L'inattention dura, et Amisadar travaillait à s'arranger, lorsque Fanni revint à elle. Elle accusa le petit philosophe de manquer de respect ; mais il fut à son tour si distrait, qu'il n'entendit rien, ou qu'il ne répondit aux reproches qu'on lui faisait., qu'en achevant son bonheur.
" Qu'il me parut charmant ! dans la multitude de ceux qui l'ont précédé et suivi, aucun ne fut tant à mon gré.
Je ne puis en parler sans tressaillir. Mais souffrez que je reprenne haleine : il me semble qu'il y a bien assez longtemps que je parle, pour quelqu'un qui s'en acquitte pour la première fois. "
Alonzo ne perdit pas un mot du bijou de Fanni ; et il n'était pas moins pressé que Mangogul d'apprendre le reste de l'aventure : ils n'eurent le temps ni l'un ni l'autre de s'impatienter, et le bijou historien reprit en ces termes :
" Autant que j'ai pu comprendre à force de réflexions, c'est qu'Amisadar partit au bout de quelques jours pour la campagne, qu'on lui demanda raison de son séjour à la ville, et qu'il raconta son aventure avec ma maîtresse. Car quelqu'un de sa connaissance et de celle d'Amisadar, passant devant notre hôtel, demanda, par hasard ou par soupçon, si madame y était, se fit annoncer, et monta.
" Ah ! madame, qui vous croirait à Banza ? Et depuis quand y êtes−vous ?
" - Depuis un siècle, mon cher ; depuis quinze jours que j'ai renoncé à la société.
" - Pourrait−on vous demander, madame, par quelle raison ?
" - Hélas ! c'est qu'elle me fatiguait. Les femmes sont dans le monde d'un libertinage si étrange, qu'il n'y a plus moyen d'y tenir. Il faudrait ou faire comme elles, ou passer pour une bégueule ; et franchement, l'un et l'autre me paraît fort.
" - Mais, madame, vous voilà tout à fait édifiante. Est−ce que les discours de brahmine Brelibibi vous auraient convertie ?
" - Non ; c'est une bouffée de philosophie, une quinte de dévotion. Cela m'a surprise subitement ; et il n'a pas tenu à ce pauvre Amisadar que je ne sois à présent dans la haute réforme.
" - Madame l'a donc vu depuis peu ?
" - Oui, une fois ou deux... .
CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI.
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Les Bijoux Indiscrets
" - Et vous n'avez vu que lui ?
" - Ah ! Pour cela non. C'est le seul être pensant, raisonnant, agissant, qui soit entré ici depuis l'éternité de ma retraite.
" - Cela est singulier.
" - Et qu'y a−t−il donc de singulier là dedans ?...
" - Rien qu'une aventure qu'il a eue ces jours passés avec une dame de Banza, seule comme vous, dévote comme vont, retirée du monde comme vous. Mais je vais vous en faire le conte : cela vous amusera peut−être ?
" - Sans doute, reprit Fanni ; " et tout de suite l'ami d'Amisadar se mit a lui raconter son aventure, mot pour mot, comme moi, dit le bijou ; et quand il en fut où j'en suis...
" - Eh bien ! madame, qu'en pensez−vous ? lui dit−il ; Amisadar n'est−il pas fortuné ?
" - Mais, lui répondit Fanni, Amisadar est peut−être un menteur ; croyez−vous qu'il y ait des femmes assez osées pour s'abandonner sans pudeur ?...
" - Mais considérez, madame, lui répliqua Marzupha, qu'Amisadar n'a nommé personne, et qu'il n'est pas vraisemblable qu'il nous en ait imposé.
" - J'entrevois ce que c'est, reprit Fanni : Amisadar a de l'esprit ; il est bien fait : il aura donné à cette pauvre recluse des idées de volupté qui l'auront entraînée. Oui, c'est cela. Ces gens−là sont dangereux pour qui les écoute ; et entre eux Amisadar est unique...
" - Quoi donc, madame, interrompit Marsupha, Amisadar serait−il le seul homme qui sût persuader, et ne rendrez−vous point justice à d'autres qui méritent autant que lui un peu de part dans votre estime ?
" - Et de qui parlez−vous, s'il vous plaît ?
" - De moi, madame, qui vous trouve charmante, et...
" - C'est pour plaisanter, je crois. Envisagez−moi donc, Marsupha. Je n'ai ni rouge ni mouches. Le battant−l'oeil ne me va point. Je suis à faire peur...
" - Vous vous trompez, madame : ce déshabillé vous sied à ravir. Il vous donne un air si touchant, si tendre !... "
" À ces propos galants Marsupha en ajouta d'autres. Je me mis insensiblement de la conversation ; et quand Marsupha eut fini avec moi, il reprit avec ma maîtresse :
" Sérieusement, Amisadar a tenté votre conversion ? c'est un homme admirable pour les conversions !
Pourriez−vous me communiquer un échantillon de sa morale ? Je gagerais bien qu'elle diffère peu de la mienne.
" - Nous avons traité certains points de galanterie à fond. Nous avons analysé la différence de la femme tendre et de la femme galante. Il en est, lui, pour les femmes tendres.
CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI.
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" - Et. vous aussi sans doute ?...
" - Point du tout, mon cher. Je me suis épuisée à lui démontrer que nous étions toutes les unes comme les autres, et que nous agissions par les mêmes principes. Il n'est pas de cet avis. Il établit des distinctions à l'infini, mais qui n'existent, je crois, que dans son imagination. Il s'est fait je ne sais quelle créature idéale, une chimère de femme, un être de raison coiffé.
" - Madame, lui répondit Marsupha, je connais Amisadar. C'est un garçon qui a du sens et qui a fréquenté les femmes. S'il ,vous a dit qu'il y en avait...
" - Oh ! qu'il y en ait ou qu'il n'y en ait pas, je ne m'accommoderais point de leurs façons, interrompit Fanni.
" - Je le crois, lui répondit Marsupha : aussi vous avez pris une sorte de conduite plus conforme à votre naissance et à votre mérite. Il faut abandonner ces bégueules à des philosophes ; elles sécheraient sur pied à la cour... "
Le bijou de Fanni se tut en cet endroit. Une des qualités principales de ces orateurs, c'était de s'arrêter à propos. Ils parlaient, comme s'ils n'eussent fait autre chose de leur vie ; d'où quelques auteurs avaient conclu que c'étaient de pures machines. Et voici comment ils raisonnaient. Ici l'auteur africain rapporte tout au long l'argument métaphysique des Cartésiens contre l'âme des bêtes, qu'il applique avec toute la sagacité possible au caquet des bijoux. En un mot, son avis est que les bijoux parlaient comme les oiseaux chantent ; c'est−à−dire, si parfaitement sans avoir appris, qu'ils étaient sifflés sans doute par quelque intelligence supérieure.
Et de son prince, qu'en fait−il ? me demandez−vous. Il l'envoie dîner chez la favorite, du moins c'est là que nous le trouverons dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.
Mangogul, qui ne songeait qu'à varier ses plaisirs, et multiplier les essais de son anneau, après avoir questionné les bijoux les plus intéressants de sa cour, fut curieux d'entendre quelques bijoux de la ville ; mais comme il augurait assez mal de ce qu'il en pourrait apprendre, il eût fort désiré les consulter à son aise, et s'épargner la peine de les aller chercher.
Comment les faire venir ? c'est ce qui l'embarrassait.
" Vous voilà bien en peine à propos de rien, lui dit Mirzoza. Vous n'avez, seigneur, qu'à donner un bal, et je vous promets ce soir plus de ces harangueurs, que vous n'en voudrez écouter.
- Joie de mon coeur ! vous avez raison, lui répondit Mangogul ; votre expédient est même d'autant meilleur, que nous n'aurons, à coup sûr, que ceux dont nous aurons besoin.
Sur−le−champ, ordre au Kislar−Agasi, et au trésorier des plaisirs, de préparer la fête, et de ne distribuer que quatre mille billets. On savait apparemment là, mieux qu'ailleurs, la place que devaient occuper six mille personnes.
En attendant l'heure du bal, Sélim, Mangogul et la favorite se mirent à Parler nouvelles.
CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.
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Les Bijoux Indiscrets
" Madame sait−elle, dit Sélim à la favorite, que le pauvre Codindo est mort ?
- En voilà le premier mot : et de quoi est−il mort ? demanda la favorite.
- Hélas ! madame, lui répondit Sélim, c'est une victime de l'attraction. Il s'était entêté, dès sa jeunesse, de ce système, et la cervelle lui en a tourné sur ses vieux jours.
- Et comment cela ? dit la favorite.
- Il avait trouvé, continua Sélim, selon les méthodes d'Halley et de Circino, deux célèbres astronomes du Monoémugi, qu'une certaine comète qui a tant fait de bruit sur la fin du règne de Kanoglou, devait reparaître avant−hier ; et dans la crainte qu'elle ne doublât le pas, et qu'il n'eût pas le bonheur de l'apercevoir le premier, il prit le parti de passer la nuit sur son donjon, et il avait encore hier, à neuf heures du matin, l'oeil collé à la lunette. Son fils, qui craignait qu'il ne fût incommodé d'une si longue séance, s'approcha de lui sur les huit heures, le tira par la manche et l'appela plusieurs fois :
" Mon père, mon père ; " point de réponse " Mon père, mon père, " réitéra le petit Codindo.
" - Elle va passer, répondit Codindo ; elle passera. Oh ! parbleu, je la verrai !
" - Mais, vous n'y pensez pas, mon père, il fait un brouillard effroyable...
" - Je veux la voir ; je la verrai, te dis−je.
" Le jeune homme convaincu par ces réponses que son malheureux père brouillait, se mit à crier au secours.
On vint ; on envoya chercher Farfadi, et j'étais chez lui, car il est mon médecin, lorsque le domestique de Codindo est arrivé...
" Vite, vite, monsieur, dépêchez−vous ; le vieux Codindo, mon maître...
" - Eh bien ! qu'y a−t−il, Champagne ? Qu'est−il arrivé à ton maître ?
" - Monsieur, il est devenu fou.
" - Ton maître est fou ? ...
" - Eh ! oui, monsieur. Il crie qu'il veut voir des bêtes, qu'il verra des bêtes ; qu'il en viendra. Monsieur l'apothicaire y est déjà, et l'on vous attend. Venez vite.
" - Manie ! disait. Farfadi en mettant sa robe et cherchant son bonnet carré ; manie, accès terrible de manie ! Puis s'adressant au domestique : Champagne, lui demandait−il, ton maître ne voit−il pas des papillons ? n'arrache−t−il pas les petits flocons de sa couverture ?
" - Eh ! non, monsieur, lui répondit Champagne. Le pauvre homme est au haut de son observatoire, où sa femme, ses filles et son fils le tiennent à quatre. Venez vite, vous trouverez votre bonnet carré demain. "
" La maladie de Codindo me partit plaisante : Farfadi monta dans mon carrosse, et nous allâmes ensemble à l'observatoire. Nous entendîmes, du bas de l'escalier, Codindo qui criait comme un furieux : " Je veux voir la comète ; je la verrai ; retirez−vous, coquins ! "
" Apparemment que sa famille, n'ayant pu le déterminer à descendre dans son appartement, avait fait monter CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.
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Les Bijoux Indiscrets
son lit au haut de son donjon ; car nous le trouvâmes couché. On avait appelé l'apothicaire du quartier, et le brahmine de la paroisse, qui lui cornait aux oreilles, lorsque nous arrivâmes :
" Mon frère, mon cher frère, il y va de votre salut ; vous ne pouvez, en sûreté de conscience, attendre une comète à l'heure qu'il est ; vous vous damnez...
" - C'est mon affaire, lui disait Codindo...
" - Que répondrez−vous à Brahma devant qui vous allez paraître ? reprenait le brahmine.
" - Monsieur le curé, lui répliquait Codindo sans quitter l'oeil de la lunette, je lui répondrai que c'est votre métier de m'exhorter pour mon argent, et celui de monsieur l'apothicaire que voilà, de me vanter son eau tiède ; que monsieur le médecin fait son devoir de me tâter le pouls, et de n'y rien connaître, et moi le mien d'attendre la comète. "
" On eut beau le tourmenter, on n'en tira pas davantage : il continua d'observer avec un courage héroïque, et il est mort dans sa gouttière, la main gauche sur l'oeil du même côté, la droite posée sur le tuyau du télescope, et l'oeil droit appliqué au verre oculaire, entre son fils, qui lui criait qu'il avait commis une erreur de calcul, son apothicaire qui lui proposait un remède, son médecin qui prononçait, en hochant de la tête, qu'il n'y avait plus rien à faire, et son curé, qui lui disait : " Mon frère faites un acte de contrition, et recommandez−vous à Brahma... "
- Voilà, dit Mangogul, ce qui s'appelle mourir au lit d'honneur.
- Laissons, ajouta la favorite, reposer en paix ce pauvre Codindo, et passons à quelque objet plus agréable. "
Puis, s'adressant à Sélim :
" Seigneur, lui dit−elle, à votre âge, galant comme vous êtes, dans une cour où régnaient les plaisirs, avec l'esprit, les talents et la bonne mine que vous avez, il n'est pas étonnant que les bijoux vous aient préconisé. Je les soupçonne même de n'avoir pas accusé tout ce qu'ils savent sur votre compte. Je ne vous demande pas le supplément ; vous pourriez avoir de bonnes raisons pour le refuser. Mais après toutes les aventures dont vous ont honoré ces messieurs, vous devez connaître les femmes ; et c'est une de ces choses sans conséquence dont vous pouvez convenir.
- Ce compliment, madame, lui répondit Sélim, eût flatté mon amour−propre à l'âge de vingt ans : mais j'ai de l'expérience ; et une de mes premières réflexions, c'est que plus on pratique en ce genre, et moins on acquiert de lumière. Moi connaître les femmes ! passe pour les avoir beaucoup étudiées.
- Eh bien ! qu'en pensez−vous ? lui demanda la favorite.
- Madame, répondit Sélim, quoi que leurs bijoux en aient publié, je les tiens toutes pour très respectables.
- En vérité, mon cher, lui dit le sultan, vous mériteriez d'être bijou ; vous n'auriez pas besoin de muselière.
- Sélim, ajouta la sultane, laissez là le ton satirique, et parlez−nous vrai.
- Madame, lui répondit le courtisan, je pourrais mêler à mon récit des traits désagréables ; ne m'imposez pas la loi d'offenser un sexe qui m'a toujours assez bien traité, et que je révère par...
- Eh ! toujours de la vénération ! Je ne connais rien de si caustique que ces gens doucereux, quand ils s'y CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.
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Les Bijoux Indiscrets
mettent, interrompit Mirzoza ; et, s'imaginant que c'était par égard pour elle que Sélim se défendait : Que ma présence ne vous en impose point, ajouta−t−elle : nous cherchons à nous amuser ; et je m'engage, parole d'honneur, à m'appliquer tout ce que vous direz d'obligeant de mon sexe, et de laisser le reste aux autres femmes. Vous avez donc beaucoup étudié les femmes ? Eh bien ! faites nous le récit du cours de vos études : il a été des plus brillants, à en juger par les succès connus ; et il est à présumer qu'ils ne sont pas démentis par ceux qu'on ignore. "
Le vieux courtisan céda à ses instances, et commença de la sorte :
" Les bijoux ont beaucoup parlé de moi, j'en conviens ; mais ils n'ont pas tout dit. Ceux qui pouvaient compléter mon histoire ou ne sont plus, ou ne sont point dans nos climats, et ceux qui l'ont commencée n'ont qu'effleuré la matière. J'ai observé jusqu'à présent le secret inviolable que je leur avais promis, quoique je fusse plus fait qu'eux pour parler ; mais puisqu'ils ont rompu le silence, il semble qu'ils m'ont dispensé de le garder. "
" Né avec un tempérament de feu, je connus à peine ce que c'était qu'une belle femme, que je l'aimai. J'eus des gouvernantes que je détestai ; mais en récompense, je me plus beaucoup avec les femmes de chambre de ma mère. Elles étaient pour la plupart jeunes et jolies : elles s'entretenaient, se déshabillaient, s'habillaient devant moi sans précaution, m'exhortaient même à prendre des libertés avec elles ; et mon esprit, naturellement porté à la galanterie, mettait tout à profit. Je passai à l'âge de cinq ou six ans entre les mains des hommes avec ces lumières ; et Dieu sait comment elles s'étendirent, lorsqu'on me mit sous les yeux les anciens auteurs, et que mes maîtres m'interprétèrent certains endroits, dont peut−être ils ne pénétraient point eux−mêmes le sens. Les pages de mon père m'apprirent quelques gentillesses de collège ; et la lecture de l' Aloysia, qu'ils me prêtèrent, me donna toute les envies du monde de me perfectionner. J'avais alors quatorze ans.
" Je jetai les yeux autour de moi, cherchant entre les femmes qui fréquentaient dans la maison celle à qui je m'adresserais ; mais toutes me parurent également propres à me défaire d'une innocence qui m'embarrassait.
Un commencement de liaison, et plus encore le courage que je me sentais d'attaquer une personne de mon âge, et qui me manquait vis−à−vis des autres, me décidèrent pour une de mes cousines. Émilie, c'était son nom, était jeune, et moi aussi ; je la trouvai jolie, et je lui plus : elle n'était pas difficile ; et j'étais entreprenant : j'avais envie d'apprendre, et elle n'était pas moins curieuse de savoir. Nous nous faisions souvent des questions très ingénues et très fortes : et un jour elle trompa la vigilance de ses gouvernantes, et nous nous instruisîmes. Ah ! que la nature est un grand maître ! elle nous mit bientôt au fait du plaisir, et nous nous abandonnâmes à son impulsion, sans aucun pressentiment sur les suites : ce n'était pas le moyen de les prévenir. Émilie eut des indispositions qu'elle cacha d'autant moins qu'elle n'en soupçonnait pas la cause. Sa mère la questionna, lui tira l'aveu de notre commerce, et mon père en fut instruit. Il m'en fit des réprimandes mêlées d'un air de satisfaction ; et sur−le−champ il fut décidé que je voyagerais. Je partis avec un gouverneur chargé de veiller attentivement sur ma conduite, et de ne la point gêner ; et cinq mois après j'appris, par la gazette, qu'Émilie était morte de la petite vérole ; et par une lettre de mon père, que la tendresse qu'elle avait eue pour moi lui coûtait la vie. Le premier fruit de mes amours sert avec distinction dans les troupes du sultan ; je l'ai toujours soutenu par mon crédit ; et il ne me connaît encore que pour son protecteur.
" Nous étions à Tunis, lorsque je reçus la nouvelle de sa naissance et de la mort de sa mère : j'en fus vivement touché ; et j'en aurais été, je crois, inconsolable, sans l'intrigue que j'avais liée avec la femme d'un corsaire, qui ne me laissait pas le temps de me désespérer : la Tunisienne était intrépide ; j'étais fou : et tous les jours, à l'aide d'une échelle de corde qu'elle me jetait, je passais de notre hôtel sur sa terrasse, et de là dans un cabinet où elle me perfectionnait ; car Émilie ne m'avait qu'ébauché. Son époux revint de course précisément dans le temps que mon gouverneur, qui avait ses instructions, me pressait à passer en Europe ; je m'embarquai sur un vaisseau qui partait pour Lisbonne : mais ce ne fut pas sans avoir fait et réitéré des CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.
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adieux fort tendres à Elvire, dont je reçus le diamant que vous voyez.
" Le bâtiment que nous montions était chargé de marchandises ; mais la femme du capitaine était la plus précieuse à mon gré : elle avait à peine vingt ans ; son mari en était jaloux comme un tigre, et ce n'était pas tout à fait sans raison. Nous ne tardâmes pas à nous entendre tous : Dona Velina conçut tout d'un coup qu'elle me plaisait, moi que je ne lui étais pas indifférent, et son époux qu'il nous gênait ; le marin résolut aussitôt de ne pas désemparer que nous ne fussions au port de Lisbonne ; je lisais dans les yeux de sa chère épouse combien elle enrageait des assiduités de son mari ; les miens lui déposaient les mêmes choses, et l'époux nous comprenait à merveille. Nous passâmes deux jours entiers dans une soif de plaisir inconcevable ; et nous en serions morts à coup sûr, si le ciel ne s'en fût mêlé ; mais il aide toujours les âmes en peine. A peine avions−nous passé le détroit de Gibraltar, qu'il s'éleva une tempête furieuse. Je ne manquerais pas, madame, de faire siffler les vents à vos oreilles, et gronder la foudre sur votre tête, d'enflammer le −ciel d'éclairs, de soulever les flots jusqu'aux nues, et de vous décrire la tempête la plus effrayante que vous ayez jamais rencontrée dans aucun roman, si je ne vous faisais une histoire ; je vous dirai seulement que le capitaine fut forcé, parles cris des matelots, de quitter sa chambre, et de s'exposer à un danger par la crainte d'un autre : il sortit avec mon gouverneur, et je me précipitai sans hésiter entre les bras de ma belle portugaise, oubliant tout à fait qu'il y eût une mer, des orages, des tempêtes ; que nous étions portés sur un frêle vaisseau, et m'abandonnant sans réserve à l'élément perfide. Notre course fut prompte ; et vous jugez bien, madame, que, par le temps qu'il faisait, je vis bien du pays en peu d'heures : nous relâchâmes à Cadix, où je laissai à la signora une promesse de la rejoindre à Lisbonne, s'il plaisait à mon mentor, dont le dessein était d'aller droit à Madrid.
" Les Espagnoles sont plus étroitement resserrées et plus amoureuses que nos femmes : l'amour se traite là par des espèces d'ambassadrices qui ont l'ordre d'examiner les étrangers, de leur faire des propositions, de les conduire, de les ramener, et les dames se chargent du soin de les rendre heureux. Je ne passai point par ce cérémonial, grâce à la conjoncture. Une grande révolution venait de placer sur le trône de ce royaume un prince du sang de France ; son arrivée et son couronnement donnèrent lieu à des fêtes à la cour, où je parus alors : je fus accosté dans un bal ; on me proposa un rendez−vous pour le lendemain ; je l'acceptai, et je me rendis dans une petite maison, où je ne trouvai qu'un hommc masqué, le nez enveloppé dans un manteau, qui me rendit un billet par lequel dona Oropeza remettait la partie au jour suivant, à pareille heure. Je revins, et l'on m'introduisit dans un appartement assez somptueusement meublé, et éclairé par des bougies : ma déesse ne se fit point attendre ; elle entra sur mes pas, et se précipita dans mes bras sans dire mot, et sans quitter son masque. Était−elle laide ? était−elle jolie ? c'est ce que j'ignorais ; je m'aperçus seulement, sur le canapé où elle m'entraîna, qu'elle était jeune, bien faite, et qu'elle aimait le plaisir : lorsqu'elle se crut satisfaite de mes éloges, elle se démasqua, et me montra l'original du portrait que vous voyez dans cette tabatière. "
Sélim ouvrit et présenta en même temps à la favorite une boite d'or d'un travail exquis, et enrichie de pierreries.
" Le présent est galant ! dit Mangogul.
- Ce que j'en estime le plus, ajouta la favorite, c'est le portrait. Quels yeux ! quelle bouche ! quelle gorge !
mais tout cela n'est−il point flatté ?Si peu, madame, répondit Sélim, qu'Oropeza m'aurait peut−être fixé à Madrid, si son époux, informé de notre commerce, ne l'eût troublé par ses menaces. J'aimais Oropeza, mais j'aimais encore mieux la vie ; ce n'était pas non plus l'avis du gouverneur, que je m'exposasse à être poignardé du mari, pour jouir quelques mois de plus de la femme : j'écrivis donc à la belle Espagnole une lettre d'adieux fort touchants que je tirai de quelque roman du pays, et je partis pour la France.
" Le monarque qui régnait alors en France était grand−père du roi d'Espagne, et sa cour passait avec raison pour la plus magnifique, la plus polie et la plus galante de l'Europe : j'y parus comme un phénomène.
CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.
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" Un jeune seigneur du Congo, disait une belle marquise ; eh ! mais cela doit être fort plaisant ; ces hommes−là valent mieux que les nôtres. Le Congo, je crois n'est pas loin du Maroc. "
" On arrangeait des soupers dont je devais être. Pour peu que mon discours fût sensé, on le trouvait délié, admirable ; on se récriait, parce qu'on m'avait d'abord fait l'honneur de soupçonner que je n'avais pas le sens commun.
" - Il est charmant, reprenait avec vivacité une autre femme de cour ; quel meurtre de laisser retourner une jolie figure comme celle−là dans un vilain pays où les femmes sont gardées à vue par des hommes qui ne le sont plus ! Est−il vrai, monsieur ? on dit qu'ils n'ont rien : cela est bien déparant pour un homme... "
" - Mais, ajoutait une autre, il faut fixer ici ce grand garçon−là ; il a de la naissance : quand on ne le ferait que chevalier de Malte ; je m'engage, si l'on veut, à lui procurer de l'emploi ; et la duchesse Victoria, mon amie de tous les temps, parlera en sa faveur au roi, s'il le faut. "
" J'eus bientôt des preuves non suspectes de leur bienveillance ; et je mis la marquise en état de prononcer sur le mérite des habitants du Maroc et du Congo ; j'éprouvai que l'emploi que la duchesse et son amie m'avaient promis était difficile à remplir, et je m'en défis. C'est dans ce séjour que j'appris à former de belles passions de vingt−quatre heures ; je circulai pendant six mois dans un tourbillon, où le commencement d'une aventure n'attendait point la fin d'une autre : on n'en voulait qu'à la jouissance ; tardait−elle à venir, ou était−elle obtenue, on volait à de nouveaux plaisirs.
- Que me dites−vous là, Sélim ? interrompit la favorite ; la décence est donc inconnue dans ces contrées ?
- Pardonnez−moi, madame, répondit le vieux courtisan ; on n'a que ce mot à la bouche : mais les Françaises ne sont pas plus esclaves de la chose que leurs voisines.
- Et quelles voisines ? demanda Mirzoza.
- Les Anglaises, repartit Sélim, femmes froides et dédaigneuses en apparence, mais emportées, voluptueuses et vindicatives, moins spirituelles et plus raisonnables que les Françaises : celles−ci aiment le jargon des sentiments ; celle−là préfèrent l'expression du plaisir. Mais à Londres comme à Paris, on s'aime, on se quitte, on renoue pour se quitter encore. De la fille d'un lord Bishop (ce sont des espèces de brahmines, mais qui ne gardent pas le célibat), je passai à la femme d'un chevalier baronnet : tandis qu'il s'échauffait dans le parlement à soutenir les intérêts de la nation contre les entreprises de la cour, nous avions dans sa maison, sa femme et moi, bien d'autres débats ; mais le parlement finit, et madame fut contrainte de suivre son chevalier dans sa gentilhommière : je me rabattis sur la femme d'un colonel dont le régiment était en garnison sur les côtes ; j'appartins ensuite à la femme du lord−maire. Ah ! quelle femme ! je n'aurais jamais revu le Congo, si la prudence de mon gouverneur, qui me voyait dépérir, ne m'eût tiré de cette galère. Il supposa des lettres de ma famille qui me redemandait avec empressement, et nous nous embarquâmes pour la Hollande ; notre dessein était de traverser l'Allemagne et de nous rendre en Italie, où nous comptions sur des occasions fréquentes de repasser on Afrique.
" Nous ne vîmes la Hollande qu'en poste : notre séjour ne fut guère plus long en Allemagne ; toutes les femmes de condition y ressemblent à des citadelles importantes qu'il faut assiéger dans les formes : on en vient à bout ; mais les approches demandent tant de mesures ; ce sont tant de si et de mais , quand il s'agit de régler les articles de la capitulation, que ces conquêtes m'ennuyèrent bientôt.
" Je me souviendrai toute ma vie du propos d'une Allemande de la première qualité, sur le point de m'accorder ce qu'elle n'avait pas refusé à beaucoup d'autres.
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" Ah ! s'écria−t−elle douloureusement, que dirait le grand Alziki mon père, s'il savait que je m'abandonne à un petit Congo comme vous ?
" - Rien, madame, lui répliquai−je : tant de grandeur m'épouvante, et je me retire : " ce fut sagement fait à moi ; et si j'avais compromis son altesse avec ma médiocrité, j'aurais pu m'en ressouvenir : Brahma, qui protège les saines contrées que nous habitons, m'inspira sans doute dans cet instant critique.
" Les Italiennes, que nous pratiquâmes ensuite, ne se montent point si haut. C'est avec elles que j'appris les modes du plaisir. Il y a, dans ces raffinements, du caprice et de la bizarrerie ; mais vous me le pardonnerez, mesdames, il en faut quelquefois pour vous plaire. J'ai apporté de Florence, de Venise et de Rome plusieurs recettes joyeuses, inconnues jusqu'à moi dans nos contrées barbares. J'en renvoie toute la gloire aux Italiennes qui me les communiquèrent.
" Je passai quatre ans ou environ en Europe, et je rentrai par l'Égypte dans cet empire, formé comme vous voyez, et muni des rares découvertes de l'Italie, que je divulguai sur−le−champ. "
Ici l'auteur africain dit que Sélim s'étant aperçu que les lieux communs qu'ils venait de débiter à. la favorite sur les aventures qu'il avait eues en Europe, et sur les caractères des femmes des contrées qu'il avait parcourues, avaient profondément assoupi Mangogul, craignit de le réveiller, s'approcha de la favorite, et continua d'une voix plus basse.
" Madame, lui dit−il, si je n'appréhendais de vous avoir fatiguée par un récit qui n'a peut−être été que trop long, je vous raconterais l'aventure par laquelle je débutai en arrivant à Paris ; je ne sais comment elle m'est échappée.
- Dites, mon cher, lui répondit la favorite ; je vais redoubler d'attention, et vous dédommager, autant qu'il est en moi, de celle du sultan qui dort.
- Nous avions pris à Madrid, continua Sélim, des recommandations pour quelques soigneurs de la cour de France, et nous nous trouvâmes, tout en débarquant, assez bien faufilés. On était alors dans la belle saison, et nous allions nous promener le soir au Palais−Royal, mon gouverneur et moi. Nous y fûmes un jour abordés par quelques petit−maîtres ; qui nous montrèrent les plus jolies femmes, et nous firent leur histoire vraie ou fausse, ne s'oubliant point dans tout cela, comme vous pensez bien. Le jardin était déjà peuplé d'un grand nombre de femmes ; mais il en vint sur les huit heures un renfort considérable. A la quantité de leurs pierreries, à la magnificence de leurs ajustements, et à la foule de leurs poursuivants, je les pris au moins pour des duchesses. J'en dis ma pensée à un des jeunes seigneurs de la compagnie, et il me répondit qu'il s'apercevait bien que j'étais connaisseur, et que, si je voulais, j'aurais le plaisir de souper le soir même avec quelques−unes des plus aimables. J'acceptai son offre, et à l'instant il glissa le mot à l'oreille de deux ou trois de ses amis, qui s'éparpillèrent dans la promenade, et revinrent en moins d'un quart d'heure nous rendre compte de leur négociation. " Messieurs, nous dirent−ils, on vous attendra ce soir à souper chez la duchesse Astérie. " Ceux qui n'étaient pas de la partie se récrièrent sur notre bonne fortune ; on fit encore quelques tours : on se sépara ; et nous montâmes en carrosse pour en aller jouir.
" Nous descendîmes à une petite porte, au pied d'un escalier fort étroit, d'où nous grimpâmes à un second, dont je trouvai les appartements plus vastes et mieux meublés qu'ils ne me paraîtraient à présent. On me présenta à la maîtresse du logis, à qui je fis une révérence des plus profondes, que j'accompagnai d'un compliment si respectueux, qu'elle en fut presque déconcertée. On servit, et on me plaça à côté d'une petite personne charmante, qui se mit à jouer la duchesse tout au mieux. En vérité, je ne sais comment j'osai en tomber amoureux : cela m'arriva cependant.
- Vous avez donc aimé une fois dans votre vie ? interrompit la favorite, CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.
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- Eh ! oui, madame, lui répondit Sélim, comme on aime à dix−huit ans, avec une extrême impatience de conclure une affaire entamée. Je ne dormis point de la nuit, et dès la pointe du jour, je me mis à composer à ma belle inconnue la lettre du monde la plus galante. Je l'envoyai, on me répondit, et j'obtins un rendez−vous.
Ni le ton de la réponse, ni la facilité de la dame, ne me détrompèrent point, et je courus à l'endroit marqué, fortement persuadé que j'allais posséder la femme ou la fille d'un premier ministre. Ma déesse m'attendait sur un grand canapé ; je me précipitai à ses genoux ; je lui pris la main, et la lui baisant avec la tendresse la plus vive, je me félicitai sur la faveur qu'elle daignait m'accorder. " Est−il bien vrai, lui dis−je, que vous permettez à Sélim de vous aimer et de vous le dire, et qu'il peut, sans vous offenser, se flatter du plus doux espoir ? " En achevant ces mots, je pris un baiser sur sa gorge ; et comme elle était renversée, je me préparais assez vivement à soutenir ce début, lorsqu'elle m'arrêta, et me dit :
" - Tiens, mon ami, tu es joli garçon ; tu as de l'esprit ; tu parles comme un ange ; mais il me faut quatre louis.
" - Comment dites−vous ? l'interrompis−je...
" - Je te dis, reprit−elle, qu'il n'y a rien à faire, si tu n'as pas tes quatre louis...
" - Quoi ! mademoiselle, lui répondis−je tout étonné, vous ne valez que cela ? c'était bien la peine d'arriver du Congo pour si peu de chose. "
" Et sur−le−champ, je me rajuste, je me précipite dans l'escalier, et je pars.
" Je commençai, madame, comme vous voyez, à prendre des actrices pour des princesses.
- J'en suis du dernier étonnement, reprit Mirzoza ; car enfin la différence est si grande !
- Je ne doute point, reprit Sélim, qu'il ne leur ait échappé cent impertinences ; mais que voulez−vous ? un étranger, un jeune homme n'y regarde pas de si près. On m'avait fait dans le Congo tant de mauvais contes sur la liberté des Européennes... "
Sélim en était là, lorsque Mangogul se réveilla.
" Je crois, Dieu me damne, dit−il en bâillant et se frottant les yeux, qu'il est encore à Paris. Pourrait−on vous demander, beau conteur, quand vous espérez être de retour à Banza, et si j'ai longtemps encore à dormir ?
Car il est bon, l'ami, que vous sachiez qu'il n'est pas possible d'entamer en ma présence un voyage, que les bâillements ne me prennent, C'est une mauvaise habitude que j'ai contractée en lisant Tavernier et les autres.
- Prince, lui répondit Sélim, il y a plus d'une heure que je suis de retour à Banza.
- Je vous en félicite, reprit le sultan ; puis s'adressant à la sultane : Madame, lui dit−il, voilà l'heure du bal ; nous partirons, si la fatigue du voyage vous le permet.
- Prince, lui répondit Mirzoza, me voilà prête. "
Mangogul et Sélim avaient déjà leurs dominos ; la favorite prit le sien ; le sultan lui donna la main, et ils se rendirent dans la salle de bal, où ils se séparèrent, pour se disperser dans la foule. Sélim les y suivit, et moi aussi, dit l'auteur africain, quoique j'eusse plus envie de dormir que de voir danser...
CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.
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CHAPITRE XLV. VINGT−QUATRIÈME ET VINGT−CINQUIÈME ESSAIS .
DE L'ANNEAU.. BAL MASQUÉ, ET SUITE DU BAL MASQUÉ.
Les bijoux les plus extravagants de Banza ne manquèrent pas d'accourir où le plaisir les appelait. Il en vint en carrosse bourgeois ; il en vint par les voitures publiques, et même quelques−uns à pied. Je ne finirais point, dit l'auteur africain dont j'ai l'honneur d'être le caudataire, si j'entrais dans le détail des niches que leur fit Mangogul. Il donna plus d'exercice à sa bague dans cette nuit seule, qu'elle n'en avait eu depuis qu'il la tenait du génie. Il la tournait, tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre, souvent sur une vingtaine à la fois : c'était alors qu'il se faisait un beau bruit ; l'un s'écriait d'une voix aigre : Violons, le Carillon de Dunkerque, s'il vous plaît ; l'autre, d'une voix rauque : Et moi je veux les Sautriots ; et moi les Tricotets, disait un troisième ; et une multitude à la fois : Des contredanses usées, comme la Bourrée, les Quatre Faces, la Calotine, la Chaîne, le Pistolet, la Mariée, le Pistolet, le Pistolet. Tous ces cris étaient lardés d'un million d'extravagances. L'on entendait d'un côté : Peste soit du nigaud ! Il faut l'envoyer à l'école ; de l'autre : Je m'en retournerai donc sans étrenner ? Ici : Qui payera mon carrosse ? là : Il m'est échappé ; mais je chercherai tant, qu'il se retrouvera ; ailleurs : À demain ; mais vingt louis au moins ; sans cela, rien de fait ; et partout des propos qui décelaient des désirs ou des exploits.
Dans ce tumulte, une petite bourgeoise, jeune et jolie, démêla Mangogul, le poursuivit, l'agaça, et parvint à déterminer son anneau sur elle. On entendit à l'instant son bijou s'écrier : " Où courez−vous ? Arrêtez, beau masque ; ne soyez point insensible à l'ardeur d'un bijou qui brûle pour vous. " Le sultan, choqué de cette déclaration téméraire, résolut de punir celle qui l'avait hasardée. Il disparut, et chercha parmi ses gardes quelqu'un qui fût à peu près de sa taille, lui céda son masque et son domino, et l'abandonna aux poursuites de la petite bourgeoise, qui, toujours trompée par les apparences, continua à dire mille folies à celui qu'elle prenait pour Mangogul.
Le faux sultan ne fut pas bête ; c'était un homme qui savait parler par signes ; il en fit un qui attira la belle dans un endroit écarté, où elle se prit, pendant plus d'une heure, pour la sultane favorite, et Dieu sait les projets qui lui roulèrent dans la tête ; mais l'enchantement dura peu. Lorsqu'elle eut accablé le prétendu sultan de caresses, elle le pria de se démasquer ; il le fit, et montra une physionomie armée de deux grands crocs, qui n'appartenaient point du tout à Mangogul.
" Ah ! fi, s'écria la petite bourgeoise : Fi :
- Eh ! mon petit tame, lui répondit le Suisse, qu'avoir vous ? Moi l'y croire vous avoir rentu d'assez bons services pour que vous l'y être pas fâchée de me connaître. "
Mais sa déesse ne s'amusa point à lui répondre, s'échappa brusquement de ses mains, et se perdit dans la foule.
Ceux d'entre les bijoux qui n'aspirèrent pas à de si grands honneurs, ne laissèrent pas que de rencontrer le plaisir, et tous reprirent la route de Banza, fort satisfaits de leur voyage.
L'on sortait du bal lorsque Mangogul entendit deux de ses principaux officiers qui se parlaient avec vivacité,
" C'est ma maîtresse, disait l'un : je suis en possession depuis un an, et vous êtes le premier qui vous soyez avisé de courir sur mes brisées. À propos de quoi me troubler ? Nassès, mon ami, adressez−vous ailleurs : vous trouverez cent femmes aimables qui se tiendront pour trop heureuses de vous avoir.
- J'aime Amine, répondait Nassès ; je ne vois qu'elle qui me plaise. Elle m'a donné des espérances, et vous CHAPITRE XLV. VINGT−QUATRIÈME ET VINGT−CINQUIÈME ESSAIS . DE L'ANNEAU.. BAL MASQUÉ, ET SUITE DU BAL MASQUÉ.
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trouverez bon que je les suive.
- Des espérances ! reprit Alibeg.
- Oui, des espérances...
- Morbleu ! cela n'est point...
- Je vous dis, monsieur, que cela. est, et que vous me ferez raison sur l'heure du démenti que vous me donnez. "
À l'instant ils descendirent le grand perron ; ils avaient déjà le cimeterre tiré, et ils allaient finir leur démêlé d'une façon tragique, lorsque le sultan les arrêta, et leur défendit de se battre avant que d'avoir consulté leur Hélène.
Ils obéirent et se rendirent chez Amine, où Mangogul les suivit de près. " Je suis excédée du bal, leur dit−elle ; les yeux me tombent. Vous êtes de cruelles gens, de venir au moment que j'allais me mettre au lit ; mais vous avez tous deux un air singulier. Pourrait on savoir ce qui vous amène ?...
- C'est une bagatelle, lui répondit Alibeg : monsieur se vante, et même assez hautement, ajouta−t−il en montrant son ami, que vous lui donnez des espérances. Madame, qu'en est−il ?... "
Amine ouvrait la bouche ; mais le sultan tournant sa bague dans le même instant, elle se tut, et son bijou répondit pour elle... " Il me semble que Nassès se trompe : non, ce n'est pas à lui que madame en veut.
N'a−t−il pas un grand laquais qui vaut mieux que lui ? oh ! que ces hommes sont sots de croire que des dignités, des honneurs, des titres, des noms, des mots vides de sens, en imposent à des bijoux ! Chacun a sa philosophie, et la nôtre consiste principalement à distinguer le mérite de la personne, le vrai mérite, de celui qui n'est qu'imaginaire. N'en déplaise à M. de Claville, il en sait là−dessus moins que nous, et vous allez en avoir la preuve.
" Vous connaissez tous deux, continua le bijou, la marquise Bibicosa. Vous savez ses amours avec Cléandor, et sa disgrâce, et la haute dévotion qu'elle professe aujourd'hui. Amine est bonne amie ; elle a conservé les liaisons qu'elle avait avec Bibicosa, et n'a point cessé de fréquenter dans sa maison, où l'on rencontre des brahmines de toute espèce. Un d'entre eux pressait un jour ma maîtresse de parler pour lui à Bibicosa.
" Eh ! que voulez−vous que je lui demande ? lui répondit Amine. C'est une femme noyée, qui ne peut rien pour elle−même. Vraiment elle vous saurait bon gré de la traiter encore comme une personne de conséquence. Allez, mon ami, le prince Cléandor et Mangogul ne feront jamais rien pour elle ; et vous vous morfondriez dans les antichambres...
" - Mais, répondit le brahmine, madame, il ne s'agit que d'une bagatelle, qui dépend directement de la marquise. Voici ce que c'est. Elle a fait construire un petit minaret dans son hôtel ; c'est sans doute pour la Sala, ce qui suppose un iman ; et c'est cette place que je demande...
" - Que dites−vous ! reprit Amine. Un iman ! vous n'y pensez pas ; il ne faut à la marquise qu'un marabout qu'elle appellera de temps à autre lorsqu'il pleut, ou qu'on veut avoir fait la Sala, avant que de se mettre au lit : mais un iman logé, vêtu, nourri dans son hôtel, avec des appointements ! cela ne va point à Bibicosa. Je connais ses affaires. La pauvre femme n'a pas six mille sequins de revenu ; et vous prétendez qu'elle en donnera deux mille à un iman ? Voilà t−il pas qui est bien imaginé !...
" - De par Brahma, j'en suis fâché, répliqua l'homme saint ; car voyez−vous, si j'avais été son iman, je CHAPITRE XLV. VINGT−QUATRIÈME ET VINGT−CINQUIÈME ESSAIS . DE L'ANNEAU.. BAL MASQUÉ, ET SUITE DU BAL MASQUÉ.
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n'aurais pas tardé à lui devenir plus nécessaire : et quand on est là, il vous pleut de l'argent et des pensions.
Tel que vous me voyez, je suis du Monomotapa, et je fais très bien mon devoir...
" - Eh ! mais, lui répondit Amine d'une voix entrecoupée, votre affaire n'est pourtant pas impossible. C'est dommage que le mérite dont vous parlez ne se présume pas...
" - On ne risque rien à s'employer pour les gens de mon pays, reprit l'homme du Monomotapa ; voyez plutôt... "
" Il donna sur−le−champ à Amine la preuve complète d'un mérite si surprenant, que de ce moment vous perdîtes, à ses yeux, la moitié de ce qu'elle vous prisait. Ah ! vivent les gens du Monomotapa ! "
Alibeg et Nassès avaient la physionomie allongée, et se regardaient sans mot dire ; mais, revenus de leur étonnement, ils s'embrassèrent : et jetant sur Amine un regard méprisant, ils coururent se prosterner aux pieds du sultan, et le remercier de les avoir détrompés de cette femme et de leur avoir conservé la vie et l'amitié réciproque. Ils arrivèrent dans le moment que Mangogul, de retour chez la favorite, lui faisait l'histoire d'Amine, Mirzoza en rit, et n'en estima pas davantage les femmes de cour et les brahmines.
CHAPITRE XLVI. SÉLIM A BANZA.
Mangogul alla se reposer au sortir du bal ; et la favorite, qui ne se sentait aucune disposition au sommeil, fit appeler Sélim, et le pressa de lui continuer son histoire amoureuse. Sélim obéit, et reprit en ces termes :
" Madame, la galanterie ne remplissait pas tout mon temps : je dérobais au plaisir des instants que je donnais à des occupations sérieuses ; et les intrigues dans lesquelles je m'embarquai, ne m'empêchèrent pas d'apprendre les fortifications, le manège, les armés, la musique et la danse ; d'observer les usages et les arts des Européens, et d'étudier leur politique et leur milice. De retour dans le Congo, on me présenta à l'empereur aïeul du sultan, qui m'accorda un poste honorable dans ses troupes. Je parus à la cour, et bientôt je fus de toutes les parties du prince Erguebzed, et par conséquent intéressé dans les aventures des jolies femmes. J'en connus de toutes nations, de tout âge, de toutes conditions ; j'en trouvai peu de cruelles, soit que mon rang les éblouît, soit qu'elles aimassent mon jargon, ou que ma figure les prévînt. J'avais alors deux qualités avec lesquelles on va vite en amour, de l'audace et de la présomption.
" Je pratiquai d'abord les femmes de qualité. Je les prenais le soir au cercle ou au jeu chez la Manimonbanda ; je passais la nuit avec elles ; et nous nous méconnaissions presque le lendemain. Une des occupations de ces dames, c'est de se procurer des amants, de les enlever même à leurs meilleures amies, et l'autre de s'en défaire. Dans la crainte de se trouver au dépourvu, tandis qu'elles filent une intrigue, elles en lorgnent deux ou trois autres. Elles possèdent je ne sais combien de petites finesses pour attirer celui qu'elles ont en vue et cent tracasseries en réserve pour se débarrasser de celui qu'elles ont. Cela a toujours été et cela sera toujours. Je ne nommerai personne ; mais je connus ce qu'il y avait de femmes à la cour d'Erguebzed en réputation de jeunesse et de beauté ; et tous ces engagements furent formés, rompus, renoués, oubliés en moins de six mois.
" Dégoûté de ce monde, je me jetai dans ses antipodes : je vis des bourgeoises que je trouvai dissimulées, fières de leur beauté, toutes grimpées sur le ton de l'honneur et presque toujours obsédées par des maris sauvages et brutaux ou certains pieds−plats de cousins qui faisaient à jours entiers les passionnés auprès de leurs cousines et qui me déplaisaient grandement : on ne pouvait les tenir seules un moment ; ces animaux survenaient perpétuellement, dérangeaient un rendez−vous et se fourraient à tout propos dans la conversation.
Malgré ces obstacles, j'amenai cinq ou six de ces bégueules au point où je les voulais avant que de les planter CHAPITRE XLVI. SÉLIM A BANZA.
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là. Ce qui me réjouissait dans leur commerce, c'est qu'elles se piquaient de sentiments, qu'il fallait s'en piquer aussi, et qu'elles en parlaient à mourir de rire : et puis elles exigeaient des attentions, des petits soins ; à les entendre, on leur manquait à tout moment ; elles prêchaient un amour si correct, qu'il fallut bien y renoncer.
Mais le pis, c'est qu'elles avaient incessamment votre nom à la bouche et que quelquefois on était contraint de se montrer avec elles et d'encourir tout le ridicule d'une aventure bourgeoise ; je me sauvai un beau jour des magasins et de la rue Saint−Denis pour n'y revenir de ma vie.
" On avait alors la fureur des petites maisons : j'en louai une dans le faubourg oriental et j'y plaçai successivement quelques−unes de ces filles qu'on voit, qu'on ne voit plus ; à qui l'on parle, à qui l'on ne dit mot, et qu'on renvoie quand on en est las : j'y rassemblais des amis et des actrices de l'opéra ; on y faisait de petits soupers, que le prince Erguebzed a quelquefois honorés de sa présence. Ah ! madame, j'avais des vins délicieux, des liqueurs exquises et le meilleur cuisinier du Congo.
" Mais rien ne m'a tant amusé qu'une entreprise que j'exécutai dans une province éloignée de la capitale, où mon régiment était en quartier : je partis de Banza pour en faire la revue ; c'était la seule affaire qui m'éloignait de la ville ; et mon voyage eût été court, sans le projet extravagant auquel je me livrai. Il y avait à Baruthi un monastère peuplé des plus rares beautés ; j'étais jeune et sans barbe, et je méditais de m'y introduire à titre de veuve qui cherchait un asile contre les dangers du siècle. On me fait un habit de femme ; je m'en ajuste et je vais me présenter à la grille de nos recluses ; on m'accueillit affectueusement ; on me consola de la perte de mon époux ; on convint de ma pension, et j'entrai.
" L'appartement qu'on me donna communiquait au dortoir des novices ; elles étaient en grand nombre, jeunes pour la plupart et d'une fraîcheur surprenante : je les prévins de politesses et je fus bientôt leur amie.
En moins de huit jours, on me mit au fait de tous les intérêts de la petite république ; on me peignit les caractères, on m'instruisit des anecdotes ; je reçus des confidences de toutes couleurs, et je m'aperçus que nous ne manions pas mieux la médisance et la calomnie, nous autres profanes. J'observai la règle avec sévérité ; j'attrapai les airs patelins et les tons doucereux ; et l'on se disait à l'oreille que la communauté serait bien heureuse si j'y prenais l'habit.
" Je ne crus pas plus tôt ma réputation faite dans la maison, que je m'attachai à une jeune vierge qui venait de prendre le premier voile : c'était une brune adorable ; elle m'appelait sa maman, je l'appelais mon petit ange ; elle me donnait des baisers innocents, et je lui en rendais de fort tendres. Jeunesse est curieuse ; Zirziphile me mettait à tout propos sur le mariage et sur les plaisirs des époux ; elle m'en demandait des nouvelles ; j'aiguisais habilement sa curiosité ; et de questions en questions, je la conduisis jusqu'à la pratique des leçons que je lui donnais. Ce ne fut pas la seule novice que j'instruisis ; et quelques jeunes nonnains vinrent aussi s'édifier dans ma cellule. Je ménageais les moments, les rendez−vous, les heures, si à propos que personne ne se croisait : enfin, madame, que vous dirai−je ? la pieuse veuve se fit une postérité nombreuse ; mais lorsque le scandale dont on avait gémi tout bas eut éclaté et que le conseil des discrètes, assemblé, eut appelé le médecin de la maison, je méditai ma retraite. Une nuit donc, que toute la maison dormait, j'escaladai les murs du jardin et je disparus : je me rendis aux eaux de Piombino, où le médecin avait envoyé la moitié du couvent et où j'achevai, sous l'habit de cavalier, l'ouvrage que j'avais commencé sous celui de veuve. Voilà, madame, un fait dont tout l'empire a mémoire et dont vous seule connaissez l'auteur.
" Le reste de ma jeunesse, ajouta Sélim, s'est consumé à de pareils amusements, toujours de femmes, et toute espèce, rarement du mystère, beaucoup de serments et point de sincérité.
- Mais, à ce compte, lui dit la favorite, vous n'avez donc jamais aimé ?
- Bon ! répondit Sélim, je pensais bien alors à l'amour ! je n'en voulais qu'au plaisir et à celles qui m'en promettaient.
CHAPITRE XLVI. SÉLIM A BANZA.
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Les Bijoux Indiscrets
" Mais a−t−on du plaisir sans aimer ? interrompit la favorite. Qu'est−ce que cela, quand le coeur ne dit rien ?
- Eh ! madame, répliqua Sélim, est−ce le coeur qui parle, à dix−huit ou vingt ans ?
" Mais enfin, de toutes ces expériences, quel est le résultat ? qu'avez−vous prononcé sur les femmes ?
- Qu'elles sont la plupart sans caractère, dit Sélim ; que trois choses les meuvent puissamment : l'intérêt, le plaisir et la vanité ? qu'il n'y en a peut−être aucune qui ne soit dominée par une de ces passions, et que celles qui les réunissent toutes trois sont des monstres.
- Passe encore pour le plaisir, dit Mangogul, qui entrait à l'instant ; quoiqu'on ne puisse guère compter sur ces femmes, il faut les excuser : quand le tempérament est monté à un certain degré, c'est un cheval fougueux qui emporte son cavalier à travers champs ; et presque toutes les femmes sont à califourchon sur cet animal−là.
- C'est peut−être par cette raison, dit Sélim, que la duchesse Ménéga appelle le chevalier Kaidar son grand écuyer.
- Mais serait−il possible, dit la sultane à Sélim, que vous n'ayez pas eu la moindre aventure de coeur ? Ne serez−vous sincère que pour déshonorer un sexe qui faisait vos plaisirs, si vous en faisiez les délices ?
Quoi ! dans un si grand nombre de femmes, pas une qui voulût être aimée, qui méritât de l'être ! Cela ne se comprend pas.
- Ah ! madame, répondit Sélim, je sens, à la facilité avec laquelle je vous obéis, que les années n'ont point affaibli sur mon coeur l'empire d'une femme aimable : oui, madame, j'ai aimé comme un autre. Vous voulez tout savoir, je vais tout dire ; et vous jugerez si je me suis acquitté du rôle d'amant dans les formes.
- Y a−t−il des voyages dans cette partie de votre histoire ? demanda le sultan.
- Non, prince, répondit Sélim.
- Tant mieux, reprit Mangogul ; car je ne me sens aucune envie de dormir.
- Pour moi, reprit la favorite, Sélim me permettra bien de reposer un moment.
- Qu'il aille se coucher aussi, dit le sultan ; et pendant que vous dormirez je questionnerai Cypria.
- Mais, prince, lui répondit Mirzoza, Votre Hautesse n'y pense pas ; ce bijou vous enfilera dans des voyages qui n'en finiront point. "
L'auteur africain nous apprend ici que le sultan, frappé de l'observation de Mirzoza, se précautionna d'un antisomnifère des plus violents : il ajoute que le médecin de Mangogul, qui était bien son ami, lui en avait communiqué la recette et qu'il en avait fait la préface de son ouvrage ; mais il ne nous reste de cette préface que les trois dernières lignes que je vais rapporter ici.
Prenez de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . .
CHAPITRE XLVI. SÉLIM A BANZA.
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Les Bijoux Indiscrets
De Marianne et du Paysan, par... quatre pages.
Des Égarements du coeur, une feuille.
Des Confessions, vingt−cinq lignes et demie.
CHAPITRE XLVII. VINGT−SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU
VOYAGEUR.
Tandis que la favorite et Sélim se reposaient des fatigues de la veille, Mangogul parcourait avec étonnement les magnifiques appartements de Cypria. Cette femme avait fait, avec son bijou, une fortune à comparer à celle d'un fermier général. Après avoir traversé une longue enfilade de pièces plus richement décorées les unes que les autres, il arriva dans la salle de compagnie, où, au centre d'un cercle nombreux, il reconnut la maîtresse du logis à une énorme quantité de pierreries qui la défiguraient ; et son époux, à la bonhomie peinte sur son visage. Deux abbés, un bel esprit, trois académiciens de Banza occupaient les côtés du fauteuil de Cypria ; et sur le fond de la salle voltigeaient deux petits−maîtres avec un jeune magistrat rempli d'airs, soufflant sur ses manchettes, sans cesse rajustant sa perruque, visitant sa bouche et se félicitant dans les glaces de ce que son rouge allait bien : excepté ces trois papillons, le reste de la compagnie était dans une vénération profonde pour la respectable momie qui, indécemment étalée, bâillait, parlait en bâillant, jugeait tout, jugeait mal de tout, et n'était jamais contredite.
" Comment, disait en soi−même Mangogul qui n'avait parlé seul depuis longtemps, et qui s'en mourait, comment est−elle parvenue à déshonorer un homme de bonne maison avec un esprit si gauche et une figure comme celle−là ? "
Cypria voulait qu'on la prît pour blonde ; sa peau petit jaune, bigarrée de rouge, imitait assez bien une tulipe panachée ; elle avait les yeux gros, la vue basse, la taille courte, le nez effilé, la bouche plate, le tour du visage coupé, les joues creuses, le front étroit, point de gorge, la main sèche et le bras décharné : c'était avec ces attraits qu'elle avait ensorcelé son mari. Le sultan tourna sa bague sur elle, et l'on entendit glapir aussitôt.
L'assemblée s'y trompa, et crut que Cypria parlait par la bouche, et qu'elle allait juger. Mais son bijou débuta par ces mots :
" Histoire de mes voyages.
" Je naquis à Maroc en 17,000,000,012, et je dansais sur le théâtre de l'Opéra, lorsque Méhémet Tripathoud, qui m'entretenait, fut nommé chef de l'ambassade que notre puissant empereur envoya au monarque de la France ; je le suivis dans ce voyage : les charmes des femmes françaises m'enlevèrent bientôt mon amant ; et sans délai j'usai de représailles. Les courtisans, avides de nouveautés, voulurent essayer de la Maroquine ; car c'est ainsi qu'on nommait ma maîtresse ; elle les traita fort humainement ; et son affabilité lui valut, en six mois de temps, vingt mille écus en bijoux, autant en argent, avec un petit hôtel tout meublé. Mais le Français est volage, et je cessai bientôt d'être à la mode ; je ne m'amusai point à courir les provinces ; il faut aux grands talents de vastes théâtres ; je laissai partir Tripathoud, et je me destinai pour la capitale d'un autre royaume.
" A wealthy lord, travelling through France, dragg'd me to London. Ay, that was a man indeed ! He water'd me six times a day, and as often o'nights. His prick like a comet's tail shot flaming darts : I never felt such quick and thrilling thrusts. It was not possible for mortal prowess to hold out long, at this rate ; so he drooped by degrees, and I received his soul distilled through his Tarse. He gave me fifty thousand guineas.
CHAPITRE XLVII. VINGT−SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU VOYAGEUR.
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This noble lord was succeeded by a couple of privateer−commanders lately return'd from cruising : being intimate friends, they fuck'd me, as they had sail'd, in company, endeavouring who should show most vigour and serve the readiest fire. Whilst the one was riding at anchor, I towed the other by his Tarse and prepared him for a fresh tire. Upon a modest computation, I reckon'd in about eight days time I received a hundred and eighty shot. But I soon grew tired with keeping so strict an account, for there was no end of their broadsides. I got twelve thousand pounds from them for my share of the prizes they had taken. The winter quarter being over, they were forced to put to sea again, and would fain have engaged me as a tender, but I had made a prior contract with a German count.
" Duxit me Viennam in Austriâ patriam suam, ubi venereâ voluptate, quantâ maximâ poteram, ingurgitatus sum, per menses tres integros ejus splendidè nimis epulatus hospes. Illi, rugosi et contracti Lotharingo more colei, et oe usquè longa, crassaque mentula, ut dimidiam nondùm acciperem, quamvis iterato coïtu fractus rictus mihi miserè pateret. Immanem ast usu frequenti vagina tandem admisit laxè gladium, novasque excogitavimus artes, quibus fututionum quotidianarum vinceremus fastidium. Modô me resupinum agitabat ; modô ipsum, eques adhærescens inguinibus, motu quasi tolutario versabam. Sæpè turgentem spumantemque admovit ori priapum, simulque appressis ad labia labiis, fellatrice me linguâ perfricuit. Etsi Veneri nunquam indulgebat posticæ, à tergo me tamen adorsus, cruribus altero sublato, altero depresso, inter femora subitat, voluptaria quærens per impedimenta transire. Amatoria Sanchesii præaecepta calluit ad unguem, et festivas Aretini tabulas sic expressit, ut nemo meliùs. His à me laudibus acceptis, multis florenorum millibus mea solvit obsequia, et Romam secessi.
" Quella città è il tempio di Venere, ed il soggiorno delle delizie. Tutta via me dispiaceva, che le natiche leggiadre fessero là ancora più festeggiaste delle più belle potte ; quello che provai il terzo giorno del mio arrivo in quel paese. Una cortigiana illustre se offerisce à farmi guadagnare mila scudi, s'io voleva passar la sera con esso lei in una vigna. Accettai l'invito ; salimmo in una carozza, e giungemmo in un luogo da lei ben conosciuto nel quale due cavalieri colle braghesse rosse si fecero incontro à noi, e ci condussero in un boschetto spesso e folto, dove cavatosi subito le vesti, vedemmo i più furiosi cazzi che risaltaro mai. Ognuno chiavo la sua. Il trastullo poi si prese a quadrille, dopo per farsi guattare in bocca, poscia nelle tette ; alla perfine, uno de chiavatori impadronissi del mio rivale, mentre l'altro mi lavorava. L'istesso fu fatto alla conduttrice mia ; e cio lutto dolcemente condito di bacci alla fiorentina. E quando i campioni nostri ebbero posto fine alla battaglia, facemmo la fricarella per risvegliar il gusto à quei benedetti signori i quali ci paganoro con generosità. In più volte simili guadagnai con loro sessanta mila scudi ; e due altre volte tanto, con coloro che mi procurava la cortigiana. Mi ricordo di uno che visitava mi spesso e che sborrava sempre due volte senza cavarlo ; e d'un altro il quale usciva da me pian piano, per entrare soltimente nel mio cicino ; e per questo bastava fare sù è giù le natiche. Ecco una uzanza curiosa che ci pratica in Italia. "
Le bijou de Cypria continua son histoire sur un ton moitié congeois et moitié espagnol. Il ne savait pas apparemment assez cette dernière langue pour l'employer seule : on n'apprend une langue, dit l'auteur africain, qui se pendrait plutôt que de manquer une réflexion commune, qu'en la parlant beaucoup ; et le bijou de Cypria n'eut presque pas le temps de parler à Madrid.
" Je me sauvai d'Italie, dit−il, malgré quelques désirs secrets qui me rappelaient en arrière, influxo malo del clima ! y tuve luego la resolucion de ir me a una tierra, donde pudiesse gozar mis fueros, sin partir los con un usurpador. Je fis le voyage de Castille la Vieille, où l'on sut le réduire à ses simples fonctions : mais cela ne suffit pas à ma vengeance. Le impuse la tarea de batter el compas en los bayles che celebrava de dia y de noche ; et il s'en acquitta si bien, que nous nous réconciliâmes. Nous parûmes à la cour de Madrid en bonne intelligence. Al entrar de la ciudad, je liai con un papo venerabile por sus canas : heureusement pour moi ; car il eut compassion de ma jeunesse, et me communiqua un secret, le fruit de soixante années d'expérience, para guardar me del mal de que merecieron los Franceses ser padrinos, por haver sido sus primeros pregodes.
Avec cette recette, et le goût de la propreté que je tentai vainement d'introduire en Espagne, je me préservai de tout accident à Madrid, où ma vanité seule fut mortifiée. Ma maîtresse a, comme vous voyez, le pied fort CHAPITRE XLVII. VINGT−SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU VOYAGEUR.
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petit. Esta prenda es el incentivo mas poderoso de una imaginacion castellana. Un petit pied sert de passeport à Madrid à la fille que tienne la mas dilatada sinia entre las piernas. Je me déterminai à quitter une contrée où je devais la plupart de mes triomphes à un mérite étranger ; y me arrime a un definidor muy virtuoso que passava a las Indias. Je vis, sous les ailes de sa révérence, la terre promission, ce pays où l'heureux Frayle porte, sans scandale, de l'or dans sa bourse, un poignard à sa ceinture, et sa maîtresse en croupe. Que la vie que j'y passai fut délicieuse ! quelles nuits ! dieux, quelles nuits ! Hay de mi ! al recordarme de tantos gustos me meo... Algo mas... Ya, ya... Pierdo el sentido... Me muero...
" Après un an de séjour à Madrid et aux Indes, je m'embarquai pour Constantinople. Je ne goûtais point les usages d'un peuple chez qui les bijoux sont barricadés ; et je sortis promptement d'une contrée où je risquais ma liberté. Je pratiquai pourtant assez les musulmans, pour m'apercevoir qu'ils se sont bien policés par le commerce des Européens ; et je leur trouvai la légèreté du Français, l'ardeur de l'Anglais, la force de l'Allemand, la longanimité de l'Espagnol, et d'assez fortes teintures des raffinements italiens : en un mot, un aga vaut, à lui seul, un cardinal, quatre ducs, un lord, trois grand d'Espagne, et deux princes allemands.
" De Constantinople, j'ai passé, messieurs, comme vous savez, à la cour du grand Erguebzed, où j'ai formé nos seigneurs les plus aimables ; et quand je n'ai plus été bon à rien, je me suis jeté sur cette figure−là, dit le bijou, en indiquant, par un geste qui lui était familier, l'époux de Cypria. La belle chute ! "
L'auteur africain finit ce chapitre par un avertissement aux dames qui pourraient être tentées de se faire traduire les endroits où le bijou de Cypria s'est exprimé dans des langues étrangères.
" J'aurais manqué, dit−il, au devoir de l'historien, en les supprimant ; et au respect que j'ai pour le sexe, en les conservant dans mon ouvrage, sans prévenir les dames vertueuses, que le bijou de Cypria s'était excessivement gâté le ton dans ses voyages ; et que ses récits sont infiniment plus libres qu'aucune des lectures clandestines qu'elles aient jamais faites. "
CHAPITRE XLVIII. CYDALISE.
Mangogul revint chez la favorite, où Sélim l'avait devancé.
" Eh bien ! prince, lui dit Mirzoza, les voyages de Cypria vous ont−ils fait du bien ?
- Ni bien ni mal, répondit le sultan ; je ne les ai point entendus.
- Et pourquoi donc ? reprit la favorite.
- C'est, dit le sultan, que son bijou parle, comme une polyglotte, toutes sortes de langues, excepté la mienne.
C'est un assez impertinent conteur, mais ce serait un excellent interprète.
- Quoi ! reprit Mirzoza, vous n'avez rien compris du tout dans ses récits ?
- Qu'une chose, madame, répondit Mangogul ; c'est que les voyages sont plus funestes encore pour la pudeur des femmes, que pour la religion des hommes ; et qu'il y a peu de mérite à savoir plusieurs langues.
On peut posséder le latin, le grec, l'italien, l'anglais et le congeois dans la perfection, et n'avoir non plus d'esprit qu'un bijou. C'est votre avis, madame ? Et celui du Sélim ? Qu'il commence donc son aventure, mais surtout plus de voyages. Ils me fatiguent à mourir. "
Sélim promit au sultan que la scène serait en un seul endroit, et dit : CHAPITRE XLVIII. CYDALISE.
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" J'avais environ trente ans ; je venais de perdre mon père ; je m'étais marié, pour ne pas laisser tomber la maison, et je vivais avec ma femme comme il convient ; des égards, des attentions, de la politesse, des manières peu familières, mais fort honnêtes. Le prince Erguebzed était monté sur le trône : j'avais sa bienveillance longtemps avant son règne. Il me l'a continuée jusqu'à sa mort, et j'ai tâché de justifier cette marque de distinction par mon zèle et par ma fidélité. La place d'inspecteur général de ses troupes vint à vaquer, je l'obtins ; et ce poste m'obligea à de fréquents voyages sur la frontière.
- De fréquents voyages ! s'écria le sultan. Il n'en faut qu'un pour m'endormir jusqu'à demain. Avisez−y.
- Prince, continua Sélim, ce fut dans une de ces tournées que je connus la femme d'un colonel de spahis, nommé Ostaluk, brave homme, bon officier, mais mari peu commode, jaloux comme un tigre, et qui avait en sa personne de quoi justifier cette rage ; car il était affreusement laid.
" Il avait épousé depuis peu Cydalise, jeune, vive, jolie ; de ces femmes rares, pour lesquelles on sent, dès la première entrevue, quelque chose de plus que de la politesse, dont on se sépare à regret, et qui vous reviennent cent fois dans l'idée jusqu'à ce qu'on les revoie.
" Cydalise pensait avec justesse, s'exprimait avec grâce ; sa conversation attachait ; et si l'on ne se lassait point de la voir, on se lassait encore moins de l'entendre. Avec ces qualités, elle avait droit de faire des impressions fortes sur tous les coeurs, et je m'en aperçus. Je l'estimais beaucoup ; je pris bientôt un sentiment plus tendre, et tous mes procédés eurent incessamment la vraie couleur d'une belle passion. La facilité de mes premiers triomphes m'avait un peu gâté : lorsque j'attachai Cydalise, je m'imaginai qu'elle tiendrait peu, et que, très honorée de la poursuite de monsieur l'inspecteur général, elle ne ferait qu'une défense convenable.
Qu'on juge donc de la surprise où me jeta la réponse qu'elle fit à ma déclaration.
" Seigneur, me dit−elle, quand j'aurais la présomption de croire que vous êtes touché de quelques appas qu'on me trouve, je serais une folle d'écouter sérieusement des discours avec lesquels vous en avez trompé mille autres avant que de me les adresser. Sans l'estime, qu'est−ce que l'amour ? peu de chose ; et vous ne me connaissez pas assez pour m'estimer. Quelque esprit, quelque pénétration qu'on ait, on n'a point en deux jours assez approfondi le caractère d'une femme pour lui rendre des soins mérités. Monsieur l'inspecteur général cherche un amusement, il a raison ; et Cydalise aussi, de n'amuser personne. "
" J'eus beau lui jurer que je ressentais la passion la plus vraie, que mon bonheur était entre ses mains, et que son indifférence allait empoisonner le reste de ma vie.
" - Jargon, me dit−elle, pur jargon ! Ou ne pensez plus à moi, ou ne me croyez pas assez étourdie pour donner dans des protestations usées. Ce que vous venez de me dire là, tout le monde le dit sans le penser, et tout le monde l'écoute sans le croire. "
" Si je n'avais eu du goût pour Cydalise, ses rigueurs m'auraient mortifié ; mais je l'aimais, elles m'affligèrent. Je partis pour la cour, son image m'y suivit ; et l'absence, loin d'amortir la passion que j'avais conçue pour elle, ne fit que l'augmenter.
" Cydalise m'occupait au point que je méditai cent fois de lui sacrifier les emplois et le rang qui m'attachaient à la cour ; mais l'incertitude du succès m'arrêta toujours.
" Dans l'impossibilité de voler où je l'avais laissée, je formai le projet de l'attirer où j'étais. Je profitai de la confiance dont Erguebzed m'honorait : je lui vantai le mérite et la valeur d'Ostaluk. Il fut nommé lieutenant des spahis de la garde, place qui le fixait à côté du prince ; et Ostaluk parut à la cour, et avec lui Cydalise, qui devint aussitôt la beauté du jour.
CHAPITRE XLVIII. CYDALISE.
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" - Vous avez bien fait, dit le sultan, de garder vos emplois, et d'appeler votre Cydalise à la cour ; car je vous jure, par Brahma, que je vous laissais partir seul pour sa province.
" - Elle fut lorgnée, considérée, obsédée, mais inutilement, continua Sélim. Je jouis seul du privilège de la voir tous les jours. Plus je la pratiquai, plus je découvris en elle de grâces et de qualités, et plus j'en devins éperdu. J'imaginai que peut−être la mémoire toute récente de mes nombreuses aventures me nuisait dans son esprit : pour l'effacer et la convaincre de la sincérité de mon amour, je me bannis de la société, et je ne vis de femmes que celles que le hasard m'offrait chez elle. Il me parut que cette conduite l'avait touchée, et qu'elle se relâchait un peu de son ancienne sévérité. Je redoublai d'attention ; je demandai de l'amour, et l'on m'accorda de l'estime. Cydalise commença à me traiter avec distinction ; j'eus part dans sa confiance : elle me consultait souvent sur les affaires de sa maison ; mais elle ne me disait pas un mot sur celles de son coeur. Si je lui parlais sentiments, elle me répondait des maximes, et j'étais désolé. Cet état pénible avait duré longtemps, lorsque je résolus d'en sortir, et de savoir une bonne fois pour toutes à quoi m'en tenir.
- Et comment vous y prîtes−,vous ? demanda Mirzoza.
- Madame, vous l'allez savoir, " répondit Mangogul.
Et Sélim continua :
" Je vous ai dit, madame, que je voyais Cydalise tous les jours : d'abord je la vis moins souvent ; mes visites devinrent encore plus rares, enfin, je ne la vis presque plus. S'il m'arrivait de l'entretenir tête à tête quelquefois par hasard, je lui parlais aussi peu d'amour que si je n'en eusse jamais ressenti la moindre étincelle. Ce changement l'étonna, elle me soupçonna de quelque engagement secret ; et un jour que je lui faisais l'histoire galante de la cour :
" Sélim, me dit−elle d'un air distrait, vous ne m'apprenez rien de vous−même ; vous racontez à ravir les bonnes fortunes d'autrui, mais vous êtes fort discret sur les vôtres.
" - Madame, lui répondis−je, c'est qu'apparemment je n'en ai point, ou que je crois qu'il est à propos de les taire.
" - Oh ! oui, m'interrompit−elle, c'est fort à propos que vous me celez aujourd'hui des choses que toute la terre saura demain.
" - À la bonne heure, madame, lui répliquai−je ; mais personne au moins ne les tiendra de moi.
" - En vérité, reprit−elle, vous êtes merveilleux avec vos réserves ; et qui est−ce qui ignore que vous en voulez à la blonde Misis, à la petite Zibeline, à la brune Séphéra ?
" - À qui vous voudrez encore, madame, ajoutai−je froidement.
" - Vraiment, reprit−elle, je croirais volontiers que ce ne sont pas les seules : depuis deux mois qu'on ne vous voit que par grâce, vous n'êtes pas resté dans l'inaction ; et l'ou va vite avec ces dames−là.
" - Moi, rester dans l'inaction ! lui répondis−je ; j'en serais au désespoir. Mon coeur est fait pour aimer, et même un peu pour l'être ; et je vous avouerai même qu'il l'est ; mais ne m'en demandez pas davantage, peut−être en ai−je déjà trop dit.
" - Sélim, reprit−elle sérieusement, je n'ai point de secret pour vous, et vous n'en aurez point pour moi, s'il vous plaît. Où en êtes−vous ?
CHAPITRE XLVIII. CYDALISE.
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" - Presque à la fin du roman.
" - Et avec qui ? demanda−t−elle avec empressement.
" - Et vous connaissez Martéza ?
" - Oui, sans doute ; c'est une femme fort aimable.
" - Eh bien ! après avoir tout tenté vainement pour vous plaire, je me suis retourné de ce côté−là. On me désirait depuis plus de six mois, deux entrevues m'ont aplani les reproches ; une troisième achèvera mon bonheur, et ce soir Martéza m'attend à souper. Elle est d'un commerce amusant, légère, un peu caustique ; mais du reste, c'est la meilleure créature du monde. On fait mieux ses petites affaires avec ces folles−là, qu'avec des collets montés, qui...
" - Mais, seigneur, interrompit Cydalise, la vue baissée, en vous faisant compliment sur votre choix, pourrait−on vous observer que Martéza n'est pas neuve, et qu'avant vous elle a compté des amants ?...
" - Qu'importe, madame ? repris−je ; si Martéza m'aime sincèrement, je me regarderai comme le premier.
Mais l'heure de mon rendez−vous approche, permettez...
" - Encore un mot, seigneur. Est−il bien vrai que Martéza vous aime ?
" - Je le crois.
" - Et,vous l'aimez ? ajouta Cydalise.
" - Madame, lui répondis−je, vous m'avez jeté vous−même dans les bras de Martéza ; c'est vous en dire assez. "
" J'allais sortir ; mais Cydalise me tira par mon doliman, et se retourna brusquement.
" Madame me veut−elle quelque chose ? a−t−elle quelque ordre à me donner ?
" - Non, monsieur ; comment, vous voilà ? Je vous croyais déjà bien loin.
" - Madame, je vais doubler le pas.
" - Sélim...
" - Cydalise...
" - Vous partez donc ?
" - Oui, madame.
" - Ah ! Sélim, à qui me sacrifiez−vous ? L'estime de Cydalise ne valait−elle pas mieux que les faveurs d'une Martéza ?
" - Sans doute, madame, lui répliquai−je, si je n'avais eu pour vous que de l'estime. Mais je vous aimais...
" - Il n'en est rien, s'écria−t−elle avec transport ; si vous m'aviez aimée, vous auriez démêlé mes véritables CHAPITRE XLVIII. CYDALISE.
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sentiments ; vous auriez pressenti, vous vous seriez flatté qu'à la fin votre persévérance l'emporterait sur ma fierté : mais vous vous êtes lassé ; vous m'avez délaissée, et peut−être au moment... "
" À ce mot, Cydalise s'interrompit, un soupir lui échappa, et ses yeux s'humectèrent.
" Parlez, madame, lui dis−je, achevez. Si, malgré les rigueurs dont vous m'avez accablé, ma tendresse durait encore, vous pourriez...
" - Je ne peux rien ; et vous ne m'aimez plus, et Martéza vous attend.
" - Si Martéza m'était indifférente ; si Cydalise m'était plus chère que jamais, que feriez−vous ?
" - Une folie de m'expliquer sur des suppositions.
" - Cydalise, de grâce, répondez−moi comme si je ne supposais rien. Si Cydalise était toujours la femme du monde la plus aimable à mes yeux, et si je n'avais jamais eu le moindre dessein sur Martéza, encore une fois, que feriez−vous ?
" - Ce que j'ai toujours fait, ingrat, me répondit enfin Cydalise. Je vous aimerais...
" - Et Sélim vous adore, " lui dis−je en me jetant à ses genoux, et baisant ses mains que j'arrosais de larmes de joie.
" Cydalise fut interdite ; ce changement inespéré la troubla ; je profitai de son désordre, et notre réconciliation fut scellée par des marques de tendresse auxquelles elle n'était pas en état de se refuser.
" - Et qu'en disait le bon Ostaluk ? interrompit Mangogul. Sans doute qu'il permit à sa chère moitié de traiter généreusement un homme à qui il devait une lieutenance des saphis.
" - Prince, reprit Sélim, Ostaluk se piqua de gratitude tant qu'on ne m'écouta point ; mais sitôt que je fus heureux, il devint incommode, farouche, insoutenable pour moi, et brutal pour sa femme. Non content de nous troubler en personne, il nous fit observer ; nous fûmes trahis ; et Ostaluk, sûr de son prétendu déshonneur, eut l'audace de m'appeler en duel. Nous nous battîmes dans le grand parc du sérail ; je le blessai de deux coups, et le contraignis à me devoir la vie. Pendant qu'il guérissait de ses blessures, je ne quittai pas un moment sa femme ; mais le premier usage qu'il fit de sa santé, fut de nous séparer et de maltraiter Cydalise. Elle me peignit toute la tristesse de sa situation ; je lui proposai de l'enlever ; elle y consentit ; et notre jaloux de retour de la chasse où il avait accompagné le sultan, fut très étonné de se trouver veuf.
Ostaluk, sans s'exhaler en plaintes inutiles contre l'auteur du rapt, médita sur−le−champ sa vengeance.
" J'avais caché Cydalise dans une maison de campagne, à deux lieues de Banza ; et de deux nuits l'une, je me dérobais de la ville pour aller à Cisare. Cependant Ostaluk mit à prix la tête de son infidèle, corrompit mes domestiques à prix d'argent, et fut introduit dans mon parc. Ce soir j'y prenais le frais avec Cydalise : nous nous étions enfoncés dans une allée sombre ; et j'allais lui prodiguer mes plus tendres caresses, lorsqu'une main invisible lui perça le sein d'un poignard à mes yeux. C'était celle du cruel Ostaluk. Le même sort me menaçait ; mais je prévins Ostaluk ; je tirai ma dague, et Cydalise fut vengée. Je me précipitai sur cette chère femme : son coeur palpitait encore ; je me hâtai de la transporter à la maison, mais elle expira avant que d'y arriver, la bouche collée sur la mienne.
" Lorsque je sentis les membres de Cydalise se refroidir entre mes bras, je poussai les cris les plus aigus ; mes gens accoururent, et m'arrachèrent de ces lieux pleins d'horreur. Je revins à Banza, et je me renfermai dans mon palais, désespéré de la mort de Cydalise, et m'accablant des plus cruels reproches. J'aimais CHAPITRE XLVIII. CYDALISE.
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vraiment Cydalise ; j'en étais fortement aimé ; et j'eus tout le temps de concevoir la grandeur de la perte que j'avais faite, et de la pleurer.
" - Mais enfin, reprit la favorite, vous vous consolâtes ?
" - Hélas ! madame, répondit Sélim, longtemps je crus que je ne m'en consolerais jamais ; et j'appris seulement alors qu'il n'y a point de douleurs éternelles.
- Qu'on ne me parle plus des hommes, dit Mirzoza ; les voilà tous. C'est−à−dire, seigneur Sélim, que cette pauvre Cydalise, dont l'histoire vient de nous attendrir, et que vous avez tant regrettée, fut bien sotte de compter sur vos serments ; et que, tandis que Brahma la châtie peut−être rigoureusement de sa crédulité, vous passez assez doucement vos instants entre les bras d'une autre.
- Eh ! madame, reprit le sultan, apaisez−vous. Sélim aime encore. Cydalise sera ,vengée.
- Seigneur, répondit Sélim, Votre Hautesse pourrait être mal informée : n'ai−je pas (dû comprendre pour toute ma vie, par mon aventure avec Cydalise, qu'un amour véritable nuisait trop au bonheur ?
- Sans doute, interrompit Mirzoza ; et malgré vos réflexions, je gage qu'à l'heure qu'il est, vous en aimez une autre plus ardemment encore...
- Pour plus ardemment, reprit Sélim, je n'oserais l'assurer ; depuis cinq ans je suis attaché, mais attaché de coeur, à une femme charmante : ce n'est pas sans peine que je m'en suis fait écouter ; car on avait toujours été d'une vertu !...
- De la vertu ! s'écria le sultan ; courage, mon ami, je suis enchanté quand on m'entretient de la vertu d'une femme de cour.
- Sélim, dit la favorite, continuez votre histoire.
- Et croyez toujours en bon musulman dans la fidélité de votre maîtresse, ajouta le sultan.
- Ah ! prince, reprit Sélim avec vivacité, Fulvia m'est fidèle.
- Fidèle ou non, répondit Mangogul, qu'importe à votre bonheur ? vous le croyez, cela suffit.
- C'est donc Fulvia que vous aimez à présent ? dit la favorite.
- Oui, madame ; répondit Sélim.
- Tant pis, mon cher, ajouta Mangogul : je n'ai point du tout foi en elle ; elle est perpétuellement obsédée de brahmines, et ce sont de terribles gens que ces brahmines ; et puis je lui trouve de petits yeux à la chinoise, avec un nez retroussé, et l'air tout à fait tourné du côté du plaisir : entre nous, qu'en est−il ?
- Prince, répondit Sélim, je crois qu'elle ne le hait pas.
- Eh bien ! répliqua le sultan, tout cède à cet attrait ; c'est ce que vous devez savoir mieux que moi, ou vous n'êtes...
- Vous vous trompez, reprit la favorite ; on peut avoir tout l'esprit du monde, et ne point savoir cela : je gage...
CHAPITRE XLVIII. CYDALISE.
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- Toujours des gageures, interrompit Mangogul ; cela m'impatiente : ces femmes sont incorrigibles : eh !
madame, gagnez votre château, et vous gagerez ensuite.
- Madame, dit Sélim à la favorite, Fulvia ne pourrait−elle pas vous être bonne à quelque chose ?
- Et comme quoi ? demanda Mirzoza.
- Je me suis aperçu, répondit le courtisan, que les bijoux n'ont presque jamais parlé qu'en présence de Sa Hautesse ; et je me suis imaginé que le génie Cucufa, qui a opéré tant de choses surprenantes en faveur de Kanoglou, grand−père du sultan, pourrait bien avoir accordé à son petit fils le doit de les faire parler. Mais le bijou de Fulvia n'a point encore ouvert la bouche, que je sache ; n'y aurait−il pas moyen de l'interroger, et de vous procurer le château, et de me convaincre de la fidélité de ma maîtresse ?
- Sans doute ; reprit le sultan ; qu'en pensez−vous, madame ?
- Oh ! je ne me mêle point d'une affaire si scabreuse : Sélim est trop de mes amis pour l'exposer, à l'appât d'un château, à perdre le bonheur de sa vie.
- Mais vous n'y pensez pas, reprit le sultan ; Fulvia est sage, Sélim en mettrait sa main au feu ; il l'a dit, il n'est pas homme à s'en dédire.
- Non, prince, répondit Sélim ; et si Votre Hautesse me donne rendez−vous chez Fulvia, j'y serai certainement le premier.
- Prenez garde à ce que vous proposez, reprit la favorite ; Sélim, mon pauvre Sélim, vous allez bien vite ; et tout aimable que vous soyez...
- Rassurez−vous, madame ; puisque le sort en est jeté, j'entendrai Fulvia ; le pis qui puisse en arriver, c'est de perdre une infidèle.
- Et de mourir de regret de l'avoir perdue, ajouta la sultane.
- Quel conte ! dit Mangogul ; vous croyez donc que Sélim est devenu bien imbécile ? Il a perdu la tendre Cydalise, et le voilà tout plein de vie ; et vous prétendez que, s'il venait à reconnaître Fulvia pour une infidèle, il en mourrait ? Je vous le garantis éternel, s'il n'est jamais assommé que de ce coup−là. Sélim, à demain chez Fulvia, entendez−vous ? on,vous dira mon heure. "
Sélim s'inclina, Mangogul sortit, la favorite continua de représenter au vieux courtisan qu'il jouait gros jeu ; Sélim la remercia des marques de sa bienveillance, et tous se retirèrent dans l'attente du grand événement.
CHAPITRE XLIX. VINGT−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FULVIA.
L'auteur africain, qui avait promis quelque part le caractère de Sélim, s'est avisé de le placer ici ; j'estime trop les ouvrages de l'antiquité pour assurer qu'il eût été mieux ailleurs. Il y a, dit−il, quelques hommes à qui leur mérite ouvre toutes les portes, qui, par les grâces de leur figure et la légèreté de leur esprit, sont dans leur jeunesse la coqueluche de bien des femmes, et dont la vieillesse est respectée, parce qu'ayant su concilier leurs devoirs avec leurs plaisirs, ils ont illustré le milieu de leur vie par des services rendus à l'État : en un mot, des hommes qui font en tout temps les délices des sociétés. Tel était Sélim ; quoiqu'il eût atteint soixante ans, et qu'il fût entré de bonne heure dans la carrière des plaisirs, une constitution robuste et des CHAPITRE XLIX. VINGT−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FULVIA.
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ménagements l'avaient préservé de la caducité. Un air noble, des manières aisées, un jargon séduisant, une grande connaissance du monde fondée sur une longue expérience, l'habitude de traiter avec le sexe, le faisaient considérer à la cour comme l'homme auquel tout le monde eût aimé ressembler ; mais qu'on eût imité sans succès, faute de tenir de la nature les talents et le génie qui l'avaient distingué.
Je demande à présent, continue l'auteur africain, si cet homme avait raison de s'inquiéter sur le compte de sa maîtresse, et de passer la nuit comme un fou ? car le fait est que mille réflexions lui roulèrent dans la tête, et que plus il aimait Fulvia plus il craignait de la trouver infidèle. " Dans quel labyrinthe me suis−je engagé !
se disait−il à lui−même ; et à quel propos ? Que m'en reviendra−t−il, si la favorite gagne un château ? et quel sort pour moi si elle le perd ?... Mais pourquoi le perdrait−elle ? Ne suis−je pas certain de la tendresse de Fulvia ?... Ah ! je l'occupe tout entière, et si son bijou parle, ce ne sera que de moi... Mais si le traître !...
non, non, je l'aurais pressenti ; j'aurais remarqué des inégalités ; depuis cinq ans on se serait démenti...
Cependant l'épreuve est périlleuse... mais il n'est plus temps de reculer ; j'ai porté le vase à ma bouche : il faut achever, dussé−je répandre toute la liqueur... Peut−être aussi que l'oracle me sera favorable... Hélas !
qu'en puis−je attendre ? Pourquoi d'autres auraient−ils attaqué sans succès une vertu dont j'ai triomphé ?...
Ah ! chère Fulvia, je t'offense par ces soupçons, et j'oublie ce qu'il m'en a coûté pour te vaincre : un rayon d'espoir me luit, et je me flatte que ton bijou s'obstinera à garder le silence... "
Sélim était dans cette agitation de pensée, lorsqu'on lui rendit, de la part du sultan, un billet qui ne contenait que ces mots : Ce soir, à onze heures et demie précises, vous serez où vous savez. Sélim prit la plume, et écrivit en tremblant : Prince, j'obéirai.
Sélim passa le reste du jour, comme la nuit qui l'avait précédé, flottant entre l'espérance et la crainte. Rien n'est plus vrai que les amants ont de l'instinct ; si leur maîtresse est infidèle, ils sont saisis d'un frémissement assez semblable à celui que les animaux éprouvent à l'approche du mauvais temps : l'amant soupçonneux est un chat à qui l'oreille démange dans un temps nébuleux ; les animaux et les amants ont encore ceci de commun, que les animaux domestiques perdent cet instinct, et qu'il s'émousse dans les amants lorsqu'ils sont devenus époux.
Les heures parurent bien lentes à Sélim ; il regarda cent fois à sa pendule : enfin le moment fatal arriva, et le courtisan se rendit chez sa maîtresse : il était tard ; mais comme on l'introduisait à toute heure, l'appartement de Fulvia lui fut ouvert...
" Je ne vous attendais plus, lui dit−elle, et je me suis mise au lit avec une migraine que je dois aux impatiences où vous me jetez...
- Madame, lui répondit Sélim, des devoirs de bienséance, et même des affaires, m'ont comme enchaîné chez le sultan ; et depuis que je me suis séparé de vous, je n'ai pas disposé d'un moment.
- Et moi, répliqua Fulvia, j'en ai été d'une humeur affreuse. Comment deux jours entiers sans vous apercevoir !...
- Vous savez, reprit Sélim, à quoi je suis obligé par mon rang, et quelque assurée que paraisse la faveur des grands...
- Comment, interrompit Fulvia, le sultan vous aurait−il marqué de la froideur ? aurait−on oublié vos services ? Sélim, vous êtes distrait ; vous ne me répondez pas... Ah ! si vous m'aimez, qu'importe à votre bonheur le bon ou le mauvais accueil du prince ? Ce n'est pas dans ses yeux, c'est dans les miens, c'est entre mes bras que vous le chercherez. "
Sélim écoutait attentivement ce discours, examinant le visage de sa maîtresse, et cherchait dans ses CHAPITRE XLIX. VINGT−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FULVIA.
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mouvement ce caractère de vérité auquel on ne se trompe point, et qu'il est impossible de bien simuler : quand je dis impossible, c'est à nous autres hommes ; car Fulvia se composait si parfaitement, que Sélim commençait à se reprocher de l'avoir soupçonnée. Lorsque Mangogul arriva, Fulvia se tut aussitôt ; Sélim frémit, et le bijou dit : " Madame a beau faire des pèlerinages à toutes les pagodes du Congo, elle n'aura point d'enfants, et pour causes que je sais bien, moi qui suis son bijou... "
À ce début, Sélim se couvrit d'une pâleur mortelle ; il voulut se lever, mais ses genoux tremblants se dérobèrent sous lui, et il retomba dans son fauteuil. Le sultan, invisible, s'approcha, et lui dit à l'oreille :
" En avez−vous assez ?...
- Ah ! prince, s'écria douloureusement Sélim, pourquoi n'ai−je pas écouté les avis de Mirzoza et les pressentiments de mon coeur ? Mon bonheur vient de s'éclipser ; j'ai tout perdu : je me meurs si son bijou se tait ; s'il parle, je suis mort. Qu'il parle pourtant. Je m'attends à des lumières affreuses ; mais je les redoute moins que je ne hais l'état perplexe où je suis. "
Cependant le premier mouvement de Fulvia avait été de porter la main sur son bijou et de lui fermer la bouche : ce qu'il avait dit jusque−là supportait une interprétation favorable ; mais elle appréhendait pour le reste. Lorsqu'elle commençait à se rassurer sur le silence qu'il gardait, le sultan, pressé par Sélim, retourna sa bague : Fulvia fut contrainte d'écarter les doigts, et le bijou continua :
" Je ne prendrai jamais, on me fatigue trop. Les visites trop assidues de tant de saints personnages nuiront toujours à mes intentions, et madame n'aura point d'enfants. Si je n'étais fêté que par Sélim, je deviendrais peut−être fécond ; mais je mène une vie de forçat. Aujourd'hui c'est l'un, demain c'est l'autre, et toujours à la rame. Le dernier homme que voit Fulvia, c'est toujours celui qu'elle croit destiné par le ciel à perpétuer sa race. Personne n'est à l'abri de cette fantaisie. La condition fatiguante que celle du bijou d'une femme titrée qui n'a point d'héritiers ! Depuis dix ans je suis abandonné à des gens qui n'étaient pas faits seulement pour lever l'oeil sur moi. "
Mangogul crut en cet endroit que Sélim en avait assez entendu pour être guéri de sa perplexité : il lui fit grâce du reste, retourna sa bague, et sortit, abandonnant Fulvia aux reproches de son amant.
D'abord le malheureux Sélim avait été pétrifié ; mais la fureur lui rendant les forces et la parole, il lança un regard méprisant sur son infidèle, et lui dit :
" Ingrate, perfide, si je vous aimais encore, je me vengerais ; mais indigne de ma tendresse, vous l'êtes aussi de mon courroux. Un homme comme moi ! Sélim compromis avec un tas de faquins...
- En vérité, l'interrompit brusquement Fulvia du ton d'une courtisane démasquée, vous avez bonne grâce de vous formaliser d'une bagatelle ; au lieu de me savoir gré de vous avoir dérobé des choses dont la connaissance vous eût désespéré dans le temps, vous prenez feu, vous vous emportez comme si l'on vous avait offensé. Et quelle raison, monsieur, auriez−vous de vous préférer à Séton, à Rikel, à Molli, à Tachmas, aux cavaliers les plus aimables de la cour, à qui l'on ne se donne seulement pas la peine de déguiser les passades qu'on leur fait ? Un homme comme vous, Sélim, est un homme épuisé, caduc, hors d'état depuis une éternité de fixer seul une jolie femme qui n'est pas une sotte. Convenez donc que votre présomption est déplacée, et votre courroux impertinent. Au reste, vous pouvez, si vous êtes mécontent, laisser le champ libre à d'autres qui l'occuperont mieux que vous.
- Aussi fais−je, et de très grand coeur, " répliqua Sélim outré d'indignation ; et il sortit, bien résolu de ne point revoir cette femme.
CHAPITRE XLIX. VINGT−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FULVIA.
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Il entra dans son hôtel, et s'y renferma quelques jours, moins chagrin, dans le fond, de la perte qu'il avait faite que de sa longue erreur. Ce n'était pas son coeur, c'était sa vanité qui souffrait. Il redoutait les reproches de la favorite et les plaisanteries du sultan, et il évitait l'une et l'autre.
Il s'était presque déterminé à renoncer à la cour, à s'enfoncer dans la solitude et à achever en philosophe une vie dont il avait perdu la plus grande partie sous l'habit d'un courtisan, lorsque Mirzoza, qui devinait ses pensées, entreprit de le consoler, le manda au sérail et lui tint ce discours : " Eh bien ! mon pauvre Sélim, vous m'abandonnez donc ? Ce n'est pas Fulvia, c'est moi que vous punissez de ses infidélités. Nous sommes tous fâchés de votre aventure : nous convenons qu'elle est chagrinante ; mais si vous faites quelque cas de la protection du sultan et de mon estime, vous continuerez d'animer notre société, et vous oublierez cette Fulvia qui ne fut jamais digne d'un homme tel que vous.
- Madame, lui répondit Sélim, l'âge m'avertit qu'il est temps de me retirer. J'ai vu suffisamment le monde ; je me serais vanté il y a quatre jours de le connaître ; mais le trait de Fulvia me confond. Les femmes sont indéfinissables, et toutes me seraient odieuses, si vous n'étiez comprise dans un sexe dont vous avez tous les charmes. Fasse Brahma que vous n'en preniez jamais les travers ! Adieu, madame ; je vais dans la solitude m'occuper de réflexions utiles. Le souvenir des bontés dont vous et le sultan m'avez honoré, m'y suivra ; et si mon coeur y forme encore quelques voeux, ce sera pour votre bonheur et sa gloire.
- Sélim, lui répondit la favorite, vous prenez conseil du dépit. Vous craignez un ridicule que vous éviterez moins en vous éloignant de la cour, qu'en y demeurant. Ayez de la philosophie tant qu'il vous plaira ; mais ce n'est pas ici le moment d'en faire usage : on ne verra dans votre retraite qu'humeur et que chagrin. Vous n'êtes point fait pour vous confiner dans un désert ; et le sultan... "
L'arrivée de Mangogul interrompit la favorite ; elle lui communiqua le dessein de Sélim.
" Il est donc fou ! dit le prince : est−ce que les mauvais procédés de cette petite Fulvia lui ont tourné la tête ? "
Puis s'adressant à Sélim : " Il n'en sera pas ainsi, notre ami ; vous demeurerez, continua−t−il : j'ai besoin de vos conseils, et madame, de votre société. Le bien de mon empire et la satisfaction de Mirzoza l'exigent, et cela sera. "
Sélim, touché des sentiments de Mangogul et de la favorite, s'inclina respectueusement, demeura à la cour, et fut aimé, chéri, recherché et distingué, par sa faveur auprès du sultan et de Mirzoza.
CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU,.
GRAND−PÈRE DE MANGOGUL.
La favorite était fort jeune. Née sur la fin du règne d'Erguebzed elle n'avait presque aucune idée de la cour de Kanoglou. Un mot échappé par hasard lui avait donné de la curiosité pour les prodiges que le génie Cucufa avait opérés en faveur de ce bon prince ; et personne ne pouvait l'en instruire plus fidèlement que Sélim : il en avait été témoin, y avait eu part, et possédait à fond l'histoire de ces temps. Un jour qu'il était seul avec elle, Mirzoza le mit sur ce chapitre, et lui demanda si le règne de Kanoglou, dont on faisait tant de bruit, avait vu des merveilles plus étonnantes que celles qui fixaient aujourd'hui l'attention du Congo.
" Je ne suis point intéressé, madame, lui répondit Sélim, à préférer le vieux temps à celui du prince régnant.
Il se passe de grandes choses ; mais ce n'est peut−être que l'essai de celles qui continueront d'illustrer CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU,. GRAND−PÈRE DE MANGOGUL.
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Mangogul ; et ma carrière est trop avancée pour que je puisse me flatter de les voir.
- Vous vous trompez, lui répondit Mirzoza ; vous avez acquis et vous conservez l'épithète d'éternel. Mais dites−moi ce que vous avez vu.
- Madame, continua Sélim, le règne de Kanoglou a été long, et nos poètes l'ont surnommé l'âge d'or. Ce titre lui convient à plusieurs égards. Il a été signalé par des succès et des victoires ; mais les avantages ont été mêlés de revers, qui montrent que cet or était quelquefois de mauvais aloi. La cour, qui donne le ton au reste de l'empire, était fort galante. Le sultan avait des maîtresses ; les seigneurs se piquèrent de l'imiter ; et le peuple prit insensiblement le même air. La magnificence dans les habits, les meubles, les équipages, fut excessive. On fit un art de la délicatesse dans les repas. On jouait gros jeu ; on s'endettait, on ne payait point, et l'on dépensait tant qu'on avait de l'argent et du crédit. On publia contre le luxe de très belles ordonnances qui ne furent point exécutées. On prit des villes, on conquit des provinces, on commença des palais et l'on épuisa l'empire d'hommes et d'argent. Les peuples chantaient victoire et se mouraient de faim. Les grands avaient des châteaux superbes et des jardins délicieux, et leurs terres étaient en friche. Cent vaisseaux de haut bord nous avaient rendus les maîtres de la mer et la terreur de nos voisins ; mais une bonne tête calcula juste ce qu'il en coûtait à l'État pour l'entretien de ces carcasses ; et malgré les représentations des autres ministres, il fut ordonné qu'on en ferait un feu de joie. Le trésor royal était un grand coffre vide, que cette misérable économie ne remplit point ; et l'or et l'argent devinrent si rares, que les fabriques de monnaies furent un beau matin converties en moulins à papier. Pour comble de bonheur, Kanoglou se laissa persuader par des fanatiques, qu'il était de la dernière importance que tous ses sujets lui ressemblassent, et qu'ils eussent les yeux bleus, le nez camard, et la moustache rouge comme lui, et il en chassa du Congo plus de deux millions qui n'avaient point cet uniforme, ou qui refusèrent de le contrefaire.
" Voilà, madame, cet âge d'or ; voilà ce bon vieux temps que vous entendez regretter tous les jours ; mais laissez dire les radoteurs ; et croyez que nous avons nos Turenne et nos Colbert ; que le présent, à tout prendre, vaut mieux que le passé ; et que, si les peuples sont plus heureux sous Mangogul qu'ils ne l'étaient sous Kanoglou, le règne de Sa Hautesse est plus illustre que celui de son aïeul, la félicité des sujets étant l'exacte mesure de la grandeur des princes. Mais revenons aux singularités de celui de Kanoglou.
" Je commencerai par l'origine des pantins.
- Sélim, je vous en dispense : je sais cet événement par coeur, lui dit la favorite ; passez à d'autres choses.
- Madame, lui demanda le courtisan, pourrait−on vous demander d'où vous le tenez ?
- Mais, répondit Mirzoza, cela est écrit.
- Oui, madame, répliqua Sélim et par des gens qui n'y ont rien entendu. J'entre en mauvaise humeur quand je vois de petits particuliers obscurs, qui n'ont jamais approché des princes qu'à la faveur d'une entrée dans la capitale, ou de quelque autre cérémonie publique, se mêler d'en faire l'histoire.
" Madame, continua Sélim, nous avions passé la nuit à un bal masqué dans les grands salons du sérail, lorsque le génie Cucufa, protecteur déclaré de la famille régnante, nous apparut, et nous ordonna d'aller coucher et de dormir vingt−quatre heures de suite : on obéit, et, ce terme expiré, le sérail se trouva transformé en une vaste et magnifique galerie de pantins ; on voyait, à l'un des bouts, Kanoglou sur son trône ; une longue ficelle usée lui descendait entre les jambes ; une vieille fée décrépite l'agitait sans cesse, et d'un coup de poignet mettait en mouvement une multitude innombrable de pantins subalternes, auxquels répondaient des fils imperceptibles et déliés qui partaient des doigts et des orteils de Kanoglou : elle tirait, et à l'instant le sénéchal dressait et scellait des édits ruineux, ou prononçait à la louange de la fée un éloge que son secrétaire lui soufflait ; le ministre de la guerre envoyait à l'armée des allumettes ; le surintendant des CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU,. GRAND−PÈRE DE MANGOGUL.
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finances bâtissait des maisons et laissait mourir de faim les soldats ; ainsi des autres pantins.
" Si quelques pantins exécutaient leurs mouvements de mauvaise grâce, ne levaient pas assez les bras, ne fléchissaient pas assez les jambes, la fée rompait leurs attaches d'un coup d'arrière−main, et ils devenaient paralytiques. Je me souviendrai toujours de deux émirs très vaillants qu'elle prit en guignon, et qui demeurèrent perclus des bras pendant toute leur vie.
" Les fils qui se distribuaient de toutes les parties du corps de Kanoglou, allaient se rendre à des distances immenses, et faisaient remuer ou se reposer, du fond du Congo jusque sur les confins du Monoémugi, des armées de pantins : d'un coup de ficelle une ville s'assiégeait, on ouvrait la tranchée, l'on battait en brèche, l'ennemi se préparait à capituler ; mais il survenait un coup de ficelle, et le feu de l'artillerie se ralentissait, les attaques ne se conduisaient plus avec la même vigueur, on arrivait au secours de la place, la division s'allumait entre nos généraux ; nous étions attaqués, surpris et battus à plate couture.
" Ces mauvaises nouvelles n'attristaient jamais Kanoglou ; il ne les apprenait que quand ses sujets les avaient oubliées ; et la fée ne les lui laissait annoncer que par des pantins qui portaient tous un fil à l'extrémité de la langue, et qui ne disaient que ce qu'il lui plaisait, sous peine de devenir muets.
" Une autre fois nous fûmes tous charmés, nous autres jeunes fous, d'une aventure qui scandalisa amèrement les dévots : les femmes se mirent à faire des culbutes, et à marcher la tête en bas, les pieds en l'air et les mains dans leurs mules.
" Cela dérouta d'abord toutes les connaissances, et il fallut étudier les nouvelles physionomies ; on en négligea beaucoup, qu'on cessa de trouver aimables lorsqu'elles se montrèrent ; et d'autres, dont on n'avait jamais rien dit, gagnèrent infiniment à se faire connaître. Les jupons et les robes tombant sur les yeux, on risquait à s'égarer ou à faire de faux pas ; c'est pourquoi on raccourcit les uns, et l'on ouvrit les autres : telle est l'origine des jupons courts et des robes ouvertes. Quand les femmes se retournèrent sur leurs pieds, elles conservèrent cette partie de leur habillement comme elle était ; et si l'on considère bien les jupons de nos dames, on s'apercevra facilement qu'ils n'ont point été faits pour être portés comme on les porte aujourd'hui.
" Toute mode qui n'aura qu'un but passera promptement ; pour durer ; il faut qu'elle soit au moins à deux fins. On trouva dans le même temps le secret de soutenir la gorge en dessus, et l'on s'en sert aujourd'hui pour la soutenir en dessous.
" Les dévotes, surprises de se trouver la tête en bas et les jambes en l'air, se couvrirent d'abord avec leurs mains ; mais cette attention leur faisait perdre l'équilibre et trébucher lourdement. De l'avis des brahmines, elles nouèrent dans la suite leurs jupons sur leurs jambes avec de petits rubans noirs ; les femmes du monde trouvèrent cet expédient ridicule, et publièrent que cela gênait la respiration et donnait des vapeurs ; ce prodige eut des suites heureuses ; il occasionna beaucoup de mariages, ou de ce qui y ressemble, et une foule de conversions ; toutes celles qui avaient les fesses laides se jetèrent à corps perdu dans la dévotion et prirent de petits rubans noirs : quatre missions de brahmines n'en auraient pas tant fait.
" Nous sortions à peine de cette épreuve que nous en subîmes une autre moins générale, mais non moins instructive. Les jeunes îles, depuis l'âge de treize ans, jusqu'à dix−huit, dix−neuf, vingt et par delà, se levèrent un beau matin le doigt du milieu pris, devinez où, madame ? dit Sélim à la favorite. Ce n'était ni dans la bouche, ni dans l'oreille, ni à la turque : on soupçonna leur maladie, et l'on courut au remède. C'est depuis ce temps que nous sommes dans l'usage de marier des enfants à qui l'on devrait donner des poupées.
" Autre bénédiction : la cour de Kanoglou abondait en petits−maîtres ; et j'avais l'honneur d'en être. Un jour que je les entretenais des jeunes seigneurs français, je m'aperçus que nos épaules s'élevaient et devenaient plus hautes que nos têtes ; mais ce ne fut pas tout : sur−le−champ nous nous mîmes à pirouetter CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU,. GRAND−PÈRE DE MANGOGUL.
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sur un talon.
- Et qu'y avait−il de rare à cela ? demanda la favorite.
- Rien, madame, lui répondit Sélim, sinon que la première métamorphose est l'origine des gros dos, si fort à la mode dans votre enfance ; et la seconde, celle des persifleurs, dont le règne n'est pas encore passé. On commençait alors, comme aujourd'hui, à quelqu'un un discours, qu'on allait en pirouettant continuer à un autre et finir à un troisième, pour qui il devenait moitié obscur, moitié impertinent.
" Une autre fois, nous nous trouvâmes tous la vue basse ; il fallut recourir à Bion : le coquin nous fit des lorgnettes, qu'il nous vendait dix sequins, et dont nous continuâmes de nous servir, même après que nous eûmes recouvré la vue. De là viennent, madame, les lorgnettes d'opéra.
" Je ne sais ce que les femmes galantes firent, à peu près dans ce temps, à Cucufa, mais il se vengea d'elles cruellement. À la fin d'une année, dont elles avaient passé les nuits au bal, à table et au jeu, et les jours dans leurs équipages ou entre les bras de leurs amants, elles furent tout étonnées de se trouver laides : l'une était noire comme une taupe, l'autre couperosée, celle−ci pâle et maigre, celle−là jaunâtre et ridée : il fallut pallier ce funeste enchantement ; et nos chimistes découvrirent le blanc, le rouge, les pommades, les eaux, les mouchoirs de Vénus, le lait virginal, les mouches et mille autres secrets dont elles usèrent pour cesser d'être laides et devenir hideuses. Cucufa les tenait sous cette malédiction, lorsque Erguebzed, qui aimait les belles personnes, intercéda pour elles : le génie fit ce qu'il put ; mais le charme avait été si puissant, qu'il ne put le lever qu'imparfaitement ; et les femmes de cour restèrent telles que vous les voyez encore.
- En fut−il de même des hommes ? demanda Mirzoza.
- Non, madame, répondit Sélim ; ils durèrent les uns plus, les autres moins : les épaules hautes s'affaissèrent peu à peu ; on se redressa ; et de crainte de passer pour gros dos, on porta la tête au vent, et l'on minauda ; on continua de pirouetter, et l'on pirouette encore aujourd'hui ; entamez une conversation sérieuse ou sensée en présence d'un jeune seigneur du bel air, et, zest, vous le verrez s'écarter de vous en faisant le moulinet, pour aller marmotter une parodie à quelqu'un qui lui demande des nouvelles de la guerre ou de sa santé, ou lui chuchoter à l'oreille qu'il a soupé la veille avec la Rabon ; que c'est une fille adorable ; qu'il parait un roman nouveau ; qu'il en a lu quelques pages, que c'est du beau, mais du grand beau : et puis, zest, des pirouettes vers une femmes à qui il demande si elle a vu le nouvel opéra, et à qui il répond que la Dangeville a fait à ravir. "
Mirzoza trouva ces ridicules assez plaisants, et demanda à Sélim s'il les avait eus.
" Comment ! madame, reprit le vieux courtisan, était−il permis de ne les pas avoir, sans passer pour un homme de l'autre monde ? Je fis le gros dos, je me redressai, je minaudai, je lorgnai, je pirouettai, je persiflai comme un autre ; et tous les efforts de mon jugement se réduisirent à prendre ces travers des premiers, et à n'être pas des derniers à m'en défaire. "
Sélim en était là, lorsque Mangogul parut.
L'auteur africain ne nous apprend ni ce qu'il était devenu, ni ce qui l'avait occupé pendant le chapitre précédent : apparemment qu'il est permis aux princes du Congo de faire des actions indifférentes, de dire quelquefois des misères et de ressembler aux autres hommes, dont une grande partie de la vie se consume à des riens, ou à des choses qui ne méritent pas d'être sues.
CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU,. GRAND−PÈRE DE MANGOGUL.
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CHAPITRE LI. VINGT−HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. OLYMPIA.
Madame, réjouissez−vous, dit Mangogul en entrant chez la favorite. Je vous apporte une nouvelle agréable.
Les bijoux sont de petits fous qui ne savent ce qu'ils disent. La bague de Cucufa peut les faire parler, mais non leur arracher la vérité.
- Et comment Votre Hautesse les a−t−elle surpris en mensonge ? demanda la favorite.
- Vous l'allez savoir, répondit le sultan. Sélim vous avait promis toutes ses aventures ; et vous ne doutez point qu'il ne vous ait tenu parole. Eh bien ! je viens de consulter un bijou qui l'accuse d'une méchanceté qu'il ne vous a pas confessée, qu'assurément il n'a point eue, et qui même n'est pas de son caractère.
Tyranniser une jolie femme, la mettre à contribution sous peine d'exécution militaire, reconnaissez−vous là Sélim ?
- Eh ! pourquoi non, seigneur ? répliqua la favorite. Il n'y a point de malice dont Sélim n'ait été capable ; et s'il a tu l'aventure que vous avez découverte, c'est peut−être qu'il s'est réconcilié avec ce bijou, qu'ils sont bien ensemble, et qu'il a cru pouvoir me dérober une peccadille, sans manquer à sa promesse.
- La fausseté perpétuelle de vos conjectures, lui répondit Mangogul, aurait dû vous guérir de la maladie d'en faire. Ce n'est point du tout ce que vous imaginez ; c'est une extravagance de la première jeunesse de Sélim.
Il s'agit d'une de ces femmes dont on tire parti dans la minute, et qu'on ne conserve point.
- Madame, dit Sélim à la favorite, j'ai beau m'examiner, je ne me rappelle plus rien, et je me sens à présent la conscience tout à fait pure.
- Olympia, dit Mangogul...
- Ah ! prince, interrompit Sélim, je sais ce que c'est : cette historiette est si vieille, qu'il n'est pas étonnant qu'elle me soit échappée.
- Olympia, reprit Mangogul, femme du premier caissier du Hasna, s'était coiffée d'un jeune officier, capitaine dans le régiment de Sélim, Un matin, son amant vint tout éperdu lui annoncer les ordres donnés à tous les militaires de partir, et de joindre leurs corps. Mon aïeul Kanoglou avait résolu cette année d'ouvrir la campagne de bonne heure, et un projet admirable qu'il avait formé n'échoua que par la publicité des ordres.
Les politiques en frondèrent, les femmes en maudirent : chacun avait ses raisons. Je vous ai dit celles d'Olympia. Cette femme prit le parti de voir Sélim, et d'empêcher, s'il était possible, le départ de Gabalis : c'était le nom de son amant. Sélim passait déjà pour un homme dangereux. Olympia crut qu'il convenait de se faire escorter ; et deux de ses amies, femmes aussi jolies qu'elle, s'offrirent à l'accompagner. Sélim était dans son hôtel lorsqu'elles arrivèrent. Il reçut Olympia, car elle parut seule, avec cette politesse aisée que vous lui connaissez et s'informa de ce qui lui attirait une si belle visite.
" - Monsieur, lui dit Olympia, je m'intéresse pour Gabalis, il a des affaires importantes qui rendent sa présence nécessaire à Banza, et je viens vous demander un congé de semestre.
" - Un congé de semestre, madame ? Vous n'y pensez pas, lui répondit Sélim ; les ordres du sultan sont précis : je suis au désespoir de ne pouvoir me faire auprès de vous un mérite d'une grâce qui me perdrait infailliblement. Nouvelles instances de la part d'Olympia : nouveaux refus de la part de Sélim.
" - Le vizir m'a promis que je serais compris dans la promotion prochaine. Pouvez−vous exiger, madame, CHAPITRE LI. VINGT−HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. OLYMPIA.
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que je me noie pour vous obliger ?
" - Et non, monsieur, vous ne vous noierez point et vous m'obligerez.
" - Madame, cela n'est pas possible ; mais si vous voyiez le vizir.
" - Ah ! monsieur, à qui me renvoyez−vous là ? Cet homme n'a jamais rien fait pour les dames.
" - J'ai beau rêver, car je serais comblé de vous rendre service, et je n'y vois plus qu'un moyen.
" - Et quel est−il ? demanda vivement Olympia.
" - Votre dessein, répondit Sélim, serait de rendre Gabalis heureux pour six mois ; mais, madame, ne pourriez−vous pas disposer d'un quart d'heure des plaisirs que vous lui destinez ? "
" Olympia le comprit à merveille, rougit et bégaya, et finit par se récrier sur la dureté de la proposition.
" - N'en parlons plus, madame, reprit le colonel d'un air froid, Gabalis partira ; il faut que le service du prince se fasse. J'aurais pu prendre sur moi quelque chose, mais vous ne vous prêtez à rien. Au moins, madame, si Gabalis part, c'est vous qui le voulez.
" - Moi ! s'écria vivement Olympia ; ah, monsieur ! expédiez promptement sa patente, et qu'il reste. "
Les préliminaires essentiels du traité furent ratifiés sur un sofa, et la dame croyait pour le coup tenir Gabalis, lorsque le traître que vous voyez, s'avisa, comme par réminiscence, de lui demander ce que c'était que les deux dames qui l'avaient accompagnée, et qu'elle avait laissées dans l'appartement voisin.
" - Ce sont deux de mes intimes, répondit Olympia.
" - Et de Gabalis aussi, ajouta Sélim ; il n'en faut pas douter. Cela supposé, je ne crois pas qu'elles refusent d'acquitter chacune un tiers des droits du traité. Oui, cela me parait juste ; je vous laisse, madame, le soin de les y disposer.
" - En vérité, monsieur, lui répondit Olympia, vous êtes étrange. Je vous proteste que ces dames n'ont nulle prétention à Gabalis ; mais pour les tirer et sortir moi−même d'embarras ; si vous me trouvez bonne, je tâcherai d'acquitter la lettre de change que vous tirez sur elles. " Sélim accepta l'offre. Olympia fit honneur à sa parole ; et voilà, madame, ce que Sélim aurait dû vous apprendre.
- Je lui pardonne, dit la favorite ; Olympia n'était pas assez bonne à connaître, pour que je lui fasse un procès de l'avoir oubliée. Je ne sais où vous allez déterrer ces femmes−là : en vérité, prince, vous avez toute la conduite d'un homme qui n'a nulle envie de perdre un château.
- Madame, il me semble que vous avez bien changé d'avis depuis quelques jours, lui répondit Mangogul : faites−moi la grâce de vous rappeler quel est le premier essai de ma bague que je vous proposai ; et vous verrez qu'il n'a pas dépendu de moi de perdre plus tôt.
- Oui, reprit la sultane, je sais que vous m'avez juré que je serais exceptée du nombre des bijoux parlants, et que depuis ce temps vous ne vous êtes adressé qu'à des femmes décriées ; à une Aminte, une Zobéide, une Thélis, une Zulique, dont la réputation était presque décidée.
- Je conviens, dit Mangogul, qu'il eût été ridicule de compter sur ces bijoux : mais, faute d'autres, il a bien fallu s'en tenir à ceux−là. Je vous l'ai déjà dit, et je vous le répète, la bonne compagnie en fait de bijoux est CHAPITRE LI. VINGT−HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. OLYMPIA.
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plus rare que vous ne pensez ; et si vous ne vous déterminez à gagner vous−même...
- Moi, interrompit vivement Mirzoza ! je n'aurai jamais de château de ma vie, si, pour en avoir un, il faut en venir là. Un bijou parlant ! fi, donc ! cela est d'une indécence... Prince, en un mot, vous savez mes raisons ; et c'est très sérieusement que je vous réitère mes menaces.
- Mais, ou ne vous plaignez plus de mes essais, ou du moins indiquez−nous à qui vous prétendez que nous ayons recours ; car je suis désespéré que cela ne finisse point. Des bijoux libertins, et puis quoi encore, des bijoux libertins, et toujours des bijoux libertins.
- J'ai grande confiance, répondit Mirzoza, dans le bijou d'Églé ; et j'attends avec impatience la fin des quinze jours que vous m'avez demandés.
- Madame, reprit Mangogul, ils expirèrent hier ; et tandis que Sélim vous faisait des contes de la vieille cour, j'apprenais du bijou d'Églé, que, grâce à la mauvaise humeur de Célébi, et aux assiduités d'Almanzor, sa maîtresse ne vous est bonne à rien.
- Ah ! prince, que me dites−vous là ? s'écria la favorite.
- C'est un fait, reprit le sultan : je vous régalerai de cette histoire une autre fois ; mais en attendant, cherchez une autre corde à votre arc.
- Églé, la vertueuse Églé, s'est enfin démentie ! disait la favorite surprise ; en vérité, je n'en reviens pas.
- Vous voilà toute désorientée, reprit Mangogul, et vous ne savez plus où donner de la tête.
- Ce n'est pas cela, répondit la favorite, mais je vous avoue que je comptais beaucoup sur Églé.
- Il n'y faut plus penser, ajouta Mangogul ; dites−nous seulement si c'était la seule femme sage que vous connussiez ?
- Non, prince ; il y en a cent autres, et des femmes aimables que je vais vous nommer, repartit Mirzoza. Je vous réponds comme de moi−même, de... de... "
Mirzoza s'arrêta tout court, sans avoir articulé le nom d'une seule. Sélim ne put s'empêcher de sourire, et le sultan d'éclater de l'embarras de la favorite, qui connaissait tant de femmes sages, et qui ne s'en rappelait aucune.
Mirzoza piquée se tourna du côté de Sélim, et lui dit : " Mais, Sélim, aidez−moi donc, vous qui vous y connaissez. Prince, ajouta−t−elle en portant la parole au sultan, adressez−vous à... Qui dirai−je ? Sélim, aidez−moi donc.
- À Mirzoza, continua Sélim.
- Vous me faites très mal votre cour, reprit la favorite. Je ne crains pas l'épreuve ; mais je l'ai en aversion.
Nommez−en vite une autre, si vous voulez que je vous pardonne.
- On pourrait, dit Sélim, voir si Zaïde a trouvé la réalité de l'amant idéal qu'elle s'est figuré, et auquel elle comparaît jadis tous ceux qui lui faisaient la cour.
- Zaïde ? reprit Mangogul ; je vous avoue que cette femme est assez propre à me faire perdre.
CHAPITRE LI. VINGT−HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. OLYMPIA.
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Les Bijoux Indiscrets
- C'est, ajouta la favorite, peut−être la seule dont la prude Arsinoé et le fat Jonéki aient épargné la réputation.
- Cela est fort, dit Mangogul ; mais l'essai de ma bague vaut encore mieux. Allons droit à son bijou : Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.
- Comment ! ajouta la favorite en riant, vous possédez votre Racine comme un acteur. "
CHAPITRE LII. VINGT−NEUVIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. ZULEÏMAN ET
ZAÏDE.
Mangogul, sans répondre à la plaisanterie de la favorite, sortit sur−le−champ, et se rendit chez Zaïde. Il la trouva retirée dans un cabinet, vis−à−vis d'une petite table sur laquelle il aperçut des lettres, un portrait, quelques bagatelles éparses qui venaient d'un amant chéri, comme il était facile de le présumer au cas qu'elle en faisait. Elle écrivait ; des larmes lui coulaient des yeux et mouillaient son papier. Elle baisait avec transport le portrait, ouvrait des lettres, écrivait quelques mots, revenait au portrait, se précipitait sur les bagatelles dont j'ai parlé, et les pressait contre son sein.
Le sultan fut dans un étonnement incroyable ; il n'avait jamais vu de femmes tendres que la favorite et Zaïde.
Il se croyait aimé de Mirzoza ; mais Zaïde n'aimait−elle pas davantage Zuleïman ? Et ces deux amants n'étaient−ils point les seuls vrais amants du Congo ?
Les larmes que Zaïde versait en écrivant n'étaient point des larmes de tristesse. L'amour les lui faisait répandre. Et dans ce moment un sentiment délicieux qui naissait de la certitude de posséder le coeur de Zuleïman, était le seul qui l'affectât. " Cher Zuleïman, s'écriait−elle, que je t'aime ! que tu m'es cher ! que tu m'occupes agréablement ! Dans les instants où Zaïde n'a point le bonheur de te voir, elle t'écrit du moins combien elle est à toi : loin de Zuleïman, son amour est l'unique entretien qui lui plaise. "
Zaïde en était là de sa tendre méditation, lorsque Mangogul dirigea son anneau sur elle. À l'instant il entendit son bijou soupirer, et répéter les premiers mots du monologue de sa maîtresse : " Cher Zuleïman, que je t'aime ! que tu m'es cher ! que tu m'occupes agréablement ! " Le coeur et le bijou de Zaïde étaient trop bien d'accord pour varier dans leurs discours. Zaïde fut d'abord surprise ; mais elle était si sûre que son bijou ne dirait rien que Zuleïman ne pût entendre avec plaisir qu'elle désira sa présence.
Mangogul réitéra son essai, et le bijou de Zaïde répéta d'une voix douce et tendre : " Zuleïman, cher Zuleïman, que je t'aime ! que tu m'es cher ! "
" Zuleiman, s'écria le sultan, est le mortel le plus fortuné de mon empire. Quittons ces lieux où l'image d'un bonheur plus grand que le mien se présente à mes yeux et m'afflige. " Il sortit aussitôt, et porta chez la favorite un air inquiet et rêveur.
" Prince, qu'avez−vous ? demanda−t−elle ; vous ne me dites rien de Zaïde...
- Zaïde, madame, répondit Mangogul, est une femme adorable ! Elle aime comme on n'a jamais aimé.
- Tant pis pour elle, repartit Mirzoza.
- Que dites−vous ?... reprit le sultan.
CHAPITRE LII. VINGT−NEUVIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. ZULEÏMAN ET ZAÏDE.
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Les Bijoux Indiscrets
- Je dis, répondit la favorite, que Kermadés est un des maussades personnages du Congo ; que l'intérêt et l'autorité des parents ont fait ce mariage−là, et que jamais époux n'ont été plus dépareillés que Kermadès et Zaïde.
- Eh ! madame, reprit Mangogul, ce n'est pas son époux qu'elle aime...
- Et qui donc ? demanda Mirzoza.
- C'est Zuleïman, répondit Mangogul.
- Adieu donc les porcelaines et le petit sapajou, ajouta la sultane.
- Ah ! disait tout bas Mangogul, cette Zaïde m'a frappé ; elle me suit ; elle m'obsède ; il faut absolument que je la revoie. "
Mirzoza l'interrompit par quelques questions auxquelles il répondit des monosyllabes. Il refusa un piquet qu'elle lui proposa, se plaignit d'un mal de tête qu'il n'avait point, se retira dans son appartement, se coucha sans souper, ce qui ne lui était arrivé de sa vie, et ne dormit point. Les charmes et la tendresse de Zaïde, les qualités et le bonheur de Zuleïman le tourmentèrent toute la nuit.
On pense bien qu'il n'eut aujourd'hui rien à faire de plus pressé que de retourner chez Zaïde : il sortit de son palais sans avoir fait demander des nouvelles de Mirzoza ; il y manquait pour la première fois. Il trouva Zaïde dans le cabinet de la veille. Zuleïman y était avec elle. Il tenait les mains de sa maîtresse dans les siennes et il avait les yeux fixés sur les siens : Zaïde, penchée sur ses genoux, lançait à Zuleïman des regards animés de la passion la plus vive. Ils gardèrent quelque temps cette situation ; mais cédant au même instant à la violence de leurs désirs, ils se précipitèrent entre les bras l'un de l'autre, et se serrèrent fortement. Le silence profond qui, jusqu'alors, avait régné autour d'eux, fut troublé par leurs soupirs, le bruit de leurs baisers, et quelques mots inarticulés qui leur échappaient... " Vous m'aimez !... - Je vous adore !...
- M'aimerez−vous toujours ?... - Ah ! le dernier soupir de ma vie sera pour Zaïde... "
Mangogul, accablé de tristesse, se renversa dans un fauteuil, et se mit la main sur les yeux. Il craignit de voir des choses qu'on imagine bien, et qui ne furent point... Après un silence de quelques moments : " Ah ! cher et tendre amant, que ne vous ai−je toujours éprouvé tel que vous êtes à présent ! dit Zaïde, je ne vous en aimerais pas moins, et je n'aurais aucun reproche à me faire... Mais tu pleures, cher Zuleïman, Viens, cher et tendre amant, viens, que j'essuie tes larmes... Zuleïman, vous baissez les yeux : qu'avez−vous ?
Regardez−moi donc... Viens, cher ami, viens, que je te console : colle tes lèvres sur ma bouche ; inspire−moi ton âme ; reçois la mienne : suspends... Ah ! non... non... " Zaïde acheva son discours par un soupir violent, et se tut.
L'auteur africain nous apprend que cette scène frappa vivement Mangogul ; qu'il fonda quelques espérances sur l'insuffisance de Zuleïman, et qu'il y eut des propositions secrètes portées de sa part à Zaïde qui les rejeta, et ne s'en fit point un mérite auprès de son amant.
CHAPITRE LIII. L'AMOUR PLATONIQUE.
" Mais cette Zaïde est−elle donc unique ? Mirzoza ne lui cède en rien pour les charmes, et j'ai mille preuves de sa tendresse : je veux être aimé, je le suis ; et qui m'a dit que Zuleïman l'est plus que moi ? J'étais un fou d'envier le bonheur d'un autre. Non, personne sous le ciel n'est plus heureux que Mangogul. "
CHAPITRE LIII. L'AMOUR PLATONIQUE.
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Les Bijoux Indiscrets
Ce fut ainsi que commencèrent les remontrances que le sultan se fit à lui−même− L'auteur a supprimé le reste ; il se contente de nous avertir que le prince y eut plus d'égard qu'à celles que lui présentaient ses ministres, et que Zaïde ne lui revint plus dans l'esprit.
Une de ces soirées qu'il était fort satisfait de sa maîtresse ou de lui−même, il proposa d'appeler Sélim, et de s'égarer un peu dans les bosquets du jardin du sérail. C'étaient des cabinets de verdure, où, sans témoins, l'on pouvait tout dire et faire bien des choses. En s'y acheminant, Mangogul jeta la conversation sur les raisons qu'on a d'aimer. Mirzoza, montée sur les grands principes, et entêtée d'idées de vertu qui ne convenaient assurément, ni à son rang, ni à sa figure, ni à son âge, soutenait que très souvent on aimait pour aimer, et que des liaisons commencées par le rapport des caractères, soutenues par l'estime, et cimentées par la confiance, duraient très longtemps et très constamment, sans qu'un amant prétendît à des faveurs, ni qu'une femme fût tentée d'en accorder.
" Voilà, madame, répondit le sultan, comme les romans vous ont gâtée. Vous avez vu là des héros respectueux et des princesses vertueuses jusqu'à la sottise ; et vous n'avez pas pensé que ces êtres n'ont jamais existé que dans la tête des auteurs. Si vous demandiez à Sélim, qui sait mieux que personne le catéchisme de Cythère, qu'est−ce que l'amour ? je gagerais bien qu'il vous répondrait que l'amour n'est autre chose que...
- Gageriez−vous, interrompit la sultane, que la délicatesse des sentiments est une chimère, et que, sans l'espoir de jouir, il n'y aurait pas un grain d'amour dans le monde ? En vérité, il faudrait que vous eussiez bien mauvaise opinion du coeur humain.
- Aussi fais−je, reprit Mangogul ; nos vertus ne sont pas plus désintéressées que nos vices. Le brave poursuit la gloire en s'exposant à des dangers ; le lâche aime le repos et la vie ; et l'amant veut jouir. "
Sélim, se rangeant de l'avis du sultan, ajouta que, si deux choses arrivaient, l'amour serait banni de la société pour n'y plus reparaître.
" Et quelles sont ces deux choses ? demanda la favorite.
- C'est, répondit Mangogul, si vous et moi, madame et tous les autres, venions à perdre ce que Tanzaï et Néadarné retrouvèrent en rêvant.
- Quoi ! vous croyez, interrompit Mirzoza, que sans ces misères−là, il n'y aurait ni estime, ni confiance entre deux personnes de différent sexe ? Une femme avec des talents, de l'esprit et des grâces ne toucherait plus ? Un homme avec une figure aimable, un beau génie, un caractère excellent, ne serait pas écouté !
- Non, madame, reprit Mangogul ; car que dirait−il, s'il vous plaît ?
- Mais tout plein de jolies choses qu'on aurait, ce me semble, toujours bien du plaisir à entendre, répondit la favorite.
- Remarquez, madame, dit Sélim, que ces choses se disent tous les jours sans amour. Non, madame, non ; j'ai des preuves complètes que, sans un corps bien organisé, point d'amour. Agénor, le plus beau garçon du Congo, et l'esprit le plus délicat de la cour, si j'étais femme, aurait beau m'étaler sa belle jambe, tourner sur moi ses grands yeux bleus, me prodiguer les louanges les plus fines, et se faire valoir par tous ses avantages, je ne lui dirais qu'un mot ; et, s'il ne répondait ponctuellement à ce mot, j'aurais pour lui toute l'estime possible ; mais je ne l'aimerais point.
- Cela est positif, ajouta le sultan ; et ce mot mystérieux, vous conviendrez de sa justesse et de son utilité, CHAPITRE LIII. L'AMOUR PLATONIQUE.
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quand on aime. Vous devriez bien, pour votre instruction, vous faire répéter la conversation d'un bel esprit de Banza avec un maître d'école ; vous comprendriez tout d'un coup comment le bel esprit, qui soutenait votre thèse, convint à la fois qu'il avait tort, et que son adversaire raisonnait comme un bijou. Mais Sélim vous dira cela ; c'est de lui que je le tiens. "
La favorite imagina qu'un conte que Mangogul ne lui faisait pas, devait être fort graveleux ; et elle entra dans un des cabinets sans le demander à Sélim : heureusement pour lui ; car avec tout l'esprit qu'il avait, il eût mal satisfait la curiosité de la favorite, ou fort alarmé sa pudeur. Mais pour lui donner le change, et éloigner encore davantage l'histoire du maître d'école, il lui raconta celle qui suit :
" Madame, lui dit le courtisan, dans une vaste contrée voisine des sources du Nil, vivait un jeune garçon, beau comme l'amour. Il n'avait pas dix−huit ans, que toutes les filles s'entre−disputaient son coeur, et qu'il n'y avait guère de femmes qui ne l'eussent accepté pour amant. Né avec un coeur tendre, il aima sitôt qu'il fut en état d'aimer.
" Un jour qu'il assistait dans le temple au culte public de la grande Pagode, et que, selon le cérémonial usité, il était en train de lui faire les dix−sept génuflexions prescrites par la loi, la beauté dont il était épris vint à passer, et lui lança un coup d'oeil accompagné d'un sourire, qui le jetèrent dans une telle distraction, qu'il perdit l'équilibre, donna du nez en terre, scandalisa tous les assistants par sa chute, oublia le nombre des génuflexions et n'en fit que seize.
" La grande Pagode, irritée de l'offense et du scandale, le punit cruellement. Hilas, c'était son nom, le pauvre Hilas se trouva tout à coup enflammé des désirs les plus violents, et privé, comme sur la main, du moyen de les satisfaire. Surpris, autant qu'attristé d'une perte si grande, il interrogea la Pagode.
" - Tu ne te retrouveras, lui répondit−elle en éternuant, qu'entre les bras d'une femme qui, connaissant ton malheur, ne t'en aimera pas moins. "
" La présomption est assez volontiers compagne de la jeunesse et de la beauté. Hilas s'imagina que son esprit et les grâces de sa personne lui gagneraient bientôt un coeur délicat, qui, content de ce qui lui restait, l'aimerait pour lui−même et ne tarderait pas à lui restituer ce qu'il avait perdu.
" Il s'adressa d'abord à celle qui avait été la cause innocente de son infortune. C'était une jeune personne vive, voluptueuse et coquette. Hilas l'adorait ; il en obtint un rendez−vous, où, d'agaceries en agaceries, on le conduisit jusqu'où le pauvre garçon ne put jamais aller : il eut beau se tourmenter et chercher entre les bras de sa maîtresse l'accomplissement de l'oracle, rien ne parut. Quand on fut ennuyé d'attendre, on se rajusta promptement et l'on s'éloigna de lui. Le pis de l'aventure, c'est que la petite folle la confia à une de ses amies, qui, par discrétion, ne la conta qu'à trois ou quatre des siennes, qui en firent un secret à tant d'autres, qu'Hilas, deux jours auparavant la coqueluche de toutes les femmes, en fut méprisé, montré au doigt, et regardé comme un monstre.
" Le malheureux Hilas, décrié dans sa patrie, prit le parti de voyager et de chercher au loin le remède à son mal. Il se rendit incognito et sans suite à la cour de l'empereur des Abyssins. On s'y coiffa d'abord du jeune étranger : ce fut à qui l'aurait ; mais le prudent Hilas évita des engagements où il craignait d'autant plus de ne pas trouver son compte, qu'il était plus certain que les femmes qui le poursuivaient ne trouveraient point le leur avec lui. Mais admirez la pénétration du sexe ! Un garçon si jeune, si sage et si beau, disait−on, cela est prodigieux ; et peu s'en fallut qu'à travers tant de qualités réunies, on ne devinât son défaut ; et que, de crainte de lui accorder tout ce qu'un homme accompli peut avoir, on ne lui refusât tout juste la seule chose qui lui manquait.
" Après avoir étudié quelque temps la carte du pays, Hilas s'attacha à une jeune femme qui avait passé, je ne CHAPITRE LIII. L'AMOUR PLATONIQUE.
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sais par quel caprice, de la fine galanterie à la haute dévotion. Il s'insinua peu à peu dans sa confiance, épousa ses idées, copia ses pratiques, lui donna la main dans les temples, et s'entretint si souvent avec elle sur la vanité des plaisirs de ce monde, qu'insensiblement il lui en rappela le goût avec le souvenir. Il y avait plus d'un mois qu'il fréquentait les mosquées, assistait aux sermons, et visitait les malades, lorsqu'il se mit en devoir de guérir, mais ce fut inutilement. Sa dévote, pour connaître tout ce qui se passait au ciel, n'en savait pas moins comme on doit être fait sur terre ; et le pauvre garçon perdit en un moment tout le fruit de ses bonnes oeuvres. Si quelque chose le consola, ce fut le secret inviolable qu'on lui garda. Un mot eût rendu son mal incurable, mais ce mot ne fût point dit ; et Hilas se lia avec quelques autres femmes pieuses, qu'il prit les unes après les autres, pour le spécifique ordonné par l'oracle, et qui ne le désenchantèrent point, parce qu'elles ne l'aimèrent que pour ce qu'il n'avait plus. L'habitude qu'elles avaient à spiritualiser les objets ne leur servit à rien. Elles voulaient du sentiment, mais c'est celui que le plaisir fait naître.
" Vous ne m'aimez donc pas ?... " leur disait tristement Hilas.
" - Eh ! ne savez−vous pas, monsieur, lui répondait−on, qu'il faut connaître avant que d'aimer ? et vous avouerez que, disgracié comme vous êtes, vous n'êtes point aimable quand on vous connaît.
" - Hélas ! disait−il en s'en allant, ce pur amour, dont on parle tant, il n'existe nulle part ; cette délicatesse de sentiments, dont tous les hommes et toutes les femmes se piquent, n'est qu'une chimère. L'oracle m'éconduit, et j'en ai pour la vie. "
" Chemin faisant, il rencontra de ces femmes qui ne veulent avoir avec vous qu'un commerce de coeur, et qui haïssent un téméraire comme un crapaud. On lui recommanda si sérieusement de ne rien mêler de terrestre et de grossier dans ses vues, qu'il en espéra beaucoup pour sa guérison. Il y allait de bonne foi ; et il était tout étonné, aux tendres propos dont elles s'enfilaient avec lui, de demeurer tel qu'il était. " Il faut, disait−il en lui−même, que je guérisse peut−être autrement qu'en parlant ; " et il attendait une occasion de se placer selon les intentions de l'oracle. Elle vint. Une jeune platonicienne qui aimait éperdument la promenade, l'entraîna dans un bois écarté ; ils étaient loin de tout importun, lorsqu'elle se sentit évanouir. Hilas se précipita sur elle, ne négligea rien pour la soulever, mais tous ses efforts furent inutiles ; la belle évanouie s'en aperçut aussi bien que lui.
" - Ah ! monsieur, lui dit−elle en se débarrassant d'entre ses bras, quel homme êtes−vous ? Il ne m'arrivera plus de m'embarquer ainsi dans des lieux écartés, où l'on se trouve mal, et où l'on périrait cent fois faute de secours. "
" D'autres connurent son état, l'en plaignirent, lui jurèrent que la tendresse qu'elles avaient conçue pour lui n'en serait point altérée, et ne le revirent plus.
" Le malheureux Hilas fit bien des mécontentes, avec la plus belle figure du monde et les sentiments les plus délicats.
- Mais c'était un benêt, interrompit le sultan. Que ne s'adressait−il à quelques−unes les vestales dont nos monastères sont pleins ? On se serait affolé de lui, et il aurait infailliblement guéri au travers d'une grille.
- Seigneur, reprit Sélim, la chronique assure qu'il tenta cette voie, et qu'il éprouva qu'on ne peut aimer nulle part en pure perte.
- En ce cas, ajouta le sultan, je désespère de sa maladie.
- Il en désespéra comme Votre Hautesse, continua Sélim ; et las de tenter des essais qui n'aboutissaient à rien, il s'enfonça dans une solitude, sur la parole d'une multitude infinie de femmes, qui lui avaient déclaré CHAPITRE LIII. L'AMOUR PLATONIQUE.
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nettement qu'il était inutile dans la société.
" Il y avait déjà plusieurs jours qu'il errait dans son désert, lorsqu'il entendit quelques soupirs qui partaient d'un endroit écarté. Il prêta l'oreille ; les soupirs recommencèrent ; il s'approcha, et vit une jeune fille, belle comme les astres, la tête appuyée sur sa main, les yeux baignés de larmes et le reste du corps dans une attitude triste et pensive.
" - Que cherchez−vous ici, mademoiselle ? lui dit−il ; et ces déserts sont−ils faits pour vous ?...
" Oui, répondit−t−elle tristement ; on s'y afflige du moins tout à son aise.
" - Et de quoi vous affligez−vous ?...
" - Hélas !...
" - Parlez, mademoiselle ; qu'avez−vous ?...
" - Rien...
" - Comment, rien ?...
" - Non, rien du tout ; et c'est là mon chagrin : il y a deux ans que j'eus le malheur d'offenser une pagode qui m'ôta tout. Il y avait si peu de chose à faire, qu'elle ne donna pas en cela une grande marque de sa puissance. Depuis ce temps, tous les hommes me fuient et me fuiront, a dit la Pagode, jusqu'à ce qu'il s'en rencontre un qui, connaissant mon malheur, s'attache à moi, et m'aime telle que je suis.
" - Qu'entends−je ? s'écria Hilas. Ce malheureux que vous voyez à vos genoux n'a rien non plus ; et c'est aussi sa maladie. Il eut, il y a quelque temps, le malheur d'offenser une Pagode qui lui ôta ce qu'il avait ; et, sans vanité, c'était quelque chose. Depuis ce temps toutes les femmes le fuient et le fuiront, a dit la Pagode, jusqu'à ce qu'il s'en rencontre une qui, connaissant son malheur, s'attache à lui, et l'aime tel qu'il est.
" - Serait−il bien possible ? demanda la jeune fille.
" - Ce que vous m'avez dit est−il vrai ?... demanda Hilas.
" - Voyez, répondit la jeune fille.
" - Voyez, répondit Hilas. "
" Ils s'assurèrent l'un et l'autre, à n'en pouvoir douter, qu'ils étaient deux objets du courroux céleste. Le malheur qui leur était commun les unit. Iphis, c'est le nom de la jeune fille, était faite pour Hilas ; Hilas était fait pour elle. Ils s'aimèrent platoniquement, comme vous imaginez bien ; car ils ne pouvaient guère s'aimer autrement ; mais à l'instant l'enchantement cessa ; ils en poussèrent chacun un cri de joie, et l'amour platonique disparut.
" Pendant plusieurs mois qu'ils séjournèrent ensemble dans le désert, ils eurent tout le temps de s'assurer de leur changement ; lorsqu'ils en sortirent, Iphis était parfaitement guérie ; pour Hilas, l'auteur dit qu'il était menacé d'une rechute. "
CHAPITRE LIII. L'AMOUR PLATONIQUE.
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CHAPITRE LIV. TRENTIÈME ET DERNIER ESSAI DE L'ANNEAU.
MIRZOZA.
Tandis que Mangogul s'entretenait dans ses jardins avec la favorite et Sélim, on vint lui annoncer la mort de Sulamek. Sulamek avait commencé par être maître de danse du sultan, contre les intentions d'Erguebzed ; mais quelques intrigantes, à qui il avait appris à faire des sauts périlleux, le poussèrent de toutes leurs forces, et se remuèrent tant, qu'il fut préféré à Marcel et à d'autres, dont il n'était pas digne d'être le prévôt. Il avait un esprit de minutie, le jargon de la cour, le don de conter agréablement et celui d'amuser les enfants ; mais il n'entendait rien à la haute danse. Lorsque la place du grand vizir vint à vaquer, il parvint, à force de révérences, à supplanter le grand sénéchal, danseur infatigable, mais homme raide et qui pliait de mauvaise grâce. Son ministère ne fut point signalé par des événements glorieux à la nation. Ses ennemis, et qui en manque ? le vrai mérite en a bien, l'accusaient de jouer mal du violon, et de n'avoir aucune intelligence de la chorégraphie ; de s'être laisser duper par les pantomimes du prêtre Jean, et épouvanter par un ours du Monoémugi qui dansait un jour devant lui ; d'avoir donné des millions à l'empereur du Tombut pour l'empêcher de danser dans un temps où il avait la goutte, et dépensé tous les ans plus de cinq cent mille sequins en colophane, et davantage à persécuter tous les ménétriers qui jouaient d'autres menuets que les siens ; en un mot, d'avoir dormi pendant quinze ans au son de la vielle d'un gros habitant de Guinée qui s'accompagnait de son instrument en baragouinant quelques chansons du Congo. Il est vrai qu'il avait amené la mode des tilleuls de Hollande, etc...
Mangogul avait le coeur excellent ; il regretta Sulamek, et lui ordonna un catafalque avec une oraison funèbre, dont l'orateur Brrrouboubou fut chargé.
Le jour marqué pour la cérémonie, les chefs des brahmines, le corps du divan et les sultanes, menées par leurs eunuques, se rendirent dans la grande mosquée. Brrrouboubou montra pendant deux heures de suite, avec une rapidité surprenante, que Sulamek était parvenu par des talents supérieurs ; fit préfaces sur préfaces ; n'oublia ni Mangogul, ni ses exploits sous l'administration de Sulamek ; et il s'épuisait en exclamations, lorsque Mirzoza, à qui le mensonge donnait des vapeurs, en eut une attaque qui la rendit léthargique.
Ses officiers et ses femmes s'empressèrent à la secourir ; on la remit dans son palanquin ; et elle fut aussitôt transportée au sérail. Mangogul, averti du danger, accourut : on appela toute la pharmacie. Le garus, les gouttes du général La Motte, celles d'Angleterre, furent essayés, mais sans aucun succès. Le sultan, désolé, tantôt pleurant sur Mirzoza, tantôt jurant contre Orcotome, perdit enfin toute espérance, ou du moins n'en eut plus qu'en son anneau.
" Si je vous ai perdue, délices de mon âme, s'écria−t−il, votre bijou doit, ainsi que votre bouche, garder un silence éternel. "
À l'instant il commande qu'on sorte ; on obéit ; et le voilà seul vis−à−vis de la favorite : il tourne sa bague sur elle ; mais le bijou de Mirzoza, qui s'était ennuyé au sermon, comme il arrive tous les jours à d'autres, et qui se sentait apparemment de la léthargie, ne murmura d'abord que quelques mots confus et mal articulés. Le sultan réitéra l'opération ; et le bijou, s'expliquant très distinctement, dit :
" Loin de vous, Mangogul, qu'allais−je devenir ?... fidèle jusque dans la nuit du tombeau, je vous aurais cherché ; et si l'amour et la constance ont quelque récompense chez les morts, cher prince, je vous aurais trouvé... Hélas ! sans vous, le palais délicieux qu'habite Brahma. et qu'il a promis à ses fidèles croyants, n'eût été pour moi qu'une demeure ingrate. "
CHAPITRE LIV. TRENTIÈME ET DERNIER ESSAI DE L'ANNEAU. MIRZOZA.
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Mangogul, transporté de joie, ne s'aperçut pas que la favorite sortait insensiblement de sa léthargie ; et que, s'il tardait à retourner sa bague, elle entendrait les dernières paroles de son bijou : ce qui arriva.
" Ah ! prince, lui dit−elle, que sont devenus vos serments ? Vous avez donc éclairci vos injustes soupçons ? Rien ne vous a retenu ; ni l'état où j'étais, ni l'injure que vous me faisiez, ni la parole que vous m'aviez donnée ?
- Ah ! madame, lui répondit le sultan, n'imputez point à une honteuse curiosité une impatience que le désespoir de vous avoir perdue m'a seul suggérée : je n'ai point fait. sur vous l'essai de mon anneau ; mais j'ai cru pouvoir, sans manquer à mes promesses, user d'une ressource qui vous rend à mes voeux, et qui vous assure mon coeur à jamais.
- Prince, dit la favorite, je vous crois : mais que l'anneau soit remis au génie, et que son fatal présent ne trouble plus ni votre cour ni votre empire. "
À l'instant, Mangogul se mit en oraison, et Cucufa apparut :
" Génie tout−puissant, lui dit Mangogul, reprenez votre anneau, et continuez−moi votre protection.
- Prince, lui répondit le génie, partagez vos jours entre l'amour et la gloire ; Mirzoza vous assurera le premier de ces avantages ; et je vous promets le second. "
À ces mots, le spectre encapuchonné serra la queue de ses hiboux, et partit en pirouettant, comme il était venu.
CHAPITRE LIV. TRENTIÈME ET DERNIER ESSAI DE L'ANNEAU. MIRZOZA.
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