des cheikhs hypocrites et dépravés, les jurisconsultes des princes. Leur péché à l’égard de Dieu est énorme. L’islam n’autorise absolument pas que nous nous associons aux infidèles pour combattre des musulmans, quelle qu’en soit la cause. N’importe quel étudiant en première année d’étude de la charia est capable de démontrer cela en s’appuyant sur une chaîne de garants.
Taha secoua la tête en acquiesçant aux paroles du cheikh qui ajouta soudain, comme s’il venait de se souvenir :
— Écoute, demain, avec la permission de Dieu, tes frères vont organiser une grande manifestation à l’université. Je te prie de ne pas y manquer.
Il se tut un instant avant de poursuivre :
— Je ne peux pas conduire moi-même la manifestation, mais votre frère Tahar sera votre émir demain, avec la permission de Dieu. Le rassemblement aura lieu devant la salle des fêtes, après la prière de midi.
Taha hocha la tête et se leva pour prendre congé, mais le cheikh lui fit signe de patienter. Il disparut un instant à l’intérieur et revint en souriant. Il lui dit en lui tendant un petit livre :
— Voici la charte de l’action islamique. Je veux que tu la lises seul et ensuite nous en discuterons. Avec la permission de Dieu, Taha, ce livre va te faire oublier toutes les mauvaises idées qui te viennent à l’esprit.
*
Les animaux ont été égorgés, le matin du vendredi. Trois jeunes taureaux qui ont passé la nuit près de l’ascenseur, dans l’entrée de l’immeuble Yacoubian. Lorsque s’est élevé l’appel à la prière de l’aube, cinq bouchers se sont précipités sur eux, les ont ligotés, puis égorgés. Ils ont mis ensuite des heures à les écorcher, les découper en morceaux qu’ils ont emballés dans des poches prêtes à être distribuées. Aussitôt après la prière de l’aube, la foule commença à s’assembler dans la rue Soliman-Pacha. Des cohortes de gens se mirent à déferler vers les magasins Azzam. Ils étaient extrêmement pauvres : des mendiants, des appelés faisant leur service dans la police, des enfants pieds nus, des femmes voilées de noir portant ou traînant leurs enfants en bas âge. Ils venaient tous chercher leur part de la viande des bêtes sacrifiées dont le hadj Azzam leur faisait cadeau à l’occasion de sa victoire aux élections. Devant la porte principale du magasin se tenait Fawzi, le fils aîné du hadj, vêtu d’une galabieh blanche. Il prenait des sacs de viande et les jetait aux gens qui se bousculaient violemment et jouaient des coudes pour les attraper, à tel point que des bagarres éclatèrent, des gens furent blessés et les employés du magasin furent obligés de former un cordon et de frapper à coups de ceinture ceux qui se bousculaient pour les éloigner des vitrines avant que la pression de leurs corps ne les brise.
À l’intérieur, le hadj Azzam était assis au centre de la pièce, vêtu d’un élégant costume bleu avec une chemise blanche et une cravate rouge chamarrée. Son visage débordait de bonheur. Le résultat des élections avait été annoncé officiellement le jeudi soir et le hadj Azzam avait remporté le siège de Kasr-el-Nil (siège réservé aux travailleurs) de l’Assemblée du peuple. Sa victoire sur son concurrent Abou Hamido qui n’avait obtenu qu’un nombre de voix extrêmement limité était écrasante : El-Fawli avait eu à cœur que cela soit une défaite accablante et retentissante pour servir de leçon à tous ceux qui, à l’avenir, contreviendraient à ses instructions. Le hadj Azzam ressentait une véritable et profonde gratitude envers Dieu – qu’il soit loué et exalté – qui l’avait comblé de ses bienfaits et lui avait accordé une victoire éclatante. Dès qu’il avait appris la nouvelle, il avait fait plus de vingt prosternations d’actions de grâce, puis avait donné des instructions pour que soient égorgés les jeunes taureaux et avait secrètement distribué à peu près vingt mille livres aux familles pauvres qu’il prenait directement en charge ainsi que vingt mille autres livres au cheikh Samman pour qu’il les dépense à bon escient dans ses œuvres caritatives, sans compter vingt livres d’or dont il avait fait personnellement cadeau au cheikh à cette occasion.
Un autre sentiment titillait le cœur du hadj quand il pensait à Soad et à la manière dont ils allaient fêter ensemble son éclatante victoire ! Il revit dans son esprit les détails de son corps tendre et chaud et il sentit qu’il l’aimait véritablement. Il se dit que le Prophète de Dieu – prière et salut de Dieu sur lui – avait raison de bien augurer des femmes. Certaines femmes sont vraiment bénies et dès qu’un homme les épouse il est comblé de bienfaits. Soad était de celles-là. Elle avait apporté avec elle la victoire et la bénédiction de Dieu et le voilà qui triomphait et entrait à l’Assemblée du peuple. Comme les voies de Dieu sont merveilleuses ! C’est lui maintenant qui représente à l’Assemblée du peuple les habitants de la circonscription de Kasr-el-Nil, eux qui autrefois lui tendaient leurs chaussures à cirer, le regardaient de haut et lui faisaient l’aumône de leur menue monnaie. Maintenant, il est le respectable M. le député. Il jouit d’une immunité judiciaire qui interdit à qui que ce soit de s’en prendre à lui sans l’accord de l’Assemblée. À partir de maintenant, sa photographie paraîtra dans les journaux et il passera à la télévision. Tous les jours, il se réunira avec des ministres et leur serrera la main d’égal à égal. Il n’est plus simplement un riche homme d’affaires. Il fait désormais partie des hommes d’État et il faut qu’il se comporte avec tout le monde sur cette base. À partir de maintenant, il va se lancer dans de grandes entreprises qui le feront passer d’un bond au niveau des géants. La prochaine étape lui fera atteindre le sommet. Il sera l’une des cinq ou six personnalités les plus importantes du pays tout entier. Si les contrats qu’il planifie parviennent à se réaliser, il passera du groupe des millionnaires à celui des milliardaires. Peut-être deviendra-t-il le plus riche des Égyptiens, peut-être deviendra-t-il ministre, oui, ministre ! Et pourquoi pas ? Si Dieu le veut, il n’y a rien d’impossible. Aurait-il pu rêver de devenir membre de l’Assemblée du peuple ? L’argent aplanit les difficultés et rapproche ce qui est éloigné. Le ministère deviendra un jour une réalité comme l’est devenue l’Assemblée.
Il resta plongé dans ses réflexions jusqu’à ce que s’élève l’appel à la prière du milieu de l’après-midi. Suivant son habitude, il conduisit la prière des employés du magasin même si pendant ce temps – et il en demandait pardon à Dieu – son esprit s’évada plus d’une fois vers le corps de Soad. Dès qu’il eut fini la prière et la récitation de son chapelet, il partit précipitamment. Il entra dans l’immeuble Yacoubian et monta avec l’ascenseur jusqu’au septième étage. Avec quel désir ardent, pressant et délicieux tourna-t-il la clef dans la serrure et trouva-t-il Soad devant lui, exactement comme il l’avait imaginée. Elle l’attendait dans sa robe de chambre rouge qui faisait ressortir ses glorieux attraits, avec ce parfum qui s’insinuait dans sa narine et titillait ses sens. Elle s’avança lentement vers lui. En entendant le bruit de ses pas et le froissement de sa robe, il fut possédé par l’amour. Elle le prit dans ses bras et lui chuchota en lui caressant le nez de ses lèvres : “Bravo, mon chéri, mille fois bravo.”
*
Ce n’est qu’à des instants rares et exceptionnels que Soad Jaber laisse paraître sa vérité. Un coup d’œil furtif comme un éclair lui échappe et son visage retrouve son apparence originelle, exactement comme le comédien, après avoir terminé son rôle, retrouve sa personnalité, ôte ses habits de scène et enlève le maquillage de son visage. Ainsi apparaît parfois sur le visage de Soad le même regard sérieux, lentement éveillé, qui fait remonter quelque chose du plus profond d’elle-même et le dévoile d’une manière insistante et implacable. Cela peut arriver n’importe quand. Lorsqu’elle prend son repas avec le hadj en le câlinant, ou même lorsqu’elle est dans le lit avec lui, se trémoussant dans ses bras et s’efforçant d’éveiller sa virilité languissante, cet éclair se met tout à coup à luire dans ses yeux, confirmant que son esprit ne s’est pas arrêté de réfléchir, même au plus fort de l’action. Souvent, elle est étonnée par sa capacité nouvelle à se métamorphoser en personnages mensongers. De toute sa vie elle n’avait pas connu le mensonge. Tout ce qui lui passait par l’esprit sortait sur ses lèvres. D’où est venue toute cette comédie ? Elle joue avec virtuosité le rôle de l’épouse aimante, pleine de désir, affectueuse, jalouse. Comme les comédiens professionnels, elle contrôle complètement ses sentiments : elle pleure, rit, se met en colère quand elle l’a décidé. Maintenant, dans le lit avec le hadj Azzam, elle joue la comédie : celle de la femme surprise par la vigueur de son homme et qui se soumet à lui pour qu’il fasse de son corps tout ce que veut sa force implacable. Elle ferme les yeux, soupire, gémit, alors qu’elle ne ressent rien d’autre qu’un frottement, le simple frottement froid et ennuyeux de deux corps nus. Dans sa conscience acérée, tapie en arrière-plan et qui ne s’endort pas un seul instant, elle observe le corps épuisé du hadj qui a perdu sa flamme et, un mois à peine après son mariage, laisse paraître sa faiblesse. Elle détourne le regard de sa peau blanche et ridée de vieillard, des rares poils parsemés sur sa poitrine et de ses deux mamelons petits et sombres. Elle éprouve de la répulsion lorsqu’elle touche son corps, comme si elle saisissait entre ses mains un lézard ou une grenouille visqueuse et répugnante.
Chaque fois, elle se souvient du corps de Messaoud, son premier mari, svelte et robuste, avec qui elle avait connu la première fois l’amour. C’étaient de beaux jours. Elle sourit en se souvenant à quel point elle l’aimait et combien elle désirait être avec lui. Ses caresses et son souffle chaud sur son cou et sur sa poitrine embrasaient son corps. Elle se couchait avec lui dans la fièvre, elle se dissolvait dans l’évanouissement du plaisir. Lorsqu’elle s’en rendait compte, elle avait honte. Elle détournait la tête et pendant un moment évitait de regarder son visage. Lui éclatait de rire et disait de sa voix forte et grave :
— Et alors ? Pourquoi as-tu honte ? Est-ce qu’on fait un péché ? C’est la loi du bon Dieu, ma petite sotte !
Comme cette époque était belle et comme elle est lointaine ! Elle aimait son mari et ne souhaitait rien d’autre au monde que de vivre avec lui en élevant leur fils. Par Dieu tout-puissant, elle ne voulait pas la fortune, elle ne demandait rien. Elle était heureuse dans son petit appartement d’Assafra-sud, à côté du chemin de fer. Elle lavait, cuisinait, préparait la tétée de Tamer, nettoyait le sol puis, à la fin de la journée, elle faisait sa toilette, se maquillait et attendait Messaoud. Son appartement, elle le voyait vaste, propre, lumineux, comme un palais.
Lorsqu’il lui avait dit qu’il avait un contrat de travail pour l’Irak, elle s’y était opposée, elle s’était révoltée et s’était disputée avec lui, elle lui avait refusé son lit pendant des jours pour le dissuader de partir. Elle lui criait au visage :
— Tu émigres, tu nous laisses seuls.
— Un an ou deux, et je reviendrai avec une jolie petite somme.
— Tous les gens disent la même chose et ils ne reviennent jamais.
— Alors, tu aimes la pauvreté ? On vit au jour le jour. On restera toute notre vie endettés.
— “Peu à peu, le petit grandit(51).”
— Pas dans notre pays. Ici tout est à l’envers. Chez nous c’est le grand qui grandit et le petit qui meurt. L’argent apporte l’argent et la pauvreté apporte la pauvreté.
Il parlait avec le calme de celui qui a pris sa décision. Comme elle regrette maintenant de lui avoir obéi ! Si elle s’était mise en colère, si elle avait quitté la maison, il aurait cédé et aurait renoncé au départ. Il l’aimait et il n’aurait pas supporté qu’elle s’éloigne de lui. Mais elle s’était soumise et l’avait laissé partir. C’est le destin qui commande ! Messaoud est parti et il n’est jamais revenu. Elle est sûre qu’il est mort à la guerre, qu’on l’a enterré là-bas et qu’on l’a déclaré disparu. C’est arrivé à de nombreuses familles à Alexandrie. Il était absolument impossible que Messaoud l’ait abandonnée et ait laissé son fils. Impossible. C’était certain qu’il était mort. Il avait rejoint Dieu et l’avait laissée toute seule dans la peine.
Fini le temps de l’amour, des vrais sentiments passionnés et de la pudeur. Finies les belles années. Elle avait été piétinée, elle avait eu faim pour nourrir son fils. Les visages, les corps et les vêtements des hommes étaient différents, mais leurs regards étaient toujours les mêmes : ils la déshabillaient, la violaient, lui promettaient tout si elle acceptait. Elle résistait avec acharnement mais ce n’était pas facile. Elle avait peur de se lasser un jour et de céder. Son travail aux galeries Hanneaux était épuisant pour un salaire très faible. Les dépenses pour son fils augmentaient sans cesse. C’était une lourde charge pour elle, comme si elle devait soulever une montagne. Quant à sa famille (même son frère Hamido), ou bien ils étaient pauvres comme elle, sans travail fixe, ou bien c’étaient des salauds qui ne lui apportaient d’autre aide que leurs vœux et s’excusaient de ne pas l’aider financièrement sous des prétextes mensongers. Elle avait vécu des années difficiles au point qu’elle avait failli renier Dieu. Plus d’une fois elle sentit sa volonté faiblir, sur le point de tomber dans le péché, poussée par le désespoir et le besoin.
Lorsque le hadj Azzam avait demandé sa main dans le respect de la loi de Dieu et de son Prophète, elle avait bien calculé : elle donnerait au hadj son corps en échange de l’entretien de son fils. Elle ne toucha pas à la dot payée par Azzam, mais la plaça à la banque au nom de Tamer pour que son montant soit multiplié par trois en l’espace de dix ans. Le temps des sentiments était fini. Maintenant tout était calculé. C’était une chose en échange d’une autre, d’un commun accord et pour le contentement des deux parties. Elle couchait avec ce vieillard deux heures par jour et elle laissait son fils à Alexandrie, mais elle en récoltait le prix.
Pourtant le besoin de Tamer la déchirait. La nuit, souvent, elle sentait sa place vide à côté d’elle et elle pleurait à chaudes larmes. Un matin, en passant devant une école primaire, elle vit des enfants en uniforme scolaire, elle se souvint de lui et pleura. Pendant des jours, elle fut broyée par la tristesse et la passion maternelle. Elle se revoyait, prenant son petit corps chaud dans le lit, lui lavant le visage dans la salle de bains, le revêtant de son uniforme, lui préparant son petit-déjeuner, rusant pour qu’il boive son verre de lait jusqu’au bout, puis descendant avec lui et prenant le tram jusqu’à l’école. Où était-il maintenant ? Comme elle avait pitié de lui, seul au loin pendant qu’elle vivait seule ici, dans cette grande ville froide et détestable où elle ne connaissait personne, dans un vaste appartement où rien ne lui appartenait. Elle se cachait des gens comme une voleuse ou une femme de mauvaise vie. Sa seule fonction était de s’accoupler avec ce vieil homme qui, tous les jours, venait se jucher sur elle avec son impotence ballante et lasse, et le contact de son corps lisse et dégoûtant.
Il ne voulait pas qu’elle aille voir Tamer. Toutes les fois qu’elle parlait de lui son visage s’assombrissait comme s’il était jaloux. Mais elle soupirait sans cesse après son fils. Elle voudrait le voir maintenant, le serrer avec force dans ses bras, sentir son odeur, caresser ses doux cheveux noirs. Ah ! si elle avait pu le faire venir vivre au Caire avec elle ! Mais le hadj Azzam n’accepterait jamais. Dès le début, il avait mis comme condition qu’elle abandonne son fils. Il lui avait dit clairement :
— Je t’épouse seule, sans enfants, nous sommes d’accord ?
Quand elle se rappelait le visage froid et dur qu’il avait à ce moment-là, elle le détestait du plus profond de son cœur. Puis elle se ressaisissait et se convainquait que tout ce qu’elle faisait était dans l’intérêt de Tamer et de son avenir. À quoi cela lui servirait de vivre dans le giron de sa mère s’ils devaient se retrouver tous les deux à mendier à droite et à gauche ? Elle devait remercier Azzam et faire preuve de gratitude à son égard au lieu de le détester. Au moins, il l’avait épousée dans les règles et il pourvoyait à ses dépenses. C’était cette idée pratique et sans détour qui régissait ses relations avec le hadj. Il avait des droits sur son corps en fonction d’un accord réglementaire. Il avait le droit de la prendre quand il le voulait et où il voulait. Elle devait toujours être prête. Il fallait qu’elle l’attende toute la journée, après s’être faite belle et parfumée. C’était son droit de ne pas ressentir sa froideur. C’était son droit qu’elle ne lui fasse pas éprouver sa faiblesse et son impuissance au lit. Pour le mettre à l’aise, elle avait maintenant recours à une ruse que l’instinct lui avait apprise : elle hoquetait, elle lui griffait le dos de ses ongles, elle simulait l’orgasme, étreignait son corps épuisé et posait sa tête sur sa poitrine, comme si elle était enivrée par le plaisir. Ensuite, elle ouvrait les yeux et se mettait à lui embrasser le menton et le cou tout en lui caressant la poitrine de ses doigts.
Elle lui susurra d’une voix tendre :
— J’y pense… où est ma récompense pour ton élection ?
— Tu auras ta récompense, bien sûr, un beau cadeau.
— Merci, mon chéri, écoute, je vais te poser une question. Réponds-moi franchement.
Le hadj s’appuya contre le montant du lit et la regarda avec attention, laissant sa main posée sur son épaule nue.
— Tu m’aimes ?
— Je t’aime énormément, Soad, tu le sais.
— Alors, si je te demandais n’importe quoi au monde, tu le ferais pour moi ?
— Bien sûr.
— Bon, souviens-toi de ce que tu viens de dire.
Il la regarda d’un air hésitant, mais elle avait décidé de ne pas l’affronter ce soir :
— Je te dirai quelque chose d’important la semaine prochaine, avec la permission de Dieu.
— Dis-le-moi ce soir.
— Non mon chéri. Il faut d’abord que je sois sûre.
Le hadj rit et dit :
— C’est une devinette ?
Elle l’embrassa et lui dit d’une voix aguichante :
— Oui, c’est une devinette.
*
Les homosexuels excellent généralement dans les métiers qui reposent sur le rapport avec les gens, comme les relations publiques, le métier de comédien, celui d’agent immobilier ou celui d’avocat. On dit que leur succès dans ces domaines vient de ce qu’ils n’ont pas cette gêne qui fait perdre aux autres des occasions de réussite. De même, la vie des homosexuels, pleine d’expériences humaines variées et insolites, leur permet de mieux comprendre la nature des gens et d’être plus capables de les influencer. Les homosexuels se distinguent également dans les métiers qui font appel au goût ou à l’imagination comme la décoration et la mode, et il est bien connu que les plus grands couturiers du monde sont homosexuels, peut-être parce que le dédoublement de leur nature sexuelle les rend capables de concevoir des vêtements de femmes attrayants pour les hommes, et vice-versa.
Ceux qui connaissent Hatem Rachid peuvent avoir sur lui des points de vue divers, mais ils sont tous obligés de reconnaître son goût raffiné et son don authentique pour choisir les couleurs et les vêtements. Même dans sa chambre à coucher, avec ses amants, Hatem rejette l’allure efféminée vulgaire que se donnent beaucoup d’homosexuels. Il ne met pas de poudre sur son visage et ne porte pas de chemises de nuit de femme ni de fausse poitrine. Il s’efforce, par des touches expertes, de faire ressortir sa beauté androgyne. Il porte sur son corps nu des galabieh transparentes brodées de belles couleurs et rase de près sa barbe. Il épile ses sourcils avec soin. Il passe légèrement du khôl autour de ses yeux puis peigne en arrière ses cheveux fins ou en laisse retomber des mèches désordonnées sur son front. Par ces apprêts, il cherche toujours à parvenir au modèle du bel éphèbe des temps anciens. C’est avec le même goût raffiné que Hatem a acheté les nouveaux vêtements de son ami : des pantalons étroits faisant ressortir la force de ses muscles, des chemises et des tee-shirts de couleur pâle pour éclairer son visage sombre, avec des cols toujours ouverts pour laisser voir les muscles de sa nuque et les poils touffus de sa poitrine.
Hatem était généreux avec Abdou, il lui donnait beaucoup d’argent que celui-ci envoyait à sa famille. Il était parvenu à le recommander auprès du commandant de la caserne, ce qui le fit bénéficier d’un meilleur traitement : on lui accorda, l’une après l’autre, des permissions qu’il passait toutes avec Hatem, comme deux jeunes mariés en lune de miel. S’abandonnant à l’oisiveté et à la paresse, ils se réveillaient à midi, mangeaient dans les restaurants les plus luxueux, allaient au cinéma, faisaient des courses. Tard dans la nuit, ils allaient au lit ensemble et, après s’être rassasiés de leurs corps, restaient allongés dans les bras l’un de l’autre à la lumière d’une faible lampe. Parfois ils veillaient jusqu’au matin. Hatem n’oublierait jamais ces tendres moments. Il s’abreuvait d’amour puis se collait comme un enfant craintif contre le corps puissant d’Abdou. Il enfouissait son nez comme un chat dans sa peau sombre et rude. Il lui parlait de tout : de son père et de sa mère française, d’Idriss, son premier amour, et, ce qui était le plus surprenant, c’était qu’Abdou, en dépit de son jeune âge et de son ignorance, comprenait les sentiments de Hatem et commençait à mieux accepter leur relation. La répulsion initiale avait disparu pour faire place à une délicieuse passion coupable. Il y avait aussi l’argent, la vanité, les vêtements nouveaux, la bonne nourriture, les endroits élégants où Abdou n’aurait jamais pu rêver entrer un jour. La nuit, dans la rue, quand il revenait en compagnie de Hatem, cela faisait plaisir à Abdou de passer, avec son allure élégante, à côté des appelés de la police et de les saluer de loin, comme pour s’assurer qu’il était pour un temps différent de ces pauvres misérables qui se tenaient debout, sans signification et sans perspective, pendant de longues heures au soleil ou dans le froid. Les deux amis vécurent des jours d’un bonheur sans mélange.
Puis arriva l’anniversaire d’Abdou. Celui-ci avait dit à Hatem que c’était un événement sans grande importance pour lui parce que dans le Saïd on ne célébrait que le mariage et la circoncision. Mais Hatem avait insisté pour le fêter avec lui. Il l’avait pris dans sa voiture et lui avait dit en souriant :
— Ce soir, je vais te faire une surprise.
— Quelle surprise ?
— Sois patient, tu vas le savoir tout de suite, avait murmuré Hatem avec un air d’espièglerie enfantine.
Il conduisit la voiture dans une direction inhabituelle. Il coupa la Salah-Salem(52), entra dans Medinat Nasr puis traversa pour parvenir à une petite voie secondaire. Les magasins étaient fermés et la rue presque plongée dans l’obscurité, mais un kiosque métallique fraîchement repeint y brillait dans l’ombre. Tous les deux descendirent de voiture et s’arrêtèrent devant le kiosque. Abdou entendit un cliquetis puis il vit Hatem sortir un paquet de petites clefs, tendre la main vers lui et lui dire avec tendresse :
— C’est pour toi, Abdou, joyeux anniversaire(53). Koll sana w’enta tayyeb. C’est mon cadeau. J’espère qu’il te plaît.
— Je n’y comprends rien.
Hatem éclata d’un rire bruyant :
— Ah ! Le Saïdi, tu as le cerveau bouché. Ce kiosque est à toi. J’ai fait intervenir quelqu’un d’important et je l’ai obtenu du gouvernorat pour toi. Dès que tu auras fini ton service, je t’achèterai de la marchandise et tu pourras venir la vendre.
Puis il lui murmura :
— Comme ça, mon chéri, tu travailleras, tu gagneras de l’argent et tu pourras entretenir ta famille et, en plus, je suis sûr que tu resteras toujours avec moi.
Abdou poussa un grand cri et se mit à rire, puis il serra Hatem dans ses bras et le remercia en balbutiant.
C’était une belle nuit. Ils dînèrent ensemble dans un restaurant de poissons de Mohandessine et Abdou mangea tout seul à peu près un kilo de crevettes avec du riz. Ils burent pendant le repas deux bouteilles de vin suisse. L’addition dépassait sept cents livres que Hatem paya avec sa carte Visa. Le soir, lorsqu’ils se retrouvèrent au lit, Hatem fut sur le point de pleurer de douleur de sa jouissance. Il avait l’impression d’être sur un nuage et il aurait voulu que le temps s’arrête à ce moment. Après l’amour, ils restèrent, selon leur habitude, collés l’un à l’autre dans le lit. La lumière pâle d’une bougie dansait et projetait son ombre sur le mur opposé, couvert de papier peint. Hatem parla longuement de ses sentiments pour Abdou qui resta silencieux. Il regardait devant lui et son visage prit soudain un air sérieux. Hatem lui demanda, inquiet :
— Qu’as-tu, Abdou ?
— …
— Qu’as-tu ?
— J’ai peur, monsieur Hatem.
Abdou parlait lentement, d’une voix profonde.
— Peur de quoi ?
— Du Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté !
— Que dis-tu ?
— Le Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté ! J’ai peur qu’il nous punisse pour ce que nous faisons.
Hatem se tut et se mit à l’observer dans l’obscurité. Cela lui semblait étrange de se mettre à parler de religion avec son amant. C’était la dernière chose à laquelle il pouvait s’attendre.
— Qu’est-ce que tu dis, Abdou ?
— Toute ma vie, mon bey, j’ai respecté Notre-Seigneur. Au village, on m’appelait le cheikh Abd Rabo. Je faisais toujours mes prières à la mosquée, à l’heure exacte. Je jeûnais pendant le mois de ramadan ainsi que tous les jours facultatifs… jusqu’à ce que je te rencontre et que je change.
— Tu veux prier, Abdou ? Eh bien prie.
— Comment prier, alors que je bois du vin tous les soirs et que je couche avec toi ? Je sens que Dieu est en colère contre moi et qu’il va me punir.
— Tu veux dire que Dieu va nous punir parce que nous nous aimons ?
— Dieu nous a interdit cet amour-là. C’est un très grand péché. Il y avait chez nous un imam, à la mosquée, qui s’appelait le cheikh Draoui, que Dieu lui fasse miséricorde. C’était un homme saint, un homme de Dieu. Il nous disait dans son prêche du vendredi : “Attention au péché de Loth, c’est un énorme péché qui fait trembler de colère le trône de Dieu.”
Hatem ne pouvait plus se contrôler. Il se leva du lit et ouvrit la lumière. Il alluma une cigarette. Avec son beau visage, sa chemise flottante sur son corps nu, il ressemblait à une belle femme en colère. Il souffla la fumée et cria soudain :
— Abdou, vraiment, je ne comprends plus rien avec toi : Je ne sais pas ce qu’il faut que je fasse de plus. Je t’aime, je pense à toi, j’essaie toujours de te rendre heureux et toi, au lieu de me remercier, voilà que tu te mets à m’embêter avec ces histoires.
Abdou resta allongé en silence à regarder le plafond, les deux mains derrière la tête. Hatem termina de fumer sa cigarette, puis se versa un verre de whisky qu’il ingurgita d’un seul coup, puis revint s’asseoir à côté d’Abdou et lui dit calmement :
— Écoute mon chéri, Dieu est grand et il est vraiment miséricordieux, contrairement à ce que disent les cheikhs ignorants de ton village. Il y a beaucoup de gens qui prient et qui jeûnent, mais qui volent et font du mal. Ceux-là, Dieu les punira. Mais, nous, je suis convaincu que Dieu nous pardonnera parce que nous ne faisons de mal à personne. Nous, nous nous aimons, simplement… Abdou, je t’en prie, ne complique pas tout… Aujourd’hui, c’est ton anniversaire et il faut que nous soyons gais.
*
Cela arriva un dimanche soir. Depuis deux semaines, Boussaïna était dans son nouvel emploi. Deux semaines pendant lesquelles Zaki Dessouki avait effectué toutes les approches préliminaires. Il lui avait d’abord confié quelques tâches : tenir son agenda téléphonique, payer ses factures d’électricité, classer de vieux papiers. Puis il s’était mis à parler de lui, de son sentiment de solitude et du regret qu’il ressentait parfois de ne pas s’être marié. Il se plaignit à elle de sa sœur Daoulet et lui dit qu’il était triste de son mauvais comportement à son égard. Il commença à lui poser des questions sur sa famille, sur ses jeunes frère et sœurs et, de temps en temps, il lui faisait la cour. Il faisait des compliments sur sa robe ou sur sa coiffure qui mettait en valeur la beauté de son visage. Son regard s’attardait sur son corps. Il était comme un joueur de billard expérimenté qui ajuste son tir avec confiance et précision. Elle accueillait ses signaux avec un sourire compréhensif : la comparaison entre son salaire élevé et son travail dérisoire était suffisante pour lui faire comprendre le rôle qu’on attendait d’elle. Les insinuations entre eux durèrent longtemps, jusqu’à ce qu’un jour il lui dise, alors qu’elle s’apprêtait à partir :
— Je suis très satisfait de toi, Boussaïna. J’espère que nous resterons toujours ensemble.
— Je suis à vos ordres.
Elle lui avait dit cela avec douceur pour lui ouvrir la route. Il avait pris sa main et l’avait interrogée :
— Si je te demandais n’importe quoi, tu le ferais pour moi ?
— Si cela dépend de moi, je le ferai, bien sûr. Il leva ses mains jusqu’à sa bouche et les baisa pour confirmer son intention puis il murmura :
— Demain, viens l’après-midi pour que nous soyons tranquilles.
Le lendemain, pendant l’heure que Boussaïna passa dans la salle de bains à s’épiler, à frotter ses talons avec une pierre ponce, à adoucir sa peau et ses mains avec de la crème, elle pensa à ce qui arrivait. Il lui parut que des relations physiques avec un vieillard comme Zaki Dessouki devaient être étranges et piquantes d’une certaine façon. Elle se souvenait que, souvent, lorsqu’elle s’approchait de lui, elle sentait, mélangée à l’odeur tenace de la cigarette qu’exhalaient ses vêtements, une autre odeur, surannée, qui emplissait sa narine lorsqu’elle était petite et se cachait dans la garde-robe en bois de sa mère. Elle pensa aussi qu’elle ressentait de l’affection à son égard, car c’était un homme courtois qui se comportait aimablement avec elle et qu’il était effectivement malheureux parce que, à cet âge-là, il vivait complètement seul, sans épouse et sans enfants. Dans la soirée, elle alla le rejoindre au bureau et elle le trouva assis à l’attendre, tout seul, après avoir renvoyé Abaskharoun plus tôt que d’habitude. Il avait devant lui une bouteille de whisky, un verre et un seau à glace. Ses yeux étaient un peu rouges et une odeur d’alcool flottait dans la pièce. Il se leva pour l’accueillir, puis s’assit et vida le reste du verre en lui disant tristement :
— Tu ne sais pas ce qui est arrivé ?
— Rien de grave ?
— Daoulet a demandé ma mise en tutelle.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’elle a demandé au tribunal de m’interdire de disposer de mes biens.
— Dieu tout-puissant ! Mais pourquoi ?
— Pour pouvoir hériter de moi pendant que je suis en vie.
Il lui dit cela avec amertume en se servant un nouveau verre. Boussaïna ressentit de l’affection pour lui.
— Les frères et les sœurs peuvent se fâcher, mais jamais ils ne peuvent s’humilier l’un l’autre.
— C’est ce que tu crois. Daoulet ne voit rien d’autre devant elle que l’argent.
— Mais si vous lui parliez ?
Il secoua la tête d’une façon qui voulait dire que cela ne servirait à rien. Puis il changea de conversation :
— Tu veux boire avec moi ?
— Non, merci.
— Tu n’as jamais bu ?
— Jamais.
— Essaie un seul verre. C’est amer, mais ensuite cela vous rend heureux.
— Merci…
— Dommage. C’est une chose agréable de boire. Les étrangers savent mieux que nous la valeur de la boisson.
— J’ai remarqué, monsieur, que vous viviez exactement comme les étrangers.
Il sourit et contempla son visage avec amour et sympathie, comme si elle était une petite fille diserte, puis il lui dit :
— Je t’en prie, ne me dis pas monsieur. C’est vrai que je suis vieux mais ce n’est pas la peine que tu me le rappelles tout le temps. Oui, j’ai passé toute ma vie avec des étrangers. J’ai été éduqué dans une école française et la plupart de mes amis étaient étrangers. Je connais Paris aussi bien que Le Caire…
— On dit que Paris est une belle ville.
— Belle ? Paris, c’est le monde entier !
— Mais alors, pourquoi n’avez-vous pas vécu là-bas ?
— C’est une longue histoire.
— Racontez-moi, on a tout notre temps.
Elle rit pour le détendre et lui aussi rit pour la première fois. Elle se rapprocha de lui et lui demanda affectueusement :
— C’est vrai : pourquoi n’avez-vous pas vécu en France ?
— Il y a beaucoup de choses dans ma vie que je n’ai pas faites et que j’aurais dû faire.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Lorsque j’étais jeune, que j’avais ton âge, j’imaginais que j’allais réussir tout ce que j’entreprendrais. Je faisais des plans pour ma vie et j’étais convaincu qu’ils allaient se réaliser. En vieillissant, j’ai compris que l’homme n’a presque rien entre ses mains. La vie tout entière est conduite par la destinée.
Il ressentait la tristesse s’insinuer en lui. Il soupira et lui demanda en souriant :
— Et toi, tu aimerais partir ?
— Bien sûr !
— Tu voudrais aller où ?
— N’importe où, loin de ce fichu pays.
— Tu détestes l’Égypte ?
— Bien sûr.
— Comment est-ce possible ? Détester son pays ?
— Je n’y ai rien vu de bon pour que je puisse l’aimer.
Elle détourna le regard en prononçant ces mots. Zaki reprit avec fougue :
— Il faut aimer son pays. Ton pays, c’est comme ta mère. Y a-t-il quelqu’un qui déteste sa mère ?
— Ça, c’est ce qu’on dit dans les films et dans les chansons. Zaki bey, les gens n’en peuvent plus…
— La pauvreté n’empêche pas le patriotisme. La plupart des dirigeants nationalistes du pays étaient pauvres.
— Tout cela, c’était de votre temps, maintenant les gens en ont marre.
— Quelles gens ?
— Tout le monde. Par exemple, les filles qui étudiaient avec moi en section commerciale, toutes ont envie de partir par n’importe quel moyen.
— À ce point ?
— Bien sûr !
— Celui qui n’a rien dans son pays n’a rien dans…
Cette phrase avait échappé à Zaki et il se rendait compte qu’elle était dure. Il sourit pour diminuer son impact sur Boussaïna qui s’était levée et disait avec amertume :
— Vous ne comprenez pas parce que vos conditions de vie sont bonnes. Si vous deviez attendre deux heures un autobus ou prendre trois moyens de transport différents et être humilié chaque jour pour rentrer chez vous, si votre maison s’effondrait et que le gouvernement vous laissait avec votre famille sous une tente dans la rue, si les policiers vous insultaient et vous frappaient uniquement parce que vous montez dans un microbus, la nuit, si vous deviez passer toute la journée à faire le tour des magasins pour chercher un travail et ne pas en trouver, si vous étiez un homme en pleine forme, instruit et que vous n’aviez dans votre poche qu’une livre et parfois rien du tout, alors vous sauriez pourquoi nous détestons l’Égypte.
Un silence lourd s’établit entre eux. Zaki décida de changer de sujet. Il se leva de son siège et se dirigea vers le magnétophone en disant d’un ton enjoué :
— Maintenant, je vais te faire écouter la plus belle voix au monde. Une chanteuse française qui s’appelle Édith Piaf. La plus grande chanteuse de l’histoire de France. Tu en as entendu parler ?
— Mais d’abord, je ne comprends pas le français.
Zaki fit un signe pour indiquer que cela n’avait pas d’importance. Il appuya sur le bouton du magnétophone et il en jaillit un air de danse au piano. La voix de Piaf s’éleva chaude, forte et pure. Zaki se mit à remuer la tête en cadence et dit :
— Cette chanson me rappelle des jours heureux.
— Que veulent dire les paroles ?
— Elles parlent d’une fille qui est debout au milieu de la foule. Les gens la poussent malgré elle vers quelqu’un qu’elle ne connaît pas et, dès qu’elle le voit, elle se sent attirée par lui. Elle voudrait rester à ses côtés toute sa vie mais, soudain, les gens la poussent loin de lui. À la fin, elle se retrouve toute seule et l’homme qu’elle a aimé est perdu pour toujours.
— La pauvre !
— Bien sûr, cette chanson est symbolique. Cela veut dire que quelqu’un peut passer toute sa vie à chercher la personne qui lui convient et, au moment où il la trouve, il la perd…
Ils étaient debout à côté du bureau et, tout en parlant, il s’était rapproché d’elle et avait posé les mains sur ses joues. Ses narines se remplissaient de son parfum âpre et suranné. Il lui dit en la regardant dans les yeux :
— La chanson te plaît ?
— Elle est belle.
— Tu sais, Boussaïna, j’avais vraiment besoin de rencontrer quelqu’un comme toi.
— …
— Tu as de très beaux yeux.
— Merci, murmura-t-elle en rougissant.
Elle le laissa encore s’approcher jusqu’à ce que ses lèvres lui caressent le visage puis il la prit dans ses bras et elle ne tarda pas à sentir dans sa bouche le goût piquant du whisky.
— Où vas-tu, ma belle ? lui demanda effrontément Malak, un matin, en lui barrant la route devant l’ascenseur.
— Je descends travailler.
Malak éclata d’un rire bruyant et lui demanda :
— Le travail a l’air de te plaire ?
— Zaki bey est un homme gentil.
— Tout le monde est gentil. Tu as fait quoi au sujet de notre affaire ?
— Pas encore…
— C’est-à-dire ?
— L’occasion ne s’est pas encore présentée.
Malak fronça les sourcils et la regarda avec colère. Il lui prit violemment la main et lui dit :
— Écoute, petite futée, ce n’est pas une plaisanterie. Cette semaine, il faut qu’il signe le contrat.
— D’accord, lui répondit-elle en libérant sa main et en pénétrant dans l’ascenseur.
*
La protestation des étudiants avait commencé tôt le matin dans la plupart des facultés. Ils s’étaient mis en grève et avaient fermé les amphithéâtres, puis un grand nombre s’étaient mis en mouvement, en criant et en portant des banderoles qui condamnaient la guerre du Golfe. Quand, à midi, retentit l’appel du muezzin, près de cinq mille étudiants et étudiantes se mirent en rang pour prier sur l’esplanade de l’université, en face de la salle des fêtes (les garçons devant et les filles derrière). Ce fut le frère Taher, émir de la Jamaa islamiya, qui officia comme imam. Ensuite, l’assemblée récita la prière de l’absent pour les âmes des martyrs musulmans en Irak, puis Taher monta en haut des marches. Il se tenait debout dans sa galabieh blanche avec sa redoutable barbe noire. Sa voix s’éleva dans le haut-parleur :
— Mes frères, nous sommes venus aujourd’hui pour mettre fin au massacre des musulmans en Irak. Notre Nation islamique n’est pas morte comme le voudraient ses ennemis. Le Prophète de Dieu – prière et salut de Dieu sur lui – a promis : “Le Bien pour ma nation, jusqu’au jour du Jugement dernier.” Élevons nos voix haut et fort, mes frères, pour que les entendent ceux qui ont mis leurs mains entre les mains de l’ennemi, impures et souillées du sang des musulmans. Jeunesse de l’islam, tandis que nous parlons maintenant, les missiles des infidèles pilonnent l’Irak frère. Ils se glorifient d’avoir complètement réduit Bagdad en poussière et de l’avoir transformé en champ de ruines. Ils disent qu’ils ont fait revenir Bagdad à l’âge de pierre, après avoir complètement détruit ses centrales électriques et ses usines de purification des eaux. Maintenant, mes frères, à chaque instant, des milliers d’irakiens tombent en martyrs, la peau arrachée par les bombes américaines. Mais la tragédie a atteint son apogée lorsque ceux qui nous gouvernent ont obtempéré aux ordres de l’Amérique et d’Israël : au lieu que les armées musulmanes dirigent leurs armes sur les sionistes qui violent la Palestine et piétinent la mosquée Al-Aqsa, ceux qui nous gouvernent ont donné l’ordre aux soldats égyptiens de tuer leurs frères musulmans en Irak. Oh, mes frères dans l’islam, criez avec force une parole de vérité, dites-la haut et fort pour que l’entendent ceux qui ont vendu le sang des musulmans et entassé les fruits de leur pillage dans les banques suisses.
Les slogans s’élevèrent de toute part, criés par des étudiants portés sur les épaules et repris par des milliers de gorges au comble de l’exaltation : “Islamique, islamique, ni à l’est, ni à l’ouest.” “Khaybar, Khaybar(54) ! Ho, le juif, L’armée de Mohammed est de retour.”
“Oh ! Gouvernants indignes, pour combien avez-vous vendu le sang des musulmans ?”
Puis Taher leur fit un signe. Ils se turent et sa voix s’éleva rugissante de colère :
— Hier, les écrans de télévision ont diffusé dans le monde entier l’image d’un soldat américain s’apprêtant à tirer un missile pour tuer notre peuple en Irak. Savez-vous ce qu’avait écrit ce porc américain sur le missile avant de le lancer ? Il avait écrit : “Avec mes salutations à Allah !” Ils se moquent de votre Dieu, et, vous, que faites-vous ? Ils tuent vos femmes, ils offensent leur pudeur et ils se moquent de votre Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté, et, vous, que faites-vous ? Votre honneur et votre virilité sont-ils descendus si bas ? Le djihad, le djihad, le djihad ! Et que tous entendent haut et fort notre parole ! Non à cette sale guerre ! Non au massacre des musulmans ! Oh, Dieu, oui, certainement, nous mourrons plutôt que de laisser la Nation de l’islam devenir une bouchée appétissante entre les mâchoires de nos ennemis ! Nous ne serons pas les godillots de l’Amérique, qu’elle chausse et qu’elle enlève à son gré…
Puis Taher cria d’une voix entrecoupée par l’émotion : “Allah akbar, Allah akbar ! À bas le sionisme, mort à l’Amérique, à bas les traîtres. Islamique, islamique…”
Les étudiants portèrent Taher sur leurs épaules et la foule nombreuse se dirigea vers le grand portail de l’université. Le but des manifestants était de sortir dans la rue pour que les gens se joignent à la manifestation mais les forces de la Sécurité nationale les attendaient devant l’université et dès que les étudiants sortirent sur la place les soldats, armés d’énormes matraques, de casques et de boucliers métalliques lancèrent l’assaut et se mirent à les frapper avec une extrême violence. De nombreux étudiants tombèrent ou furent blessés et leur sang coula sur l’asphalte de la rue. Malgré tout, un flot abondant de manifestants continua à se déverser à travers l’ouverture du portail. Beaucoup purent s’enfuir. Ils s’élancèrent en courant loin des policiers qui se mirent à les pourchasser. Ces étudiants parvinrent à traverser la place de l’université. Ils se regroupèrent à nouveau à côté du pont où de nouveaux détachements de police se jetèrent sur eux, puis ils s’élancèrent par centaines en direction de l’ambassade d’Israël d’où surgirent un grand nombre de recrues des Forces spéciales qui se mirent à lancer sur les étudiants des gaz lacrymogènes. La fumée s’éleva, dérobant la scène aux regards puis retentit le bruit d’une abondante mitraille.
*
Toute la journée, Taha Chazli participa aux manifestations et, au dernier moment, lorsque les forces de sécurité commencèrent à interpeller les étudiants devant l’ambassade d’Israël, il réussit à s’enfuir. Comme convenu, Taha alla au café L’Auberge, place Sayyida-Zeinab, où il rencontra plusieurs frères, parmi lesquels l’émir Taher qui fit un compte rendu et une évaluation des événements de la journée. Puis il dit d’une voix triste :
— Ces criminels ont employé les gaz lacrymogènes comme camouflage, puis ils ont tiré à balles réelles sur les étudiants et votre frère Khaled Harbi, de la faculté de droit, est tombé en martyr. Nous le comptons parmi ceux qui sont retournés à Dieu. Nous demandons à Dieu de lui pardonner tous ses péchés, de le recouvrir de sa grâce et de lui accorder sa récompense au paradis, avec la permission de Dieu.
Ceux qui étaient présents récitèrent la fâtiha pour l’âme du martyr et ils furent saisis d’un sentiment d’effroi sacré et de tristesse. Puis le frère Taher leur expliqua leurs missions du lendemain : la prise de contact avec les agences de presse étrangères pour confirmer la nouvelle du martyre de Khaled Harbi, la recherche des familles des détenus et l’organisation de nouvelles manifestations partant d’endroits auxquels ne s’attendraient pas les forces de sécurité. La tâche qui avait été confiée à Taha était d’écrire des affiches et de les placarder tôt le matin sur les murs de la faculté. Dans ce but, il acheta des feutres de couleur et plusieurs rames de papier cartonné. Il s’enferma dans sa chambre sur la terrasse et s’absorba dans son travail au point qu’il ne descendit pas à la salle de prière et qu’il fit seul les prières du crépuscule et du soir. Il termina au milieu de la nuit. Il se sentait extrêmement fatigué et se dit qu’il lui restait peu d’heures de sommeil car il devait aller à l’université avant sept heures du matin. Il ajouta deux prosternations surérogatoires à la prière du soir, puis éteignit la lumière et s’allongea sur le côté droit, en récitant avant de dormir son invocation habituelle : “Ô mon Dieu, j’ai tourné mon visage vers toi et je me suis mis sous ta protection. Pour ce qui me concerne, je m’en suis remis à toi, plein de désir de toi et de crainte de toi. Il n’y a ni refuge ni protection contre toi, si ce n’est en toi. Ô mon Dieu, je crois en ton Livre, que tu as fait descendre et en ton Prophète, que tu as envoyé.”
Il plongea ensuite dans un sommeil profond. Au bout d’un moment il eut la sensation qu’il rêvait. Il fut éveillé par un concert de bruits. Il ouvrit les yeux et distingua des ombres qui bougeaient dans l’obscurité de la pièce. Soudain, la lumière se fit et il vit trois hommes énormes debout devant son lit. L’un d’eux s’approcha et le gifla violemment, puis lui prit la tête et la tourna brutalement vers la droite et Taha vit pour la première fois un jeune officier de police qui lui demanda d’un air goguenard :
— Tu es Taha Chazli ?
Il ne répondit pas et les indicateurs le frappèrent brutalement sur la tête et au visage. L’officier posa à nouveau sa question et Taha lui dit d’une voix faible :
— Oui…
L’officier sourit d’un air provocateur et lui dit :
— Tu joues les chefs, fils de pute !
C’était le signal : les coups se mirent à pleuvoir sur Taha. Le plus étrange, c’est qu’il ne protesta pas, ne cria pas. Il ne protégea même pas, de ses mains, son visage qui resta figé sous l’effet de la surprise. Il s’abandonna complètement aux coups des indicateurs qui se saisirent de lui et l’entraînèrent hors de la pièce.
*
Parmi les dizaines de clients qui emplissaient la salle du restaurant oriental de l’hôtel Sheraton Gezireh ne se trouvent qu’une petite minorité de citoyens ordinaires qui viennent les jours de fête, en compagnie de leurs fiancées ou de leurs épouses et de leurs enfants, manger d’appétissants kebabs. La plupart des clients sont des notabilités : hommes d’affaires, ministres, actuels ou anciens gouverneurs. Ils vont dans ce restaurant pour manger et se retrouver, loin des yeux des journalistes et des curieux. C’est ce qui explique la concentration de policiers dans ce lieu, sans compter les gardes du corps privés qui accompagnent toutes les personnalités d’envergure. Le Kababgi(55) du Sheraton en est venu à jouer le même rôle que celui qu’avait eu longtemps le Royal Automobile Club dans la vie politique égyptienne d’avant la révolution. Combien de manœuvres, de transactions, de lois affectant des millions d’Égyptiens ont été élaborées puis conclues au Kababgi du Sheraton, autour d’une table regorgeant de viandes grillées. La différence entre l’Automobile Club et le Kababgi du Sheraton traduit avec précision le changement qui est intervenu dans l’élite au pouvoir en Égypte, avant et après la révolution. Les ministres aristocratiques des temps révolus, avec leur éducation et leurs manières authentiquement occidentales, s’accordaient parfaitement avec l’Automobile Club où ils veillaient tous les soirs, sirotant leur whisky en jouant au poker ou au bridge, accompagnés de leurs épouses en robes de soirée décolletées. Quant aux “grands” de l’époque contemporaine, d’origine généralement populaire, strictement attachés aux apparences extérieures de la religion, éprouvant un appétit vorace pour les nourritures alléchantes, le Kababgi du Sheraton leur convient parfaitement. Ils y mangent du kebab, de la kefta et des pigeons farcis de la meilleure qualité, ils y boivent des verres de thé et y fument du mouassel dans des chicha que l’administration de l’établissement a introduites à leur demande. Pendant qu’ils mangent, boivent et fument, la conversation porte sans interruption sur l’argent et les affaires.
Kamel el-Fawli avait demandé au hadj Azzam de le rencontrer au Kababgi du Sheraton. Ce dernier arriva en avance avec son fils Fawzi. Ils s’assirent tous les deux et fumèrent une chicha en buvant du thé. Puis arrivèrent Kamel el-Fawli et son fils Yasser avec trois gardes du corps qui se mirent à inspecter les lieux. L’un d’eux chuchota discrètement quelque chose à El-Fawli qui hocha la tête et dit au hadj Azzam, après l’avoir chaleureusement serré dans ses bras :
— Je vous en prie, hadj… il faut changer de place. Les gardes du corps ne veulent pas que l’on reste ici parce que c’est trop exposé.
Le hadj Azzam s’exécuta. Lui et son fils se levèrent avec El-Fawli et ils se dirigèrent ensemble vers une table indiquée par les gardes du corps, à l’endroit le plus éloigné, près du jet d’eau. Ils s’y assirent et les gardes du corps s’installèrent à une table proche, à une distance calculée pour leur permettre de surveiller la table sans entendre ce qu’on y disait.
Au début, cela commença par des généralités, des échanges de questions sur la santé et les enfants, et par les plaintes habituelles sur le surmenage et l’accroissement des responsabilités. Puis El-Fawli dit au hadj Azzam d’un ton aimable :
— À propos, votre campagne à l’Assemblée du peuple contre les publicités impudiques à la télévision était excellente. Elle a eu beaucoup d’écho chez les gens.
— Le mérite vous en revient, Kamel bey, c’est vous qui avez eu l’idée.
— Mon but était que les gens vous connaissent parce que vous êtes un nouveau député. Grâce en soit rendue à Dieu, tous les journaux ont écrit sur vous.
— Que Dieu nous permette de vous rendre vos bienfaits.
— Je vous en prie, hadj, Dieu sait que vous êtes un frère très cher pour moi.
— Vous pensez, Kamel bey, que la télévision réagira favorablement à la campagne et retirera ces ignobles publicités ?
El-Fawli s’écria avec une ardeur toute “parlementaire” :
— Elle réagira, qu’elle le veuille ou non. J’ai dit au ministre de l’information, pendant la réunion du bureau politique, que cette mascarade ne pouvait plus durer. Il est de notre devoir de protéger la moralité des familles de notre pays. Qui accepte que sa sœur regarde ces danses et ces obscénités ? Et où ? En Égypte, le pays d’al-Azhar !
— Ces filles qui apparaissent toutes nues à la télévision, je me demande où est leur famille ? Où est leur père ou bien leur frère pour qu’il les laisse se montrer de cette façon dégoûtante ?
— Qu’est-il devenu, le sens de l’honneur ? Je me le demande ! Celui qui laisse sa femme se dévêtir est un proxénète et le Prophète de Dieu – prière et salut de Dieu sur lui – a maudit les proxénètes.
Le hadj Azzam hocha la tête et dit d’un air plein de componction :
— Le destin du proxénète est précisément l’enfer – quel horrible destin – et le recours est en Dieu.
Ce dialogue n’était qu’un prélude, une prise de pouls, une façon d’aiguiser ses capacités, comme les exercices d’échauffement qu’exécutent les footballeurs avant un match. Maintenant, l’appréhension s’était dissipée, l’atmosphère de l’entretien s’était réchauffée. Kamel el-Fawli pencha la tête en avant et dit avec un sourire entendu, en agitant l’embout de sa chicha entre ses gros doigts :
— Au fait, j’ai oublié de vous féliciter.
— Que Dieu vous bénisse. Mais pourquoi ?
— Pour la concession des voitures japonaises Tasso.
— Ah, répondit Azzam d’une voix faible, les yeux soudain brillants d’attention.
Puis il se tut et tira lentement une bouffée de la chicha pour se donner le temps de réfléchir avant d’ajouter en pesant chacun de ses mots :
— Mais l’affaire n’est pas encore faite, Kamel bey. Je viens de présenter ma demande de concession et les Japonais font des investigations sur moi. Il se peut qu’ils m’accordent la concession ou qu’ils me la refusent. Souhaitez-moi bonne chance et invoquez le Prophète.
— Allons, mon vieux, me raconter ça à moi ! Non, monsieur, vous avez obtenu la concession cette semaine et la preuve, c’est que l’accord est arrivé par fax, jeudi. Qu’en pensez-vous ?
Azzam le regarda en silence et il poursuivit d’un ton sérieux :
— Vous voyez, hadj Azzam. Je m’appelle Kamel el-Fawli. Je suis un homme droit comme une épée (et il fit un signe de la main pour indiquer la rectitude). Je n’ai qu’une parole. Je crois que vous en avez fait l’expérience.
— Que Dieu fasse durer les bonnes actions.
— Je vous dis tout jusqu’au bout, hadj ? Les revenus de cette concession dépassent trois cents millions de livres par an. Bien sûr, vous savez que je vous veux du bien, mais cette bouchée là est un peu grosse pour vous.
— C’est-à-dire ? s’écria Azzam d’une voix altérée.
El-Fawli lui répondit en le regardant avec intensité :
— Cela veut dire que vous ne pouvez pas la manger tout seul. Nous voulons le quart.
— Le quart de quoi ?
— Le quart des bénéfices.
— Vous, c’est qui ?
El-Fawli éclata de rire et lui dit :
— C’est une question, ça ? Mais, mon vieux, vous êtes un enfant du pays, vous comprenez vite.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que je vous parlé par procuration, au nom du Grand Homme. Le Grand Homme a demandé à être associé à vous dans votre concession et il prendra le quart des bénéfices. Quand le Grand Homme demande, il faut qu’il prenne.
*
Un malheur ne vient jamais seul, se répétait le hadj Azzam toutes les fois qu’il se rappelait cette journée. Il avait quitté le Sheraton aux environs de dix heures du soir, après avoir donné son accord à la demande de Kamel el-Fawli. Il était obligé d’accepter car il connaissait la puissance du Grand Homme, mais, malgré tout, l’idée d’avoir à donner le quart de ses bénéfices l’indignait. Un grand projet pour lequel il avait travaillé dur, pris de la peine, dépensé des millions : le Grand Homme arrivait et prenait le quart des bénéfices, comme sur un plateau ! C’était une imposture et du gangstérisme. Ainsi se disait-il en lui-même avec colère, bien décidé intérieurement à s’efforcer de trouver une solution pour empêcher cette injustice. La voiture poursuivit sa route vers chez lui, à Mohandessine, lorsque le hadj se tourna vers son fils Fawzi et lui dit :
— Va à la maison et dis à ta mère que je dormirai à l’extérieur cette nuit. Il faut que je passe des coups de fil au sujet de l’affaire d’El-Fawli.
Fawzi hocha la tête en silence et descendit devant la maison après avoir baisé la main de son père qui lui tapota l’épaule et lui dit :
— Demain, nous nous retrouverons de bonne heure au bureau, si Dieu le veut.
Le hadj Azzam s’étira, soudain détendu, sur le siège de la voiture. Il demanda au chauffeur d’aller à l’immeuble Yacoubian. Il n’avait pas vu Soad depuis des jours, tant il était occupé par l’affaire de la concession japonaise. Il sourit en l’imaginant surprise par sa venue. Comment allait-il la trouver ? Que faisait-elle toute seule maintenant ? Il désirait si ardemment une nuit avec elle, une nuit où il se débarrasserait de ses soucis et dont il se réveillerait rasséréné. Il avait pensé l’appeler depuis le téléphone de sa voiture pour qu’elle se prépare à leur rencontre, mais il avait préféré tomber sur elle à l’improviste pour voir comment elle l’accueillerait. Il renvoya donc le chauffeur, monta à l’appartement, tourna doucement la clef et entra dans le vestibule. Il entendit du bruit du côté du salon et il s’approcha lentement… et là, il la trouva, allongée sur le canapé, vêtue d’un pyjama rouge, les cheveux dans des bigoudis et le visage recouvert de crème. Elle regardait la télévision. Dès qu’elle le vit, elle poussa un cri et l’accueillit avec chaleur. Elle sauta de son siège et le serra dans ses bras en lui disant d’un ton de reproche :
— Alors, c’est comme ça, hadj ? Tu aurais pu au moins me téléphoner pour que je me prépare ! Ou bien, tu as envie de me voir affreuse ?
— Tu es belle comme la lune, lui chuchota le hadj en se collant à son corps et en l’étreignant avec force.
Elle ressentit son désir, comme une piqûre, rejeta la tête en arrière et se déroba en disant d’un air aguicheur :
— Allons, hadj, tu es toujours aussi pressé ? Attends un peu que je passe à la salle de bains et que je te prépare quelque chose à manger.
Leur nuit s’était passée comme d’habitude. Elle lui avait préparé le charbon et la chicha, et il avait fumé plusieurs pipes de haschich en attendant qu’elle se prépare dans la salle de bains puis il avait enlevé ses vêtements, pris un bain, passé sa galabieh blanche et s’était couché avec elle. Il faisait partie de ces hommes que le sexe débarrasse de leurs soucis. Il recommença plusieurs fois avec plus de chaleur et d’abondance que d’habitude, au point que lorsqu’ils eurent terminé elle l’embrassa et lui chuchota en frottant son nez contre le sien :
— C’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe.
Il éclata de rire. Elle appuya son dos sur l’oreiller et lui dit d’un ton jovial :
— Allez, je te dis la devinette.
— Quelle devinette ?
— Ah, tu oublies vite ? La devinette, hadj, l’affaire par laquelle tu vas me prouver que tu m’aimes.
— Ah, c’est vrai, excuse-moi. Ce soir, j’ai l’esprit complètement ailleurs. Allez, madame, dites-moi la devinette.
Soad se tourna vers lui, le regarda en silence, comme si elle essayait de prévoir sa réaction, puis un grand sourire s’épanouit sur son visage et elle dit :
— Vendredi, je suis allée chez le médecin ?
— Chez le médecin ? Tout va bien ?
— Je me sentais fatiguée.
— Rien de grave ?
Elle éclata de rire :
— Non, c’était une bonne fatigue.
— Je ne comprends pas.
— Que Dieu te bénisse mon chéri, je suis enceinte depuis deux mois.
*
Le grand fourgon était arrêté devant l’immeuble Yacoubian, complètement fermé en dehors de petites fenêtres grillagées. Les soldats y conduisirent Taha Chazli tout en le frappant et en lui donnant des coups de pied avec leurs énormes chaussures. Avant de le pousser à l’intérieur du véhicule, ils lui fixèrent un bandeau sur les yeux, puis ils lui tirèrent les mains derrière le dos et lui mirent des menottes. Il sentit la peau de ses poignets se déchirer sous la pression du fer. La voiture était bondée de détenus qui ne cessèrent de répéter des slogans pendant tout le parcours : “Il n’y a de Dieu que Dieu… islamique, islamique…” comme si, par leurs cris, ils venaient à bout de la peur et de la tension. Les gardes les laissèrent crier, mais la voiture démarra à toute vitesse et les étudiants tombèrent à plusieurs reprises les uns sur les autres. Soudain, le véhicule s’arrêta, ils entendirent le grincement d’un vieux portail métallique, le fourgon avança un peu, lentement, puis s’arrêta à nouveau et on ouvrit la porte arrière. Un groupe de soldats se précipita en criant et en les insultant. Ils détachèrent leurs ceinturons et se mirent à en frapper les étudiants qui dégringolaient hors du véhicule en criant. Ils entendirent ensuite l’aboiement des chiens policiers qui se jetèrent soudain sur eux. Taha essaya de fuir mais un énorme chien bondit sur lui, le fit tomber à terre et commença à planter ses crocs dans sa poitrine et sur son cou. Taha roula par terre pour protéger son visage des crocs du chien. Il pensa qu’ils ne laisseraient pas les chiens les tuer et que, s’il mourait, Dieu lui accorderait le paradis. Il resta ferme et se mit à réciter intérieurement des versets du Coran et à se souvenir de passages des prêches du cheikh Chaker. Il découvrit que sa douleur physique atteignait un paroxysme atroce puis cette sensation diminuait peu à peu.
Tout à coup, les chiens s’éloignèrent d’eux comme s’ils avaient reçu un signal. Ils restèrent quelques minutes allongés dans la cour, puis les soldats les rouèrent à nouveau de coups et commencèrent à les emmener un par un. Taha sentit qu’on le poussait dans un long couloir, une porte s’ouvrit et il entra dans une vaste pièce à l’atmosphère enfumée. Il commença à distinguer la voix des officiers qui y étaient assis et qui bavardaient en riant. L’un d’eux se dirigea vers lui et le gifla violemment sur la nuque. Il lui cria au visage :
— Comment t’appelles-tu ? Fils de ta mère !
— Taha Mohammed Chazli.
— Quoi ? Je n’entends pas.
— Taha Mohammed Chazli.
— Parle plus fort, fils de pute.
Taha cria le plus fort qu’il put, mais l’officier le gifla et l’interrogea à nouveau. Cela recommença trois fois, puis les coups de poing et de pied s’abattirent sur lui jusqu’à ce qu’il tombe par terre. Ils le firent mettre debout et pour la première fois s’éleva une voix calme et grave parlant avec assurance, d’une manière posée :
— Assez, vous autres, arrêtez de taper. Ce garçon a l’air raisonnable et intelligent… Viens mon fils, approche-toi d’ici.
On le poussa vers l’endroit d’où provenait la voix. Taha comprit que c’était leur chef et qu’il était assis à un bureau, au centre de la pièce.
— Comment t’appelles-tu, mon cher ?
— Taha Mohammed Chazli.
Il parlait avec difficulté et sentait le goût amer du sang dans sa bouche.
Le chef lui dit :
— Taha, on voit que tu es un bon garçon, bien élevé. Pourquoi te faire tout ce mal, mon fils ? Tu as vu ce qui t’est arrivé ? Et ce n’est pas tout. Tu n’as encore rien vu. Tu vois, ces soldats-là, ils vont te taper jusqu’au soir. Après, ils rentreront chez eux manger et dormir, d’autres viendront te taper jusqu’au matin et, le matin, ces soldats-là reviendront de leurs maisons te taper à nouveau jusqu’à la nuit, et ça continuera comme ça, sans s’arrêter et si tu meurs sous les coups on t’enterrera ici, à l’endroit où tu te trouves. On n’en a rien à faire. Tu n’es pas à la hauteur, Taha, nous, on est le gouvernement. Tu n’es pas à la hauteur du gouvernement, Taha ! Tu as vu dans quel pétrin tu es tombé ? Écoute, mon vieux, tu veux que je te fasse sortir tout de suite ? Tu veux retourner dans ta famille ? À l’heure qu’il est, ton père et ta mère sont inquiets pour toi…
Il prononça la dernière phrase comme s’il était vraiment ennuyé. Taha sentit un frisson s’emparer de lui. Il fit un effort démesuré pour rester ferme, mais il échoua. Un son aigu, comme un hululement s’échappa de lui, puis il s’abandonna à un flot de larmes brûlantes.
L’officier lui tapota l’épaule en lui disant :
— Non, Taha, non, mon cher, ne pleure pas. Par Dieu tout-puissant, tu me fais pitié. Écoute, mon petit, tu nous donnes des informations sur ton organisation et moi, sur mon honneur, je te laisse sortir immédiatement. Qu’est-ce que tu en penses ?
Taha s’écria :
— Je n’ai pas d’organisation.
— Et pourquoi as-tu chez toi la charte de l’action islamique ?
— J’étais en train de la lire.
— Mais, mon cher, c’est un livre organisationnel. Allons, Taha, que Dieu te guide, dis-moi quelles sont tes responsabilités dans l’organisation ?
— Je ne connais pas d’organisation.
Les coups s’abattirent à nouveau sur lui et Taha ressentit que sa douleur dépassait à nouveau l’effrayant paroxysme pour devenir comme une idée qu’il percevrait de l’extérieur. La voix du chef lui parvint, calme comme toujours :
— Mais pourquoi tout ça, mon fils, pourquoi ne dis-tu pas ce que tu sais, et tu retrouves la liberté ?
— Par Dieu tout-puissant, mon pacha, je ne sais rien.
— Tu es libre, mais fais attention, je suis le seul gentil, ici. Ces officiers sont des mécréants et des criminels. Ils ne se contentent pas de taper. Ils font des choses très laides… Tu es décidé à parler ou pas ?
— Par Dieu tout-puissant, je ne sais rien.
— Très bien, tu es libre.
Comme si c’était le signal convenu, dès que l’officier eut prononcé ces mots, les coups s’abattirent de tous côtés sur Taha, on le jeta par terre sur le ventre et plusieurs mains se mirent à soulever sa galabieh et à lui arracher ses sous-vêtements. Il résista de toutes ses forces, mais ils étaient trop nombreux. Ils immobilisèrent son corps avec leurs mains et leurs pieds. Deux mains épaisses se saisirent de ses fesses et les écartèrent et il sentit un corps solide pénétrer dans son derrière et lui déchiqueter les tissus internes. Il se mit à hurler. Il hurla à pleins poumons jusqu’à ce qu’il sente que sa gorge se déchirait.
*
Au commencement de l’hiver, Abd Rabo commença sa vie nouvelle. Il avait terminé son service militaire dans la police et s’était définitivement débarrassé de son uniforme qu’il avait remplacé par des vêtements occidentaux. Il avait pris ses fonctions dans le nouveau kiosque. Rapidement, il avait fait venir du Saïd sa femme Hadia avec leur bébé Waël, et ils logèrent ensemble sur la terrasse de l’immeuble Yacoubian, dans une pièce que leur avait louée Hatem Rachid. La santé d’Abdou s’améliora et il prit du poids. Les effets de sa stabilité étaient perceptibles : il perdit cet air émacié et piteux des appelés du contingent pour ressembler plutôt à un jeune commerçant cairote prospère, actif et plein de confiance (même s’il conservait le lourd accent du Saïd ainsi que ses ongles longs et noirs et ses dents, qu’il ne nettoyait jamais, jaunies par la fumée et les restes de nourriture). La vente des cigarettes, des sucreries et des boissons fraîches lui procurait des revenus convenables. Comme ils le faisaient d’habitude avec leurs nouveaux voisins, les gens de la terrasse réservèrent à Abdou et sa famille un accueil cordial, mêlé de circonspection et de curiosité. Mais, jour après jour, ils apprécièrent davantage Hadia, la femme d’Abdou, avec son corps bien balancé et svelte, sa galabieh noire et sa peau foncée, avec son tatouage bleu sous le menton, sa cuisine du Saïd (la bétawa et la weika(56)) et son accent d’Assouan qu’ils s’amusaient à imiter.
Abdou avait dit à ses voisins qu’il travaillait comme cuisinier chez Hatem Rachid mais ils ne l’avaient pas cru parce qu’ils connaissaient l’homosexualité de Hatem avec qui il dormait au moins deux fois par semaine. Ils plaisantaient entre eux sur cette cuisine nocturne qu’Abdou préparait à son maître. Ils connaissaient la vérité et ils l’acceptaient. Généralement leur conduite à l’égard de quelqu’un de déviant dépendait de l’affection qu’ils lui portaient : s’ils le détestaient, ils se déchaînaient contre lui au nom de la défense des bonnes mœurs, ils se disputaient férocement avec lui et interdisaient à leurs enfants de le fréquenter. Mais s’ils l’aimaient, comme c’était le cas d’Abdou, ils lui pardonnaient et se comportaient avec lui en le considérant comme un malheureux qui s’égarait. Ils répétaient qu’en fin de compte tout dépendait du destin, et que Dieu, qu’il soit glorifié et exalté, ne tarderait pas à le mettre sur le droit chemin. “Combien de gens pires sont devenus des saints parce que Dieu les a conduits sur le droit chemin et leur a ouvert les portes du Bien.” Ils disaient cela en faisant claquer leurs lèvres et en hochant affectueusement la tête.
La vie d’Abdou se déroulait presque sans problèmes mais ses relations avec sa femme Hadia étaient tendues. Elle était heureuse de sa nouvelle vie confortable mais quelque chose d’épineux au fond d’eux-mêmes continuait à envenimer leurs relations, quelque chose qui, parfois, prenait de l’importance, parfois, s’estompait et s’éclipsait mais qui restait toujours présent. Lorsqu’il revenait vers elle, le matin, après une nuit passée avec Hatem, il était gêné et nerveux et évitait de la regarder dans les yeux. À la moindre bévue, il la rabrouait violemment et elle accueillait ses accès de colère avec un sourire triste qui l’irritait encore plus. Il lui criait :
— Parle, idiote.
— Que Dieu te pardonne, lui répondait Hadia d’une voix faible en s’écartant de lui jusqu’à ce qu’il se calme.
Lorsque le lit les réunissait et qu’ils faisaient l’amour, Abdou pensait souvent à son amant Hatem. À ce moment-là, il sentait qu’elle lisait dans ses pensées. Alors, il ensevelissait son angoisse dans le corps de sa femme. Il la possédait avec une violence excessive comme pour l’empêcher de penser ou comme s’il l’agressait pour la punir d’être au courant de son homosexualité. Lorsqu’il avait terminé, il s’allongeait sur le dos, allumait une cigarette et restait à contempler le plafond de la chambre. Elle était allongée à ses côtés et cette chose épineuse restait suspendue entre eux, qu’ils ne pouvaient ni ignorer ni mentionner. Une seule fois, Abdou céda à une obscure pulsion intérieure. Il en avait assez de faire comme si de rien n’était ; cela pesait sur son cœur et, au fond de lui, il souhaitait que Hadia l’affronte plutôt que cette douloureuse hypocrisie. Si elle se dressait face à lui et l’accusait d’homosexualité, cela le libérerait de son fardeau. Il lui dévoilerait tout. Il lui rappellerait tout simplement qu’il ne pouvait pas se passer de Hatem car il avait besoin d’argent.
Il lui dit tout à coup :
— Tu sais, Hadia, Hatem est quelqu’un de très bon.
— …
— Si tu savais comme il nous aime !
— …
— Pourquoi ne dis-tu rien ?
— Parce que la bonté n’a rien à faire là-dedans. Toute l’affaire, c’est que tu es quelqu’un de confiance et qu’il sait qu’il peut compter sur toi dans le travail.
C’était la justification qu’elle donnait aux voisins. Si elle avait parlé avec vivacité, c’est qu’il l’avait blessée dans son affectation d’ignorance qui l’affranchissait de sa honte. Il regretta un peu sa précipitation et lui dit d’un ton apaisant :
— Mais, ma chère femme, il doit tout de même être remercié pour tous ses bienfaits.
— Il n’y a pas de bienfaits. Tout le monde agit dans son intérêt. Tu comprends aussi bien que moi. Que le Seigneur nous pardonne au sujet de Hatem, de toutes ses affaires et de toute cette aventure.
Ses paroles tombèrent brutalement sur lui et il se réfugia dans le silence. Il tourna son visage vers le mur. Elle eut pitié et se rapprocha de lui. Elle prit sa main entre les siennes et l’embrassa puis chuchota avec tendresse :
— Abou Waël(57), que Dieu te garde pour nous et qu’il pourvoie à notre subsistance d’une façon licite… Je voudrais que tu gagnes l’argent dont on a besoin, que tu puisses ouvrir un kiosque qui t’appartienne à toi, et que tu ne doives plus rien à personne, ni à Hatem, ni à personne d’autre.
*
Sur le modèle des grands pays colonialistes, Malak Khalo visait à l’expansion territoriale et à l’hégémonie. Une force intérieure irrésistible le poussait toujours à s’emparer de tout ce qui était à portée de sa main, quel qu’en soit le prix et quelle que soit la méthode. Depuis qu’il était arrivé sur la terrasse, il n’avait cessé de s’étendre dans toutes les directions. Cela avait commencé par de petits W.-C. inutilisés d’une superficie d’un mètre sur un mètre, situés à l’entrée. Dès que Malak les vit, il entreprit de s’en emparer. Il plaça devant des cartons puis commença à en entreposer à l’intérieur et, petit à petit, il entreprit de le fermer avec un verrou dont il mit les clefs dans sa poche, sous prétexte qu’il y avait à l’intérieur des caisses de marchandises qui risquaient d’être volées. Après les W.C., il s’empara d’un grand espace sur la terrasse qu’il remplit de vieilles machines à coudre en panne. Il disait aux habitants (que cela ennuyait vraiment) que ces machines étaient là provisoirement et que quelqu’un allait très vite venir les prendre pour les réparer ; mais celui-ci repoussait toujours sa venue. Il téléphonait à Malak au dernier moment et l’informait que quelque chose d’imprévu était survenu et qu’il viendrait assurément une semaine ou deux plus tard pour prendre les machines. Malak continuait à atermoyer jusqu’à ce qu’il soit en mesure d’imposer le fait accompli. Quant au grand trou dans le mur de la terrasse, cela se fit d’un seul coup, par surprise. Moins d’une heure plus tard, les menuisiers se présentèrent et firent une porte en bois pour couvrir le trou et y mirent un verrou dont il garda les clefs : il parvint ainsi à s’approprier une armoire supplémentaire pour entreposer ses marchandises. Au cours de ces batailles, Malak, comme un politicien expérimenté, calmait la colère et l’opposition des habitants d’une manière ou d’une autre, soit en les apaisant, soit en noyant le poisson, soit même en se disputant violemment si cela était nécessaire (ce qui était d’ailleurs rarement le cas). Ce qui l’aida beaucoup, c’est que le professeur Hamed Hawas, après avoir envoyé des plaintes à la presque totalité des responsables de l’État, avait fini par obtenir l’annulation de sa mutation arbitraire au Caire. Il était donc revenu à son affectation d’origine à Mansoura et Malak fut ainsi débarrassé d’un adversaire opiniâtre, capable de saboter ses plans expansionnistes sur la terrasse.
Toutefois, de petites acquisitions, comme celles des toilettes ou du placard, ne suffisaient pas à satisfaire la convoitise immobilière de Malak, sinon de la façon qu’un grand commandant en chef peut être satisfait d’une victoire aux échecs. Il rêvait d’un grand coup qui lui rapporterait une grosse somme, un beau terrain sur lequel il mettrait la main, par exemple, ou un grand appartement dont le locataire viendrait à mourir et qu’il prendrait pour lui. Cela arrive fréquemment dans le centre-ville. Souvent, lorsqu’un vieil étranger seul et sans famille meurt, l’Égyptien le plus proche de lui s’empare de son appartement. Le repasseur(58) par exemple, le cuisinier ou le mari de la femme de ménage. Il s’empresse d’établir sa résidence dans l’appartement, puis rédige un procès-verbal certifiant cette résidence, change les serrures, s’adresse à lui-même des lettres recommandées (pour faire foi) puis s’entend avec de faux témoins qui confirment devant le tribunal sa présence permanente avec le défunt étranger. Il charge ensuite un avocat de suivre l’interminable litige avec le propriétaire de l’immeuble, qui est généralement contraint en fin de course d’accepter un arrangement à l’amiable avec celui qui s’est emparé de l’appartement, sur la base d’un montant très inférieur à son prix réel.
La possibilité d’un tel coup de chance caressait les rêves de Malak comme la brise caresse les branches des arbres. Il avait passé en revue les appartements de l’immeuble Yacoubian dont il était susceptible de s’emparer. C’était celui de Zaki Dessouki qu’il voyait le plus à la portée de sa main. Un appartement de six chambres, avec un salon, deux salles de bains et un grand balcon donnant sur la rue Soliman-Pacha. Zaki était un vieil homme seul et il pouvait mourir à n’importe quel instant. L’appartement était en location et on n’hérite pas d’une location. De plus, la présence de son frère Abaskharoun à l’intérieur de l’appartement permettrait plus facilement à Malak de s’en emparer au moment crucial. Après avoir réfléchi et s’être entouré de conseils juridiques, Malak arrêta le plan suivant : il fallait qu’il signe avec Zaki Dessouki un acte créant une société fictive, puis qu’il l’enregistre chez le notaire et le dissimule jusqu’à la mort de Zaki. Alors Malak produirait l’acte et, en tant qu’associé commercial du défunt, il ne serait plus possible de l’expulser de l’appartement. Mais comment faire signer Zaki ? C’est là qu’il avait pensé à Boussaïna Sayyed. Zaki Dessouki était si faible devant les femmes qu’une femme habile était capable de profiter de son inattention et d’obtenir sa signature sans qu’il s’en rende compte. Malak avait offert à Boussaïna la somme de cinq mille livres en échange de la signature de Zaki Dessouki. Il lui avait accordé deux jours de réflexion. Il ne doutait pas qu’elle accepterait mais il ne voulait pas paraître impatient d’obtenir son accord. Elle avait accepté comme il s’y attendait, mais elle lui avait demandé sans détour :
— Si je t’apporte le contrat avec la signature de Zaki Dessouki, qui me garantit que tu me paieras ?
Malak avait préparé sa réponse. Il lui dit immédiatement :
— C’est donnant, donnant. Tu gardes le contrat jusqu’à ce que tu aies la totalité de la somme.
Boussaïna sourit :
— Alors, c’est d’accord : pas d’argent, pas d’acte.
— Absolument.
*
Pourquoi Boussaïna avait-elle accepté ?
Et pourquoi aurait-elle refusé ? Cinq mille livres étaient une belle somme avec laquelle elle pourrait subvenir aux besoins de son frère et de ses sœurs et se constituer un trousseau. Et puis Malak prendrait l’appartement après la mort de Zaki Dessouki qui ne saurait jamais ce qu’elle avait fait et à qui cela ne ferait aucun tort puisqu’il serait mort. Et même si cela lui causait un tort, pourquoi s’apitoierait-elle sur lui ? Ce n’était qu’un vieil imbécile qui courait derrière les femmes et qui méritait ce qui lui arrivait. Elle avait perdu toute pitié à l’égard des gens et une épaisse écorce d’indifférence s’était formée autour de ses sentiments. Elle était blasée, comme ces adolescents déprimés et marginaux, incapables d’éprouver de la sympathie pour les autres. Elle avait finalement réussi à se débarrasser de ses remords. Elle avait définitivement enterré le sentiment de culpabilité qui s’était emparé d’elle lorsqu’elle s’était déshabillée devant Talal, qu’elle avait ensuite nettoyé ses vêtements de ses saletés, puis qu’elle lui avait tendu la main pour prendre dix livres. Elle était devenue plus dure, plus amère, plus hardie. Elle ne se préoccupait même plus de ce que colportaient les habitants de la terrasse sur sa réputation. Elle en savait assez sur leurs turpitudes et leurs désordres pour rendre risibles leurs affectations de vertu. Si elle avait des relations avec Talal par besoin d’argent, elle connaissait des femmes sur la terrasse qui trompaient leurs maris uniquement pour le plaisir et elle, en fin de compte, était toujours vierge et pouvait se marier avec n’importe quel homme respectable et faire avaler leur langue à ceux qui disaient du mal d’elle.
Lorsque Boussaïna avait commencé à travailler chez Zaki Dessouki, elle avait guetté l’occasion de lui subtiliser sa signature sur l’acte, mais l’affaire n’était pas facile car il n’était pas ce vieux antipathique qu’elle s’était imaginé. Au contraire, il était gentil, poli, il la traitait avec respect et elle n’avait jamais l’impression avec lui de faire une tâche rétribuée comme avec Talal qui lui enlevait ses vêtements et tripotait son corps sans lui dire un seul mot. Zaki était délicat avec elle. Il avait fait connaissance de sa famille et il aimait ses jeunes frère et sœurs à qui il achetait des cadeaux nombreux et coûteux. Il respectait ses sentiments, il écoutait avec intérêt ce qu’elle disait et il lui racontait de passionnantes histoires de l’ancien temps. Même leurs rencontres dans le lit ne lui laissaient pas cette sensation de dégoût que lui procurait Talal. Zaki la caressait avec délicatesse, comme s’il craignait pour elle l’impact de ses doigts, comme s’il effleurait une rose dont la moindre pression aurait pu déchirer les pétales. Il lui baisait souvent la main (elle ne s’était jamais imaginé qu’un homme lui baiserait la main). La première nuit, quand leurs corps s’étaient rencontrés, elle lui avait chuchoté tout en l’étreignant :
— Attention, je suis vierge.
Il avait ri légèrement et chuchoté :
— Je le sais…
Puis il l’avait embrassée et elle avait senti son corps fondre complètement entre ses bras. Il avait une façon ensorcelante de faire l’amour. Il remplaçait par l’expérience la vigueur de la jeunesse comme un vieux footballeur compense par une grande technique son manque de souplesse. Boussaïna souhaitait intérieurement que le mari avec lequel elle s’unirait un jour soit aussi délicat que lui. Mais, d’une certaine façon, son extrême admiration pour lui la tourmentait car elle suscitait en elle un sentiment de culpabilité. Il était aimable avec elle et elle le trompait et lui faisait du mal. Cet homme bon, qui était tendre avec elle, qui la choyait, qui lui racontait les secrets de sa vie, ne pourrait jamais s’imaginer qu’elle préparait un stratagème pour s’emparer de son appartement après sa mort. Lorsqu’elle y pensait, elle se méprisait et se détestait. Il lui était difficile de le berner, comme il est difficile au chirurgien d’opérer sa femme ou ses enfants. Plus d’une fois, elle avait eu l’intention de prendre sa signature quand il était ivre mais, au dernier moment, elle avait fait machine arrière. Elle n’avait pas pu. Ensuite, à son grand étonnement, elle se l’était reproché avec force et s’était sentie furieuse de sa pusillanimité. À vrai dire, elle resta violemment tiraillée entre la pitié et le sentiment de culpabilité qu’elle éprouvait à l’égard du vieil homme, et d’autre part son ardent désir d’avoir de l’argent, jusqu’au jour où, rassemblant ses forces, elle se décida à trancher l’affaire et à lui subtiliser sa signature à la première occasion.
*
— Tu as remarqué que tous mes costumes sont des costumes d’hiver. C’était l’hiver que j’allais à toutes ces soirées. L’été, je voyageais en Europe…
Ils étaient assis au restaurant Maxim où ils avaient dîné. Il était minuit passé et les clients étaient tous partis. Boussaïna était vêtue d’une nouvelle robe bleue qui découvrait sa gorge éclatante et la naissance de ses seins. Zaki était assis à côté d’elle. Il buvait du whisky et lui montrait des photographies anciennes. Il apparaissait sur ces photos comme un beau jeune homme élégant et souriant. Il avait un verre à la main et se trouvait au milieu d’hommes en costume et de belles femmes en robes de soirée décolletées. Devant eux, il y avait des tables couvertes de nourritures et de bouteilles de grands vins. Boussaïna était captivée par ces photographies. Elle en montra une et s’exclama en riant :
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? Ce costume a une forme très bizarre.
— C’est un habit de soirée. À l’époque, il y avait un costume spécial pour chaque occasion. Le costume du matin n’était pas le même que celui de l’après-midi ou du soir.
— Tu sais que tu étais beau, tu ressemblais à Anouar Wagdi.
Zaki éclata de rire, puis il se tut un instant et dit :
— J’ai vécu de beaux jours, Boussaïna, c’était une autre époque, l’Égypte ressemblait à l’Europe, il y avait de la propreté, de l’élégance. Les gens étaient polis, respectueux, personne ne dépassait jamais les limites. Même moi, j’étais différent. J’avais une position, de l’argent. Tous mes amis étaient d’un certain milieu. J’avais mes endroits pour passer la soirée, comme l’Automobile Club, le club Gezireh… C’était le bon temps. Tous les soirs à rire, à veiller, à boire, à chanter. Il y avait beaucoup d’étrangers en Égypte. La plupart des habitants du centre-ville étaient des étrangers, jusqu’à ce qu’Abdel Nasser les chasse en 1956(59).
— Pourquoi les a-t-il chassés ?
— Il a d’abord chassé les juifs, puis les autres étrangers ont eu peur pour eux-mêmes et sont partis. Au fait, que penses-tu d’Abdel Nasser ?
— Je suis née après sa mort. Je ne sais pas. Il y a des gens qui disent que c’était un héros, d’autres, un criminel.
— Abdel Nasser a été le pire dirigeant de toute l’histoire de l’Égypte. Il a perdu le pays. Il a apporté la crise et la misère. Il faudra de longues années pour réparer les ravages qu’il a fait subir à la personnalité égyptienne. Abdel Nasser a enseigné aux Égyptiens la lâcheté, l’opportunisme, l’hypocrisie…
— Mais alors, pourquoi les gens l’aiment-ils ?
— Qui t’a dit que les gens l’aimaient ?
— Je connais beaucoup de gens qui l’aiment.
— Celui qui aime Abdel Nasser est soit un ignorant, soit un profiteur. Les officiers Libres étaient une bande de garnements issus du rebut de la société, des gueux, fils de gueux. Nahhâs Pacha était un homme bon et il avait de l’affection pour les pauvres. Il leur a permis de rentrer à l’académie militaire et le résultat a été qu’ils ont fait le soulèvement de 1952(60). Ils ont gouverné l’Égypte, ils l’ont volée, ils l’ont dépouillée. Ils ont pris des millions. Bien sûr, c’est normal qu’ils aiment Abdel Nasser. C’était le chef du gang.
Il parlait avec amertume et l’émotion lui faisait élever la voix. Il s’en rendit compte et s’arracha un sourire :
— Mais ce n’est pas ta faute à toi pour que je te remplisse la tête de politique. Que dirais-tu d’écouter quelque chose de joli ? Christine, viens, s’il te plaît.
Christine était assise devant son petit bureau à côté du bar. Elle avait mis ses lunettes et était plongée dans ses comptes. Elle l’avait fait exprès pour les laisser seuls. Mais maintenant elle s’approcha, un large sourire aux lèvres. Elle aimait tellement Zaki qu’elle était vraiment satisfaite quand elle le voyait heureux. Elle était également très heureuse pour Boussaïna. Zaki cria en français, d’une voix éméchée :
— Christine, est-ce que nous ne sommes pas de vieux amis ?
— Bien sûr.
— Alors tu dois immédiatement satisfaire toutes mes demandes.
Christine se mit à rire :
— Cela dépend de quelle demande il s’agit.
— Quelle qu’elle soit, il faut que tu t’exécutes.
— Lorsque tu as bu une demi-bouteille de whisky comme ce soir, il faut que je me méfie de tes demandes.
— Je veux que tu chantes pour nous.
— Que je chante ? Maintenant ? Ce n’est pas possible.
Ce dialogue se répétait toujours entre eux de la même façon, rituellement : il lui demandait de chanter ; elle refusait ; il insistait ; elle protestait, argumentait et finissait par accepter. Quelques minutes plus tard, Christine s’asseyait devant le piano et commençait à en caresser les touches de ses doigts en en faisant naître des sons épars. Tout à coup, elle releva la tête, comme si elle venait de trouver l’inspiration qu’elle attendait, elle ferma les yeux, son visage se tendit, puis elle se mit à jouer ; la musique se propagea avec intensité aux quatre coins de la pièce et sa voix s’éleva haute et claire. Elle chantait avec virtuosité une chanson d’Édith Piaf :
— Non, rien de rien
Non, je ne regrette rien
Ni le bien qu’on m’a fait, ni le mal,
Tout ça m’est bien égal…
Avec mes souvenirs, j’ai allumé le feu,
Mes chagrins mes plaisirs, je n’ai plus besoin d’eux…
Je me fous du passé, je repars à zéro
Mon amour, mon amour…
*
La soirée terminée, de retour vers le bureau, ils traversèrent la place Soliman-Pacha. Zaki était complètement ivre et Boussaïna le tenait par la taille pour le soutenir. Il se mit à lui décrire d’une voix pâteuse la place comme elle était autrefois. Il s’arrêtait devant les magasins fermés :
— Ici, il y avait un beau bar qui appartenait à un Grec ; à côté il y avait un salon de coiffure et un restaurant et, là, la maroquinerie Bossa Nova. Tous les commerces étaient impeccables et exposaient des marchandises venant de Londres et de Paris.
Boussaïna l’écoutait tout en surveillant sa démarche avec inquiétude. Elle craignait qu’il ne tombe dans la rue. Ils se mirent à marcher lentement jusqu’à l’immeuble Yacoubian. Il s’arrêta et s’exclama :
— Tu as vu cette architecture admirable ? Cet immeuble a été copié au millimètre près sur un immeuble que j’ai vu au Quartier latin à Paris.
Boussaïna essaya de le pousser doucement pour lui faire traverser la rue, mais il reprit :
— Tu sais, Boussaïna, j’ai la sensation que l’immeuble Yacoubian m’appartient. Je suis son plus vieux résidant. Je connais l’histoire de chacune des personnes et de chaque mètre carré de l’immeuble. J’y ai vécu la plus grande partie de ma vie. J’y ai passé mes plus beaux jours. J’ai l’impression que ma vie fait partie de sa vie. Le jour où cet immeuble s’écroulera, où il lui arrivera quelque chose, ce jour-là, je mourrai…
Lentement, avec difficulté, ils parvinrent à traverser la rue et à monter l’escalier. Ils arrivèrent enfin à l’appartement. Boussaïna lui dit :
— Repose-toi sur le canapé.
Il la regarda en souriant, puis s’assit lentement. Il respirait bruyamment et semblait faire un grand effort pour rassembler ses esprits. Mettant fin à son hésitation, Boussaïna se lança. Elle se colla à lui et lui dit d’une voix tendre :
— J’ai un service à te demander. Peux-tu me le rendre ?
Il essaya de répondre mais il était tellement ivre qu’il était incapable de parler. Il écarquillait les yeux et hoquetait violemment. L’idée s’empara soudain d’elle qu’il allait mourir maintenant ; mais elle reprit ses esprits :
— J’ai présenté à la banque Adli une demande pour un petit crédit… dix mille livres. Je les rembourserai en cinq ans avec les intérêts. Ils veulent une caution. S’il te plaît, peux-tu me donner ta caution.
Elle avait posé sa main sur sa jambe et chuchotait d’une voix tendre et hésitante, si bien que, malgré son ivresse, il approcha son visage de sa joue et l’embrassa, ce qu’elle considéra comme une acceptation. Elle s’exclama joyeusement :
— Merci, que Dieu te garde.
Puis elle se leva, sortit rapidement les documents de son sac et lui tendit un stylo :
— Signe ici, s’il te plaît.
Elle avait préparé de véritables feuilles de demande de crédit et elle avait glissé au milieu l’acte de Malak. Zaki commença à signer. Elle lui tenait la main pour l’aider mais il s’arrêta tout à coup. Il murmura d’une voix pâteuse, l’air épuisé :
— Les toilettes…
Elle resta un moment silencieuse, comme si elle ne comprenait pas. Il fit un signe de la main et dit avec difficulté :
— Je veux aller aux toilettes.
Boussaïna mit les feuilles de côté et le souleva avec peine. Il s’appuya sur son bras jusqu’à l’entrée des toilettes. Elle ferma la porte et s’apprêta à retourner sur ses pas, mais quand elle atteignit le milieu du couloir elle entendit derrière elle un choc violent…
*
Cette nuit-là, la cafétéria Groppi de la rue Adli était pleine à craquer de consommateurs. La plupart étaient de jeunes amoureux à leur aise sous l’éclairage faible des lampes du jardin qui dissimulait leurs visages. Ils flirtaient sans que personne ne les dérange et ne les épie. Un homme d’une cinquantaine d’années, corpulent et trapu, revêtu d’un ample costume sombre et d’une chemise blanche au col ouvert, sans cravate, entra dans le local. Ses vêtements semblaient trop grands et disproportionnés par rapport à son corps, comme si ce n’étaient pas les siens. L’homme s’assit à une table proche de la porte, demanda une tasse de café sada(61) et observa silencieusement les lieux. De temps en temps, il regardait sa montre avec inquiétude. Environ une demi-heure plus tard, arriva un jeune homme mince à la peau sombre, en jogging. Il se dirigea vers l’endroit où était assis le gros homme. Ils s’embrassèrent chaleureusement puis s’assirent et se mirent à parler à voix basse :
— Grâce à Dieu, te revoilà, Taha. Quand es-tu sorti ?
— Depuis deux semaines.
— Tu es certainement surveillé. En venant ici, as-tu fait comme t’a dit Hassan ?
Taha hocha la tête et le cheikh Chaker poursuivit :
— Le frère Hassan est complètement sûr. Arrange tes contacts avec moi par son intermédiaire. Il t’informera du lieu et de l’heure de la rencontre. Nous choisissons généralement des endroits qui ne soulèvent pas de suspicion. Cet endroit, par exemple, est plein de monde et peu éclairé, ce qui le rend tout indiqué. Nous nous rencontrons également dans des jardins publics ou des restaurants ou même dans des bars. Attention à ne pas t’habituer à fréquenter les bars !
Le cheikh Chaker rit, mais Taha resta prostré. Un silence lourd s’établit puis le cheikh poursuivit d’une voix amère :
— La Sécurité d’État mène actuellement une campagne criminelle contre tous les islamistes. Des arrestations, des tortures, des meurtres. Ils tirent sur nos frères désarmés au moment de l’arrestation puis ils les accusent d’avoir résisté aux forces de l’ordre. Tous les jours sont perpétrés de vrais massacres. Ils devront rendre compte du sang de ces innocents le jour du Jugement dernier. J’ai été obligé d’abandonner mon domicile et de couper mes relations avec la mosquée… et j’ai changé d’aspect, comme tu le vois. À propos, que penses-tu du cheikh Chaker dans sa version occidentale ?
Essayant de détendre l’atmosphère, le cheikh éclata d’un rire sonore, mais en vain. Une ombre lugubre et lourde s’était élevée entre eux, à laquelle le cheikh s’abandonna soudain. Il soupira, demanda pardon à Dieu et dit :
— Courage, Taha… je suis sensible à ce qui t’arrive, je mesure ta souffrance. Je voudrais que tu considères que ce que t’ont fait ces mécréants est inscrit à ton compte chez Dieu, qu’il soit glorifié et exalté, et qu’il t’accordera la meilleure des récompenses, avec sa permission. Sache que le paradis est la rétribution de celui qui est torturé pour la cause de Dieu. Tout ce qui t’est arrivé est la contribution légère que paient de bon cœur les soldats de Dieu pour exalter le Verbe de Vérité, qu’il soit glorifié et exalté. Nos gouvernants luttent pour leurs intérêts et leurs richesses peccamineuses et, nous, nous luttons pour la religion de Dieu. Nous sommes des quêteurs d’éternité et eux du monde pérenne. Ils ont fait un mauvais, un méprisable marché. Quant à nous, Dieu nous a promis sa victoire et il ne manque jamais à sa promesse.
C’était comme si Taha avait attendu les paroles du cheikh pour épancher ses tourments. Il dit d’une voix rauque :
— Ils m’ont humilié, maître, ils m’ont humilié au point que j’ai ressenti que les chiens dans la rue avaient plus de dignité que moi… J’ai subi des choses que je n’avais jamais imaginé qu’un musulman puisse faire.
— Ce ne sont pas des musulmans mais des infidèles. Tous les oulémas s’accordent là-dessus.
— Même si ce sont des infidèles ! Est-ce qu’ils n’ont pas un atome de miséricorde ? Est-ce qu’ils n’ont pas de fils, de filles, de femmes qu’ils aiment, pour lesquels ils éprouvent de la compassion ? Si j’avais été emprisonné en Israël, les juifs ne m’en auraient pas fait autant. Si j’avais été un espion et un traître à ma religion et à mon pays, on ne m’en aurait pas fait autant. Je me demande quel est le crime qui méritait une telle punition. Est-ce un crime que d’obéir à la loi de Dieu ? Souvent, dans mon centre d’internement, je me disais que ce qui se passait sous mes yeux n’était pas vrai, que c’était un cauchemar qui allait se terminer lorsque je me réveillerais. Si ce n’avait été ma foi en Dieu, je me serais tué pour me libérer de ce tourment.
La douleur se lisait sur le visage du cheikh qui resta silencieux tandis que Taha serra les poings :
— Ils m’avaient bandé les yeux pour que je ne les reconnaisse pas, mais je me suis juré, j’ai fait vœu devant Dieu, de les pourchasser. Je les reconnaîtrai et je me vengerai d’eux, l’un après l’autre.
— Je te conseille, mon fils, de rejeter derrière toi cette expérience douloureuse. Je sais que ce que je demande est difficile mais c’est le seul comportement correct dans ton cas. Ce qui t’est arrivé dans le centre d’internement ne t’était pas réservé à toi seul. C’est le sort de tous ceux qui proclament la Vérité dans notre infortuné pays. Les responsables ne sont pas quelques policiers mais le régime mécréant et criminel qui nous gouverne. Il faut que tu diriges ta colère contre le régime tout entier et non pas contre quelques individus particuliers. Dieu, qu’il soit exalté, a dit dans son livre sacré : “Il y a pour vous dans le Prophète le meilleur des modèles.” Parole de Dieu tout-puissant. Le Très Pur, prière et salut de Dieu sur lui, a été combattu et méprisé à La Mecque. Il y a subi de nombreuses avanies au point de se plaindre à son Seigneur de son peu d’empire sur les gens et de leur opprobre. Malgré cela, on ne peut considérer son djihad comme une vengeance personnelle contre les mécréants. Il était simplement préoccupé de répandre la prédication et, à la fin, lorsque la religion de Dieu fut victorieuse, le Prophète pardonna à tous les mécréants et les convertit. Il faut que tu apprennes cette leçon et que tu l’appliques.
— C’était le Prophète de Dieu, prière et salut de Dieu sur lui, et la meilleure des créatures. Moi, je ne suis pas prophète, je ne peux pas oublier ce que m’ont fait ces criminels. Ce qui est arrivé me poursuit à chaque instant. Je ne peux plus dormir. Je ne suis plus allé à l’université depuis ma sortie et je ne pense pas y retourner. Je passe toute la journée dans ma chambre et j’ai parfois l’impression que je vais perdre la raison.
— Ne capitule pas, Taha. Des milliers de jeunes islamistes ont été soumis à des tortures horribles, mais ils sont sortis du centre d’internement encore plus résolus à affronter le régime. Le véritable but du régime, en torturant les islamistes, n’est pas de les faire souffrir physiquement ; ce qu’ils cherchent c’est à les détruire psychiquement pour leur faire perdre leur capacité à mener le djihad. Si tu te laisses aller au désespoir, tu réaliseras le but de ces infidèles.
Le cheikh le regarda longuement et lui prit la main sur la table :
— Quand vas-tu retourner à l’université ?
— Je n’y retournerai pas.
— Mais il faut que tu y retournes. Tu es un excellent étudiant. Tu es studieux. Un avenir brillant t’attend si Dieu le veut. Remets-t’en à Dieu, oublie ce qui est arrivé et retourne à tes études et à ta faculté.
— Ce n’est pas possible. Comment est-ce que je pourrais regarder les gens en face après…
Il se tut soudain, puis son visage se crispa et il poussa un fort gémissement :
— Ils ont abusé de moi, maître.
— Tais-toi.
— Ils ont abusé de moi dix fois, maître, dix fois.
— Je t’ai dit de te taire, Taha, cria le cheikh d’un ton tranchant mais Taha frappa la table de sa main en faisant vibrer et cliqueter les verres. Le cheikh se leva brusquement de sa place en chuchotant avec contrariété :
— Contrôle-toi, Taha. Tous les gens nous regardent. Il faut que nous partions tout de suite d’ici. Écoute, je t’attendrai dans une heure devant le cinéma Métro. Prends tes précautions et vérifie que personne ne te surveille.
*
Pendant deux semaines, le hadj Azzam employa la persuasion, la séduction, la menace, la violence… il essaya tous les moyens avec Soad mais celle-ci refusait avec obstination l’idée de l’avortement. Leur vie commune prit totalement fin : plus de mots d’amour, plus de nourritures appétissantes, plus de chicha au haschich, plus de rencontres au lit. Il ne leur restait plus qu’un sujet en commun : l’avortement. Il venait tous les jours et s’asseyait devant elle. Il lui parlait avec douceur et calme, mais peu à peu perdait le contrôle de ses nerfs et ils se disputaient. Il criait :
— Nous nous étions mis d’accord et tu es revenue sur cet accord.
— Pends-moi si tu veux !
— Nous avions dit depuis le début qu’il t’était interdit d’être enceinte.
— C’est toi le bon Dieu pour dire ce qui est licite et ce qui est proscrit ? Ou bien, est-ce que nous l’avons conçu dans le péché ?
— Sois raisonnable et finissons-en avec ces complications. Que Dieu t’approuve !
— Non.
— Je te répudierai.
— Répudie-moi.
Il prononçait le mot répudiation d’un ton peu convaincu, car au fond de lui-même il voulait la conserver ; mais l’idée d’avoir un enfant à son âge lui était impensable. Même s’il l’avait accepté, ses fils, qui étaient des hommes adultes, ne l’auraient pas permis et si la hadja Saliha, sa première femme, n’était pas au courant de son deuxième mariage, comment pourrait-il le lui cacher s’il y avait un enfant ? Lorsque le hadj Azzam désespéra de convaincre Soad, il la laissa et alla à Alexandrie rencontrer son frère Hamido pour lui raconter ce qui s’était passé. Hamido hésita, réfléchit en silence un moment, puis lui dit :
— Béni soit le Prophète, hadj. Nous sommes tous les deux des fils du pays et suivre les coutumes ne fâche personne… C’est vrai que je suis son frère, mais je ne peux pas lui demander d’avorter. L’avortement est illicite et, moi, j’ai peur du bon Dieu.
— Mais, raïs Hamido, nous nous étions mis d’accord.
— Nous nous étions mis d’accord et nous n’avons pas respecté l’accord. C’est vous qui avez raison, Excellence, et nous qui avons tort. Nous avons commencé par de bons procédés, il faut en finir par de bons procédés. Donne-lui ses droits selon la charia et répudie-la, hadj.
À cet instant, le visage de Hamido lui parut malhonnête, fourbe, détestable. Il eut vraiment envie de le gifler, de le frapper, mais il choisit la voie de la sagesse et partit bouillant de colère.
Sur le chemin du retour, une idée soudaine jaillit dans son esprit :
— Je ne vois plus qu’une seule personne capable de me sauver.
*