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- Cela ne conclut rien, dit le sultan. Sélim était vif, et mille enfants le sont de même. Ils ne réfléchissent point ; mais ils pensent ; le temps s'écoule, la mémoire des choses s'efface, et ils ne se souviennent plus d'avoir pensé.

- Mais par où pensaient−ils ? répliqua Mirzoza ; car c'est là le point de la question.

- Par la tête, répondit Sélim.

- Et toujours cette tête où l'on ne voit goutte, répliqua la sultane. Laissez là votre lanterne sourde, dans laquelle vous supposez une lumière qui n'apparaît qu'à celui qui la porte ; écoutez mon expérience, et convenez de la vérité de mon hypothèse. Il est si constant que l'âme commence par les pieds son progrès dans le corps, qu'il y a des hommes et des femmes en qui elle n'a jamais remonté plus haut. Seigneur, vous avez admiré mille fois la légèreté de Nini et le vol de Saligo ; répondez−moi donc sincèrement : croyez−vous que ces créatures aient l'âme ailleurs que dans les jambes ? Et n'avez−vous pas remarqué que dans Volucer et Zélindor, la tête est soumise aux pieds ? La tentation continuelle d'un danseur, c'est de se considérer les jambes. Dans tous ses pas, l'oeil attentif suit la trace du pied, et la tête s'incline respectueusement devant les pieds, ainsi que devant Sa Hautesse, ses invincibles pachas.

- Je conviens de l'observation, dit Sélim ; mais je nie qu'elle soit générale.

- Aussi ne prétends−je pas, répliqua Mirzoza, que l'âme se fixe toujours dans les pieds : elle s'avance, elle voyage, elle quitte une partie, elle y revient pour la quitter encore ; mais je soutiens que les autres membres sont toujours subordonnés à celui qu'elle habite. Cela varie selon l'âge, le tempérament, les conjonctures, et de là naissent la différence des goûts, la diversité des inclinations, et celle des caractères. N'admirez−vous pas la fécondité de mon principe ? et la multitude des phénomènes auxquels il s'étend ne prouve−t−elle pas sa certitude ?

- Madame, lui répondit Sélim, si vous en faisiez l'application à quelques−uns, nous en recevrions peut−être un degré de conviction que nous attendons encore.

- Très volontiers, répliqua Mirzoza, qui commençait à sentir ses avantages : vous allez être satisfait ; suivez seulement le fil de mes idées. Je ne me pique pas d'argumenter. Je parle sentiment : c'est notre philosophie à nous autres femmes ; et vous l'entendez presque aussi bien que nous. Il est assez vraisemblable, ajouta−t−elle, que jusqu'à huit ou dix ans l'âme occupe les pieds et les jambes ; mais alors, ou même un peu plus tard, elle abandonne ce logis, ou de son propre mouvement, ou par force. Par force, quand un précepteur emploie des machines pour la chasser de son pays natal, et la conduire dans le cerveau, où elle se métamorphose communément en mémoire et presque jamais en jugement ; c'est le sort des enfants de collège. Pareillement, s'il arrive qu'une gouvernante imbécile se travaille à former une jeune personne, lui farcisse l'esprit de connaissances, et néglige le coeur et les moeurs, l'âme vole rapidement vers la tête, s'arrête sur la langue, ou se fixe dans les yeux, et son élève n'est qu'une babillarde ennuyeuse, ou qu'une coquette.

Ainsi, la femme voluptueuse est celle dont l'âme occupe le bijou, et ne s'en écarte jamais.

" La femme galante, celle dont l'âme est tantôt dans le bijou, et tantôt dans les yeux.

" La femme tendre, celle dont l'âme est habituellement dans le coeur ; mais quelquefois aussi dans le bijou.

" La femme vertueuse, celle dont l'âme est tantôt dans la tête, tantôt dans le coeur ; mais jamais ailleurs.

" Si l'âme se fixe dans le coeur, elle formera les caractères sensibles, compatissants, vrais, généreux. Si, quittant le coeur pour n'y plus revenir, elle se relègue dans la tête, alors elle constituera ceux que nous traitons d'hommes durs, ingrats, fourbes et cruels.

CHAPITRE XXIX. MÉTAPHYSIQUE DE MIRZOZA.. LES ÂMES.

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" La classe de ceux en qui l'âme ne visite la tête que comme une maison de campagne où son séjour n'est pas long, est très nombreuse. Elle est composée des petits−maîtres, des coquettes, des musiciens, des poètes, des romanciers, des courtisans et de tout ce qu'on appelle les jolies femmes. Écoutez raisonner ces êtres, et vous reconnaîtrez sur−le−champ des âmes vagabondes, qui se ressentent des différents climats qu'elles habitent.

- S'il est ainsi, dit Sélim, la nature a fait bien des inutilités. Nos sages tiennent toutefois pour constant qu'elle n'a rien produit en vain.

- Laissons là vos sages et leurs grands mots, répondit Mirzoza, et quant à la nature, ne la considérons qu'avec les yeux de l'expérience ; et nous en apprendrons qu'elle a placé l'âme dans le corps de l'homme, comme dans un vaste palais, dont elle n'occupe pas toujours le plus bel appartement. La tête et le coeur lui sont principalement destinés, comme le centre des vertus et le séjour de la vérité ; mais le plus souvent elle s'arrête en chemin, et préfère un galetas, un lieu suspect, une misérable auberge, où elle s'endort dans une ivresse perpétuelle. Ah ! s'il m'était donné seulement pour vingt−quatre heures d'arranger le monde à ma fantaisie, je vous divertirais par un spectacle bien étrange : en un moment j'ôterais à chaque âme les parties de sa demeure qui lui sont superflues, et vous verriez chaque personne caractérisée par celle qui lui resterait.

Ainsi les danseurs seraient réduits à deux pieds, ou à deux jambes tout au plus ; les chanteurs à un gosier ; la plupart des femmes à un bijou ; les héros et les spadassins à une main armée ; certains savants à un crâne sans cervelle ; il ne resterait à une joueuse que deux bouts de mains qui agiteraient sans cesse des cartes ; à un glouton, que deux mâchoires toujours en mouvement ; à une coquette, que deux yeux ; à un débauché, que le seul instrument de ses passions ; les ignorants et les paresseux seraient réduits à rien.

- Pour peu que vous laissassiez de mains aux femmes, interrompit le sultan, ceux que vous réduiriez au seul instrument de leurs passions, seraient courus. Ce serait une chasse plaisante à voir ; et si l'on était partout ailleurs aussi avide de ces oiseaux que dans le Congo, bientôt l'espèce en serait éteinte.

- Mais les personnes tendres et sensibles, les amants constants et fidèles, de quoi les composeriez−vous ?

demanda Sélim à la favorite.

- D'un coeur, répondit Mirzoza ; et je sais bien, ajouta−t−elle en regardant tendrement Mangogul, quel est celui à qui le mien chercherait à s'unir. "

Le sultan ne put résister à ce discours ; il s'élança de son fauteuil vers sa favorite : ses courtisans disparurent, et la chaire du nouveau philosophe devint le théâtre de leurs plaisirs ; il lui témoigna à plusieurs reprises qu'il n'était pas moins enchanté de ses sentiments que de ses discours ; et l'équipage philosophique en fut mis en désordre. Mirzoza rendit à ses femmes les jupons noirs, renvoya au lord sénéchal son énorme perruque, et à M. l'abbé son bonnet carré, avec assurance qu'il serait sur la feuille à la nomination prochaine.

A quoi ne fût−il point parvenu, s'il eût été bel esprit ? Une place à l'Académie était la moindre récompense qu'il pouvait espérer ; mais malheureusement il ne savait que deux ou trois cents mots, et n'avait jamais pu parvenir à en composer deux ritournelles.

CHAPITRE XXX. SUITE DE LA CONVERSATION PRÉCÉDENTE.

Mangogul était le seul qui eût écouté la leçon de philosophie de Mirzoza, sans l'avoir interrompue. Comme il contredisait assez volontiers, elle en fut étonnée.

" Le sultan admettrait−il mon système d'un bout à l'autre ? se disait−elle à elle−même. Non, il n'y a pas de vraisemblance à cela. L'aurait−il trouvé trop mauvais pour daigner le combattre ? Cela pourrait être. Mes idées ne sont pas les plus justes qu'on ait eues jusqu'à présent ; d'accord : mais ce ne sont pas non plus les CHAPITRE XXX. SUITE DE LA CONVERSATION PRÉCÉDENTE.

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plus fausses ; et je pense qu'on a quelquefois imaginé plus mal. "

Pour sortir de ce doute, la favorite se détermina à questionner Mangogul.

" Eh bien ! prince, lui dit−elle, que pensez−vous de mon système.

- Il est admirable, lui répondit le sultan ; je n'y trouve qu'un seul défaut.

- Et quel est ce défaut ? lui demanda la favorite.

- C'est, dit Mangogul, qu'il est faux de toute fausseté. Il faudrait, en suivant vos idées, que nous eussions tous des âmes ; or, voyez donc, délices de mon coeur, qu'il n'y a pas le sens commun dans cette supposition.

" J'ai une âme : voilà un animal qui se conduit la plupart du temps comme s'il n'en avait point ; et peut−être encore n'en a−t−il point, lors même qu'il agit comme s'il en avait une. Mais il a un nez fait comme le mien ; je sens que j'ai une âme et que je pense : donc cet animal a une âme, et pense aussi de son côté. " Il y a mille ans qu'on fait ce raisonnement, et il y en a tout autant qu'il est impertinent.

- J'avoue, dit la favorite, qu'il n'est pas toujours évident que les autres pensent.

- Et ajoutez, reprit Mangogul, qu'en cent occasions il est évident qu'ils ne pensent pas.

- Mais ce serait, ce me semble, aller bien vite, reprit Mirzoza, que d'en conclure qu'ils n'ont jamais pensé, ni ne penseront jamais. On n'est point toujours une bête pour l'avoir été quelquefois ; et Votre Hautesse... "

Mirzoza craignant d'offenser le sultan, s'arrêta là tout court.

" Achevez, madame, lui dit Mangogul, je vous entends ; et Ma Hautesse n'a−t−elle jamais fait la bête, voulez−vous dire, n'est−ce pas ? Je vous répondrai que je l'ai fait quelquefois, et que je pardonnais même alors aux autres de me prendre pour tel ; car vous vous doutez bien qu'ils n'y manquaient pas, quoiqu'ils n'osassent pas me le dire...

- Ah ! prince ! s'écria la favorite, si les hommes refusaient une âme au plus grand monarque du monde, à qui en pourraient−ils accorder une ?

- Trêve de compliments, dit Mangogul. J'ai déposé pour un moment la couronne et le sceptre. J'ai cessé d'être sultan pour être philosophe, et je puis entendre et dire la vérité. Je vous ai, je crois, donné des preuves de l'un ; et vous m'avez insinué, sans m'offenser, et tout à votre aise, que je n'avais été quelquefois qu'une bête.

Souffrez que j'achève de remplir les devoirs de mon nouveau caractère. "

" Loin de convenir avec vous, continua−t−il, que tout ce qui porte des pieds, des bras, des mains, des yeux et des oreilles, comme j'en ai, possède une âme comme moi, je vous déclare que je suis persuadé, à n'en jamais démordre, que les trois quarts des hommes et toutes les femmes ne sont que des automates.

- Il pourrait bien y avoir dans ce que vous dites là, répondit la favorite, autant de vérité que de politesse.

- Oh ! dit le sultan, voilà−t−il pas que madame se fâche ; et de quoi diable vous avisez−vous de philosopher, si vous ne voulez pas qu'on vous parle vrai ? Est−ce dans les écoles qu'il faut chercher la politesse ? Je vous ai laissé vos coudées franches ; que j'aie les miennes libres, s'il vous plaît. Je vous disais donc que vous êtes toutes des bêtes.

- Oui, prince ; et c'est ce qui vous restait à prouver, ajouta Mirzoza.

CHAPITRE XXX. SUITE DE LA CONVERSATION PRÉCÉDENTE.

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Les Bijoux Indiscrets

- C'est le plus aisé, " répondit le sultan.

Alors il se mit à débiter toute les impertinences qu'on a dites et redites, avec le moins d'esprit et de légèreté qu'il est possible, contre un sexe qui possède au souverain degré ces deux qualités. Jamais la patience de Mirzoza ne fut mise à une plus forte épreuve ; et vous ne vous seriez jamais tant ennuyé de votre vie, si je vous rapportais tous les raisonnements de Mangogul. Ce prince, qui ne manquait pas de bon sens, fut ce jour−là d'une absurdité qui ne se conçoit pas. Vous en allez juger.

" Il est si vrai, morbleu, disait−il, que la femme n'est qu'un animal, que je gage qu'en tournant l'anneau de Cucufa sur ma jument, je la fais parler comme une femme.

- Voilà, sans contredit, lui répondit Mirzoza, l'argument le plus fort qu'on ait fait et qu'on fera jamais contre nous. "

Puis elle se mit à rire comme une folle. Mangogul, dépité de ce que ses ris ne finissaient point, sortit brusquement, résolu de tenter la bizarre expérience qui s'était présentée à son imagination.

CHAPITRE XXXI. TREIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LA PETITE

JUMENT.

Je ne suis pas grand faiseur de portraits. J'ai épargné au lecteur celui de la sultane favorite ; mais je ne me résoudrai jamais à lui faire grâce de celui de la jument du sultan. Sa taille était médiocre ; elle se tenait assez bien ; on lui reprochait seulement de laisser un peu tomber sa tête en devant. Elle avait le poil blond, l'oeil bleu, le pied petit, la jambe sèche, le jarret ferme et la croupe légère. On lui avait appris longtemps à danser ; et elle faisait la révérence comme un président à la messe rouge. C'était en somme une assez jolie bête ; douce surtout : on la montait aisément ; mais il fallait être excellent écuyer pour n'en être pas désarçonné.

Elle avait appartenu au sénateur Aaron ; mais un beau soir, voilà la petite quinteuse qui prend le mors aux dents, jette monsieur le rapporteur les quatre fers en l'air et s'enfuit à toute bride dans les haras du sultan, emportant sur son dos, selle, bride, harnais, housse et caparaçon de prix, qui lui allait si bien, qu'on ne jugea pas à propos de les renvoyer.

Mangogul descendit dans ses écuries, accompagné de son premier secrétaire Ziguezague.

" Écoutez attentivement, lui dit−il, et écrivez... "

À l'instant il tourna sa bague sur la jument, qui se mit à sauter, à caracoler, ruer, volter en hennissant sous queue...

" À quoi pensez−vous ? dit le prince à son secrétaire : écrivez donc...

- Sultan, répondit Ziguezague, j'attends que Votre Hautesse commence...

- Ma jument, dit Mangogul, vous dictera pour cette fois ; écrivez. "

Ziguezague, que cet ordre humiliait trop, à son avis, prit la liberté de représenter au sultan qu'il se tiendrait toujours fort honoré d'être son secrétaire, mais non celui de sa jument...

" Écrivez, vous dis−je, lui réitéra le sultan.

CHAPITRE XXXI. TREIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LA PETITE JUMENT.

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Les Bijoux Indiscrets

- Prince, je ne puis, répliqua Ziguezague ; je ne sais point l'orthographe de ces sortes de mots...

- Écrivez toujours, dit encore le sultan...

- Je suis au désespoir de désobéir à Votre Hautesse, ajouta Ziguezague ; mais...

- Mais, vous êtes un faquin, interrompit Mangogul irrité d'un refus si déplacé ; sortez de mon palais, et n'y reparaissez point. "

Le pauvre Ziguezague disparut, instruit, par son expérience, qu'un homme de coeur ne doit point entrer chez la plupart des grands, ou doit laisser ses sentiments à la porte. On appela son second. C'était un Provençal franc, honnête, mais surtout désintéressé. Il vola où il crut que son devoir et sa fortune l'appelaient, fit un profond salut au sultan, un plus profond à sa jument et écrivit tout ce qu'il plut à la cavale de dicter.

On trouvera bon que je renvoie ceux qui seront curieux de son discours aux archives du Congo. Le prince en fit distribuer sur−le−champ des copies à tous ses interprètes et professeurs en langues étrangères, tant anciennes que modernes. L'un dit que c'était une scène de quelque vieille tragédie grecque qui lui paraissait fort touchante ; un autre parvint, à force de tête, à découvrir que c'était un fragment important de la théologie des Égyptiens ; celui−ci prétendait que c'était l'exorde de l'oraison funèbre d'Annibal en carthaginois ; celui−là assura que la pièce était écrite en chinois, et que c'était une prière fort dévote à Confucius.

Tandis que les érudits impatientaient le sultan avec leurs savantes conjectures, il se rappela les Voyages de Gulliver , et ne douta point qu'un homme qui avait séjourné aussi longtemps que cet Anglais dans une île où les chevaux ont un gouvernement, des lois, des rois, des dieux, des prêtres, une religion, des temples et des autels, et qui paraissait si parfaitement instruit de leurs moeurs et de leurs coutumes ; n'eût une intelligence parfaite de leur langue. En effet Gulliver lut et interpréta tout courant le discours de la jument malgré les fautes d'écriture dont il fourmillait. C'est même la seule bonne traduction qu'on ait dans tout le Congo.

Mangogul apprit, à sa propre satisfaction et à l'honneur de son système, que c'était un abrégé historique des amours d'un vieux pacha à trois queues avec une petite jument, qui avait été saillie par une multitude innombrable de baudets, avant lui ; anecdote singulière, mais dont la vérité n'était ignorée, ni du sultan, ni d'aucun autre, à la cour, à Banza et dans le reste de l'empire.

CHAPITRE XXXII. LE MEILLEUR PEUT−ÊTRE, ET LE MOINS LU . DE

CETTE HISTOIRE.. RÊVE DE MANGOGUL,. OU VOYAGE DANS LA

RÉGION DES HYPOTHÈSES.

Ahi ! dit Mangogul en bâillant et se frottant les yeux, j'ai mal à la tête. Qu'on ne me parle jamais de philosophie ; ces conversations sont malsaines. Hier, je me couchai sur des idées creuses, et au lieu de dormir en sultan, mon cerveau a plus travaillé que ceux de mes ministres ne travailleront en un an. Vous riez ; mais pour vous convaincre que je n'exagère point et me venger de la mauvaise nuit que vos raisonnements m'ont procurée, vous allez essuyer mon rêve tout du long.

" Je commençais à m'assoupir et mon imagination à prendre son essor, lorsque je vis bondir à mes côtés un animal singulier. Il avait la tête de l'aigle, les pieds du griffon, le corps du cheval et la queue du lion. Je le saisis malgré ses caracoles, et, m'attachant à sa crinière je sautai légèrement sur son dos. Aussitôt il déploya de longues ailes qui partaient de ses flancs et je me sentis porter dans les airs avec une vitesse incroyable.

" Notre course avait été longue, lorsque j'aperçus, dans le vague de l'espace, un édifice suspendu comme par CHAPITRE XXXII. LE MEILLEUR PEUT−ÊTRE, ET LE MOINS LU . DE CETTE HISTOIRE.. RÊVE DE MANGOGUL,. OU VOYAGE DANS LA RÉGION DES HYPOTHÈSES.

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Les Bijoux Indiscrets

enchantement. Il était vaste. Je ne dirai point qu'il péchât par les fondements, car il ne portait sur rien. Ses colonnes, qui n'avaient pas un demi−pied de diamètre, s'élevaient à perte de vue et soutenaient des voûtes qu'on ne distinguait qu'à la faveur des jours dont elles étaient symétriquement percées.

" C'est à l'entrée de cet édifice que ma monture s'arrêta. Je balançai d'abord à mettre pied à terre, car je trouvais moins de hasard à. voltiger sur mon hippogriffe qu'à me promener sous ce portique. Cependant, encouragé par la multitude de ceux qui l'habitaient et par une sécurité remarquable qui régnait sur tous les visages, je descends, je m'avance, je me jette dans la foule et je considère ceux qui la faisaient.

" C'étaient des vieillards, ou bouffis, ou fluets, sans embonpoint et sans force et presque tous contrefaits.

L'un avait la tête trop petite, l'autre les bras trop courts. Celui−ci péchait par le corps, celui−là manquait par les jambes. La plupart n'avaient point de pieds et n'allaient qu'avec des béquilles. Un souffle les faisait tomber, et ils demeuraient à terre jusqu'à ce qu'il prît envie à quelque nouveau débarqué de les relever.

Malgré tous ces défauts, ils plaisaient au premier coup d'oeil. Ils avaient dans la physionomie je ne sais quoi d'intéressant et de hardi. Ils étaient presque nus, car tout leur vêtement consistait en un petit lambeau d'étoffe qui ne couvrait pas la centième partie de leur corps.

" Je continue de fendre la presse et je parviens au pied d'une tribune à laquelle une grande toile d'araignée servait de dais. Du reste, sa hardiesse répondait à celle de l'édifice. Elle me parut posée comme sur la pointe d'une aiguille et s'y soutenir en équilibre. Cent fois je tremblai pour le personnage qui l'occupait. C'était un vieillard à longue barbe, aussi sec et plus nu qu'aucun de ses disciples. Il trempait, dans une coupe pleine d'un fluide subtil, un chalumeau qu'il portait à sa bouche et soufflait des bulles à une foule de spectateurs qui l'environnaient et qui travaillaient à les porter jusqu'aux nues.

" Où suis−je ? me dis−je à moi−même, confus de ces puérilités. Que veut dire ce souffleur avec ses bulles et tous ces enfants décrépits occupés à les faire voler ? Qui me développera ces choses ?... " Les petits échantillons d'étoffes m'avaient encore frappé, et j'avais observé que plus ils étaient grands moins ceux qui les portaient s'intéressaient aux bulles. Cette remarque singulière m'encouragea à aborder celui qui me paraîtrait le moins déshabillé.

" J'en vis un dont les épaules étaient à moitié couvertes de lambeaux si bien rapprochés que l'art dérobait aux yeux les coutures. Il allait et venait dans la foule, s'embarrassant fort peu de ce qui s'y passait. Je lui trouvai l'air affable, la bouche riante, la démarche noble, le regard doux, et j'allai droit à lui.

" - Qui êtes−vous ? où suis−je ? et qui sont tous ces gens ? lui demandai−je sans façon.

" - Je suis Platon, me répondit−il. Vous êtes dans la région des hypothèses, et ces gens−là sont des systématiques.

" - Mais par quel hasard, lui répliquai−je, le divin Platon se trouve−t−il ici ? et que fait−il parmi ces insensés ?...

" - Des recrues, me dit−il. J'ai, loin de ce portique, un petit sanctuaire où je conduis ceux qui reviennent des systèmes.

" - Et à quoi les occupez−vous ?

" - A connaître l'homme, à pratiquer la vertu et à sacrifier aux Grâces...

" - Ces occupations sont belles ; mais que signifient tous ces petits lambeaux d'étoffes par lesquels vous ressemblez mieux à des gueux qu'à des philosophes ?

CHAPITRE XXXII. LE MEILLEUR PEUT−ÊTRE, ET LE MOINS LU . DE CETTE HISTOIRE.. RÊVE DE MANGOGUL,. OU VOYAGE DANS LA RÉGION DES HYPOTHÈSES.

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" - Que me demandez−vous là, dit−il en soupirant, et quel souvenir me rappelez−vous ? Ce temple fut autrefois celui de la philosophie. Hélas ! que ces lieux sont changés ! La chaire de Socrate était dans cet endroit...

" - Quoi donc ! lui dis−je en l'interrompant, Socrate avait−il un chalumeau et soufflait−il aussi des bulles ?...

" - Non, non, me répondit Platon ; ce n'est pas ainsi qu'il mérita des dieux le nom du plus sage des hommes ; c'est à faire des têtes, c'est à former des coeurs, qu'il s'occupa tant qu'il vécut. Le secret s'en perdit à sa mort. Socrate mourut, et les beaux jours de la philosophie passèrent. Ces pièces d'étoffes, que ces systématiques mêmes se font honneur de porter, sont des lambeaux de son habit. Il avait à peine les yeux fermés, que ceux qui aspiraient au titre de philosophes se jetèrent sur sa robe et la déchirèrent.

" - J'entends, repris−je, et ces pièces leur ont servi d'étiquette à eux et à leur longue postérité...

" - Qui rassemblera ces morceaux, continua Platon, et nous restituera la robe de Socrate ? "

" Il en était à cette exclamation pathétique lorsque j'entrevis dans l'éloignement un enfant qui marchait vers nous à pas lents mais assurés. Il avait la tête petite, le corps menu, les bras faibles et les jambes courtes ; mais tous ses membres grossissaient et s'allongeaient à mesure qu'il s'avançait. Dans le progrès de ses accroissements successifs, il m'apparut Sous cent formes diverses ; je le vis diriger vers le ciel un long télescope, estimer à l'aide d'un pendule la chute des corps, constater avec un tube rempli de mercure la pesanteur de l'air, et, le prisme à la main, décomposer la lumière. C'était alors un énorme colosse ; sa tête touchait aux cieux, ses pieds se perdaient dans l'abîme et ses bras s'étendaient de l'un à l'autre pôle. Il secouait de la main droite un flambeau dont la lumière se répandait au loin dans les airs, éclairait au fond des eaux et pénétrait dans les entrailles de la terre.

" - Quelle est, demandai−je à Platon, cette figure gigantesque qui vient à nous ?

" - Reconnaissez l'Expérience, me répondit−il ; c'est elle−même. "

" À peine m'eut−il fait cette courte réponse, que je vis l'Expérience approcher et les colonnes du portique des hypothèses chanceler, ses voûtes s'affaisser et son pavé s'entrouvrir sous nos pieds.

" - Fuyons, me dit encore Platon ; fuyons ; cet édifice n'a plus qu'un moment à durer. "

" A ces mots, il part ; je le suis. Le colosse arrive, frappe le portique, il s'écroule avec un bruit effroyable, et je me réveille. "

- Ah ! prince, s'écria Mirzoza, c'est affaire à vous de rêver. Je serais fort aise que vous eussiez passé une bonne nuit ; mais à présent que je sais votre rêve, je serais bien fâchée que vous ne l'eussiez point eu.

- Madame, lui dit Mangogul, je connais des nuits mieux employées que celle de ce rêve qui vous plaît tant ; et si j'avais été le maître de mon voyage, il y a toute apparence que, n'espérant point vous trouver dans la région des hypothèses, j'aurais tourné mes pas ailleurs. Je n'aurais point actuellement le mal de tête qui m'afflige, ou du moins j'aurais lieu de m'en consoler.

- Prince, lui répondit Mirzoza, il faut espérer que ce ne sera rien et qu'un ou deux essais de votre anneau vous en délivreront.

- Il faut voir, " dit Mangogul.

CHAPITRE XXXII. LE MEILLEUR PEUT−ÊTRE, ET LE MOINS LU . DE CETTE HISTOIRE.. RÊVE DE MANGOGUL,. OU VOYAGE DANS LA RÉGION DES HYPOTHÈSES.

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La conversation dura quelques moments encore entre le sultan et Mirzoza ; et il ne la quitta que sur les onze heures, pour devenir ce que l'on verra dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XXXIII. QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU

MUET.

De toutes les femmes qui brillaient à la cour du sultan, aucune n'avait plus de grâces et d'esprit que la jeune Églé, femme du grand échanson de Sa Hautesse. Elle était de toutes les parties de Mangogul, qui aimait la légèreté de sa conversation ; et comme s'il ne dût point y avoir de plaisirs et d'amusements partout où Églé ne se trouvait point, Églé était encore de toutes les parties des grands de sa cour. Bals, spectacles, cercles, festins, petits soupers, chasse, jeux ; partout on voulait Églé ; on la rencontrait partout ; il semblait que le goût des amusements la multipliât au gré de ceux qui la désiraient. Il n'est donc pas besoin que je dise que, s'il n'y avait aucune femme autant souhaitée qu'Églé, n'y en avait point d'aussi répandue.

Elle avait toujours été poursuivie d'une foule de soupirants, et l'on s'était persuadé qu'elle ne les avait pas tous maltraités. Soit inadvertance, soit facilité de caractère, ces simples politesses ressemblaient souvent à des attentions marquées, et ceux qui cherchaient à lui plaire supposaient quelquefois de la tendresse dans des regards où elle n'avait jamais prétendu mettre plus que de l'affabilité. Ni caustique, ni médisante, elle n'ouvrait la bouche que pour dire des choses flatteuses, et c'était avec tant d'âme et de vivacité, qu'en plusieurs occasions ses éloges avaient fait naître le soupçon qu'elle avait un choix à justifier ; c'est−à−dire que ce monde dont Églé faisait l'ornement et les délices n'était pas digne d'elle.

On croirait aisément qu'une femme en qui l'on n'avait peut−être à reprendre qu'un excès de bonté, ne devait point avoir d'ennemis. Cependant elle en eut, et de cruels. Les dévotes de Banza lui trouvèrent un air trop libre, je ne sais quoi de dissipé dans le maintien ; ne virent dans sa conduite que la fureur des plaisirs du siècle ; en conclurent que ses moeurs étaient au moins équivoques et le suggérèrent charitablement à qui voulut les entendre.

Les femmes de la cour ne la traitèrent pas plus favorablement. Elles suspectèrent les liaisons d'Églé, lui donnèrent des amants, l'honorèrent même de quelques grandes aventures, la mirent pour quelque chose dans d'autres ; on savait des détails, on citait des témoins. " Eh ! bon, se disait−on à l'oreille, on l'a surprise tête à tête avec Melraïm dans un des bosquets du grand parc. Églé ne manque pas d'esprit, ajouta−t−on ; mais Melraïm en a trop pour s'amuser de ses discours, à dix heures du soir, dans un bosquet...

- Vous vous trompez, répondait un petit−maître ; je me suis promené cent fois sur la brune avec elle, et je m'en suis assez bien trouvé. Mais à propos, savez−vous que Zulémar est assidu à sa toilette ?...

- Sans doute, nous le savons, et qu'elle ne fait de toilette que quand son mari est de service chez le sultan...

- Le pauvre Célébi, continuait une autre, sa femme l'affiche, en vérité avec cette aigrette et ces boucles qu'elle a reçues du pacha Ismael...

- Est−il bien vrai, madame ?...

- C'est la vérité pure : je le tiens d'elle−même ; mais, au nom de Brahma, que ceci ne nous passe point ; Églé est mon amie, et je serais bien fâchée...

- Hélas ! s'écriait douloureusement une troisième : la pauvre petite créature se perd de gaieté de coeur.

CHAPITRE XXXIII. QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU MUET.

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C'est dommage pourtant. Mais aussi vingt intrigues à la fois ; cela me parait fort. "

Les petits−maîtres ne la ménageaient pas davantage. L'un racontait une partie de chasse où ils s'étaient égarés ensemble. Un autre dissimulait, par respect pour le sexe, les suites d'une conversation fort vive qu'il avait eue sous le masque avec elle, dans un bal où il l'avait accrochée. Celui−ci faisait l'éloge de son esprit et de ses charmes, et le terminait en montrant son portrait, qu'à l'en croire il tenait de la meilleure main. " Ce portrait, disait celui−là, est plus ressemblant que celui dont elle a fait présent à Jénaki. "

Ces discours passèrent jusqu'à son époux. Célébi aimait sa femme, mais décemment toutefois, et sans que personne en eût le moindre soupçon ; il se refusa d'abord aux premiers rapports ; mais on revint à la charge, et de tant de côtés, qu'il crut ses amis plus clairvoyants que lui : plus il avait accordé de liberté à Églé, plus il eut de soupçon qu'elle en avait abusé. La jalousie s'empara de son âme. Il commença par gêner sa femme.

Églé souffrit d'autant plus impatiemment ce changement de procédé qu'elle se sentait innocente. Sa vivacité et les conseils de ses bonnes amies la précipitèrent dans des démarches inconsidérées qui mirent toutes les apparences contre elle et qui pensèrent lui coûter la vie. Le violent Célébi roula quelque temps dans sa tête mille projets de vengeance, et le fer, et le poison, et le lacet fatal, et se détermina pour un supplice plus lent et plus cruel, une retraite dans ses terres. C'est une mort véritable pour une femme de cour. En un mot, les ordres sont donnés ; un soir Églé apprend son sort : on est insensible à ses larmes ; on n'écoute plus ses raisons ; et la voilà reléguée à quatre−vingts lieues de Banza, dans un vieux château, où on ne lui laisse pour toute compagnie que deux femmes et quatre eunuques noirs qui la gardaient à vue.

À peine fut−elle partie, qu'elle fut innocente. Les petits−maîtres oublièrent ses aventures, les femmes lui pardonnèrent son esprit et ses charmes, et tout le monde la plaignit. Mangogul apprit, de la bouche même de Célébi, les motifs de la terrible résolution qu'il avait prise contre sa femme, et parut seul l'approuver.

Il y avait près de six mois que la malheureuse Églé gémissait dans son exil, lorsque l'aventure de Kersael arriva. Mirzoza souhaitait qu'elle fût innocente, mais elle n'osait s'en flatter. Cependant elle dit un jour au sultan ; " Prince, votre anneau, qui vient de conserver la vie à Kersael, ne pourrait−il pas finir l'exil d'Églé ? Mais je n'y pense pas ; il faudrait pour cela consulter son bijou ; et la pauvre recluse périt d'ennui à quatre−vingts lieues d'ici...

- Vous intéressez−vous beaucoup, lui répondit Mangogul, au sort d'Églé ?

- oui, prince ; surtout si elle est innocente, dit Mirzoza...

- Vous en aurez des nouvelles avant une heure d'ici, répliqua Mangogul, Ne vous souvient−il plus des propriétés de ma bague ?... "

À ces mots, il passa dans ses jardins, tourna son anneau et se trouva en moins de quinze minutes dans le parc du château qu'habitait Églé. Il y découvrit Églé seule et accablée de douleur ; elle avait la tête appuyée sur sa main ; elle proférait tendrement le nom de son époux, et elle arrosait de ses larmes un gazon sur lequel elle était assise, Mangogul s'approcha d'elle en tournant son anneau, et le bijou d'Églé dit tristement : " J'aime Célébi. " Le sultan attendit la suite ; mais la suite ne venant point, il s'en prit à son anneau, qu'il frotta deux ou trois fois contre son chapeau, avant que de le diriger sur Églé mais sa peine fut inutile. Le bijou reprit :

" J'aime Célébi ; " et s'arrêta tout court.

" Voilà, dit le sultan, un bijou bien discret. Voyons encore et serrons−lui de plus près le bouton. " En même temps il donna à sa bague toute l'énergie qu'elle pouvait recevoir, et la tourna subitement sur Églé ; mais son bijou resta muet, il garda constamment le silence, ou ne l'interrompit que pour répéter ces paroles plaintives :

" J'aime Célébi, et n'en ai jamais aimé d'autres. "

CHAPITRE XXXIII. QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU MUET.

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Les Bijoux Indiscrets

Mangogul prit son parti et rovint en quinze minutes chez Mirzoza.

" Quoi ! prince, dit−elle, déjà de retour ? Eh bien ! qu'avez−vous appris ? Rapportez−vous matière à nos conversations ?...

- Je ne rapporte rien, lui répondit le sultan.

- Quoi ! rien ?

- Précisément rien. Je n'ai jamais entendu de bijou plus taciturne, et n'en ai pu tirer que ces mots : " J'aime Célébi ; j'aime Célébi, et n'en ai jamais aimé d'autres. "

- Ah ! prince, reprit vivement Mirzoza, que me dites−vous là ? Quelle heureuse nouvelle ! Voilà donc enfin une femme sage. Souffrirez−vous qu'elle soit plus longtemps malheureuse ?

- Non, répondit Mangogul : son exil va finir ; mais ne craignez−vous point que ce soit aux dépens de sa vertu ? Églé est sage ; mais voyez, délices de mon coeur, ce que vous exigez de moi ; que je la rappelle à ma cour, afin qu'elle continue de l'être ; cependant vous serez satisfaite. "

Le sultan manda sur−le−champ Célébi, et lui dit qu'ayant approfondi les bruits répandlus sur le compte d'Églé, il les avait reconnus faux, calomnieux, et qu'il lui ordonnait de la ramener à la cour. Célébi obéit et présenta sa femme à Mangogul : elle voulut se jeter aux pieds de Sa Hautesse ; mais le sultan l'arrêtant :

" Madame, lui dit−il, remerciez Mirzoza. Son amitié pour vous m'a déterminé à éclaircir la vérité des faits qu'on vous imputait. Continuez d'embellir ma cour ; mais souvenez−vous qu'une jolie femme se fait quelquefois autant de tort par des imprudences que par des aventures. "

Dès le lendemain Églé reparut chez la Manimonbanda, qui l'accueillit d'un souris. Les petits−maîtres redoublèrent auprès d'elle de fadeurs, et les femmes coururent toutes l'embrasser, la féliciter, et recommencèrent de la déchirer.

CHAPITRE XXXIV. MANGOGUL AVAIT−IL RAISON ?

Depuis que Mangogul avait reçu le présent fatal de Cucufa les ridicules et les vices du sexe étaient devenus la matière éternelle de ses plaisanteries : il ne finissait pas ; et la favorite en fut souvent ennuyée. Mais deux effets cruels de l'ennui sur Mirzoza, ainsi que sur bien d'autres qu'elle, c'était de la mettre en mauvaise humeur, et de jeter de l'aigreur dans ses propos. Alors malheur à ceux qui l'approchaient ! elle ne distinguait personne ; et le sultan même n'était pas épargné.

" Prince, lui dit−elle un jour dans un de ces moments fâcheux, vous qui savez tant de choses, vous ignorez peut−être la nouvelle du jour...

- Et quelle est−elle ? demanda Mangogul...

- C'est que vous apprenez par coeur, tous les matins, trois pages de Brantôme ou d'Ouville : on n'assure pas de ces deux profonds écrivains quel est le préféré...

- On se trompe ; madame, répondit Mangogul, c'est le Crébillon qui...

CHAPITRE XXXIV. MANGOGUL AVAIT−IL RAISON ?

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Les Bijoux Indiscrets

- Oh ! ne vous défendez pas de cette lecture, interrompit la favorite. Les nouvelles médisances qu'on fait de nous sont si maussades, qu'il vaut encore mieux réchauffer les vieilles. Il y a vraiment de fort bonnes choses dans ce Brantôme ; si vous joigniez à ses historiettes trois ou quatre chapitres de Bayle, vous auriez incessamment à vous seul autant d'esprit que le marquis D'..., et le chevalier de Mouhi. Cela répandrait dans vos entretiens une variété surprenante. Lorsque vous auriez équipé les femmes de toutes pièces, vous tomberiez sur les Pagodes ; des Pagodes, vous reviendriez sur les femmes. En vérité, il ne vous manque qu'un petit recueil d'impiétés pour être tout à fait amusant.

- Vous avez raison, madame, lui répondit Mangogul, et je m'en ferai pourvoir. Celui qui craint d'être dupe dans ce monde et dans l'autre ne peut trop se méfier de la puissance des Pagodes, de la probité des hommes et de la sagesse des femmes.

- C'est donc, à votre avis, quelque chose de bien équivoque que cette sagesse ?... reprit Mirzoza.

- Au−delà de tout ce que vous imaginez, répondit Mangogul.

- Prince, repartit Mirzoza, vous m'avez donné cent fois vos ministres pour les plus honnêtes gens du Congo.

J'ai tant essuyé les éloges de votre sénéchal, des gouverneurs de vos provinces, de vos secrétaires, de votre trésorier, en un mot de tous vos officiers, que je suis en état de vous les répéter mot pour mot. Il est étrange que l'objet de votre tendresse soit seul excepté de la bonne opinion que vous avez conçue de ceux qui ont l'honneur de vous approcher.

- Et qui vous a dit que cela soit ? lui répliqua le sultan. Songez donc, madame, que vous n'entrez pour rien dans les discours, vrais ou faux, que je tiens des femmes, à moins qu'il ne vous plaise de représenter le sexe en général...

- Je ne le conseillerais pas à madame, ajouta Sélim, qui était présent à cette conversation. Elle n'y pourrait gagner que des défauts.

- Je ne reçois point, répondit Mirzoza, les compliments que l'on m'adresse aux dépens de mes semblables.

Quand on s'avise de me louer, je voudrais qu'il n'en coûtât rien à personne. La plupart des galanteries qu'on nous débite ressemblent aux fêtes somptueuses que Votre Hautesse reçoit de ses pachas : ce n'est jamais qu'à la charge du public.

- Laissons cela, dit Mangogul. Mais en bonne foi, n'êtes−vous pas convaincue que la vertu des femmes du Congo n'est qu'une chimère ? Voyez donc, délices de mon âme, quelle est aujourd'hui l'éducation à la mode, quels exemples les jeunes personnes reçoivent de leurs mères, et comment on vous coiffe une jolie femme du préjugé que de se renfermer dans son domestique, régler sa maison et s'en tenir à son époux, c'est mener une vie lugubre, périr d'ennui et s'enterrer toute vive. Et puis, nous sommes si entreprenants, nous autres hommes, et une jeune enfant sans expérience est si comblée de se voir entreprise. J'ai prétendu que les femmes sages étaient rares, excessivement rares ; et loin de m'en dédire, j'ajouterais volontiers qu'il est surprenant qu'elles ne le soient pas davantage. Demandez à Sélim ce qu'il en pense.

- Prince, répondit Mirzoza, Sélim doit trop à notre sexe pour le déchirer impitoyablement.

- Madame dit Sélim, Sa Hautesse, à qui il n'a pas été possible de rencontrer des cruelles, doit naturellement penser des femmes comme elle fait ; et vous, qui avez la bonté de juger des autres par vous−même, n'en pouvez guère avoir d'autres idées que celles que vous défendez. J'avouerai cependant que je ne suis pas éloigné de croire qu'il y a des femmes de jugement à qui les avantages de la vertu sont connus par expérience, et que la réflexion a éclairées sur les suites fâcheuses du désordre ; des femmes heureusement nées, bien élevées, qui ont appris à sentir leur devoir, qui l'aiment, et qui ne s'en écarteront jamais.

CHAPITRE XXXIV. MANGOGUL AVAIT−IL RAISON ?

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Les Bijoux Indiscrets

- Et sans se perdre en raisonnements, ajouta la favorite, Églé, vive, aimable, charmante, n'est−elle pas en même temps un modèle de sagesse ? Prince, vous n'en pouvez douter, et tout Banza le sait de votre bouche : or, s'il y a une femme sage, il peut y en avoir mille.

- Oh ! pour la possibilité, dit Mangogul, je ne la dispute point.

- Mais si vous convenez qu'elles sont possibles, reprit Mirzoza, qui vous a révélé qu'elles n'existaient pas ?

- Rien que leurs bijoux, répondit le sultan. Je conviens toutefois que ce témoignage n'est pas de la force de votre argument. Que je devienne taupe si vous ne l'avez pris à quelque brahmine. Faites appeler le chapelain de la Manimonbanda, et il vous dira que vous m'avez prouvé l'existence des femmes sages, à peu près comme on démontre celle de Brahma en Brahminologie. Par hasard, n'auriez−vous point fait un cours dans cette sublime école avant que d'entrer au sérail ?

- Point de mauvaises plaisanteries, reprit Mirzoza. Je ne conclus pas seulement de la possibilité ; je pars d'un fait, d'une expérience.

- Oui, continua Mangogul, d'un fait mutilé, d'une expérience isolée, tandis que j'ai pour moi une foule d'essais que vous connaissez bien ; mais je ne veux point ajouter à votre humeur par une plus longue contradiction.

- Il est heureux, dit Mirzoza d'un ton chagrin, qu'au bout de deux heures vous vous lassiez de me persécuter.

- Si j'ai commis cette faute, répondit Mangogul, je vais tâcher de la réparer. Madame, je vous abandonne tous mes avantages passés ; et si je rencontre dans la suite des épreuves qui me restent à tenter, une seule femme vraiment et constamment sage...

- Que ferez−vous ; interrompit vivement Mirzoza...

- Je publierai, si vous ,voulez, que je suis enchanté de votre raisonnement sur la possibilité des femmes sages ; j'accréditerai votre logique de tout mon pouvoir, et je vous donnerai mon château d'Amara, avec toutes les porcelaines de Saxe dont il est orné, sans en excepter le petit sapajou en émail et les autres colifichets précieux qui me viennent du cabinet de Mme de Vérue.

- Prince, dit Mirzoza, je me contenterai des porcelaines, du château et du petit sapajou.

- Soit, répondit Mangogul ; Sélim nous jugera. Je ne demande que quelque délai avant que d'interroger le bijou d'Églé. Il faut bien laisser à l'air de la cour et à la jalousie de son époux le temps d'opérer. "

Mirzoza accorda le mois à Mangogul ; c'était la moitié plus qu'il ne demandait ; et ils se séparèrent également remplis d'espérance. Tout Banza l'eût été de paris pour et contre, si la promesse du sultan se fût divulguée. Mais Sélim se tut, et Mangogul se mit clandestinement en devoir de gagner ou de perdre. Il sortait de l'appartement de la favorite, lorsqu'il l'entendit qui lui criait du fond de son cabinet :

" Prince, et le petit sapajou ?

- Et le petit sapajou ", lui répondit Mangogul en s'éloignant.

Il allait de ce pas dans la petite maison d'un sénateur, où nous le suivrons.

CHAPITRE XXXIV. MANGOGUL AVAIT−IL RAISON ?

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Les Bijoux Indiscrets

CHAPITRE XXXV. QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. ALPHANE.

Le sultan n'ignorait pas que les jeunes seigneurs de la cour avaient tous des petites maisons ; mais il apprit que ces réduits étaient aussi à l'usage de quelques sénateurs. Il en fut étonné. " Que fait−on là ? se dit−il à lui−même (car il conservera dans ce volume l'habitude de parler seul, qu'il a contractée dans le premier). Il semble qu'un homme, à qui je confie la tranquillité, la fortune, la liberté et la vie de mon peuple, ne doit point avoir de petite maison. Mais la petite maison d'un sénateur est peut−être autre chose que celle d'un petit−maître... Un magistrat devant qui l'on discute les intérêts les plus grands de mes sujets, et qui tient en ses mains l'urne fatale d'où il tirera le sort de la veuve, oublierait la dignité de son état, l'importance de son ministère ; et tandis que Cochin fatigue vainement ses poumons à porter jusqu'à ses oreilles les cris de l'orphelin, il méditerait dans sa tête les sujets galants qui doivent orner les dessus de porte d'un lieu de débauches secrètes !... Cela ne peut−être... Voyons pourtant. "

Il dit et part pour Alcanto. C'est là qu'est située la petite maison du sénateur Hippomanès. Il entre ; il parcourt les appartements, il en examine l'ameublement. Tout lui paraît galant. La petite maison d'Agésile, le plus délicat et le plus voluptueux de ses courtisans, n'est pas mieux. Il se déterminait à sortir, ne sachant que penser ; car après tous les lits de repos, les alcôves à glaces, les sofas mollets, le cabinet de liqueurs ambrées le reste n'était que des témoins muets de ce qu'il avait envie d'apprendre, lorsqu'il aperçut une grosse figure étendue sur une duchesse, et plongée dans un sommeil profond. Il tourna son anneau sur elle, et tira de son bijou les anecdotes suivantes :

" Alphane est fille d'un robin. Si sa mère eût moins vécu, je ne serais pas ici. Les biens immenses de la famille se sont éclipsés entre les mains de la vieille folle ; et elle n'a presque rien laissé à quatre enfants qu'elle avait, trois garçons et une fille dont je suis le bijou. Hélas ! c'est bien pour mes péchés ! Que d'affronts j'ai soufferts ! qu'il m'en reste encore à souffrir ! On disait dans le monde que le cloître convenait assez à la fortune et à la figure de ma maîtresse ; mais je sentais qu'il ne me convenait point à moi : je préférai l'art militaire à l'état monastique, et je fis mes premières campagnes sous l'émir Azalaph. Je me perfectionnai sous le grand Nangazaki ; mais l'ingratitude du service m'en a détaché, et j'ai quitté l'épée pour la robe. Je vais donc appartenir à un petit faquin de sénateur tout bouffi de ses talents, de son esprit, de sa figure, de son équipage et de ses aïeux. Depuis deux heures je l'attends. Il viendra apparemment ; car son intendant m'a prévenu que, quand il vient, c'est sa manie que de se faire attendre longtemps. "

Le bijou d'Alphane en était là, lorsque Hippomanès arriva. Au fracas de son équipage, et aux caresses de sa familière levrette, Alphane s'éveilla. " Enfin vous voilà donc, ma reine, lui dit le petit président. On a bien de la peine à vous avoir. Parlez ; comment trouvez−vous ma petite maison ? elle en vaut bien une autre, n'est−ce pas ? "

Alphane jouant la niaise, la timide, la désolée, comme si nous n'eussions jamais vu de petites maisons, disait son bijou, et que je ne fusse jamais entré pour rien dans ses aventures, s'écria douloureusement : " Monsieur le président, je fais pour vous une démarche étrange. Il faut que je sois entraînée par une terrible passion, pour en être aveuglée sur les dangers que je cours ; car enfin, que ne dirait−on pas, si l'on me soupçonnait ici ?

- Vous avez raison, lui dit Hippomanès ; votre démarche est équivoque ; mais vous pouvez compter sur ma discrétion.

- Mais, reprit Alphane, je compte aussi sur votre sagesse.

- Oh ! pour cela, lui dit Hippomanès en ricanant, je serai fort sage ; et le moyen de n'être pas dévot comme CHAPITRE XXXV. QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. ALPHANE.

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Les Bijoux Indiscrets

un ange dans une petite maison ? Sans mentir, vous avez là une gorge charmante...

- Finissez donc, lui répondit Alphane ; déjà vous manquez à votre parole.

- Point du tout, lui répliqua le président ; mais vous ne m'avez pas répondu. Que vous semble de cet ameublement ? Puis s'adressant à sa levrette : Viens ici, Favorite, donne la patte, ma fille. C'est une bonne fille que Favorite... Mademoiselle voudrait−elle faire un tour de jardin ? Allons sur ma terrasse ; elle est charmante. Je suis dominé par quelques voisins ; mais peut−être qu'ils ne vous connaîtront pas...

- Monsieur le président, je ne suis pas curieuse, lui répondit Alphane d'un ton piqué. Il me semble qu'on est mieux ici.

- Comme il vous plaira, reprit Hippomanès. Si vous étes fatiguée, voilà un lit. Pour peu que le coeur vous en dise, je vous conseille de l'essayer. La jeune Astérie, la petite Phénice, qui s'y connaissent, m'ont assuré qu'il était bon. "

Tout en tenant ces impertinents propos à Alphane, Hippomanès tirait sa robe par les manches, délaçait son corset, détachait ses jupes, et dégageait ses deux gros pieds de deux petites mules.

Lorsque Alphane fut presque nue, elle s'aperçut qu'Hippomanès la déshabillait...

" Que faites−vous là ? s'écria−t−elle toute surprise. Président, vous n'y pensez pas. Je me fâcherai tout de bon.

- Ah, ma reine ! lui répondit Hippomanès, vous fâcher contre un homme qui vous aime comme moi, cela serait d'une bizarrerie dont vous n'êtes pas capable. Oserais−je vous prier de passer dans ce lit ?

- Dans ce lit ? reprit Alphane. Ah ! monsieur le président, vous abusez de ma tendresse. Que j'aille dans un lit ; moi, dans un lit !

- Eh ! non, ma reine, lui répondit Hippomanès. Ce n'est pas cela : qui vous dit d'y aller ? Mais il faut, s'il vous plaît, que vous vous y laissiez conduire ; car vous comprenez bien que de la taille dont vous êtes, je ne puis être d'humeur à vous y porter... " Cependant il la prit à bras−le−corps, et faisant quelque effort...

" Oh ! qu'elle pèse ! disait−il. Mais, mon enfant, si tu ne t'aides pas, nous n'arriverons jamais. "

Alphane sentit qu'il disait vrai, s'aida, parvint à se faire lever, et s'avança vers ce lit qui l'avait tant effrayée, moitié à pied, moitié sur les bras d'Hippomanès, à qui elle balbutiait en minaudant : " En vérité, il faut que je sois folle pour être venue. Je comptais sur votre sagesse, et vous êtes d'une extravagance inouïe...

- Point du tout, lui répondait le président, point du tout. Vous voyez bien que je ne fais rien qui ne soit décent, très décent. " Je pense qu'ils se dirent encore beaucoup d'autres gentillesses ; mais le sultan n'ayant pas jugé à propos de suivre leur conversation plus longtemps, elles seront perdues pour la postérité : c'est dommage !

CHAPITRE XXXVI. SEIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES

PETITS−MAÎTRES.

Deux fois la semaine il y avait cercle chez la favorite. Elle nommait la veille les femmes qu'elle y désirait, et CHAPITRE XXXVI. SEIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PETITS−MAÎTRES.

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Les Bijoux Indiscrets

le sultan donnait la liste des hommes. On y venait fort paré. La conversation était générale, ou se partageait.

Lorsque l'histoire galante de la cour ne fournissait pas des aventures amusantes, on en imaginait, et l'on s'embarquait dans quelques mauvais contes, ce qui s'appelait continuer les Mille et une Nuits. Les hommes avaient le privilège de dire toutes les extravagances qui leur venaient, et les femmes celui de faire des noeuds en les écoutant. Le sultan et la favorite étaient là confondus parmi leurs sujets ; leur Présence n'interdisait rien de ce qui pouvait amuser, et il était rare qu'on s'ennuyât. Mangogul avait compris de bonne heure que ce n'était qu'au pied du trône qu'on trouve le plaisir, et personne n'en descendait de meilleure grâce, et ne savait déposer plus à propos la majesté.

Tandis qu'il parcourait la petite maison du sénateur Hippomanès, Mirzoza l'attendait dans le salon couleur de rose, avec la jeune Zaïde, l'enjouée Léocris, la vive Sérica, Amine et Benzaire, femmes de deux émirs, la prude Orphise et la grande sénéchale Vétula, mère temporelle de tous les brahmines. Il ne tarda pas à paraître.

Il entra accompagné du comte Hannetillon et du chevalier Fadaès. Alciphenor, vieux libertin, et le jeune Marmolin son disciple, le suivaient, et deux minutes après, arrivèrent le pacha Grisgrif, l'aga Fortimbek et le sélictar Patte−de−velours. C'était bien les petits−maîtres les plus déterminés de la cour. Mangogul les avait rassemblés à dessein. Rebattu du récit de leurs galants exploits, il s'était proposé de s'en instruire à n'en pouvoir douter plus longtemps. " Eh bien ! messieurs, leur dit−il, vous qui n'ignorez rien de ce qui se passe dans l'empire galant, qu'y fait−on de nouveau ? où en sont les bijoux parlants ?...

- Seigneur, répondit Alciphenor, c'est un charivari qui va toujours en augmentant : si cela continue, bientôt on ne s'entendra plus. Mais rien n'est si réjouissant que l'indiscrétion du bijou de Zobeïde. Il a fait à son mari un dénombrement d'aventures.

- Cela est prodigieux, continua Marmolin : on compte cinq agas, vingt capitaines, une compagnie de janissaires presque entière, douze brahmines ; on ajoute qu'il m'a nommé ; mais c'est une mauvaise plaisanterie.

- Le bon de l'affaire, reprit Grisgrif, c'est que l'époux effrayé s'est enfui en se bouchant les oreilles.

- Voilà qui est bien horrible ! dit Mirzoza.

- Oui, madame, interrompit Fortimbek, horrible, affreux, exécrable !

- Plus que tout cela, si vous voulez, reprit la favorite, de déshonorer une femme sur un ouï−dire.

- Madame, cela est à la lettre ; Marmolin n'a pas ajouté un mot à la vérité, dit Patte−de−velours.

- Cela est positif, dit Grisgrif.

- Bon, ajouta Hannetillon, il en court déjà une épigramme ; et l'on ne fait pas une épigramme sur rien. Mais pourquoi Marmolin serait−il à l'abri du caquet des bijoux ? Celui de Cynare s'est bien avisé de parler à son tour, et de me mêler avec des gens qui ne me vont point du tout. Mais comment obvier à cela ?

- C'est plus tôt fait de s'en consoler, dit Patte−de−velours.

- Vous avez raison, répondit Hannetillon ; et tout de suite il se mit à chanter : Mon bonheur fut si grand que j'ai peine à le croire.

- Comte, dit Mangogul, en s'adressant à Hannetillon, vous avez donc connu particulièrement Cynare ?

CHAPITRE XXXVI. SEIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PETITS−MAÎTRES.

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Les Bijoux Indiscrets

- Seigneur, répondit Patte−de−velours, qui en doute ? Il l'a promenée pendant plus d'une lune ; ils ont été chansonnés ; et cela durerait encore, s'il ne s'était enfin aperçu qu'elle n'était point jolie, et qu'elle avait la bouche grande.

- D'accord, reprit Hannetillon ; mais ce défaut était réparé par un agrément qui n'est pas ordinaire.

- Y a−t−il longtemps de cette aventure ? demanda la prude Orphise.

- Madame, lui répondit Hannetillon, je n'en ai pas l'époque présente. Il faudrait recourir aux tables chronologiques de mes bonnes fortunes. On y verrait le jour et le moment ; mais c'est un gros volume dont mes gens s'amusent dans mon antichambre.

- Attendez, dit Alciphenor ; je me rappelle que c'est précisément un an après que Grisgrif s'est brouillé avec Mme la sénéchale. Elle a une mémoire d'ange, et elle va nous apprendre au juste...

- Que rien n'est plus faux que votre date, répondit gravement la sénéchale. On sait assez que les étourdis n'ont jamais été de mon goût.

- Cependant, madame, reprit Alciphenor, vous ne nous persuaderez jamais que Marmolin fût excessivement sage, lorsqu'on l'introduisait dans votre appartement par un escalier dérobé, toutes les fois que Sa Hautesse appelait M. le sénéchal au conseil.

- Je ne vois pas de plus grande extravagance, ajouta Patte−de−velours, que d'entrer furtivement chez une femme, à propos de rien : car on ne pensait de ces visites que ce qui en était ; et madame jouissait déjà de cette réputation de vertu qu'elle a si bien soutenue depuis.

- Mais il y a un siècle de cela, dit Fadaès. Ce fut à peu près dans ce temps que Zulica fit faux bond à M. le sélictar qui était bien son serviteur, pour occuper Grisgrif qu'elle a planté là six mois après ; elle en est maintenant à Fortimbek. Je ne suis pas fâché de la petite fortune de mon ami ; je la vois, je l'admire, et le tout sans prétention.

- Zulica, dit la favorite, est pourtant fort aimable ; elle a de l'esprit, du goût, et je ne sais quoi d'intéressant dans la physionomie, que je préférerais à des charmes.

- J'en conviens, répondit Fadaès ; mais elle est maigre, elle n'a point de gorge, et la cuisse si décharnée, que cela fait pitié.

- Vous en savez apparemment des nouvelles, ajouta la sultane.

- Bon ! madame, reprit Hannetillon, cela se devine. J'ai peu fréquenté chez Zulica, et si, j'en sais là dessus autant que Fadaès.

- Je le croirais volontiers, dit la favorite.

- Mais, à propos, pourrait−on demander à Grisgrif, dit le sélictar, si c'est pour longtemps qu'il s'est emparé de Zyrphile ? Voilà ce qui s'appelle une jolie femme ; elle a le corps admirable.

- Eh ! qui en doute ? ajouta Marmolin.

- Que le sélictar est heureux ! continua Fadaès.

CHAPITRE XXXVI. SEIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PETITS−MAÎTRES.

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Les Bijoux Indiscrets

- Je vous donne Fadaès, interrompit le sélictar, pour le galant le mieux pouvu de la cour. Je lui connais la femme du vizir, les deux plus ,jolies actrices de l'opéra, et une grisette adorable qu'il a placée dans une petite maison.

- Et je donnerais, reprit Fadaès, et la femme du vizir, et les deux actrices, et la grisette, pour un regard d'une certaine femme avec laquelle le sélictar est assez bien, et qui ne se doute seulement pas que tout le monde en est instruit ; " et s'avançant ensuite vers Léocris : " En vérité, madame, lui dit−il, les couleurs vous vont à ravir...

- Il y avait, je ne sais combien, dit Marmolin, qu'Hannetillon balançait entre Mélisse et Fatime ; ce sont deux femmes charmantes. Il était aujourd'hui pour la blonde Mélisse, demain, pour la brune Fatime.

- Voilà, continua Fadaès, un homme bien embarrassé ; que ne les prenait−il l'une et l'autre ?

- C'est ce qu'il a fait ! " dit Alciphenor.

Nos petits−maîtres étaient, comme on voit, en assez bon train pour n'en pas rester là lorsque Zobeïde, Cynare, Zulica, Mélisse, Fatmé et Zyrphile se firent annoncer. Ce contretemps les déconcerta pour un moment ; mais ils ne tardèrent pas à se remettre, et à tomber sur d'autres femmes qu'ils n'avaient épargnées dans leurs médisances que parce qu'ils n'avaient pas eu le temps de les déchirer.

Mirzoza, impatientée de leurs discours, leur dit : " Messieurs, avec le mérite et la probité surtout qu'on est forcé de vous accorder, il n'y a pas à douter que vous n'ayez pu toutes les bonnes fortunes dont vous vous vantez. Je vous avouerai toutefois que je serais bien aise d'entendre là−dessus les bijoux de ces dames ; et que je remercierais Brahma de grand coeur, s'il lui plaisait de rendre justice à la vérité par leur bouche.

- C'est−à−dire, reprit Hannetillon, que madame désirerait entendre deux fois les mêmes choses : eh bien !

nous allons les lui répéter. "

Cependant Mangogul tournait son anneau suivant le rang d'ancienneté ; il débuta par la sénéchale, dont le bijou toussa trois fois, et dit d'une voix tremblante et cassée : " Je dois au grand sénéchal les prémices de mes plaisirs ; mais il y avait à peine six mois que je lui appartenais, qu'un jeune brahmine fit entendre à ma maîtresse qu'on ne manquait point à son époux tant qu'on pensait à lui. Je goutai sa morale, et je crus pouvoir admettre, dans la suite, en sûreté de conscience, un sénateur, puis un conseiller d'État, puis un pontife, puis un ou deux maîtres de requêtes, puis un musicien...

- Et Marmolin ? dit Fadaès.

- Marmolin, répondit le bijou, je ne le connais pas ; à moins que ce ne soit ce jeune fat que ma maîtresse fit chasser de son hôtel pour quelques insolences dont je n'ai pas mémoire... "

Le bijou de Cynare prit la parole, et dit : " Alciphenor, Fadaès, Grisgrif, demandez−vous ? j'étais assez bien faufilé ; mais voilà la première fois de ma vie que j'entends nommer ces gens−là ; au reste, j'en saurai des nouvelles par l'émir Amalek, le financier Ténélor ou le vizir Abdiram, qui voient toute la terre, et qui sont mes amis.

- Le bijou de Cynare est discret, dit Hannetillon ; il passe sous silence Zarafis, Ahiram, et le vieux Trébister, et le jeune Mahmoud, qui n'est pas fait pour être oublié, et n'accuse pas le moindre petit brahmine, quoiqu'il y ait dix à douze ans qu'il court les monastères.

- J'ai reçu quelques visites en ma vie, dit le bijou de Mélisse, mais jamais aucune de Grisgrif et de CHAPITRE XXXVI. SEIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PETITS−MAÎTRES.

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Fortimbek, et moins encore d'Hannetillon.

- Bijou, mon coeur, lui répondit Grisgrif, vous vous trompez. Vous pouvez renier Fortimbek et moi tant qu'il vous plaira, mais pour Hannetillon, il est un peu mieux avec vous que vous n'en convenez. Il m'en a dit un mot ; et c'est le garçon du Congo le plus vrai, qui vaut mieux qu'aucun de ceux que vous avez connus, et qui peut encore faire la réputation d'un bijou.

- Celle d'imposteur ne peut lui manquer, non plus qu'à son ami Fadaès dit en sanglotant le bijou de Fatime.

Qu'ai−je fait à ces monstres Pour me déshonorer ? Le fils de l'empereur des Abyssins vint à la cour d'Erguebzed ; je lui plus, il me rendit des soins ; mais il eût échoué, et j'aurais continué d'être fidèle à mon époux, qui m'était cher, si le traître de Patte−de−velours et son lâche complice Fadaès n'eussent corrompu mes femmes et introduit le jeune prince dans mes bains. "

Les bijoux de Zyrphile et de Zulica, qui avaient la même cause à défendre, parlèrent tous deux en même temps ; mais avec tant de rapidité, qu'on eut toutes les peines du monde à rendre à chacun ce qui lui appartenait... Des faveurs ! s'écriait l'un... À Patte−de−velours, disait l'autre... passe pour Zinzim...

Cerbélon... Bénengel... Agarias... l'esclave français Riqueli... le jeune Éthiopien Thézaca... mais pour le fade Patte−de−Velours... l'insolent Fadaès... j'en jure par Brahma... j'en atteste la grande Pagode et le génie Cucufa... Je ne les connais point... je n'ai jamais rien eu à démêler avec eux.

Zyrphile et Zulica parleraient encore, si Mangogul n'eût retourné son anneau ; mais sa bague mystérieuse cessant d'agir sur elles, leurs bijoux se turent Subitement ; et un silence profond succéda au bruit qu'ils faisaient. Alors le sultan se leva, et lançant sur nos jeunes étourdis des regards furieux :

" Vous êtes bien osés, leur dit−il, de déchirer des femmes dont vous n'avez jamais eu l'honneur d'approcher, et qui vous connaissent à peine de nom. Qui vous a fait assez hardis pour mentir en ma présence ? Tremblez, malheureux ! "

À ces mots ; il porta la main sur son cimeterre ; mais les femmes, effrayées, poussèrent un cri qui l'arrêta.

" J'allais, reprit Mangogul, vous donner la mort que vous avez méritée ; mais c'est aux dames à qui vous avez fait injure à décider de votre sort. Vils insectes, il va dépendre d'elles de vous écraser ou de vous laisser vivre. Parlez, mesdames, qu'ordonnez−vous ?

- Qu'ils vivent, dit Mirzoza ; et qu'ils se taisent, s'il est possible.

- Vivez, reprit le sultan ; ces dames vous le permettent ; mais si vous oubliez jamais à quelle condition, je jure par l'âme de mon père... "

Mangogul n'acheva pas son serment ; il fut interrompu par un des gentilshommes de sa chambre, qui l'avertit que les comédiens étaient prêts. Ce prince s'était imposé la loi de ne jamais retarder les spectacles. " Qu'on commence, " dit−il ; et à l'instant il donna la main à la favorite, qu'il accompagna jusqu'à sa loge.

CHAPITRE XXXVII. DIX−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LA COMÉDIE.

Si l'on eût connu dans le Congo le goût de la bonne déclamation, il y avait des comédiens dont on eût pu se passer. Entre trente personnes qui composaient la troupe, à peine comptait−on un grand acteur et deux actrices passables. Le génie des auteurs était obligé de se prêter à la médiocrité du grand nombre, et l'on ne pouvait se flatter qu'une pièce serait jouée avec quelque succès, si l'on n'avait eu l'intention de modeler ses CHAPITRE XXXVII. DIX−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LA COMÉDIE.

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caractères sur les vices des comédiens. Voilà ce qu'on entendait de mon temps par avoir l'usage du théâtre.

Jadis les acteurs étaient faits pour les pièces ; alors l'on faisait des pièces pour les acteurs : si vous présentiez un ouvrage, on examinait, sans contredit, si le sujet en était intéressant, l'intrigue bien nouée, les caractères soutenus, et la diction pure et coulante ; mais n'y avait−il point de rôle pour Roscius et pour Almiane, il était refusé.

Le kislar Agasi, surintendant des plaisirs du sultan, avait mandé la troupe telle quelle, et l'on eut ce jour au sérail la première représentation d'une tragédie. Elle était d'un auteur moderne qu'on applaudissait depuis si longtemps, que sa pièce n'aurait été qu'un tissu d'impertinences, qu'on eût persisté dans l'habitude de l'applaudir ; mais il ne s'était pas démenti. Son ouvrage était bien écrit, ses scènes amenées avec art, ses incidents adroitement ménagés ; l'intérêt allait en croissant, et les passions en se développant ; les actes, enchaînés naturellement et remplis, tenaient sans cesse le spectateur suspendu sur l'avenir et satisfait du passé ; et l'on en était au quatrième de ce chef−d'oeuvre, à une scène fort vive qui en préparait une autre plus intéressante encore, lorsque, pour se sauver du ridicule qu'il y avait à écouter les endroits touchants, Mangogul tira sa lorgnette, et jouant l'inattention, se mit à parcourir les loges : il aperçut à l'amphithéâtre une femme fort émue, mais d'une émotion peu relative à la pièce et très déplacée ; son anneau fut à l'instant dirigé sur elle, et l'on entendit, au milieu d'une reconnaissance très pathétique, un bijou haletant s'adresser à l'acteur en ces termes : " Ah !... ah !... finissez donc, Orgogli ;... vous m'attendrissez trop... Ah !... ah !...

On n'y tient plus... "

On prêta l'oreille ; on chercha des yeux l'endroit d'où partait la voix : il se répandit dans le parterre qu'un bijou venait de parler ; lequel, et qu'a−t−il dit ? se demandait−on. En attendant qu'on fût instruit, on ne cessait de battre des mains et de crier : bis, bis. Cependant l'auteur, placé dans les coulisses, qui craignait que ce contretemps n'interrompît la représentation de sa pièce, écumait de rage, et donnait tous les bijoux au diable. Le bruit fut grand, et dura : sans le respect qu'on devait au sultan, la pièce en demeurait à cet incident ; mais Mangogul fit signe qu'on se tût ; les acteurs reprirent, et l'on acheva.

Le sultan, curieux des suites d'une déclaration si publique, fit observer le bijou qui l'avait faite. Bientôt on lui apprit que le comédien devait se rendre chez Ériphile ; il le prévint, grâce au pouvoir de sa bague, et se trouva dans l'appartement de cette femme, lorsque Orgogli se fit annoncer.

Ériphile était sous les armes, c'est−à−dire dans un déshabillé galant, et nonchalamment couchée sur un lit de repos. Le comédien entra d'un air tout à la fois empesé, conquérant, avantageux et fat : il agitait de la main gauche un chapeau simple à plumet blanc, et se caressait le dessous du nez avec l'extrémité des doigts de la droite, geste fort théâtral, et que les connaisseurs admiraient ; sa révérence fut cavalière, et son compliment familier.

" Eh ! ma reine, s'écria−t−il d'un ton minaudier, en s'inclinant vers Ériphile, comme vous voilà ! Mais savez−vous bien qu'en négligé vous êtes adorable ?... "

Le ton de ce faquin choqua Mangogul. Ce prince était jeune, et pouvait ignorer des usages...

" Mais tu me trouves donc bien, mon cher ?... lui répondit Ériphile.

- À ravir, vous dis−je...

- J'en suis tout à fait aise. Je voudrais bien que tu me répétasses un peu cet endroit qui m'a. si fort émue tantôt. Cet endroit... là... oui... c'est cela même... Que ce fripon est séduisant !... Mais poursuis ; cela me remue singulièrement... "

En prononçant ces paroles, Ériphile lançait à son héros des regards qui disaient tout, et lui tendait une main CHAPITRE XXXVII. DIX−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LA COMÉDIE.

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que l'impertinent Orgogli baisait comme par manière d'acquit. Plus fier de son talent que de sa conquête, il déclamait avec emphase ; et sa dame, troublée, le conjurait tantôt de continuer, tantôt de finir. Mangogul jugeant à ses mines que son bijou se chargerait volontiers d'un rôle dans cette répétition, aima mieux deviner le reste de la scène que d'en être témoin. Il disparut, et se rendit chez la favorite, qui l'attendait.

Au récit que le sultan lui fit de cette aventure :

" Prince, que dites−vous ? s'écria−t−elle ; les femmes sont donc tombées dans le dernier degré de l'avilissement ! Un comédien ! l'esclave du public ! un baladin ! Encore, si ces gens−là n'avaient que leur état contre eux ; mais la plupart sont sans moeurs, sans sentiments ; et entre eux, cet Orgogli n'est qu'une machine. Il n'a jamais pensé ; et s'il n'eût point appris de rôles, peut−être ne parlerait−il pas...

- Délices de mon coeur, lui répondit Mangogul, vous n'y pensez pas, avec votre lamentation. Avez−vous donc oublié la meute d'Haria ? Parbleu, un comédien vaut bien un gredin, ce me semble.

- Vous avez raison, prince, lui répliqua la favorite ; je suis folle de m'intriguer pour des créatures qui n'en valent pas la peine. Que Palabria soit idolâtre de ses magots, que Salica fasse traiter ses vapeurs par Farfadi comme elle l'entend, qu'Haria vive et meure au milieu de ses bêtes, qu'Ériphile s'abandonne à tous les baladins du Congo, que m'importe à moi ? Je ne risque à tout cela qu'un château. Je sens qu'il faut s'en détacher, et m'y voilà toute résolue...

- Adieu donc le petit sapajou, dit Mangogul.

- Adieu le petit sapajou, répliqua Mirzoza, et la bonne opinion que j'avais de mon sexe : je crois que je n'en reviendrai jamais. Prince ; vous me permettrez de n'admettre de femmes chez moi de plus de quinze jours.

- Il faut pourtant avoir quelqu'un, ajouta le sultan.

- Je jouirai de votre compagnie, ou je l'attendrai, répondit la favorite ; et si j'ai des instants de trop, j'en disposerai en faveur de Ricaric et de Sélim, qui me sont attachés, et dont j'aime la société. Quand je serai lasse de l'érudition de mon lecteur, votre courtisan me réjouira des aventures de sa jeunesse. "

CHAPITRE XXXVIII. ENTRETIEN SUR LES LETTRES.

La favorite aimait les beaux esprits, sans se piquer d'être bel esprit elle−même. On voyait sur sa toilette, entre les diamants et les pompons, les romans et les pièces fugitives du temps, et elle en jugeait à merveille. Elle passait, sans se déplacer, d'un cavagnole et du biribi à l'entretien d'un académicien ou d'un savant, et tous avouaient que la seule finesse du sentiment lui découvrait dans ces ouvrages des beautés ou des défauts qui se dérobaient quelquefois à leurs lumières. Mirzoza les étonnait par sa pénétration, les embarrassait par ses questions, mais n'abusait jamais des avantages que l'esprit et la beauté lui donnaient. On n'était point fâché d'avoir tort avec elle.

Sur la fin d'une après−midi qu'elle avait passée avec Mangogul, Sélim vint, et elle fit appeler Ricaric.

L'auteur africain a réservé pour un autre endroit le caractère de Sélim ; mais il nous apprend ici que Ricaric était de l'académie congeoise ; que son érudition ne l'avait point empêché d'être homme d'esprit ; qu'il s'était rendu profond dans la connaissance des siècles passés ; qu'il avait un attachement scrupuleux pour les règles anciennes qu'il citait éternellement ; que c'était une machine à principes ; et qu'on ne pouvait être partisan plus zélé des premiers auteurs du Congo, mais surtout d'un certain Miroufla qui avait composé, il y avait environ trois mille quarante ans, un poème sublime en langage cafre, sur la conquête d'une grande forêt, d'où CHAPITRE XXXVIII. ENTRETIEN SUR LES LETTRES.

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les Cafres avaient chassé les singes qui l'occupaient de temps immémorial. Ricaric l'avait traduit en congeois, et en avait donné une fort belle édition avec des notes, des scolies, des variantes, et tous les embellissements d'une bénédictine . On avait encore de lui deux tragédies mauvaises dans toutes les règles, un éloge des crocodiles, et quelques opéras.

" Je vous apporte, madame, lui répondit Ricaric en s'inclinant, un roman qu'on donne à la marquise Tamazi, mais où l'on reconnaît par malheur la main de Mulhazen ; la réponse de Lambadago, notre directeur, au discours du poète Tuxigraphe que nous reçûmes hier ; et le Tamerlan de ce dernier.

- Cela est admirable ! dit Mangogul ; les presses vont incessamment ; et si les maris du Congo faisaient aussi bien leur devoir que les auteurs, je pourrais dans moins de dix ans mettre seize cent mille hommes sur pied, et me promettre la conquête du Monoémugi. Nous lirons le roman à loisir. Voyons maintenant la harangue, mais surtout ce qui me concerne.

Ricaric la parcourut des yeux, et tomba sur cet endroit ; " Les aïeux de notre auguste empereur se sont illustrés sans doute. Mais Mangogul, plus grand qu'eux, a préparé aux siècles à venir bien d'autres sujets d'admiration. Que dis−je, d'admiration ? Parlons plus exactement ; d'incrédulité. Si nos ancêtres ont eu raison d'assurer que la postérité prendrait pour des fables les merveilles du règne de Kanoglou, combien n'en avons−nous pas davantage de penser que nos neveux refuseront d'ajouter foi aux prodiges de sagesse et de valeur dont nous sommes témoins ! "

" Mon pauvre monsieur Lambadago, dit le sultan, vous n'êtes qu'un phrasier. Ce que j'ai raison de croire, moi, c'est que vos successeurs un jour éclipseront ma gloire devant celle de mon fils, comme vous faites disparaître celle de mon père devant la mienne ; et ainsi de suite, tant qu'il y aura des académiciens. Qu'en pensez−vous, monsieur Ricaric ?

- Prince, ce que je peux vous dire, répondit Ricaric, c'est que le morceau que je viens de lire à Votre Hautesse fut extrêmement goûté du public.

- Tant pis, répliqua Mangogul, Le vrai goût de l'éloquence est donc perdu dans le Congo ? Ce n'est pas ainsi que le sublime Homilogo louait le grand Aben.

- Prince, reprit Ricaric, la véritable éloquence n'est autre chose que l'art de parler d'une manière noble, et tout ensemble agréable et persuasive.

- Ajoutez, et sensée, continua le sultan ; et jugez d'après ce principe votre ami Mambadago. Avec .tout le respect que je dois à l'éloquence moderne, ce n'est qu'un faux déclamateur.

- Mais, prince, repartit Ricaric, sans m'écarter de ce que je dois à votre Hautesse, me permettra−t−elle...

- Ce que je vous permets, reprit vivement Mangogul, c'est de respecter le bon sens avant Ma Hautesse et de m'apprendre nettement si un homme éloquent peut jamais être dispensé d'en montrer.

- Non, prince, " répondit Ricaric.

Et il allait enfiler une longue tirade d'autorités et citer tous les rhéteurs de l'Afrique, des Arabies et de la Chine, pour démontrer la chose du monde la plus incontestable, lorsqu'il fut interrompu par Sélim.

" Tous vos auteurs, lui dit le courtisan, ne prouveront jamais que Lambadago ne soit un harangueur très maladroit et fort indécent. Passez−moi ces expressions, ajouta−t−il, monsieur Ricaric. Je vous honore singulièrement ; mais, en vérité, la prévention de confraternité mise à part, n'avouerez−vous pas avec nous, CHAPITRE XXXVIII. ENTRETIEN SUR LES LETTRES.

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que le sultan régnant, juste, aimable, bienfaisant, grand guerrier n'a pas besoin des échasses de vos rhéteurs pour être aussi grand que ses ancêtres ; et qu'un fils qu'on élève en déprimant son père et son aïeul serait bien ridiculement vain s'il ne sentait pas qu'en l'embellissant d'une main on le défigure de l'autre ? Pour prouver que Mangogul est d'une taille aussi avantageuse qu'aucun de ses prédécesseurs, à votre avis, est−il nécessaire d'abattre la tète aux statues d'Erguebzed et de Kanoglou ?

- Monsieur Ricaric, reprit Mirzoza, Sélim a raison. Laissons à chacun ce qui lui appartient, et ne faisons pas soupçonner au public que nos éloges sont des espèces de filouteries à la mémoire de nos pères : dites cela de ma part en pleine académie à la prochaine séance.

- Il y a trop longtemps, reprit Sélim, qu'on est monté sur ce ton pour espérer quelque fruit de cet avis.

- Je crois, monsieur, que vous vous trompez, répondit Ricaric à Sélim. L'Académie est encore le sanctuaire du bon goût ; et ses beaux jours ne nous offrent ni philosophes, ni poètes auxquels nous n'en ayons aujourd'hui à opposer. Notre théâtre passait et peut passer encore pour le premier théâtre de l'Afrique. Quel ouvrage que le Tamerlan de Tuxigraphe ! C'est le pathétique d'Eurisopé et l'élévation d'Azophe. C'est l'antiquité toute pure.

- J'ai vu, dit la favorite, la première représentation de Tamerlan ; et j'ai trouvé, comme vous, l'ouvrage bien conduit, le dialogue élégant et les convenances bien observées.

- Quelle différence, madame, interrompit Ricaric, entre un auteur tel que Tuxigraphe, nourri de la lecture des Anciens, et la plupart de nos modernes !

- Mais ces modernes, dit Sélim, que vous frondez ici tout à votre aise, ne sont pas aussi méprisables que vous le prétendez. Quoi donc, ne leur trouvez−vous pas du génie, de l'invention, du feu, des détails, des caractères, des tirades ? Et que m'importe à moi des règles, pourvu qu'on me plaise ? Ce ne sont, assurément, ni les observations du sage Almudir et du savant Abaldok, ni la poétique du docte Facardin, que je n'ai jamais lue, qui me font admirer les pièces d'Aboulcazem, de Mubardar, d'Albaboukre et de tant d'autres Sarrasins ! Y a−t−il d'autre règle que l'imitation de la nature ? et n'avons−nous pas les mêmes yeux que ceux qui l'ont étudiée ?

- La nature, répondit Ricaric, nous offre à chaque instant des faces différentes. Toutes sont vraies ; mais toutes ne sont pas également belles. C'est dans ces ouvrages, dont il ne paraît pas que vous fassiez grand cas, qu'il faut apprendre à choisir. Ce sont les recueils de leurs expériences et de celles qu'on avait faites avant eux. Quelque esprit qu'on ait, on n'aperçoit les choses que les unes après les autres ; et un seul homme ne peut se flatter de voir, dans le court espace de sa vie, tout ce qu'on avait découvert dans les siècles qui l'ont précédé. Autrement il faudrait avancer qu'une seule science pourrait devoir sa naissance, ses progrès et toute sa perfection, à une seule tête : ce qui est contre l'expérience.

- Monsieur Ricaric, répliqua Sélim, il ne s'ensuit autre chose de votre raisonnement, sinon que les modernes, jouissant des trésors amassés jusqu'à leurs temps, doivent être plus riches que les Anciens, ou si cette comparaison vous déplaît, que, montés sur les épaules de ces colosses, ils doivent voir plus loin qu'eux. En effet, qu'est−ce que leur physique, leur astronomie, leur navigation, leur mécanique, leurs calculs, en comparaison des nôtres ? Et pourquoi notre éloquence et notre poésie n'auraient−elles pas aussi la supériorité ?

- Sélim, répondit la sultane, Ricaric vous déduira quelque jour les raisons de cette différence. Il vous dira pourquoi nos tragédies sont inférieures à celles des Anciens ; pour moi, je me chargerai volontiers de vous montrer que cela est. Je ne vous accuserai point, continua−t−elle, de n'avoir pas lu les Anciens. Vous avez l'esprit trop orné pour que leur théâtre vous soit inconnu. Or, mettez à part certaines idées relatives à leurs CHAPITRE XXXVIII. ENTRETIEN SUR LES LETTRES.

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usages, à leurs moeurs et à leur religion, et qui ne vous choquent que parce que les conjonctures ont changé ; et convenez que leurs sujets sont nobles, bien choisis, intéressants ; que l'action se développe comme d'elle−même ; que leur dialogue est simple et fort voisin du naturel ; que les dénouements n'y sont pas forcés ; que l'intérêt n'y est point partagé, ni l'action surchargée par des épisodes. Transportez−vous en idée dans l'île d'Alindala ; examinez tout ce qui s'y passe ; écoutez tout ce qui s'y dit, depuis le moment que le jeune Ibrahim et le rusé Forfanty y sont descendus ; approchez−vous de la caverne du malheureux Polipsile ; ne perdez pas un mot de ses plaintes, et dites−moi si rien vous tire de l'illusion. Citez−moi une pièce moderne qui puisse supporter le même examen et prétendre au même degré de perfection, et je me tiens pour vaincue.

- De par Brahma, s'écria le sultan en bâillant, madame a fait une dissertation académique !

- Je n'entends point les règles, continua la favorite, et moins encore les mots savants dans lesquels on les a conçues ; mais je sais qu'il n'y a que le vrai qui plaise et qui touche. Je sais encore que la perfection d'un spectacle consiste dans l'imitation si exacte d'une action, que le spectateur, trompé sans interruption, s'imagine assister à l'action même. Or, y a−t−il quelque chose qui ressemble à cela dans ces tragédies que vous nous vantez ?

" En admirez−vous la conduite ? Elle est ordinairement si compliquée, que ce serait un miracle qu'il se fût passé tant de choses en si peu de temps. La ruine ou la conservation d'un empire, le mariage d'une princesse, la perte d'un prince, tout cela s'exécute en un tour de main. S'agit−il d'une conspiration, on l'ébauche au premier acte ; elle est liée, affermie au second ; toutes les mesures sont prises, tous les obstacles levés, les conspirateurs disposés au troisième ; il y aura incessamment une révolte, un combat peut−être une bataille rangée : et vous appellerez cela conduite, intérêt, chaleur, vraisemblance ! Je ne vous le pardonnerais jamais, à vous qui n'ignorez pas ce qu'il en coûte quelquefois pour mettre à fin une misérable intrigue et combien la plus petite affaire de politique absorbe de temps en démarches, en pourparlers et en délibérations.

- Il est vrai, madame, répondit Sélim, que nos pièces sont un peu chargées ; mais c'est un mal nécessaire ; sans le secours des épisodes, on se morfondrait.

- C'est−à−dire que, pour donner de l'âme à la représentation d'un fait, il ne faut le rendre ni tel qu'il est, ni tel qu'il doit être. Cela est du dernier ridicule, à moins qu'il ne soit plus absurde encore de faire jouer à des violons des ariettes vives et des sonates de mouvement, tandis que les esprits sont imbus qu'un prince est sur le point de perdre sa maîtresse, son trône et la vie.

- Madame, vous avez raison, dit Mangogul ; ce sont des airs lugubres qu'il faut alors ; et je vais vous en ordonner. "

Mangogul se leva, sortit ; et la conversation continua entre Sélim, Ricaric et la favorite.

" Au moins, madame, répliqua Sélim, vous ne nierez pas que, si les épisodes nous tirent de l'illusion, le dialogue nous y ramène. Je ne vois personne qui l'entende comme nos tragiques.

- Personne n'y entend donc rien, reprit Mirzoza. L'emphase, l'esprit et le papillotage qui y règnent sont à mille lieues de la nature. C'est en vain que l'auteur cherche à se dérober ; mes yeux percent, et je l'aperçois sans cesse derrière ses personnages. Cinna, Sertorius, Maxime, Émilie sont à tout moment les sarbacanes de Corbeille. Ce n'est pas ainsi qu'on s'entretient dans nos anciens Sarrasins. M. Ricaric vous en traduira, si vous voulez, quelques morceaux ; et vous entendrez la pure nature s'exprimer par leur bouche. Je dirais volontiers aux modernes : " Messieurs, au lieu de donner à tout propos de l'esprit à vos personnages, placez−les dans les conjonctures qui leur en donnent. "

CHAPITRE XXXVIII. ENTRETIEN SUR LES LETTRES.

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- Après ce que madame vient de prononcer de la conduite et du dialogue de nos drames, il n'y a pas apparence, dit Sélim, qu'elle fasse grâce aux dénouements.

- Non, sans doute, reprit la favorite : il y en a cent mauvais pour un bon. L'un n'est point amené ; l'autre est miraculeux. Un auteur est−il embarrassé d'un personnage qu'il a traîné de scènes en scènes pendant cinq actes, il vous le dépêche d'un coup de poignard : tout le monde se met à pleurer ; et moi je ris comme une folle. Et puis, a−t−on jamais parlé comme nous déclamons ? Les princes et les rois marchent−ils autrement qu'un homme qui marche bien ? Ont−ils jamais gesticulé comme des possédés ou des furieux ? Les princesses poussent−elles, en parlant, des sifflements aigus ? On suppose que nous avons porté la tragédie à un haut degré de perfection ; et moi je tiens presque pour démontré que, de tous les genres d'ouvrages de littérature auxquels les Africains se sont appliqués dans ces derniers siècles, c'est le plus imparfait. "

La favorite en était là de sa sortie contre nos pièces de théâtre, lorsque Mangogul rentra,

" Madame, lui dit−il, vous m'obligerez de continuer ; j'ai, comme vous voyez, des secrets pour abréger une poétique, quand je la trouve longue.

- Je suppose, continua la favorite, un nouveau débarqué d'Angote, qui n'ait jamais entendu parler de spectacles, mais qui ne manque ni de sens ni d'usage ; qui connaisse un peu la cour des princes, les manèges des courtisans, les jalousies des ministres et les tracasseries des femmes, et à qui je dise en confidence :

" Mon ami, il se fait dans le sérail des mouvements terribles. Le prince, mécontent de son fils en qui il soupçonne de la passion pour la Manimonbanda est homme à tirer de tous les deux. la vengeance la plus cruelle ; cette aventure aura, selon toutes les apparences, des suites fâcheuses. Si ,vous voulez, je vous rendrai témoin de tout ce qui se passera. " Il accepte ma proposition, et je le mène dans une loge grillée, d'où il voit le théâtre qu'il prend pour le palais du sultan. Croyez−vous que, malgré tout le sérieux que j'affecterais, l'illusion de cet homme durât un instant ? Ne conviendrez−vous pas, au contraire, qu'à la démarche empesée des acteurs, à la bizarrerie de leurs vêtements, à l'extravagance de leurs gestes, à l'emphase d'un langage singulier, rimé, cadencé, et à mille autres dissonances qui le frapperont, il doit m'éclater au nez dès la première scène et me déclarer ou que je me joue de lui, ou que le prince et toute sa cour extravaguent ?

- Je vous avoue, dit Sélim, que cette supposition me frappe : mais ne pourrait−on pas vous observer qu'on se rend au spectacle avec la persuasion que c'est l'imitation d'un événement et non l'événement même qu'on y verra ?

- Et cette persuasion, reprit Mirzoza, doit−elle empêcher qu'on n'y représente l'événement de la manière la plus naturelle ?

- C'est−à−dire, madame, interrompit Mangogul, que vous voilà à la tête des frondeurs.

- Et que, si l'on vous en croit, continua Sélim, l'empire est menacé de la décadence du bon goût ; que la barbarie va renaître et que nous sommes sur le point du retomber dans l'ignorance des siècles de Mamurrha et d'Orondado.

- Seigneur, ne craignez rien de semblable. Je hais les esprits chagrins, et n'en augmenterai pas le nombre.

D'ailleurs, la gloire de Sa Hautesse m'est trop chère pour que je pense jamais à donner atteinte à la splendeur de son règne. Mais si l'on nous en croyait, n'est−il pas vrai, monsieur Ricaric, que les lettres brilleraient peut−être avec plus d'éclat ?

- Comment ! dit Mangogul, auriez−vous à ce sujet quelque mémoire à Présenter à mon sénéchal ?

- Non, seigneur, répondit Ricaric ; mais après avoir remercié Votre Hautesse de la part de tous les gens de CHAPITRE XXXVIII. ENTRETIEN SUR LES LETTRES.

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lettres du nouvel inspecteur qu'elle leur a donné, je remontrerais à votre sénéchal, en toute humilité, que le choix des savants préposés à la révision des manuscrits est une affaire très délicate ; qu'on confie ce soin à des gens qui me paraissent fort au−dessous de cet emploi ; et qu'il résulte de là une foule de mauvais effets, comme d'estropier de bons ouvrages, d'étouffer les meilleurs esprits, qui, n'ayant pas la liberté d'écrire à leur façon, ou n'écrivent point du tout, ou font passer chez l'étranger des sommes considérables avec leurs ouvrages ; de donner mauvaise opinion des matières qu'on défend d'agiter, et mille autres inconvénients qu'il serait trop long de détailler à Votre Hautesse. Je lui conseillerais de retrancher les pensions à certaines sangsues littéraires, qui demandent sans raison et sans cesse ; je parle des glossateurs, antiquaires, commentateurs et autres gens de cette espèce, qui seraient fort utiles s'ils faisaient bien leur métier, mais qui ont la malheureuse habitude de passer sur les choses obscures et d'éclaircir les endroits clairs. Je voudrais qu'il veillât à la suppression de presque tous les ouvrages posthumes, et qu'il ne souffrît point que la mémoire d'un grand auteur fût ternie par l'avidité d'un libraire qui recueille et publie longtemps après la mort d'un homme des ouvrages qu'il avait condamnés à l'oubli pendant sa vie.

- Et moi, continua la favorite, je lui marquerais un petit nombre d'hommes distingués, tels que M. Ricaric, sur lesquels il pourrait rassembler vos bienfaits. N'est−il pas surprenant que le pauvre garçon n'ait pas un sou, tandis que le précieux chiromant de la Manimonbanda touche tous les ans mille sequins sur votre trésor ?

- Eh bien ! madame, répondit Mangogul, j'en assigne autant à Ricaric sur ma cassette, en considération des merveilles que vous m'en apprenez.

- Monsieur Ricaric, dit la favorite, il faut aussi que je fasse quelque chose pour vous ; je vous sacrifie le petit ressentiment de mon amour−propre ; et j'oublie, en faveur de la récompense que Mangogul vient d'accorder à votre mérite, l'injure qu'il m'a faite.

- Pourrait−on, madame, vous demander quelle est cette injure ? reprit Mangogul.

- Oui, seigneur, et vous l'apprendre. Vous nous embarquez vous−même dans un entretien sur les belles−lettres : vous débutez par un morceau sur l'éloquence moderne, qui n'est pas merveilleux ; et lorsque, pour vous obliger, on se dispose à suivre le triste propos que vous avez jeté, l'ennui et les bâillements vous prennent ; vous vous tourmentez sur votre fauteuil ; vous changez cent fois de posture sans en trouver une bonne ; las enfin de tenir la plus mauvaise contenance du monde, vous prenez brusquement votre parti ; vous vous levez et vous disparaissez : et où allez−vous encore ? peut−être écouter un bijou.

- Je conviens, madame, du fait ; mais je n'y vois rien d'offensant. S'il arrive à un homme de s'ennuyer des belles choses et de s'amuser à en entendre de mauvaises, tant pis pour lui. Cette injuste préférence n'ôte rien au mérite de ce qu'il a quitté ; il en est seulement déclaré mauvais juge. Je pourrais ajouter à cela, madame, que tandis que vous vous occupiez à la conversion de Sélim, je travaillais presque aussi infructueusement à vous procurer un château. Enfin, s'il faut que je sois coupable, puisque vous l'avez prononcé, je vous annonce que vous avez été vengée sur−le−champ.

- Et comment cela ? dit la favorite.

- Le voici, répondit le sultan. Pour me dissiper un peu de la séance académique que j'avais essuyée, j'allai interroger quelques bijoux.

- Eh bien ! prince ?

- Eh bien ! je n'en ai jamais entendu de si maussades que les deux sur lesquels je suis tombé.

- J'en suis au comble de mes joies ; reprit la favorite.

CHAPITRE XXXVIII. ENTRETIEN SUR LES LETTRES.

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- Ils se sont mis à parler l'un et l'autre une langue inintelligible : j'ai très bien retenu tout ce qu'ils ont dit ; mais que je meure si j'en comprends un mot. "

CHAPITRE XXXIX. DIX−HUITIÈME ET DIX−NEUVIÈME ESSAIS DE

L'ANNEAU.. SPHÉROÏDE L'APLATIE ET GIRGIRO L'ENTORTILLÉ..

ATTRAPE QUI POURRA.

Cela est singulier, continua la favorite : jusqu'à présent j'avais imaginé que si l'on avait quelques reproches à faire aux bijoux, c'était d'avoir parlé très clairement.

- Oh ! parbleu, madame, répondit Mangogul, ces deux−ci n'en sont pas ; et les entendra qui pourra.

" Vous connaissez cette petite femme toute ronde, dont la tête est enfoncée dans les épaules, à qui l'on aperçoit à peine des bras, qui a les jambes si courtes et le ventre si dévalé qu'on la prendrait pour un magot ou pour un gros embryon mal développé, qu'on a surnommée Sphéroïde l'aplatie, qui s'est mis en tête que Brahma l'appelait à l'étude de la géométrie, parce qu'elle en a reçu la figure d'un globe ; et qui conséquemment aurait pu se déterminer pour l'artillerie ; car de la façon dont elle est tournée, elle a dû sortir du sein de la nature comme un boulet de la bouche d'un canon.

" J'ai voulu savoir des nouvelles de son bijou, et je l'ai questionné ; mais ce vorticose s'est expliqué en termes d'une géométrie si profonde, que je ne l'ai point entendu, et que peut−être ne s'entendait−il pas lui−même. Ce n'était que lignes droites, surfaces concaves, quantités données, longueur, largeur, profondeur, solides, forces vives, forces mortes, cône, cylindre, sections coniques, courbes, courbes élastiques, courbe rentrant en elle−même, avec son point conjugué...

- Que Votre Hautesse me fasse grâce du reste ! s'écria douloureusement la favorite. Vous avez une cruelle mémoire. Cela est à périr. J'en aurai, je crois, la migraine plus de huit jours. Par hasard, l'autre serait−il aussi réjouissant ?

- Vous allez en juger, répondit Mangogul. De par l'orteil de Brahma, j'ai fait un prodige ; j'ai retenu son amphigouri mot pour mot, bien qu'il soit tellement dénué de sens et de clarté, que si vous m'en donniez une fine et critique exposition, vous me feriez, madame, un présent gracieux.

- Comment avez−vous dit, prince ? s'écria Mirzoza ; je veux mourir si vous n'avez dérobé cette phrase à quelqu'un.

- Je ne sais comment cela s'est fait, répondit Mangogul ; car ces deux bijoux sont aujourd'hui les seules personnes à qui j'aie donné audience. Le dernier sur qui j'ai tourné mon anneau, après avoir gardé le silence un moment, a dit, comme s'il se fût adressé à une assemblée :

" MESSIEURS,

" Je me dispenserai de chercher, au mépris de ma propre raison, un modèle de penser et de m'exprimer. Si toutefois j'avance quelque chose de neuf, ce ne sera point affectation ; le sujet me l'aura fourni : si je répète ce qui aura été dit ; je l'aurai pensé comme les autres.

Que l'ironie ne vienne point tourner en ridicule ce début, et m'accuser de n'avoir rien lu, ou d'avoir lu en pure perte ; un bijou comme moi n'est fait ni pour lire, ni pour profiter de ses lectures, ni pour pressentir une CHAPITRE XXXIX. DIX−HUITIÈME ET DIX−NEUVIÈME ESSAIS DE L'ANNEAU.. SPHÉROÏDE L'APLATIE ET GIRGIRO L'ENTORTILLÉ.. ATTRAPE QUI POURRA.

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objection, ni pour y répondre.

Je ne me refuserai point aux réflexions et aux ornements proportionnés à mon sujet, d'autant plus qu'à cet égard il est d'une extrême modestie, n'en permettant ni la quantité ni l'éclat ; mais j'éviterai de descendre dans ces petits et menus détails qui sont le partage d'un orateur stérile ; je serais au désespoir d'être soupçonné de ce défaut.

Après vous avoir instruits, messieurs, de ce que vous devez attendre de mes découvertes et de mon élocution, quelques coups de pinceau suffiront pour vous esquisser mon caractère.

Il y a, vous le savez tous, messieurs, comme moi, deux sortes de bijoux : des bijoux orgueilleux, et des bijoux modestes ; les premiers veulent primer et tenir partout le haut bout ; les seconds, au contraire, affectent de se prêter, et se présentent d'un air soumis. Cette double intention se manifeste dans les projets de l'exécution, et les détermine les uns et les autres à agir selon le génie qui les guide.

Je crus, par attachement aux préjugés de la première éducation, que je m'ouvrirais une carrière plus sûre, plus facile et plus gracieuse, si je préférais le rôle de l'humilité à celui de l'orgueil, et je m'offris avec une pudeur enfantine et des supplications engageantes à tous ceux que j'eus le bonheur de rencontrer.

Mais que les temps sont malheureux ! après dix fois plus de mais, de si et de comme qu'il n'en fallait pour impatienter le plus désoeuvré de tous les bijoux, on accepta mes services. Hélas ! ce ne fut pas longtemps : mon premier possesseur, se livrant à l'éclat flatteur d'une conquête nouvelle, me délaissa, et je retombai dans le désoeuvrement.

Je venais de perdre un trésor, et je ne me flattais point que la fortune m'en dédommagerait ; en effet, la place vacante fut occupée, mais non remplie, par un sexagénaire en qui la bonne volonté manquait moins que le moyen.

Il travailla de toutes ses forces à m'ôter la mémoire de mon état passé. Il eut pour moi toutes ces manières reconnues pour polies et concurrentes dans la carrière que je suivais ; mais ses efforts ne prévinrent point mes regrets.

Si l'industrie, qui n'a jamais, dit−on, resté court, lui fit trouver dans les trésors de la faculté naturelle quelque adoucissement à ma peine, cette compensation me parut insuffisante, en dépit de mon imagination, qui se fatiguait vainement à chercher des rapports nouveaux, et même à en supposer d'imaginaires.

Tel est l'avantage de la primauté, qu'elle saisit l'idée et fait barrière à tout ce qui veut ensuite se présenter sous d'autres formes ; et telle est, le dirai−je à notre honte ? la nature ingrate des bijoux, que devant eux la bonne volonté n'est jamais réputée pour le fait.

La remarque me parait si naturelle, que, sans en être redevable à personne, je ne pense pas être le seul à qui elle soit venue ; mais si quelqu'un avant moi en a été touché, du moins je suis, messieurs, le premier qui entreprends, par sa manifestation, d'en faire valoir le mérite à vos yeux.

Je n'ai garde de savoir mauvais gré à ceux qui ont élevé la voix jusqu'ici, d'avoir manqué ce trait, mon amour−propre se trouvant trop satisfait de pouvoir, après un si grand nombre d'orateurs, présenter mon observation comme quelque chose de neuf... "

- Ah ! prince, s'écria vivement Mirzoza, il me semble que j'entends le chyromant de la Manimonbanda : adressez−vous à cet homme, et vous aurez l'interprétation fine et critique dont vous attendriez inutilement de tout autre le présent gracieux. "

CHAPITRE XXXIX. DIX−HUITIÈME ET DIX−NEUVIÈME ESSAIS DE L'ANNEAU.. SPHÉROÏDE L'APLATIE ET GIRGIRO L'ENTORTILLÉ.. ATTRAPE QUI POURRA.

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L'auteur africain dit que Mangogul sourit et continua ; mais je n'ai garde, ajoute−t−il, de rapporter le reste de son discours. Si ce commencement n'a pas autant amusé que les premières pages de la fée Taupe, la suite serait plus ennuyeuse que les dernières de la fée Moustache.

CHAPITRE XL. RÊVE DE MIRZOZA.

Après que Mangogul eût achevé le discours académique de Girgiro l'entortillé, il fit nuit, et l'on se coucha.

Cette nuit, la favorite pouvait se promettre un sommeil profond ; mais la conversation de la veille lui revint dans la tête en dormant ; et les idées qui l'avaient occupée se mêlant avec d'autres, elle fut tracassée par un songe bizarre, qu'elle ne manqua pas de raconter au sultan.

" J'étais, lui dit−elle, dans mon premier somme lorsque je me suis sentie transportée dans une galerie immense toute pleine de livres : je ne vous dirai rien de ce qu'ils contenaient ; ils furent alors pour moi ce qu'ils sont pour bien d'autres qui ne dorment pas : je ne regardai pas un seul titre ; un spectacle plus frappant m'attira tout entière.

" D'espace en espace, entre les armoires qui renfermaient les livres, s'élevaient des piédestaux sur lesquels étaient posés des bustes de marbre et d'airain d'une grande beauté : l'injure des temps les avaient épargnés ; à quelques légères défectuosités prés, ils étaient entiers et parfaits ; ils portaient empreintes cette noblesse et cette élégance que l'antiquité a su donner à ses ouvrages ; la plupart avaient de longues barbes, de grands fronts comme le vôtre, et la physionomie intéressante.

" J'étais inquiète de savoir leurs noms et de connaître leur mérite, lorsqu'une femme sortit de l'embrasure d'une fenêtre, et m'aborda : sa taille était avantageuse, son pas majestueux et sa démarche noble ; la douceur et la fierté se confondaient dans ses regards ; et sa voix avait je ne sais quel charme qui pénétrait ; un casque, une cuirasse, avec une jupe flottante de satin blanc, faisaient tout son ajustement. " Je connais votre embarras, me dit−elle, et je vais satisfaire votre curiosité. Les hommes dont les bustes vous ont frappé furent mes favoris ; ils ont consacré leurs veilles à perfectionner des beaux−arts, dont on me doit l'invention : ils vivaient dans les pays de la terre les plus policés, et leurs écrits, qui ont fait les délices de leurs contemporains, sont l'admiration du siècle présent. Approchez−vous, et vous apercevrez en bas−reliefs, sur les piédestaux qui soutiennent leurs bustes, quelque sujet intéressant qui vous indiquera du moins le caractère de leurs écrits. "

" Le premier buste que je considérai était un vieillard majestueux qui me parut aveugle : il avait, selon toute apparence, chanté des combats ; car c'étaient les sujets des côtés de son piédestal ; une seule figure occupait la face antérieure ; c'était un jeune héros : il avait la main posée sur la garde de son cimeterre, et l'on voyait un bras de femme qui l'arrêtait par les cheveux, et qui semblait tempérer sa colère.

" On avait placé vis−à−vis de ce buste celui d'un jeune homme ; c'était la modestie même : ses regards étaient tournés sur le vieillard avec une attention marquée : il avait aussi chanté la guerre et les combats mais ce n'était pas les seuls sujets qui l'avaient occupé ; car des bas−reliefs qui l'environnaient, le principal représentait d'un côté des laboureurs courbés sur leurs charrues, et travaillant à. la culture des terres, et de l'autre, des bergers étendus sur l'herbe et jouant de la flûte entre leurs moutons et leurs chiens.

" Le buste placé au−dessous du vieillard, et du même côté, avait le regard effaré ; il semblait suivre de l'oeil quelque objet qui fuyait, et l'on avait représenté au−dessous une lyre jetée au hasard, des lauriers dispersés, des chars brisés et des chevaux fougueux échappés dans une vaste plaine.

CHAPITRE XL. RÊVE DE MIRZOZA.

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" Je vis, en face de celui−ci, un buste qui m'intéressa ; il me semble que je le vois encore ; il avait l'air fin, le nez aquilin et pointu, le regard fixe et le ris malin. Les bas−reliefs dont on avait orné son piédestal étaient si chargés, que je ne finirais point si j'entreprenais de vous les décrire.

" Après en avoir examiné quelques autres, je me mis à interroger ma conductrice.

" Quel est celui−ci, lui demandai−je, qui porte la vérité sur ses lèvres et la probité sur son visage ?

- Ce fut, me dit−elle, l'ami et la victime de l'une et de l'autre. Il s'occupa, tant qu'il vécut, à rendre ses concitoyens éclairés et vertueux ; et ses concitoyens ingrats lui ôtèrent la vie.

- Et ce buste qu'on a mis au−dessous ?

- Lequel ? celui qui paraît soutenu par les Grâces qu'on a sculptées sur les faces de son piédestal ?

- Celui−là même.

- C'est le disciple et l'héritier de l'esprit et des maximes du vertueux infortuné dont je vous ai parlé.

- Et ce gros joufflu, qu'on a couronné de pampre et de myrte, qui est−il ?

- C'est un philosophe aimable, qui fit son unique occupation de chanter et de goûter le plaisir. Il mourut entre les bras de la Volupté.

- Et cet autre aveugle ?

- C'est ... " me dit−elle.

" Mais je n'attendis pas sa réponse : il me sembla que j'étais en pays de connaissance ; et je m'approchai avec précipitation du buste qu'on avait placé en face. Il était posé sur un trophée des différents attributs des sciences et des arts : les Amours folâtraient entre eux sur un des côtés de son piédestal. On avait groupé sur l'autre les génies de la politique, de l'histoire et de la philosophie. On voyait sur le troisième, ici deux armées rangées en bataille : l'étonnement et l'horreur régnaient sur tous les visages ; on y découvrait aussi des vestiges de l'admiration et de la pitié. Ces sentiments naissaient apparemment des objets qui s'offraient à la vue. C'était un jeune homme expirant, et à ses côtés un guerrier plus âgé qui tournait ses armes contre lui−même. Tout était dans ces figures de la dernière beauté ; et le désespoir de l'une, et la langueur mortelle qui parcourait les membres de l'autre. Je m'approchai, et je lus au−dessous en lettres d'or :

. . . . . . . . . . Hélas ! c'était son fils !

" Là on avait sculpté un soudan furieux qui enfonçait un poignard dans le sein d'une jeune personne, à la vue d'un peuple nombreux. Les uns détournaient les yeux, et les autres fondaient en larmes. On avait gravé ces mots autour de ce bas−relief :

Est−ce vous, Nérestan ? . . . . . . . . . .

" J'allais passer à d'autres bustes, lorsqu'un bruit soudain me fit tourner la tête. Il était occasionné par une troupe d'hommes vêtus de longues robes noires, qui se précipitaient en foule dans la galerie. Les uns portaient des encensoirs d'où s'exhalait une vapeur grossière, les autres des guirlandes d'oeillet d'Inde et d'autres fleurs cueillies sans choix, et arrangées sans goût. Ils s'attroupèrent autour des bustes et les encensèrent en chantant des hymnes en deux langues qui me sont inconnues. La fumée de leur encens s'attachait aux bustes, à qui CHAPITRE XL. RÊVE DE MIRZOZA.

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leurs couronnes donnaient un air tout à fait ridicule. Mais les antiques reprirent bientôt leur état, et je vis les couronnes se faner et tomber à terre, séchées. Il s'éleva entre ces espèces de barbares une querelle sur ce que quelques−uns n'avaient pas, au gré des autres, fléchi le genou assez bas ; et ils étaient sur le point d'en venir aux mains, lorsque ma conductrice les dispersa d'un regard et rétablit le calme dans sa demeure.

" Ils étaient à. peine éclipsés, que je vis entrer par une porte opposée une longue file de pygmées. Ces petits hommes n'avaient pas deux coudées de hauteur, mais en récompense ils portaient des dents fort aiguës et des ongles fort longs. Ils se séparèrent eu plusieurs bandes, et s'emparèrent des bustes. Les uns tâchaient d'égratigner les bas−reliefs, et le parquet était jonché des débris de leurs ongles ; d'autres plus insolents s'élevaient les uns sur les épaules des autres, à la hauteur des têtes, et leur donnaient des croquignoles. Mais ce qui me réjouit beaucoup, ce fut d'apercevoir que ces croquignoles, loin d'atteindre le nez du buste, revenaient sur celui du pygmée. Aussi, en les considérant de fort près, les trouvai−je presque tous camus.

" Vous voyez, me dit ma conductrice, quelle est l'audace et le châtiment de ces mirmidons. Il y a longtemps que cette guerre dure, et toujours à leur désavantage. J'en use moins sévèrement avec eux qu'avec les robes noires. L'encens de ceux−ci pourrait défigurer les bustes ; les efforts des autres finissent presque toujours par en augmenter l'éclat. Mais comme vous n'avez plus qu'une heure ou deux à demeurer ici, je vous conseille de passer à de nouveaux objets. "

" Un grand rideau s'ouvrit à l'instant, et je vis un atelier occupé par une autre sorte de pygmées : ceux−ci n'avaient ni dents ni ongles, mais en revanche ils étaient armés de rasoirs et de ciseaux. Ils tenaient entre leurs mains des têtes qui paraissaient arrimées, et s'occupaient à couper à l'une les cheveux, à arracher à l'autre le nez et les oreilles, à crever l'oeil droit à celle−ci, l'oeil gauche à celle−là, et à les disséquer presque toutes.

Après cette belle opération, ils se mettaient à les considérer et à leur sourire, comme s'ils les eussent trouvées les plus jolies au monde. Les pauvres têtes avaient beau jeter les hauts cris, ils ne daignaient presque pas leur répondre. J'en entendis une qui redemandait son nez, et qui représentait qu'il ne lui était pas possible de se montrer sans cette pièce.

" Eh ! tête ma mie, lui répondit le pygmée, vous êtes folle. Ce nez, qui fait votre regret, vous défigurait. Il était long, long... Vous n'auriez jamais fait fortune avec cela. Mais depuis qu'on vous l'a raccourci, taillé, vous êtes charmante ; et l'on vous courra. "

" Le sort de ces têtes m'attendrissait, lorsque j'aperçus plus loin d'autres pygmées plus charitables qui se traînaient à terre avec des lunettes. Ils ramassaient des nez et des oreilles, et les rajustaient à quelques vieilles têtes à qui le temps les avait enlevés.

" Il y en avait entre eux, mais en petit nombre, qui y réussissaient ; les autres mettaient le nez à la place de l'oreille, ou l'oreille à la place du nez, et les têtes n'en étaient que plus défigurées.

" J'étais fort empressée de savoir ce que toutes ces choses signifiaient ; je le demandai à ma conductrice, et elle avait la bouche ouverte pour me répondre, lorsque je me suis réveillée en sursaut. "

- Cela est cruel, dit Mangogul ; cette femme vous aurait développé bien des mystères. Mais à son défaut je serais d'avis que nous nous adressassions à mon joueur de gobelet Bloculocus.

- Qui ? reprit la favorite, ce nigaud à qui vous avez accordé le privilège exclusif de montrer la lanterne magique dans votre cour !

- Lui−même, répondit le sultan ; il nous interprétera votre songe, ou personne.

" Qu'on appelle Bloculocus, " dit Mangogul.

CHAPITRE XL. RÊVE DE MIRZOZA.

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CHAPITRE XLI. VINGT−ET−UNIÈME ET VINGT−DEUXIÈME ESSAIS . DE

L'ANNEAU.. FRICAMONE ET CALLIPIGA.

L'auteur africain ne nous dit point ce que devint Mangogul, en attendant Bloculocus. Il y a toute apparence qu'il sortit, qu'il alla consulter quelques bijoux, et que, satisfait de ce qu'il en avait appris, il rentra chez la favorite, en poussant les cris de joie qui commencent ce chapitre.

" Victoire ! victoire ! s'écria−t−il. Vous triomphez, madame ; et le château, les porcelaines et le petit sapajou sont à vous.

- C'est Églé, sans doute ? reprit la favorite...

- Non, madame, non, ce n'est point Églé, interrompit le sultan. C'est une autre.

- Ah ! prince, dit la favorite, ne m'enviez pas plus longtemps l'avantage de connaître ce phénix...

- Eh bien ! c'est... : qui l'aurait jamais cru ?

- C'est ?.., dit la favorite.

- Fricamone, répondit Mangogul.

- Fricamone ! reprit Mirzoza : je ne vois rien d'impossible à cela. Cette femme a passé en couvent la plus grande partie de sa jeunesse ; et depuis qu'elle en est sortie, elle a mené la vie la plus édifiante et la plus retirée. Aucun homme n'a mis le pied chez elle ; et elle s'est rendue comme l'abbesse d'un troupeau de jeunes dévotes qu'elle forme à la perfection, et dont sa maison ne désemplit pas. Il n'y avait rien à faire là pour vous autres, ajouta la favorite on souriant et secouant la tête.

- Madame, vous avez raison, dit Mangogul. J'ai questionné son bijou : point de réponse. J'ai redoublé la vertu de ma bague en la frottant et refrottant : rien n'est venu. Il faut, me disais−je à moi−même, que ce bijou soit sourd. Et je me disposais à laisser Fricamone sur le lit de repos où je l'avais trouvée, lorsqu'elle s'est mise à parler, par la bouche, s'entend.

" Chère Acaris, s'écriait−elle, que je suis heureuse dans ces moments que je dérobe à tout ce qui m'obsède, pour me livrer à toi ! Après ceux que je passe entre tes bras, ce sont les plus doux de ma vie.., Rien ne me distrait ; autour de moi tout est dans le silence ; mes rideaux entrouverts n'admettent de jour que ce qu'il en faut pour m'incliner à la tendresse et te voir. Je commande à mon imagination : elle t'évoque, et d'abord je te vois... Chère Acaris ! que tu me parais belle !.. Oui, ce sont là tes yeux, c'est ton souris, c'est ta bouche... Ne me cache point cette gorge naissante. Souffre que je la baise... Je ne l'ai point assez vue... Que je la baise encore !... Ah ! laisse−moi mourir sur elle... Quelle fureur me saisit ! Acaris ! chère Acaris, où es−tu ?...

Viens donc, chère Acaris... Ah ! chère et tendre amie, je te le jure, des sentiments inconnus se sont emparés de mon âme. Elle en est remplie, elle en est étonnée, elle n'y suffit pas... Coulez, larmes délicieuses ; coulez, et soulagez l'ardeur qui me dévore... Non, chère Acaris, non, cet Alizali, que tu me préfères, ne t'aime point comme moi... Mais j'entends quelque bruit... Ah ! c'est Acaris, sans doute... Viens, chère âme, viens... "

- Fricamone ne se trompait point, continua Mangogul : c'était Acaris, en effet. Je les ai laissées s'entretenir ensemble, et fortement persuadé que le bijou de Fricamone continuerait d'être discret, je suis accouru vous apprendre que j'ai perdu.

CHAPITRE XLI. VINGT−ET−UNIÈME ET VINGT−DEUXIÈME ESSAIS . DE L'ANNEAU.. FRICAMONE ET CALLIPIGA.

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- Mais, reprit la sultane, je n'entends rien à cette Fricamone. Il faut qu'elle soit folle, ou qu'elle ait de cruelles vapeurs. Non, prince, non ; j'ai plus de conscience que vous ne m'en supposez. Je n'ai rien à objecter à cette épreuve, Mais je sens là quelque chose qui me défend de m'en prévaloir. Et je ne m'en prévaudrai point. Voilà qui est décidé. Je ne voudrai jamais de votre château, ni de vos porcelaines, ou je les aurai à meilleurs titres.

- Madame, lui répondit Mangogul, je ne vous conçois pas. Vous êtes d'une difficulté qui passe. Il faut que vous n'ayez pas bien regardé le petit sapajou.

- Prince, je l'ai bien vu, répliqua Mirzoza. Je sais qu'il est charmant. Mais je soupçonne cette Fricamone de n'être pas mon fait. Si c'est votre envie qu'il m'appartienne un jour, adressez−vous ailleurs.

- Ma foi, madame, reprit Mangogul après y avoir bien pensé, je ne vois plus que la maîtresse de Mirolo qui puisse vous faire gagner.

- Ah ! prince, vous rêvez, lui répondit la favorite. Je ne connais point votre Mirolo ; mais quel qu'il soit, puisqu'il a une maîtresse, ce n'est pas pour rien.

- Vraiment vous avez raison, dit Mangogul ; cependant je gagerais bien encore que le bijou de Callipiga ne sait rien de rien.

- Accordez−vous donc, continua la favorite. De deux choses l'une : ou le bijou de Callipiga... Mais j'allais m'embarquer dans un raisonnement ridicule... Faites, prince, tout ce qu'il vous plaira : consultez le bijou de Callipiga ; s'il se tait, tant pis pour Mirolo, tant mieux pour moi. "

Mangogul partit et se trouva dans un instant à côté du sofa jonquille, brodé en argent, sur lequel Callipiga reposait. Il eut à peine tourné sa bague sur elle, qu'il entendit une voix sourde qui murmurait le discours suivant :

" Que me demandez−vous ? je ne comprends rien à vos questions. Je ne songe seulement pas à moi. Il me semble pourtant que j'en vaux bien un autre. Mirolo passe souvent à ma porte, il est vrai, mais...

(Il y a dans cet endroit une lacune considérable. La république des lettres aurait certainement obligation à celui qui nous restituerait le discours du bijou de Callipiga, dont il ne nous reste que les deux dernières lignes.

Nous invitons les savants à les méditer et à voir si cette lacune ne serait point une omission volontaire de l'auteur, mécontent de ce qu'il avait dit, et qui ne trouvait rien de mieux à dire.)

" ... On dit que mon rival aurait des autels au−delà des Alpes. Hélas ! sans Mirolo, l'univers entiers m'en élèverait. "

Mangogul revint aussitôt au sérail et répéta à la favorite la plainte du bijou de Callipiga, mot pour mot ; car il avait la mémoire merveilleuse.

" Il n'y a rien là, madame, lui dit−il, qui ne vous donne gagné ; je vous abandonne tout, et vous en remercierez Callipiga, quand vous le jugerez à propos.

- Seigneur, lui répondit sérieusement Mirzoza, c'est à la vertu la mieux confirmée que je veux devoir mon avantage, et non pas...

- Mais, madame, reprit le sultan, je n'en connais pas de mieux confirmée que celle qui a vu l'ennemi de si près.

CHAPITRE XLI. VINGT−ET−UNIÈME ET VINGT−DEUXIÈME ESSAIS . DE L'ANNEAU.. FRICAMONE ET CALLIPIGA.

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- Et moi, prince, répliqua la favorite, je m'entends bien ; et voici Sélim et Bloculocus qui nous jugeront. "

Sélim et Bloculocus entrèrent aussitôt ; Mangogul les mit au fait, et ils décidèrent tous deux en faveur de Mirzoza.

CHAPITRE XLII. LES SONGES.

Seigneur, dit la favorite à Bloculocus, il faut encore que vous me rendiez un service. Il m'est passé la nuit dernière par la tête une foule d'extravagances. C'est un songe ; mais Dieu sait quel songe ! et l'on m'a assuré que vous étiez le premier homme du Congo pour déchiffrer les songes. Dites−moi donc vite ce que signifie celui−ci ; et tout de suite , elle lui conta le sien.

- Madame, lui répondit Bloculocus, je suis assez médiocre onéiro−critique...

- Ah ! sauvez−moi, s'il vous plaît, les termes de l'art, s'écria la favorite : laissez là la science, et parlez−moi raison.

- Madame, lui dit Bloculocus, vous allez être satisfaite : j'ai sur les songes quelques idées singulières ; c'est à cela seul que je dois peut−être l'honneur de vous entretenir, et l'épithète de songe−creux : je vais vous les exposer le plus clairement qu'il me sera possible.

- Vous n'ignorez pas, madame, continua−t−il, ce que le gros des philosophes, avec le reste des hommes, débite là−dessus. Les objets, disent−ils, qui nous ont vivement frappés le jour occupent notre âme pendant la nuit ; les traces qu'ils ont imprimées, durant la veille, dans les fibres de notre cerveau, subsistent ; les esprits animaux, habitués à se porter dans certains endroits, suivent une route qui leur est familière ; et de là naissent ces représentations involontaires qui nous affligent ou qui nous réjouissent. Dans ce système, il semblerait qu'un amant heureux devrait toujours être bien servi par ses rêves ; cependant il arrive souvent qu'une personne qui ne lui est pas inhumaine quand il veille, le traite en dormant comme un nègre, ou qu'au lieu de posséder une femme charmante, il ne rencontre dans ses bras qu'un petit monstre contrefait.

- Voilà précisément mon aventure de la nuit dernière, interrompit Mangogul ; car je rêve presque toutes les nuits ; c'est une maladie de famille : et nous rêvons tous de père en fils, depuis le sultan Togrul qui rêvait en 743,500,000,002, et qui commença. Or donc, la nuit dernière, je vous voyais, madame, dit−il à Mirzoza.

C'était votre peau, vos bras, votre gorge, votre col, vos épaules, ces chairs fermes, cette taille légère, cet embonpoint incomparable, vous−même enfin ; à cela près qu'au lieu de ce visage charmant, de cette tête adorable que je cherchais, je me trouvai nez à nez avec le museau d'un doguin.

" Je fis un cri horrible ; Kotluk, mon chambellan, accourut et me demanda ce que j'avais " Mirzoza, lui répondis−je à moitié endormi, vient d'éprouver la métamorphose la plus hideuse ; elle est devenue danoise, " Kotluk ne jugea pas à propos de me réveiller ; il se retira, et je me rendormis ; mais je puis vous assurer que je vous reconnus à merveille, vous, votre corps et la tête du chien. Bloculocus m'expliquera−t−il ce phénomène ?

- Je n'en désespère pas, répondit Bloculocus, pourvu que Votre Hautesse convienne avec moi d'un principe fort simple : c'est que tous les êtres ont une infinité de rapports les uns avec les autres par les qualités qui leur sont communes ; et que c'est un certain assemblage de qualités qui les caractérise et qui les distingue.

- Cela est clair, répliqua Mirzoza ; Ipsifile a des pieds, des mains, une bouche, comme une femme d'esprit...

CHAPITRE XLII. LES SONGES.

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- Et Pharasmane, ajouta Mangogul, porte son épée comme un homme de coeur.

- Si l'on n'est pas suffisamment instruit des qualités dont l'assemblage caractérise telle ou telle espèce, ou si l'on juge précipitamment que cet assemblage convient ou ne convient pas à tel ou tel individu, on s'expose à prendre du cuivre pour de l'or, un strass pour un brillant, un calculateur pour un géomètre, un phrasier pour un bel esprit, Criton pour un honnête homme, et Phédime pour une jolie femme, ajouta la sultane.

- Eh bien, madame, savez−vous ce que l'on pourrait dire, reprit Bloculocus, de ceux qui portent ces jugements ?

- Qu'ils rêvent tout éveillés, répondit Mirzoza.

- Fort bien, madame, continua Bloculocus ; et rien n'est plus philosophique ni plus exact en mille rencontres que cette expression familière : je crois que vous rêvez ; car rien n'est plus commun que des hommes qui s'imaginent raisonner, et qui ne font que rêver les yeux ouverts.

- C'est bien de ceux−là, interrompit la favorite, qu'on peut dire, à la lettre, que toute la vie n'est qu'un songe.

- Je ne peux trop m'étonner, madame, reprit Bloculocus, de la facilité avec laquelle vous saisissez des notions assez abstraites. Nos rêves ne sont que des jugements précipités qui se succèdent avec une rapidité incroyable, et qui, rapprochant des objets qui ne se tiennent que par des qualités fort éloignées, en composent un tout bizarre.

- Oh ! que je vous entends bien, dit Mirzoza ; et c'est un ouvrage en marqueterie, dont les pièces rapportées sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins régulièrement placées, selon qu'on a l'esprit plus vif, l'imagination plus rapide et la mémoire plus fidèle : ne serait−ce pas même en cela que consisterait la folie ?

et lorsqu'un habitant des Petites−Maisons s'écrie qu'il voit des éclairs, qu'il entend gronder le tonnerre, et que des précipices s'entrouvrent sous ses pieds ; ou qu'Ariadné, placée devant son miroir, se sourit à elle−même, se trouve les yeux vifs, le teint charmant, les dents belles et la bouche petite, ne serait−ce pas que ces deux cervelles dérangées, trompées par des rapports fort éloignés, regardent des objets imaginaires comme présents et réels ?

- Vous y êtes, madame ; oui, si l'on examine bien les fous, dit Bloculocus, on sera convaincu que leur état n'est qu'un rêve continu.

- J'ai, dit Sélim en s'adressant à Bloculocus, par devers moi quelque faits auxquels vos idées s'appliquent à merveille : ce qui me détermine à les adopter. Je rêvai une fois que j'entendais des hennissements, et que je voyais sortir de la grande mosquée deux files parallèles d'animaux singuliers ; ils marchaient gravement sur leurs pieds de derrière ; le capuchon, dont leurs museaux étaient affublés, percé de deux trous, laissait sortir deux longues oreilles mobiles et velues ; et des manches fort longues leur enveloppaient les pieds de devant.

Je me tourmentais beaucoup dans le temps pour trouver quelque sens à cette vision ; mais je me rappelle aujourd'hui que j'avais été la veille à Montmartre.

" Une autre fois que nous étions en campagne, commandés par le grand sultan Erguebzed en personne, et que, harassé d'une marche forcée, je dormais dans ma tente, il me sembla que j'avais à solliciter au divan la conclusion d'une affaire importante ; j'allai me présenter au conseil de la régence ; mais jugez combien je dus être étonné : je trouvai la salle pleine de râteliers, d'auges, de mangeoires et de cages à poulets ; et je ne vis dans le fauteuil du grand sénéchal qu'un boeuf qui ruminait ; à la place du séraskier, qu'un mouton de Barbarie ; sur le banc du teftardar, qu'un aigle à bec crochu et à longues serres ; au lieu du kiaia et du cadilesker, que deux gros hiboux en fourrures ; et pour vizirs, que des oies avec des queues de paon : je présentai ma requête, et j'entendis à l'instant un tintamarre désespéré qui me réveilla.

CHAPITRE XLII. LES SONGES.

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- Voilà−t−il pas un rêve bien difficile à déchiffrer ? dit Mangogul ; vous aviez alors une affaire au divan, et vous fîtes, avant que de vous y rendre, un tour à la ménagerie ; mais moi, seigneur Bloculocus, vous ne me dites rien de ma tête de chien.

- Prince, répondit Bloculocus, il y a cent à parier contre un que madame avait, ou que vous aviez aperçu à quelque autre une palatine de queues de martre, et que les danois vous frappèrent la première fois que vous en vîtes : il y a là dix fois plus de rapports qu'il n'en fallait pour exercer votre âme pendant la nuit ; la ressemblance de la couleur vous fit substituer une crinière à une palatine, et tout de suite vous plantâtes une vilaine tête de chien à la place d'une très belle tête de femme.

- Vos idées me paraissent justes, répondit Mangogul ; que ne les mettez−vous au jour ? elles pourraient contribuer au progrès de la divination par les songes, science importante qu'on cultivait beaucoup il y a deux mille ans, et qu'on a trop négligée depuis. Un autre avantage de votre système, c'est qu'il ne manquerait pas de répandre des lumières sur plusieurs ouvrages tant anciens que modernes, qui ne sont qu'un tissu de rêveries, comme le Traité des idées de Platon, les Fragments d'Hermès−Trismégiste, les Paradoxes littéraires du père H..., le Newton, l' Optique des couleurs, et la Mathématique universelle d'un certain brahmine ; par exemple, ne nous diriez−vous pas, monsieur le devin, ce qu'Orcotome avait vu pendant le jour quand il rêva son hypothèse ? Ce que le père C... avait rêvé quand il se mit à fabriquer son orgue des couleurs ? et quel avait été le songe de Cléobule, quand il composa sa tragédie ?

- Avec un peu de méditation j'y parviendrais, seigneur, répondit Bloculocus ; mais je réserve ces phénomènes délicats pour le temps où je donnerai au public ma traduction de Philoxéne , dont je supplie Votre Hautesse de m'accorder le privilège.

- Très volontiers, dit Mangogul ; mais qu'est−ce que ce Philoxène ?

- Prince, reprit Bloculocus, c'est un auteur grec qui a très bien entendu la matière des songes.

- Vous savez donc le grec ?...

- Moi, seigneur, point du tout.

- Ne m'avez−vous pas dit que vous traduisiez Philoxène, et qu'il avait écrit en grec ?

- Oui, seigneur ; mais il n'est pas nécessaire d'entendre une langue pour la traduire, puisque l'on ne traduit que pour des gens qui ne l'entendent point.

- Cela est merveilleux, dit le sultan ; seigneur Bloculocus, traduisez donc le grec sans le savoir ; je vous donne ma parole que je n'en dirai mot à personne, et que je ne vous en honorerai pas moins singulièrement. "

CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI.

Il restait encore assez de jour, lorsque cette conversation finit, ce qui détermina Mangogul à faire un essai de son anneau avant que de se retirer dans son appartement, ne fût−ce que pour s'endormir sur des idées plus gaies que celles qui l'avaient occupé jusqu'alors : il se rendit aussitôt chez Fanni ; mais il ne la trouva point ; il y revint après souper ; elle était encore absente : il remit donc son épreuve au lendemain matin.

Mangogul était aujourd'hui, dit l'auteur africain dont nous traduisons le journal, à neuf heures et demie chez Fanni. On venait de la mettre au lit. Le sultan s'approcha de son oreiller, la contempla quelque temps, et ne CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI.

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put concevoir comment, avec si peu de charmes, elle avait couru tant d'aventures.

Fanni est si blonde qu'elle en est fade ; grande, dégingandée, elle a la démarche indécente ; point de traits, peu d'agréments, un air d'intrépidité qui n'est passable qu'à la cour ; pour de l'esprit, on lui en reconnaît tout ce que la galanterie en peut communiquer, et il faut qu'une femme soit née bien imbécile pour n'avoir pas au moins du jargon, après une vingtaine d'intrigues ; car Fanni en était là.

Elle appartenait, en dernier ressort, à un homme fait à son caractère. Il ne s'effarouchait guère de ses infidélités, sans être toutefois aussi bien informé que le public, jusqu'où elles étaient poussées. Il avait pris Fanni par caprice, et il la gardait par habitude ; c'était comme un ménage arrangé. Ils avaient passé la nuit au bal, s'étaient couchés sur les neuf heures, et s'étaient. endormis sans façon. La nonchalance d'Alonzo aurait moins accommodé Fanni, sans la facilité de son humeur. Nos gens dormaient donc profondément dos à dos, lorsque le sultan tourna sa bague sur le bijou de Fanni. À l'instant il se mit à parler, sa maîtresse à ronfler, et Alonzo à s'éveiller.

Après avoir bâillé à plusieurs reprises : " Ce n'est pas Alonzo : quelle heure est−il ? que me veut−on ?

dit−il, il me semble qu'il n'y a pas si longtemps que je repose ; qu'on me laisse un moment. "

Monsieur allait se rendormir ; mais ce n'était pas l'avis du sultan. " Quelle persécution ! reprit le bijou.

Encore un coup, que me veut−on ? Malheur à qui a des aïeux illustres ! La sotte condition que celle d'un bijou titré ! Si quelque chose pouvait me consoler des fatigues de mon état, ce serait la bonté du seigneur à qui j'appartiens. Oh ! pour cela, c'est bien le meilleur homme du monde. Il ne nous a jamais fait la moindre tracasserie. En revanche aussi, nous avons bien usé de la liberté qu'il nous a laissée, où en étais−je, de par Brahma, si je fusse devenu le partage d'un de ces maussades qui vont sans cesse épiant ? La belle vie que nous aurions menée ! "

Ici le bijou ajouta quelques mots, que Mangogul n'entendit pas, et se mit tout de suite à esquisser, avec une rapidité surprenante, une foule d'événements héroïques, comiques, burlesques, tragi−comiques, et il en était tout essoufflé lorsqu'il continua en ces termes : " J'ai quelque mémoire, comme vous voyez ; mais je rassemble à tous les autres ; je n'ai retenu que la plus petite partie de ce que l'on m'a confié. Contentez−vous donc de ce que je viens de vous raconter ; il ne m'en revient pas davantage.

- Cela est honnête, disait Mangogul en soi−même ; cependant il insistait.

- Mais que vous êtes impatientant ! reprit le bijou ; ne dirait−on pas que l'on n'ait rien de mieux à faire que de jaser ! Allons, jasons donc, puisqu'il le faut : peut−être que quand j'aurai tout dit, il me sera permis de faire autre chose.

" Fanni ma maîtresse, continua le bijou, par un esprit de retraite qui ne se conçoit pas, quitta la cour pour s'enfermer dans son hôtel de Banza On était pour lors au commencement de l'automne, et il n'y avait personne à la ville. Et qu'y faisait−elle donc ? me demanderez−vous. Ma foi, je n'en sais rien ; mais Fanni n'a jamais fait qu'une chose ; et si elle s'en fût occupée, j'en serais instruit. Elle était apparemment désoeuvrée : oui, je m'en souviens, nous passâmes un jour et demi à ne rien faire et à crever d'ennui.

" Je me chagrinais à périr de ce genre de vie lorsque Amisadar s'avisa de nous en tirer.

" Ah ! vous voilà, mon pauvre Amisadar ; vraiment j'en suis charmée. Vous me venez fort à propos.

" - Et qui vous savait à Banza ?... lui répondit Amisadar.

" - Oh ! pour cela, personne : ni toi ni d'autres ne l'imagineront jamais. Tu ne devines donc pas ce qui m'a CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI.

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réduite ici ?

" - Non ; au vrai, je n'y entends rien.

" - Rien du tout ?

" - Non, rien.

" - Eh bien ! apprends, mon cher, que je voulais me convertir.

" - Vous convertir ?

" - Eh ! oui.

" - Regardez−moi un peu ; mais vous êtes aussi charmante que jamais et je ne vois rien là qui tourne à la conversion. C'est une plaisanterie.

" - Non, ma foi, c'est tout de bon. J'ai résolu de renoncer au monde ; il m'ennuie.

" - C'est une fantaisie qui vous passera. Que je meure si vous êtes jamais dévote.

" - Je le serai, te dis−je ; les hommes n'ont plus de bonne foi.

" - Est−ce que Mazul vous aurait manqué ?

" - Non ; il y a un siècle que je ne le vois plus.

" - C'est donc Zupholo ?

" - Encore moins ; j'ai cessé de le voir, je ne sais comment, sans y penser.

" - Ah ! j'y suis ; c'est le jeune Imola ?

" - Bon ! est−ce qu'on garde ces colifichets−là ?

" - Qu'est−ce donc ?

" - Je ne sais ; j'en veux à toute la terre.

" - Ah ! madame, vous n'avez pas raison ; et cette terre, à qui vous en voulez, vous fournirait encore de quoi réparer vos pertes.

" - Amisadar, en vérité, tu crois donc qu'il y a encore de bonnes âmes échappées à la corruption du siècle, et qui savent aimer ?

" - Comment, aimer ! Est−ce que vous donneriez dans ces misères−là ? Vous voulez être aimée, vous ?

" - Eh! pourquoi non ?

" - Mais songez donc, madame, qu'un homme qui aime prétend l'être, et l'être tout seul. Vous avez trop de jugement pour vous assujettir aux jalousies, aux caprices d'un amant tendre et fidèle. Rien n'est si fatigant que CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI.

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ces gens−là. Ne voir qu'eux, n'aimer qu'eux, ne rêver qu'eux ; n'avoir de l'esprit, de l'enjouement, des charmes que pour eux ; cela ne vous convient certainement pas. Il ferait beau voir que vous vous enfournassiez dans une belle passion, et que vous allassiez vous donner tous les travers d'une petite bourgeoise !

" - Mais il me semble, Amisadar, que tu as raison. Je crois qu'en effet il ne nous siérait pas de filer des amours. Changeons donc, puisqu'il faut changer. Aussi bien, je ne vois pas que ces femmes tendres qu'on nous propose pour modèles soient plus heureuses que les autres ?

" - Qui vous a dit cela, madame ?

" - Personne ; mais cela se pressent.

" - Méfiez−vous de ces pressentiments. Une femme tendre fait son bonheur, fait le bonheur de son amant ; mais ce rôle−là ne va pas à toutes les femmes.

" - Ma foi, mon cher, il ne va à personne, et toutes s'en trouvent mal. Quel avantage y aurait−il à s'attacher ?

" - Mille. Une femme qui s'attache conservera sa réputation, sera souverainement estimée de celui qu'elle aime ; et vous ne sauriez croire combien l'amour doit à l'estime.

" - Je n'entends rien à ces propos : tu brouilles tout, la réputation, l'amour, l'estime, et je ne sais encore. Ne dirait−on pas que l'inconstance doive déshonorer ! Comment ! je prends un homme ; je m'en trouve mal : j'en prends un autre qui ne me convient pas : je change celui−ci pour un troisième qui ne me convient pas davantage ; et pour avoir eu le guignon de rencontrer mal une vingtaine de fois, au lieu de me plaindre, tu veux...

" - Je veux, madame, qu'une femme qui s'est trompée dans un premier choix n'en fasse pas un second, de peur de se tromper encore, et d'aller d'erreur en erreur.

" - Ah ! quelle morale ! Il me semble, mon cher, que tu m'en prêchais une autre tout à l'heure. Pourrait−on savoir comment il faudrait, à votre goût, qu'une femme fût faite ?

" - Très volontiers, madame ; mais il est tard, et cela nous mènera loin...

" - Tant mieux : je n'ai personne, et tu me feras compagnie. Voilà qui est décidé, n'est−ce pas ? Place−toi donc sur une duchesse, et continue ; je t'entendrai plus à mon aise. "

" Amisadar obéit, et s'assit auprès de Fanni.

" - Vous avez là, madame, lui dit−il, on se penchant vers elle, et lui découvrant la gorge, un mantelet qui vous enveloppe étrangement.

" - Tu as raison.

" - Eh ! pourquoi donc cacher de si belles choses ? ajouta−t−il en les baisant.

" - Allons, finissez. Savez−vous bien que vous êtes fou ? Vous devenez d'une effronterie qui passe.

Monsieur le moraliste, reprends un peu la conversation que tu m'as commencée, CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI.

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" - Je souhaiterais donc dans ma maîtresse, reprit Amisadar, de la figure, de l'esprit, des sentiments, de la décence surtout. Je voudrais qu'elle approuvât mes soins, qu'elle ne m'éconduisît pas par des mines ; qu'elle m'apprît une bonne fois si je lui plais ; qu'elle m'instruisît elle−même des moyens de lui plaire davantage ; qu'elle ne me célât point les progrès que je ferais dans son coeur ; qu'elle n'écoutât que moi, n'eût des yeux que pour moi, ne pensât, ne rêvât que moi, n'aimât que moi, ne fût occupée que de moi, ne fit rien qui ne tendît à m'en convaincre ; et que, cédant un jour à mes transports, je visse clairement que je dois tout à mon amour et au sien. Quel triomphe, madame ! et qu'un homme est heureux de posséder une telle femme !

" - Mais, mon pauvre Amisadar, tu extravagues, rien n'est plus vrai. Voilà le portrait d'une femme comme il n'y en a point.

" - Je vous fais excuse, madame, il s'en trouve. J'avoue qu'elles sont rares ; j'ai cependant eu le bonheur d'en rencontrer une. Hélas ! si la mort ne me l'eût ravie, car ce n'est jamais que la mort qui vous enlève ces femmes−là, peut−être à présent serais−je entre ses bras.

" - Mais comment te conduisais−tu donc avec elle ?

" - J'aimais éperdument ; je ne manquais aucune occasion de donner des preuves de ma tendresse. J'avais la douce satisfaction de voir qu'elles étaient bien reçues. J'étais fidèle jusqu'au scrupule, on me l'était de même.

Le plus ou le moins d'amour était le seul sujet de nos différends. C'est dans ces petits démêlés que nous nous développions. Nous n'étions jamais si tendres qu'après l'examen de nos coeurs. Nos caresses succédaient toujours plus vives à nos explications. Qu'il y avait alors d'amour et de vérité dans nos regards ! Je lisais dans ses yeux, elle lisait dans les miens, que nous brûlions d'une ardeur égale et mutuelle !

" - Et où cela vous menait−il ?

" - À des plaisirs inconnus à tous les mortels moins amoureux et moins vrais que nous.

" - Vous jouissiez ?

" - Oui, je jouissais, mais d'un bien dont je faisais un cas infini. Si l'estime n'enivre pas, elle ajoute du moins beaucoup à l'ivresse. Nous nous montrions à coeur ouvert ; et vous ne sauriez croire combien la passion y gagnait. Plus j'examinais, plus j'apercevais de qualités, plus j'étais transporté. Je passais à ses genoux la moitié de ma vie ; je regrettais le reste. Je faisais son bonheur, elle comblait le mien. Je la voyais toujours avec plaisir, et je la quittais toujours avec peine. C'est ainsi que nous vivions ; jugez à présent, madame, si les femmes tendres sont si fort à plaindre. .

" - Non, elle ne le sont pas, si ce que vous me dites est vrai ; mais j'ai peine à le croire. on n'aime point comme cela. Je conçois même qu'une passion telle que vous l'avez éprouvée, doit faire payer les plaisirs qu'elle donne, par de grandes inquiétudes.

" - J'en avais, madame, mais je les chérissais. Je ressentais des mouvements de jalousie. La moindre altération, que je remarquais sur le visage de ma maîtresse, portait l'alarme au fond de mon âme.

" - Quelle extravagance ! Tout bien calculé, je conclus qu'il vaut encore mieux aimer comme on aime à présent ; en prendre à son aise ; tenir tant qu'on s'amuse ; quitter dès qu'on s'ennuie, ou que la fantaisie parle pour un autre. L'inconstance offre une variété de plaisirs inconnus à vous autres transis.

" - J'avoue que cette façon convient assez à des petites−maîtresses, à dis libertines ; mais un homme tendre et délicat ne s'en accommode point. Elle peut tout au plus l'amuser, quand il a le coeur libre, et qu'il veut faire des comparaisons. En un mot, une femme galante ne serait pas du tout mon fait.

CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI.

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" - Tu as raison, mon cher Amisadar ; tu penses à ravir. Mais aimes−tu quelque chose à présent ?

" - Non, madame, si ce n'est vous ; mais je n'ose vous le dire...

" - Ah ! mon cher, ose : tu veux dire, " lui répliqua Fanni en le regardant fixement.

" Amisadar entendit cette réponse à merveille, s'avança sur le canapé, se mit à badiner avec un ruban qui descendait sur la gorge de Fanni ; et on le laissa faire. Sa main, qui ne trouvait aucun obstacle, se glissait. on continuait de le charger de regards, qu'il ne mésinterprétait point. Je m'apercevais bien, moi, dit le bijou, qu'il avait raison. Il prit un baiser sur cette gorge qu'il avait tant louée, on le pressait de finir, mais d'un ton à s'offenser s'il obéissait. Aussi n'en fit−il rien. Il baisait les mains, revenait à la gorge, passait à la bouche ; rien ne lui résistait. Insensiblement la jambe de Fanni se trouva sur les cuisses d'Amisadar. Il y porta la main : elle était fine. Amisadar ne manqua pas de le remarquer. On écouta son éloge d'un air distrait. À la faveur de cette inattention, la main d'Amisadar fit des progrès : elle parvint assez rapidement aux genoux.