Les Bijoux Indiscrets

DIDEROT

Les Bijoux Indiscrets

Table of Contents

Les Bijoux Indiscrets..........................................................................................................................................1

DIDEROT................................................................................................................................................1

1748 ......................................................................................................................................................................2

À ZIMA ..................................................................................................................................................2

CHAPITRE PREMIER. NAISSANCE DE MANGOGUL. ..................................................................3

CHAPITRE II. ÉDUCATION DE MANGOGUL. ................................................................................4

CHAPITRE III. QU'ON PEUT REGARDER . COMME LE PREMIER DE CETTE HISTOIRE. .....5

CHAPITRE IV. ÉVOCATION DU GÉNIE. ..........................................................................................6

CHAPITRE V. DANGEREUSE TENTATION DE MANGOGUL. ....................................................7

CHAPITRE VI. PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU.............................................................................9

ALCINE...................................................................................................................................................9

CHAPITRE VII. SECOND ESSAI DE L'ANNEAU...........................................................................12

LES AUTELS........................................................................................................................................12

. CHAPITRE VIII. TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU................................................................13

LE PETIT SOUPER..............................................................................................................................13

CHAPITRE IX. ÉTAT DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE BANZA. ......................................15

CHAPITRE X. MOINS SAVANT ET MOINS ENNUYEUX . QUE LE PRÉCÉDENT...................17

SUITE DE LA SÉANCE ACADÉMIQUE...........................................................................................17

CHAPITRE XI. QUATRIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.....................................................................18

L'ÉCHO. ................................................................................................................................................18

CHAPITRE XII. CINQUIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. ...................................................................20

LE JEU...................................................................................................................................................20

CHAPITRE XIII. SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.........................................................................23

DE L'OPÉRA DE BANZA....................................................................................................................23

CHAPITRE XIV. EXPÉRIENCES D'ORCOTOME. .........................................................................24

CHAPITRE XV. LES BRAHMINES. .................................................................................................26

CHAPITRE XVI. VISION DE MANGOGUL. ....................................................................................28

CHAPITRE XVII. LES MUSELIÈRES. ..............................................................................................33

CHAPITRE XVIII. DES VOYAGEURS. ............................................................................................34

CHAPITRE XIX. DE LA FIGURE DES INSULAIRES, . ET DE LA TOILETTE DES FEMMES. 0

CHAPITRE XX. LES DEUX DÉVOTES. ...........................................................................................46

CHAPITRE XXI. RETOUR DU BIJOUTIER. ....................................................................................49

CHAPITRE XXII. SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU SUFFOQUÉ. .........................51

CHAPITRE XXIII. HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES VAPEURS. ....................................52

CHAPITRE XXIV. NEUVIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. DES CHOSES PERDUES ET RETROUVÉES..

3

Pour servir de supplément au savant Traité de Pancirolle . et aux Mémoires de l'Académie des Inscriptions.

CHAPITRE XXV. ÉCHANTILLON DE LA MORALE DE MANGOGUL. ....................................56

CHAPITRE XXVI. DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES GREDINS. .......................................58

CHAPITRE XXVII. ONZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PENSIONS. ...................................61

CHAPITRE XXVIII. DOUZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. QUESTIONS DE DROIT. ................64

CHAPITRE XXIX. MÉTAPHYSIQUE DE MIRZOZA.. LES ÂMES. .............................................67

CHAPITRE XXX. SUITE DE LA CONVERSATION PRÉCÉDENTE. ...........................................71

CHAPITRE XXXI. TREIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LA PETITE JUMENT. ........................73

CHAPITRE XXXII. LE MEILLEUR PEUT−ÊTRE, ET LE MOINS LU . DE CETTE HISTOIRE.. RÊVE

4

DE MANGOGUL,. OU VOYAGE DANS LA RÉGION DES HYPOTHÈSES.

CHAPITRE XXXIII. QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU MUET. ....................77

CHAPITRE XXXIV. MANGOGUL AVAIT−IL RAISON ? ...........................................................79

CHAPITRE XXXV. QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. ALPHANE. .......................................82

CHAPITRE XXXVI. SEIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PETITS−MAÎTRES. ...................83

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Les Bijoux Indiscrets

Table of Contents

CHAPITRE XXXVII. DIX−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LA COMÉDIE. ........................87

CHAPITRE XXXVIII. ENTRETIEN SUR LES LETTRES. .............................................................89

CHAPITRE XXXIX. DIX−HUITIÈME ET DIX−NEUVIÈME ESSAIS DE L'ANNEAU.. SPHÉROÏDE

5

L'APLATIE ET GIRGIRO L'ENTORTILLÉ.. ATTRAPE QUI POURRA.

CHAPITRE XL. RÊVE DE MIRZOZA. ..............................................................................................97

CHAPITRE XLI. VINGT−ET−UNIÈME ET VINGT−DEUXIÈME ESSAIS . DE L'ANNEAU.. FRICAMONE

00

ET CALLIPIGA.

CHAPITRE XLII. LES SONGES. .....................................................................................................102

CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI. ................................104

CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM. ........................................................111

CHAPITRE XLV. VINGT−QUATRIÈME ET VINGT−CINQUIÈME ESSAIS . DE L'ANNEAU.. BAL

19

MASQUÉ, ET SUITE DU BAL MASQUÉ.

CHAPITRE XLVI. SÉLIM A BANZA. .............................................................................................121

CHAPITRE XLVII. VINGT−SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU VOYAGEUR. .......124

CHAPITRE XLVIII. CYDALISE. .....................................................................................................126

CHAPITRE XLIX. VINGT−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FULVIA. ...............................132

CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU,. GRAND−PÈRE DE

35

MANGOGUL.

CHAPITRE LI. VINGT−HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. OLYMPIA. .................................139

CHAPITRE LII. VINGT−NEUVIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. ZULEÏMAN ET ZAÏDE. .........142

CHAPITRE LIII. L'AMOUR PLATONIQUE. ..................................................................................143

CHAPITRE LIV. TRENTIÈME ET DERNIER ESSAI DE L'ANNEAU. MIRZOZA. ...................148

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Paris, France

• 1748 • À ZIMA

• CHAPITRE PREMIER. NAISSANCE DE MANGOGUL.

• CHAPITRE II. ÉDUCATION DE MANGOGUL.

• CHAPITRE III. QU'ON PEUT REGARDER . COMME LE PREMIER DE CETTE HISTOIRE.

• CHAPITRE IV. ÉVOCATION DU GÉNIE.

• CHAPITRE V. DANGEREUSE TENTATION DE MANGOGUL.

• CHAPITRE VI. PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU.

• ALCINE.

• CHAPITRE VII. SECOND ESSAI DE L'ANNEAU.

• LES AUTELS.

• . CHAPITRE VIII. TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

• LE PETIT SOUPER.

• CHAPITRE IX. ÉTAT DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE BANZA.

• CHAPITRE X. MOINS SAVANT ET MOINS ENNUYEUX . QUE LE PRÉCÉDENT.

• SUITE DE LA SÉANCE ACADÉMIQUE.

• CHAPITRE XI. QUATRIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

• L'ÉCHO.

• CHAPITRE XII. CINQUIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

• LE JEU.

• CHAPITRE XIII. SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

• DE L'OPÉRA DE BANZA.

• CHAPITRE XIV. EXPÉRIENCES D'ORCOTOME.

• CHAPITRE XV. LES BRAHMINES.

• CHAPITRE XVI. VISION DE MANGOGUL.

• CHAPITRE XVII. LES MUSELIÈRES.

• CHAPITRE XVIII. DES VOYAGEURS.

• CHAPITRE XIX. DE LA FIGURE DES INSULAIRES, . ET DE LA TOILETTE DES FEMMES.

• CHAPITRE XX. LES DEUX DÉVOTES.

• CHAPITRE XXI. RETOUR DU BIJOUTIER.

• CHAPITRE XXII. SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU SUFFOQUÉ.

• CHAPITRE XXIII. HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES VAPEURS.

• CHAPITRE XXIV. NEUVIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. DES CHOSES PERDUES ET

RETROUVÉES.. Pour servir de supplément au savant Traité de Pancirolle . et aux Mémoires de

l'Académie des Inscriptions.

• CHAPITRE XXV. ÉCHANTILLON DE LA MORALE DE MANGOGUL.

• CHAPITRE XXVI. DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES GREDINS.

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• CHAPITRE XXVII. ONZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PENSIONS.

• CHAPITRE XXVIII. DOUZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. QUESTIONS DE DROIT.

• CHAPITRE XXIX. MÉTAPHYSIQUE DE MIRZOZA.. LES ÂMES.

• CHAPITRE XXX. SUITE DE LA CONVERSATION PRÉCÉDENTE.

• CHAPITRE XXXI. TREIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LA PETITE JUMENT.

• CHAPITRE XXXII. LE MEILLEUR PEUT−ÊTRE, ET LE MOINS LU . DE CETTE HISTOIRE..

RÊVE DE MANGOGUL,. OU VOYAGE DANS LA RÉGION DES HYPOTHÈSES.

• CHAPITRE XXXIII. QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU MUET.

• CHAPITRE XXXIV. MANGOGUL AVAIT−IL RAISON ?

• CHAPITRE XXXV. QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. ALPHANE.

• CHAPITRE XXXVI. SEIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PETITS−MAÎTRES.

• CHAPITRE XXXVII. DIX−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LA COMÉDIE.

• CHAPITRE XXXVIII. ENTRETIEN SUR LES LETTRES.

• CHAPITRE XXXIX. DIX−HUITIÈME ET DIX−NEUVIÈME ESSAIS DE L'ANNEAU..

SPHÉROÏDE L'APLATIE ET GIRGIRO L'ENTORTILLÉ.. ATTRAPE QUI POURRA.

• CHAPITRE XL. RÊVE DE MIRZOZA.

• CHAPITRE XLI. VINGT−ET−UNIÈME ET VINGT−DEUXIÈME ESSAIS . DE L'ANNEAU..

FRICAMONE ET CALLIPIGA.

• CHAPITRE XLII. LES SONGES.

• CHAPITRE XLIII. VINGT−TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FANNI.

• CHAPITRE XLIV. HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.

• CHAPITRE XLV. VINGT−QUATRIÈME ET VINGT−CINQUIÈME ESSAIS . DE L'ANNEAU..

BAL MASQUÉ, ET SUITE DU BAL MASQUÉ.

• CHAPITRE XLVI. SÉLIM A BANZA.

• CHAPITRE XLVII. VINGT−SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU VOYAGEUR.

• CHAPITRE XLVIII. CYDALISE.

• CHAPITRE XLIX. VINGT−SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. FULVIA.

• CHAPITRE L. ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU,. GRAND−PÈRE

DE MANGOGUL.

• CHAPITRE LI. VINGT−HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. OLYMPIA.

• CHAPITRE LII. VINGT−NEUVIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. ZULEÏMAN ET ZAÏDE.

• CHAPITRE LIII. L'AMOUR PLATONIQUE.

• CHAPITRE LIV. TRENTIÈME ET DERNIER ESSAI DE L'ANNEAU. MIRZOZA.

1748

À ZIMA

Zima, profitez du moment. L'aga Narkis entretient votre mère, et votre gouvernante guette sur un balcon le retour de votre père : prenez, lisez, ne craignez rien. Mais quand on surprendrait les Bijoux indiscrets derrière votre toilette, pensez−vous qu'on s'en étonnât ? Non, Zima, non ; on sait que le Sopha, le Tanzaï et les Confessions ont été sous votre oreiller. Vous hésitez encore ? Apprenez donc qu'Aglaé n'a pas dédaigné de mettre la main à l'ouvrage que vous rougissez d'accepter. " Aglaé, dites−vous, la sage Aglaé !... " Elle−même. Tandis que Zima s'ennuyait ou s'égarait peut−être avec le jeune bonze Alléluia, Aglaé s'amusait innocemment à m'instruire des aventures de Zaïde, d'Alphane, de Fanni, etc., me fournissait le peu de traits qui me plaisent dans l'histoire de Mangogul, la revoyait et m'indiquait les moyens de la rendre meilleure ; car si Aglaé est une des femmes les plus vertueuses et les moins édifiantes du Congo, c'est aussi une des moins jalouses de bel esprit et des plus spirituelles. Zima croirait−elle à présent avoir bonne grâce à 1748

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faire la scrupuleuse ? Encore une fois, Zima, prenez, lisez, et lisez tout : je n'en excepte pas même les discours du Bijou voyageur qu'on vous interprétera, sans qu'il en coûte à votre vertu ; pourvu que l'interprète ne soit ni votre directeur ni votre amant.

CHAPITRE PREMIER. NAISSANCE DE MANGOGUL.

Hiaouf Zélès Tanzaï régnait depuis longtemps dans la grande Chéchianée ; et ce prince voluptueux continuait d'en faire les délices. Acajou, roi de Minutie, avait eu le sort prédit par son père. Zulmis avait vécu.

Le comte de... vivait encore. Splendide, Angola, Misapouf, et quelques autres potentats des Indes et de l'Asie étaient morts subitement. Les peuples, las d'obéir à des souverains imbéciles, avaient secoué le joug de leur postérité ; et les descendants de ces monarques malheureux erraient inconnus et presque ignorés dans les provinces de leurs empires. Le petit−fils de l'illustre Schéhérazade s'était seul affermi sur le trône ; et il était obéi dans le Mongol sous le nom de Schachbaam, lorsque Mangogul naquit dans le Congo. Le trépas de plusieurs souverains fut, comme on voit, l'époque funeste de sa naissance.

Erguebzed son père n'appela point les fées autour du berceau de son fils, parce qu'il avait remarqué que la plupart des princes de son temps, dont ces intelligences femelles avaient fait l'éducation, n'avaient été que des sots. Il se contenta de commander son horoscope à un certain Codindo, personnage meilleur à peindre qu'à connaître.

Codindo était le chef du collège des Aruspices de Banza, anciennement la capitale de l'empire. Erguebzed lui faisait une grosse pension, et lui avait accordé, à lui et à ses descendants, en faveur du mérite de leur grand−oncle, qui était excellent cuisinier, un château magnifique sur les frontières du Congo. Codindo était chargé d'observer le vol des oiseaux et l'état du ciel, et d'en faire son rapport à la cour ; ce dont il s'acquittait assez mal. S'il est vrai qu'on avait à Banza les meilleures pièces de théâtre et les salles de spectacle les plus laides qu'il y eût dans toute l'Afrique, en revanche, on y avait le plus beau collège du monde, et les plus mauvaises prédictions.

Codindo, informé de ce qu'on lui voulait au palais d'Erguebzed, partit fort embarrassé de sa personne ; car le pauvre homme ne savait non plus lire aux astres que vous et moi : on l'attendait avec impatience. Les principaux seigneurs de la cour s'étaient rendus dans l'appartement de la grande sultane. Les femmes, parées magnifiquement, environnaient le berceau de l'enfant. Les courtisans s'empressaient à féliciter Erguebzed sur les grandes choses qu'il allait sans doute apprendre de son fils. Erguebzed était père, et il trouvait tout naturel qu'on distinguât dans les traits informes d'un enfant ce qu'il serait un jour. Enfin Codindo arriva.

" Approchez, lui dit Erguebzed : lorsque le ciel m'accorda le prince que vous voyez, je fis prendre avec soin l'instant de sa naissance, et l'on a dû vous en instruire. Parlez sincèrement à votre maître, annoncez−lui hardiment les destinées que le ciel réserve à son fils.

- Très magnanime sultan, répondit Codindo, le prince né de parents non moins illustres qu'heureux, ne peut en avoir que de grandes et de fortunées : mais j'en imposerais à Votre Hautesse, si je me parais devant elle d'une science que je n'ai point. Les astres se lèvent et se couchent pour moi comme pour les autres hommes ; et je n'en suis pas plus éclairé sur l'avenir, que le plus ignorant de vos sujets.

- Mais, reprit le sultan, n'êtes−vous pas astrologue ?

- Magnanime prince, répondit Codindo, je n'ai point cet honneur.

- Eh ! que diable êtes−vous donc ? lui répliqua le vieux mais bouillant Erguebzed.

CHAPITRE PREMIER. NAISSANCE DE MANGOGUL.

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- Aruspice !

- Oh ! parbleu, je n'imaginais pas que vous en eussiez eu la pensée. Croyez−moi, seigneur Codindo, laissez manger en repos vos poulets, et prononcez sur le sort de mon fils, comme vous fîtes dernièrement sur le rhume de la perruche de ma femme. "

A l'instant Codindo tira de sa poche une loupe, prit l'oreille gauche de l'enfant ; frotta ses yeux, tourna et retourna ses besicles, lorgna cette oreille, en fit autant du côté droit, et prononça : que le règne du jeune prince serait heureux s'il était long.

" Je vous entends, reprit Erguebzed : mon fils exécutera les plus belles choses du monde, s'il en a le temps.

Mais, morbleu, ce que je veux qu'on me dise, c'est s'il en aura le temps. Que m'importe à moi, lorsqu'il sera mort, qu'il eût été le plus grand prince du monde s'il eût vécu ? Je vous appelle pour avoir l'horoscope de mon fils, et vous me faites son oraison funèbre. "

Codindo répondit au prince qu'il était fâché de n'en pas savoir davantage ; mais qu'il suppliait Sa Hautesse de considérer que c'en était bien assez pour le peu de temps qu'il était devin. En effet, le moment d'auparavant qu'était Codindo ?

CHAPITRE II. ÉDUCATION DE MANGOGUL.

Je passerai légèrement sur les premières années de Mangogul. L'enfance des princes est la même que celle des autres hommes, à cela près qu'il est donné aux princes de dire une infinité de jolies choses avant que de savoir parler. Aussi le fils d'Erguebzed avait à peine quatre ans, qu'il avait fourni la matière d'un Mangogulana. Erguebzed qui était un homme de sens, et qui ne voulait pas que l'éducation de son fils fût aussi négligée que la sienne l'avait été, appela de bonne heure auprès de lui, et retint à sa cour, par des pensions considérables, ce qu'il y avait de grands hommes en tout genre dans le Congo ; peintres, philosophes, poètes, musiciens, architectes, maîtres de danse, de mathématiques, d'histoire, maîtres en fait d'armes, etc. Grâce aux heureuses dispositions de Mangogul, et aux leçons continuelles de ses maîtres, il n'ignora rien de ce qu'un jeune prince a coutume d'apprendre dans les quinze premières années de sa vie, et sut, à l'âge de vingt ans, boire, manger et dormir aussi parfaitement qu'aucun potentat de son âge.

Erguebzed, à qui le poids des années commençait à faire sentir celui de la couronne, las de tenir les rênes de l'empire, effrayé des troubles qui le menaçaient, plein de confiance dans les qualités supérieures de Mangogul, et pressé par des sentiments de religion, pronostics certains de la mort prochaine ; ou de l'imbécillité des grands, descendit du trône pour y placer son fils ; et ce bon prince crut devoir expier dans la retraite les crimes de l'administration la plus juste dont il fût mémoire dans les annales du Congo.

Ce fut donc l'an du monde 1,500,000,003,200,001, de l'empire du Congo le 3,900,000,700,03, que commença le règne de Mangogul, le 1,234,500 de sa race en ligne directe. Des conférences fréquentes avec ses ministres, des guerres à soutenir, et le maniement des affaires, l'instruisirent en fort peu de temps de ce qui lui restait à savoir au sortir des mains de ses pédagogues ; et c'était quelque chose.

Cependant Mangogul acquit en moins de dix années la réputation de grand homme. Il gagna des batailles, força des villes, agrandit son empire, pacifia ses provinces, répara le désordre de ses finances, fit refleurir les sciences et les arts, éleva des édifices, s'immortalisa par d'utiles établissements, raffermit et corrigea la législation, institua même des académies ; et, ce que son université ne put jamais comprendre, il acheva tout cela sans savoir un seul mot de latin.

CHAPITRE II. ÉDUCATION DE MANGOGUL.

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Mangogul ne fut pas moins aimable dans son sérail que grand sur le trône. Il ne s'avisa point de régler sa conduite sur les usages ridicules de son pays. Il brisa les portes du palais habité par ses femmes ; il en chassa ces gardes injurieux de leur vertu ; il s'en fia prudemment à elles−mêmes de leur fidélité : on entrait aussi librement dans leurs appartements que dans aucun couvent de chanoinesses de Flandres ; et on y était sans doute aussi sage. Le bon sultan que ce fut ! il n'eut jamais de pareils que dans quelques romans français. Il était doux, affable, enjoué, galant, d'une figure charmante, aimant les plaisirs, fait pour eux, et renfermait dans sa tête plus d'esprit qu'il n'y en avait eu dans celles de tous ses prédécesseurs ensemble.

On juge bien qu'avec un si rare mérite, beaucoup de femmes aspirèrent à sa conquête : quelques−unes réussirent. Celles qui manquèrent son coeur, tâchèrent de s'en consoler avec les grands de sa cour. La jeune Mirzoza fut du nombre des premières. Je ne m'amuserai point à détailler les qualités et les charmes de Mirzoza ; l'ouvrage serait sans fin, et je veux que cette histoire en ait une.

CHAPITRE III. QU'ON PEUT REGARDER . COMME LE PREMIER DE

CETTE HISTOIRE.

Mirzoza fixait Mangogul depuis plusieurs années. Ces amants s'étaient dit et répété mille fois tout ce qu'une passion violente suggère aux personnes qui ont le plus d'esprit. Ils en étaient venus aux confidences ; et ils se seraient fait un crime de se dérober la circonstance de leur vie la plus minutieuse. Ces suppositions singulières : " Si le ciel qui m'a placé sur le trône m'eût fait naître dans un état obscur, eussiez−vous daigné descendre jusqu'à moi, Mirzoza m'eût−elle couronné ?... Si Mirzoza venait à perdre le peu de charmes qu'on lui trouve, Mangogul l'aimerait−il toujours ? " ces suppositions, dis−je, qui exercent les amants ingénieux, brouillent quelquefois les amants délicats, et font mentir si souvent les amants les plus sincères, étaient usées pour eux.

La favorite, qui possédait au souverain degré le talent si nécessaire et si rare de bien narrer, avait épuisé l'histoire scandaleuse de Banza. Comme elle avait peu de tempérament, elle n'était pas toujours disposée à recevoir les caresses du sultan, ni le sultan toujours d'humeur à lui en proposer. Enfin il y avait des jours où Mangogul et Mirzoza avaient peu de choses à dire, presque rien à faire, et où sans s'aimer moins, ils ne s'amusaient guère. Ces jours étaient rares ; mais il y en avait, et il en vint un.

Le sultan était étendu nonchalamment sur une duchesse, vis−à−vis de la favorite qui faisait des noeuds sans dire mot. Le temps ne permettait pas de se promener. Mangogul n'osait proposer un piquet ; il y avait près d'un quart d'heure que cette situation maussade durait, lorsque le sultan dit en bâillant à plusieurs reprises :

" Il faut avouer que Géliote a chanté comme un ange...

- Et que Votre Hautesse s'ennuie à périr, ajouta la favorite.

- Non, madame, reprit Mangogul en bâillant à demi ; le moment où l'on vous voit n'est jamais celui de l'ennui.

- Il ne tenait qu'à vous que cela fût galant, répliqua Mirzoza ; mais vous rêvez, vous êtes distrait, vous bâillez. Prince, qu'avez−vous ?

- Je ne sais, dit le sultan.

- Et moi je devine, continua la favorite. J'avais dix−huit ans lorsque j'eus le bonheur de vous plaire. Il y a CHAPITRE III. QU'ON PEUT REGARDER . COMME LE PREMIER DE CETTE HISTOIRE.

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quatre ans que vous m'aimez. Dix−huit et quatre font vingt−deux. Me voilà bien vieille. "

Mangogul sourit de ce calcul.

" Mais si je ne vaux plus rien pour le plaisir, ajouta Mirzoza, je veux vous faire voir du moins que je suis très bonne pour le conseil. La variété des amusements qui vous suivent n'a pu vous garantir du dégoût. Vous êtes dégoûté. Voilà, prince, votre maladie.

- Je ne conviens pas que vous ayez rencontré, dit Mangogul ; mais en cas que cela fût, y sauriez−vous quelque remède ? "

Mirzoza répondit au sultan, après avoir rêvé un moment, que Sa Hautesse lui avait paru prendre tant de plaisir au récit qu'elle lui faisait des aventures galantes de la ville, qu'elle regrettait de n'en plus avoir à lui raconter, ou de n'être pas mieux instruite de celles de sa cour ; qu'elle aurait essayé cet expédient, en attendant qu'elle imaginât mieux.

" Je le crois bon, dit Mangogul ; mais qui sait les histoires de toutes ces folles ? et quand on les saurait, qui me les réciterait comme vous ?

- Sachons−les toujours, reprit Mirzoza. Qui que ce soit qui vous les raconte, je suis sûre que Votre Hautesse gagnera plus par le fond qu'elle ne perdra par la forme.

- J'imaginerai avec vous, si vous voulez, les aventures des femmes de ma cour, fort plaisantes, dit Mangogul ; mais le fussent−elles cent fois davantage, qu'importe, s'il est impossible de les apprendre ?

- Il pourrait y avoir de la difficulté, répondit Mirzoza : mais je pense que c'est tout. Le génie Cucufa, votre parent et votre ami, a fait des choses plus fortes. Que ne le consultez−vous ?

- Ah ! joie de mon coeur, s'écria le sultan, vous êtes admirable ! Je ne doute point que le génie n'emploie tout son pouvoir en ma faveur. Je vais de ce pas m'enfermer dans mon cabinet, et l'évoquer. "

Alors Mangogul se leva, baisa la favorite sur l'oeil gauche, selon la coutume du Congo, et partit.

CHAPITRE IV. ÉVOCATION DU GÉNIE.

Le génie Cucufa est un vieil hypocondriaque, qui, craignant que les embarras du monde et le commerce des autres génies ne fissent obstacle à son salut, s'est réfugié dans le vide, pour s'occuper tout à son aise des perfections infinies de la grande Pagode, se pincer, s'égratigner, se faire des niches, s'ennuyer, enrager et crever de faim. Là, il est couché sur une natte, le corps cousu dans un sac, les flancs serrés d'une corde, les bras croisés sur la poitrine, et la tête enfoncée dans un capuchon, qui ne laisse sortir que l'extrémité de sa barbe. Il dort ; mais on croirait qu'il contemple. Il n'a pour toute compagnie qu'un hibou qui sommeille à ses pieds, quelques rats qui rongent sa natte, et des chauves−souris qui voltigent autour de sa tête : on l'évoque en récitant au son d'une cloche le premier verset de l'office nocturne des brahmines ; alors il relève son capuce, frotte ses yeux, chausse ses sandales, et part. Figurez−vous un vieux camaldule porté dans les airs par deux gros chats−huants qu'il tiendrait par les pattes : ce fut dans cet équipage que Cucufa apparut au sultan !

" Que la bénédiction de Brama soit céans, dit−il en s'abattant.

- Amen, répondit le prince.

CHAPITRE IV. ÉVOCATION DU GÉNIE.

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- Que voulez−vous, mon fils ?

- Une chose fort simple, dit Mangogul ; me procurer quelques plaisirs aux dépens des femmes de ma cour.

- Eh ! mon fils, répliqua Cucufa, vous avez à vous seul plus d'appétit que tout un couvent de brahmines. Que prétendez−vous faire de ce troupeau de folles ?

- Savoir d'elles les aventures qu'elles ont et qu'elles ont eues ; et puis c'est tout.

- Mais cela est impossible, dit le génie ; vouloir que des femmes confessent leurs aventures, cela n'a jamais été et ne sera jamais.

- Il faut pourtant que cela soit, " ajouta le sultan.

A ces mots, le génie se grattant l'oreille et peignant par distraction sa longue barbe avec ses doigts, se mit à rêver : sa méditation fut courte.

" Mon fils, dit−il à Mangogul, je vous aime ; vous serez satisfait. "

A l'instant il plongea sa main droite dans une poche profonde, pratiquée sous son aisselle, au côté gauche de sa robe, et en tira avec des images, des grains bénits, de petites pagodes de plomb, des bonbons moisis, un anneau d'argent, que Mangogul prit d'abord pour une bague de saint Hubert.

" Vous voyez bien cet anneau, dit−il au sultan ; mettez−le à votre doigt, mon fils. Toutes les femmes sur lesquelles vous en tournerez le chaton, raconteront leurs intrigues à voix haute, claire et intelligible : mais n'allez pas croire au moins que c'est par la bouche qu'elles parleront.

- Et par où donc, ventre−saint−gris ! s'écria Mangogul, parleront−elles donc ?

- Par la partie la plus franche qui soit en elles, et la mieux instruite des choses que vous désirez savoir, dit Cucufa, par leurs bijoux.

- Par leurs bijoux, reprit le sultan, en s'éclatant de rire : en voilà bien d'une autre. Des bijoux parlants ! cela est d'une extravagance inouïe.

- Mon fils, dit le génie, j'ai bien fait d'autres prodiges en faveur de votre grand−père ; comptez donc sur ma parole. Allez, et que Brahma vous bénisse. Faites un bon usage de votre secret, et songez qu'il est des curiosités mal placées. "

Cela dit, le cafard hochant de la tête, se raffubla de son capuchon, reprit ses chats−huants par les pattes, et disparut dans les airs.

CHAPITRE V. DANGEREUSE TENTATION DE MANGOGUL.

À peine Mangogul fut−il en possession de l'anneau mystérieux de Cucufa, qu'il fut tenté d'en faire le premier essai sur la favorite. J'ai oublié de dire qu'outre la vertu de faire parler les bijoux des femmes sur lesquelles on tournait le chaton, il avait encore celle de rendre invisible la personne qui le portait au petit doigt. Ainsi Mangogul pouvait se transporter en un clin d'oeil en cent endroits où il n'était point attendu, et voir de ses yeux bien des choses qui se passent ordinairement sans témoin ; il n'avait qu'à mettre sa bague, et dire : CHAPITRE V. DANGEREUSE TENTATION DE MANGOGUL.

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" Je veux être là " ; à l'instant il y était. Le voilà donc chez Mirzoza.

Mirzoza qui n'attendait plus le sultan, s'était fait mettre au lit. Mangogul s'approcha doucement de son oreiller, et s'aperçut à la lueur d'une bougie de nuit, qu'elle était assoupie. " Bon, dit−il, elle dort : changeons vite l'anneau de doigt, reprenons notre forme, tournons le chaton sur cette belle dormeuse, et réveillons un peu son bijou... Mais qu'est−ce qui m'arrête ? je tremble... se pourrait−il que Mirzoza... non, cela n'est pas possible ; Mirzoza m'est fidèle. Éloignez−vous, soupçons injurieux, je ne veux point, je ne dois point vous écouter. " Il dit et porta ses doigts sur l'anneau ; mais en les écartant aussi promptement que s'il eût été de feu, il s'écria en lui−même : " Que fais−je, malheureux ! je brave les conseils de Cucufa. Pour satisfaire une sotte curiosité, je vais m'exposer à perdre ma maîtresse et la vie... Si son bijou s'avisait d'extravaguer, je ne la verrais plus, et j'en mourrais de douleur. Et qui sait ce qu'un bijou peut avoir dans l'âme ? " L'agitation de Mangogul ne lui permettait guère de s'observer : il prononça ces dernières paroles un peu haut, et la favorite s'éveilla...

" Ah ! prince, lui dit−elle, moins surprise que charmée de sa présence, vous voilà ! pourquoi ne vous a−t−on point annoncé ? Est−ce à vous d'attendre mon réveil ? "

Mangogul répondit à la favorite en lui communiquant le succès de l'entrevue de Cucufa, lui montra l'anneau qu'il en avait reçu, et ne lui cacha rien de ses propriétés.

" Ah ! quel secret diabolique vous a−t−il donné là ? s'écria Mirzoza. Mais, prince, comptez−vous en faire quelque usage ?

- Comment, ventrebleu ! dit le sultan, si, j'en veux faire usage ? Je commence par vous, si vous me raisonnez. "

La favorite, à ces terribles mots, pâlit, trembla, se remit, et conjura le sultan par Brahma et par toutes les Pagodes des Indes et du Congo, de ne point éprouver sur elle un secret qui marquait peu de confiance en sa fidélité.

" Si j'ai toujours été sage, continua−t−elle, mon bijou ne dira mot, et , vous m'aurez fait une injure que je ne vous pardonnerai jamais : s'il vient à parler, je perdrai votre estime et votre coeur, et vous en serez au désespoir. Jusqu'à présent ,vous vous êtes, ce me semble, assez bien trouvé de notre liaison ; pourquoi s'exposer à la rompre ? Prince, croyez moi, profitez des avis du génie ; il a de l'expérience, et les avis du génie sont toujours bons à suivre.

- C'est ce que je me disais à moi−même, lui répondit Mangogul, quand vous vous êtes éveillée : cependant si vous eussiez dormi deux minutes de plus, je ne sais ce qui en serait arrivé.

- Ce qui en serait arrivé, dit Mirzoza, c'est que mon bijou ne vous aurait rien appris, et que vous m'auriez perdue pour toujours.

- Cela peut être, reprit Mangogul ; mais à présent que je vois tout le danger que j'ai couru, je vous jure par la Pagode éternelle, que vous serez exceptée du nombre de celles sur lesquelles je tournerai ma bague. "

Mirzoza prit alors un air assuré, et se mit à plaisanter d'avance aux dépens des bijoux que le prince allait mettre à la question.

" Le bijou de Cydalise, disait−elle, a bien des choses à raconter ; et s'il est aussi indiscret que sa maîtresse, il ne s'en fera guère prier. Celui d'Haria n'est plus de ce monde ; et Votre Hautesse n'en apprendra que des contes de ma grand−mère. Pour celui de Glaucé, je le crois bon à consulter : elle est coquette et jolie.

CHAPITRE V. DANGEREUSE TENTATION DE MANGOGUL.

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- Et c'est justement par cette raison, répliqua le sultan, que son bijou sera muet.

- Adressez−vous donc, repartit la sultane, à celui de Phédime ; elle est galante et laide.

- Oui, continua le sultan ; et si laide, qu'il faut être aussi méchante que vous pour l'accuser d'être galante.

Phédime est sage ; c'est moi qui vous le dis ; et qui en sais quelque chose.

- Sage tant qu'il vous plaira, reprit la favorite ; mais elle a de certains yeux gris qui disent le contraire.

- Ses yeux en ont menti, répondit brusquement le sultan ; vous m'impatientez avec votre Phédime : ne dirait−on pas qu'il n'y ait que ce bijou à questionner ?

- Mais peut−on sans offenser Votre Hautesse, ajouta Mirzoza, lui demander quel est celui qu'elle honorera de son choix ?

- Nous verrons tantôt, dit Mangogul, au cercle de la Manimonbanda (c'est ainsi qu'on appelle dans le Congo la grande sultane). Nous n'en manquerons pas si tôt, et lorsque nous serons ennuyés des bijoux de ma cour, nous pourrons faire un tour à Banza : peut−être trouverons−nous ceux des bourgeoises plus raisonnables que ceux des duchesses.

- Prince, dit Mirzoza, je connais un peu les premières, et je peux vous assurer qu'elles ne sont que plus circonspectes.

- Bientôt nous en saurons des nouvelles : mais je ne peux m'empêcher de rire, continua Mangogul, quand je me figure l'embarras et la surprise de ces femmes aux premiers mots de leurs bijoux ; ah ! ah ! ah !

Songez, délices de mon coeur, que je vous attendrai chez la grande sultane, et que je ne ferai point usage de mon anneau que vous n'y soyez.

- Prince, au moins, dit Mirzoza, je compte sur la parole que vous m'avez donnée. "

Mangogul sourit de ses alarmes, lui réitéra ses promesses, y joignit quelques caresses, et se retira.

CHAPITRE VI. PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU.

ALCINE.

Mangogul se rendit le premier chez la grande sultane ; il y trouva toutes les femmes occupées d'un cavagnole : il parcourut des yeux celles dont la réputation était faite, résolu d'essayer son anneau sur une d'elles, et il ne fut embarrassé que du choix. Il était incertain par qui commencer, lorsqu'il aperçut dans une croisée une jeune dame du palais de la Manimonbanda : elle badinait avec son époux ; ce qui parut singulier au sultan, car il y avait plus de huit jours qu'ils s'étaient mariés : ils s'étaient montrés dans la même loge à l'opéra, et dans la même calèche au petit cours ou au bois de Boulogne ; ils avaient achevé leurs visites, et l'usage les dispensait de s'aimer, et même de se rencontrer. " Si ce bijou, disait Mangogul en lui−même, est aussi fou que sa maîtresse, nous allons avoir un monologue réjouissant. " Il en était là du sien, quand la favorite parut.

" Soyez la bienvenue, lui dit le sultan à l'oreille. J'ai jeté mon plomb en vous attendant.

CHAPITRE VI. PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU.

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- Et sur qui ? lui demanda Mirzoza.

- Sur ces gens que vous voyez folâtrer dans cette croisée, lui répondit Mangogul du coin de l'oeil.

- Bien débuté, " reprit la favorite.

Alcine (c'est le nom de la jeune dame) était vive et jolie. La cour du sultan n'avait guère de femmes plus aimables, et n'en avait aucune de plus galante. Un émir du sultan s'en était entêté. On ne lui laissa point ignorer ce que la chronique avait publié d'Alcine ; il en fut alarmé, mais il suivit l'usage : il consulta sa maîtresse sur ce qu'il en devait penser. Alcine lui jura que ces calomnies étaient les discours de quelques fats qui se seraient tus, s'ils avaient eu des raisons de parler : qu'au reste il n'y avait rien de fait, et qu'il était le maître d'en croire tout ce qu'il jugerait à propos. Cette réponse assurée convainquit l'émir amoureux de l'innocence de sa maîtresse. Il conclut, et prit le titre d'époux d'Alcine avec toutes ses prérogatives.

Le sultan tourna sa bague sur elle. Un grand éclat de rire, qui était échappé à Alcine à propos de quelques discours saugrenus que lui tenait son époux, fut brusquement syncopé par l'opération de l'anneau ; et l'on entendit aussitôt murmurer sous ses jupes : " Me voilà donc titré ; vraiment j'en suis fort aise ; il n'est rien tel que d'avoir un rang. Si l'on eût écouté mes premiers avis, on m'eût trouvé mieux qu'un émir ; mais un émir vaut encore mieux que rien. "

A ces mots, toutes les femmes quittèrent le jeu, pour chercher d'où partait la voix. Ce mouvement fit un grand bruit.

" Silence, dit Mangogul ; ceci mérite attention. "

On se tut, et le bijou continua : " Il faut qu'un époux soit un hôte bien important, à en juger par les précautions que l'on prend pour le recevoir. Que de préparatifs ! quelle profusion d'eau de myrte ! Encore une quinzaine de ce régime, et c'était fait de moi ; je disparaissais, et monsieur l'émir n'avait qu'à chercher gîte ailleurs, ou qu'à m'embarquer pour l'île Jonquille. " Ici mon auteur dit que toutes les femmes pâlirent, se regardèrent sans mot dire, et tinrent un sérieux qu'il attribue à la crainte que la conversation ne s'engageât et ne devînt générale. " Cependant, continua le bijou d'Alcine, il m'a semblé que l'émir n'avait pas besoin qu'on y fit tant de façons ; mais je reconnais ici la prudence de ma maîtresse ; elle mit les choses au pis−aller ; et je fus traité pour monsieur comme pour son petit écuyer. "

Le bijou allait continuer ses extravagances, lorsque le sultan, s'apercevant que cette scène étrange scandalisait la pudique Manimonbanda, interrompit l'orateur en retournant sa bague. L'émir avait disparu aux premiers mots du bijou de sa femme. Alcine, sans se déconcerter, simula quelques temps un assoupissement ; cependant les femmes chuchotaient qu'elle avait des vapeurs. " Eh oui, dit un petit−maître, des vapeurs !

Cicogne les nomme hystériques ; c'est comme qui dirait des choses qui viennent de la région inférieure. Il a pour cela un élixir divin ; c'est un principe principiant, principié, qui ravive... qui... je le proposerai à madame. " On sourit de ce persiflage, et notre cynique reprit :

" Rien n'est plus vrai, mesdames ; j'en ai usé, moi qui vous parle, pour une déperdition de substance.

- Une déperdition de substance ! Monsieur le marquis, reprit une jeune personne, qu'est−ce que cela ?

- Madame, répondit le marquis, c'est un de ces petits accidents fortuits qui arrivent... Eh ! mais tout le monde connaît cela. "

Cependant l'assoupissement simulé finit. Alcine se mit au jeu aussi intrépidement que si son bijou n'eût rien dit, ou que s'il eût dit les plus belles choses du monde. Elle fut même la seule qui joua sans distraction. Cette CHAPITRE VI. PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU.

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séance lui valut des sommes considérables. Les autres ne savaient ce qu'elles faisaient, ne reconnaissaient plus leurs figures, oubliaient leurs numéros, négligeaient leurs avantages, arrosaient à contre−temps et commettaient cent autres bévues, dont Alcine profitait. Enfin, le jeu finit, et chacun se retira.

Cette aventure fit grand bruit à la cour, à la ville et dans tout le Congo. Il en courut des épigrammes : le discours du bijou d'Alcine fut publié, revu, corrigé, augmenté et commenté par les agréables de la cour. On chansonna l'émir ; sa femme fut immortalisée. On se la montrait aux spectacles ; elle était courue dans les promenades ; on s'attroupait autour d'elle, et elle entendait bourdonner à ses côtés : " Oui, la voilà ; c'est elle−même ; son bijou a parlé pendant plus de deux heures de suite. "

Alcine soutint sa réputation nouvelle avec un sang−froid admirable. Elle écouta tous ces propos, et beaucoup d'autres, avec une tranquillité que les autres femmes n'avaient point. Elles s'attendaient à tout moment à quelque indiscrétion de la part de leurs bijoux ; mais l'aventure du chapitre suivant acheva de les troubler.

Lorsque le cercle s'était séparé, Mangogul avait donné la main à la favorite, et l'avait remise dans son appartement. Il s'en manquait beaucoup qu'elle eût cet air vif et enjoué, qui ne l'abandonnait guère. Elle avait perdu considérablement au jeu, et l'effet du terrible anneau l'avait jetée dans une rêverie dont elle n'était pas encore bien revenue. Elle connaissait la curiosité du sultan, et elle ne comptait pas assez sur les promesses d'un homme moins amoureux que despotique, pour être libre de toute inquiétude.

" Qu'avez−vous, délices de mon âme ? lui dit Mangogul ; je vous trouve rêveuse.

- J'ai joué, lui répondit Mirzoza, d'un guignon qui n'a point d'exemple ; j'ai perdu la possibilité : j'avais douze tableaux ; je ne crois pas qu'ils aient marqué trois fois.

- Cela est désolant, répondit Mangogul : mais que pensez−vous de mon secret ?

- Prince, lui dit la favorite, je persiste à le tenir pour diabolique ; il vous amusera sans doute ; mais cet amusement aura des suites funestes. Vous allez jeter le trouble dans toutes les maisons, détromper des maris, désespérer des amants, perdre des femmes, déshonorer des filles, et faire cent autres vacarmes. Ah ! prince, je vous conjure...

- Eh ! jour de Dieu, dit Mangogul, vous moralisez comme Nicole ! je voudrais bien savoir à propos de quoi l'intérêt de votre prochain vous touche aujourd'hui si vivement. Non, madame, non ; je conserverai mon anneau. Et que m'importent à moi ces maris détrompés, ces amants désespérés, ces femmes perdues, ces filles déshonorées, pourvu que je m'amuse ? Suis−je donc sultan pour rien ? À demain, madame ; il faut espérer que les scènes qui suivront seront plus comiques que la première, et qu'insensiblement vous y prendrez goût.

- Je n'en crois rien, seigneur, reprit Mirzoza.

- Et moi je vous réponds que vous trouverez des bijoux plaisants, et si plaisants, que vous ne pourrez vous défendre de leur donner audience. Et où en seriez−vous donc, si je vous les députais en qualité d'ambassadeurs ? Je vous sauverai, si vous voulez, l'ennui de leurs harangues ; mais pour le récit de leurs aventures, vous l'entendrez de leur bouche ou de la mienne. C'est une chose décidée ; je n'en peux rien rabattre ; prenez sur vous de vous familiariser avec ces nouveaux discoureurs. "

A ces mots, il l'embrassa, et passa dans son cabinet, réfléchissant sur l'épreuve qu'il venait de faire, et remerciant dévotieusement le génie Cucufa.

CHAPITRE VI. PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU.

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CHAPITRE VII. SECOND ESSAI DE L'ANNEAU.

LES AUTELS.

Il y avait pour le lendemain un petit souper chez Mirzoza. Les personnes nommées s'assemblèrent de bonne heure dans son appartement. Avant le prodige de la veille, on s'y rendait par goût ; ce soir, on n'y vint que par bienséance : toutes les femmes eurent un air contraint et ne parlèrent qu'en monosyllabes ; elles étaient aux aguets, et s'attendaient à tout moment que quelque bijou se mêlerait de la conversation. Malgré la démangeaison qu'elles avaient de mettre sur le tapis la mésaventure d'Alcine, aucune n'osa prendre sur soi d'en entamer le propos ; ce n'est pas qu'on fût retenu par sa présence ; quoique comprise dans la liste du souper, elle ne parut point ; on devina qu'elle avait la migraine. Cependant, soit qu'on redoutât moins le danger, parce que de toute la journée on n'avait entendu parler que des bouches, soit qu'on feignît de s'enhardir, la conversation, qui languissait, s'anima ; les femmes les plus suspectes composèrent leur maintien, jouèrent l'assurance ; et Mirzoza demanda au courtisan Zégris, s'il n'y avait rien d'intéressant.

" Madame, répondit Zégris, on vous avait fait part du prochain mariage de l'aga Chazour avec la jeune Sibérine ; je vous annonce que tout est rompu.

− A quel propos ? interrompit la favorite.

− A propos d'une voix étrange, continua Zégris, que Chazour dit avoir entendue à la toilette de sa princesse ; depuis hier, la cour du sultan est pleine de gens qui vont prêtant l'oreille, dans l'espérance de surprendre, je ne sais comment, des aveux qu'assurément on n'a nulle envie de leur faire.

- Mais cela est fou, répliqua la favorite : le malheur d'Alcine, si c'en est un, n'est rien moins qu'avéré ; on n'a point encore approfondi...

- Madame, interrompit Zélmaïde, je l'ai entendu très distinctement ; elle a parlé sans ouvrir la bouche ; les faits ont été bien articulés ; et il n'était pas trop difficile de deviner d'où partait ce son extraordinaire. Je vous avoue que j'en serais morte à sa place.

- Morte ! reprit Zégris ; on survit à d'autres accidents.

- Comment, s'écria Zelmaïde, en est−il un plus terrible que l'indiscrétion d'un bijou ? Il n'y a donc plus de milieu. Il faut ou renoncer à la galanterie, ou se résoudre à passer pour galante.

- En effet, dit Mirzoza, l'alternative est cruelle.

- Non, madame, non, reprit une autre, vous verrez que les femmes prendront leur parti. On laissera parler les bijoux tant qu'ils voudront, et l'on ira son train sans s'embarrasser du qu'en dira−t−on. Et qu'importe, après tout, que ce soit le bijou d'une femme ou son amant qui soit indiscret ? en sait−on moins les choses ?

- Tout bien considéré, continua une troisième, si les aventures d'une femme doivent être divulguées, il vaut mieux que ce soit par son bijou que par son amant.

- L'idée est singulière, dit la favorite...

- Et vraie, reprit celle qui l'avait hasardée ; car prenez garde que pour l'ordinaire un amant est mécontent, avant que de devenir indiscret, et dès lors tenté de se venger en outrant les choses : au lieu qu'un bijou parle CHAPITRE VII. SECOND ESSAI DE L'ANNEAU.

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sans passion, et n'ajoute rien à la vérité.

- Pour moi, reprit Zelmaïde, je ne suis point de cet avis ; c'est moins ici l'importance des dépositions qui perd le coupable, que la force du témoignage. Un amant qui déshonore par ses discours l'autel sur lequel il a sacrifié, est une espèce d'impie qui ne mérite aucune croyance : mais si l'autel élève la voix, que répondre ?

- Que l'autel ne sait ce qu'il dit, " répliqua la seconde.

Monima rompit le silence qu'elle avait gardé jusque−là, pour dire d'un ton traîné et d'un air nonchalant :

" Ah ! que mon autel, puisque autel y a, parle ou se taise, je ne crains rien de ses discours. "

Mangogul entrait à l'instant, et les dernières paroles de Monima ne lui échappèrent point. Il tourna sa bague sur elle, et l'on entendit son bijou s'écrier : " N'en croyez rien ; elle ment. " Ses voisines s'entre−regardant, se demandèrent à qui appartenait le bijou qui venait de répondre.

" Ce n'est pas le mien, dit Zelmaïde.

- Ni le mien, dit une autre.

- Ni le mien, dit Monima.

- Ni le mien, " dit le sultan.

Chacune, et la favorite comme les autres, se tint sur la négative.

Le sultan profitant de cette incertitude, et s'adressant aux dames : " Vous avez donc des autels ? leur dit−il ; eh bien, comment sont−ils fêtés ? " Tout en parlant, il tourna successivement, mais avec promptitude, sa bague sur toutes les femmes, à l'exception de Mirzoza ; et chaque bijou répondant à son tour, on entendit sur différents tons : " Je suis fréquenté, délabré, délaissé, parfumé, fatigué, mal servi, ennuyé, etc. " Tous dirent leur mot, mais si brusquement, qu'on n'en put faire au juste l'application. Leur jargon, tantôt sourd et tantôt glapissant, accompagné des éclats de rire de Mangogul et de ses courtisans, fit un bruit d'une espèce nouvelle. Les femmes convinrent, avec un air très sérieux, que cela était fort plaisant.

" Comment, dit le sultan ; mais nous sommes trop heureux que les bijoux veuillent bien parler notre langue, et faire la moitié des frais de la conversation. La société ne peut que gagner infiniment à cette duplication d'organes. Nous parlerons aussi peut−être, nous autres hommes, par ailleurs que par la bouche. Que sait−on ? ce qui s'accorde si bien avec les bijoux, pourrait être destiné à les interroger et à leur répondre : cependant mon anatomiste pense autrement. "

. CHAPITRE VIII. TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

LE PETIT SOUPER.

On servit, on soupa, on s'amusa d'abord aux dépens de Monima : toutes les femmes accusaient unanimement son bijou d'avoir parlé le premier ; et elle aurait succombé sous cette ligue, si le sultan n'eût pris sa défense.

" Je ne prétends point, disait−il, que Monima soit moins galante que Zelmaïde, mais je crois son bijou plus discret. D'ailleurs, lorsque la bouche et le bijou d'une femme se contredisent, lequel croire ?

. CHAPITRE VIII. TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

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- Seigneur, répondit un courtisan, j'ignore ce que les bijoux diront par la suite ; mais jusqu'à présent ils ne se sont expliqués que sur un chapitre qui leur est très familier. Tant qu'ils auront la prudence de ne parler que de ce qu'ils entendent, je les croirai comme des oracles.

- On pourrait, dit Mirzoza, en consulter de plus sûrs.

- Madame, reprit Mangogul, quel intérêt auraient ceux−ci de déguiser la vérité ? Il n'y aurait qu'une chimère d'honneur qui pût les y porter ; mais un bijou n'a point de ces chimères : ce n'est pas là le lieu des préjugés.

- Une chimère d'honneur ! dit Mirzoza ; des préjugés ! si Votre Hautesse était exposée aux mêmes inconvénients que nous, elle sentirait que ce qui intéresse la vertu n'est rien moins que chimérique. "

Toutes les dames, enhardies par la réponse de la sultane, soutinrent qu'il était superflu de les mettre à de certaines épreuves ; et Mangogul qu'au moins ces épreuves étaient presque toujours dangereuses.

Ces propos conduisirent au vin de Champagne ; on s'y livra, on se mit en pointe ; et les bijoux s'échauffèrent : c'était l'instant où Mangogul s'était proposé de recommencer ses malices. Il tourna sa bague sur une jeune femme fort enjouée, assise assez proche de lui et placée en face de son époux ; et l'on entendit s'élever de dessous la table un bruit plaintif, une voix faible et languissante qui disait :

" Ah ! que je suis harassé ! je n'en puis plus, je suis sur les dents.

- Comment, de par la Pagode Pongo Sabiam, s'écria Husseim, le bijou de ma femme parle ; et que peut−il dire ?

- Nous allons entendre, répondit le sultan...

- Prince, vous me permettrez de n'être pas du nombre de ses auditeurs, répliqua Husseim ; et s'il lui échappait quelques sottises, Votre Hautesse pense−t−elle ?...

- Je pense que vous êtes fou, répondit le sultan, de vous alarmer pour le caquet d'un bijou : ne sait−on pas une bonne partie de ce qu'il pourra dire, et ne devine−t−on pas le reste ? Asseyez−vous donc, et tâchez de vous amuser. "

Husseim s'assit, et le bijou de sa femme se mit à jaser comme une pie.

" Aurai−je toujours ce grand flandrin de Valanto ? s'écria−t−il, j'en ai vu qui finissaient, mais celui−ci... "

À ces mots, Husseim se leva comme un furieux, se saisit d'un couteau, s'élança à l'autre bord de la table, et perçait le sein de sa femme si ses voisins ne l'eussent retenu.

" Husseim, lui dit le sultan, vous faites trop de bruit ; on n'entend rien. Ne dirait−on pas que le bijou de votre femme soit le seul qui n'ait pas le sens commun ? Et où en seraient ces dames si leurs maris étaient de votre humeur ? Comment, vous voilà désespéré pour une misérable petite aventure d'un Valanto, qui ne finissait pas ! Remettez−vous à votre place, prenez votre parti en galant homme, songez à vous observer, et à ne pas manquer une seconde fois à un prince qui vous admet à ses plaisirs. "

Tandis qu'Husseim, dissimulant sa rage, s'appuyait sur le dos d'une chaise, les yeux fermés et la main appliquée sur le front, le sultan tournait subitement son anneau, et le bijou continuait : " Je m'accommoderais assez du jeune page de Valanto ; mais je ne sais quand il commencera. En attendant que l'un commence et que l'autre finisse, je prends patience avec le brahmine Egon. Il est hideux, il faut en

. CHAPITRE VIII. TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

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convenir ; mais son talent est de finir et de recommencer. Oh ! qu'un brahmine est un grand homme. "

Le bijou en était à cette exclamation, lorsqu'Husseim rougit de s'affliger pour une femme qui n'en valait pas la peine, et se mit à rire avec le reste de la compagnie ; mais il la gardait bonne à son épouse. Le souper fini, chacun reprit la route de son hôtel, excepté Husseim, qui conduisit sa femme dans une maison de filles voilées, et l'y enferma. Mangogul, instruit de sa disgrâce, la visita. Il trouva toute la maison occupée à la consoler, mais plus encore à lui tirer le sujet de son exil.

" C'est pour une vétille, leur disait−elle, que je suis ici. Hier à souper chez le sultan, on avait fouetté le champagne, sablé le tokai ; on ne savait guère ce qu'on disait, lorsque mon bijou s'est avisé de babiller. Je ne sais quels ont été ses propos ; mais mon époux en a pris de l'humeur.

- Assurément, madame, il a tort, lui répondaient les nonnains ; on ne se fâche point ainsi pour des bagatelles...

- Comment, votre bijou a parlé ! Mais parle−t−il encore ? Ah ! que nous serions charmées de l'entendre !

Il ne peut s'exprimer qu'avec esprit et grâce. "

Elles furent satisfaites, car le sultan tourna son anneau sur la pauvre recluse, et son bijou les remercia de leurs politesses, leur protestant, au demeurant, que, quelque charmé qu'il fût de leur compagnie, il s'accommoderait mieux de celle d'un brahmine.

Le sultan profita de l'occasion pour apprendre quelques particularités de la vie de ces filles. Sa bague interrogea le bijou d'une jeune recluse nommée Cléanthis ; et le bijou prétendu virginal confessa deux jardiniers, un brahmine et trois cavaliers ; et raconta comme quoi, à l'aide d'une médecine et de deux saignées, elle avait évité de donner du scandale. Zéphirine avoua, par l'organe de son bijou, qu'elle devait au petit commissionnaire de la maison le titre honorable de mère. Mais une chose qui étonna le sultan, c'est que quoique ces bijoux séquestrés s'expliquassent en termes fort indécents, les vierges à qui ils appartenaient les écoutaient sans rougir ; ce qui lui fit conjecturer que, si l'on manquait d'exercice dans ces retraites, on y avait en revanche beaucoup de spéculation.

Pour s'en éclaircir, il tourna son anneau sur une novice de quinze à seize ans. " Flora, répondit son bijou, a lorgné plus d'une fois à travers la grille un jeune officier. Je suis sûr qu'elle avait du goût pour lui : son petit doigt me l'a dit. " Mal en prit à Flora. Les anciennes la condamnèrent à deux mois de silence et de discipline ; et ordonnèrent des prières pour que les bijoux de la communauté demeurassent muets.

CHAPITRE IX. ÉTAT DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE BANZA.

Mangogul avait à peine abandonné les recluses entre lesquelles je l'avais laissé, qu'il se répandit à Banza que toutes les filles de la congrégation du coccyx de Brahma parlaient par le bijou. Ce bruit, que le procédé violent d'Husseim accréditait, piqua la curiosité des savants. Le phénomène fut constaté ; et les esprits forts commencèrent à chercher dans les propriétés de la matière l'explication d'un fait qu'ils avaient d'abord traité d'impossible. Le caquet des bijoux produisit une infinité d'excellents ouvrages ; et ce sujet important enfla les recueils des académies de plusieurs mémoires qu'on peut regarder comme les derniers efforts de l'esprit humain.

Pour former et perpétuer celle des sciences de Banza, on avait appelé, et l'on appelait sans cesse ce qu'il y avait d'hommes éclairés dans le Congo, le Monoémugi, le Béléguanze et les royaumes circonvoisins. Elle embrassait, sous différents titres, toutes les personnes distinguées dans l'histoire naturelle, la physique, les mathématiques, et la plupart de celles qui promettaient de s'y distinguer un jour. Cet essaim d'abeilles infatigables travaillait sans relâche à la recherche de la vérité, et chaque année, le public recueillait, dans un CHAPITRE IX. ÉTAT DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE BANZA.

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volume rempli de découvertes, les fruits de leurs travaux.

Elle était alors divisée en deux factions, l'une composée des vorticoses, et l'autre des attractionnaires. Olibri, habile géomètre et grand physicien, fonda la secte des vorticoses. Circino, habile physicien et grand géomètre, fut le premier attractionnaire. Olibri et Circino se proposèrent l'un et l'autre d'expliquer la nature.

Les principes d'Olibri ont au premier coup d'oeil une simplicité qui séduit : ils satisfont en gros aux principaux phénomènes ; mais ils se démentent dans les détails. Quant à Circino, il semble partir d'une absurdité : mais il n'y a que le premier pas qui lui coûte. Les détails minutieux qui ruinent le système d'Olibri affermissent le sien. Il suit une route obscure à l'entrée, mais qui s'éclaire à mesure qu'on avance. Celle, au contraire, d'Olibri, claire à l'entrée, va toujours en s'obscurcissant. La philosophie de celui−ci demande moins d'étude que d'intelligence. On ne peut être disciple de l'autre, sans avoir beaucoup d'intelligence et d'étude.

On entre sans préparation dans l'école d'Olibri ; tout le monde en a la clef. Celle de Circino n'est ouverte qu'aux premiers géomètres. Les tourbillons d'Olibri sont à la portée de tous les esprits. Les forces centrales de Circino ne sont faites que pour les algébristes du premier ordre. Il y aura donc toujours cent vorticoses contre un attractionnaire ; et un attractionnaire vaudra toujours cent vorticoses. Tel était aussi l'état de l'académie des sciences de Banza, lorsqu'elle agita la matière des bijoux indiscrets.

Ce phénomène donnait peu de prise ; il échappait à l'attraction : la matière subtile n'y venait guère. Le directeur avait beau sommer ceux qui avaient quelques idées de les communiquer, un silence profond régnait dans l'assemblée. Enfin le vorticose Persiflo, dont on avait des traités sur une infinité de sujets qu'il n'avait point entendus, se leva, et dit : " Le fait, messieurs, pourrait bien tenir au système du monde : je le soupçonnerais d'avoir en gros la même cause que les marées. En effet, remarquez que nous sommes aujourd'hui dans la pleine lune de l'équinoxe ; mais, avant que de compter sur ma conjecture, il faut entendre ce que les bijoux diront le mois prochain. "

On haussa les épaules. On n'osa pas lui représenter qu'il raisonnait comme un bijou ; mais, comme il a de la pénétration, il s'aperçut tout d'un coup qu'on le pensait.

L'attractionnaire Réciproco prit la parole, et ajouta : " Messieurs, j'ai des tables déduites d'une théorie sur la hauteur des marées dans tous les ports du royaume. Il est vrai que les observations donnent un peu de démenti à mes calculs ; mais j'espère que cet inconvénient sera réparé par l'utilité qu'on en tirera si le caquet des bijoux continue de cadrer avec les phénomènes du flux et reflux. "

Un troisième se leva, s'approcha de la planche, traça sa figure et dit :

" Soit un bijou A B, etc... "

Ici, l'ignorance des traducteurs nous a frustrés d'une démonstration que l'auteur africain nous avait conservée sans doute. A la suite d'une lacune de deux pages ou environ, on lit : Le raisonnement de Réciproco parut démonstratif ; et l'on convint, sur les essais qu'on avait de sa dialectique, qu'il parviendrait un jour à déduire que les femmes doivent parler aujourd'hui par le bijou de ce qu'elles ont entendu de tout temps par l'oreille.

Le docteur Orcotome, de la tribu des anatomistes, dit ensuite :

" Messieurs, j'estime qu'il serait plus à propos d'abandonner un phénomène, que d'en chercher la cause dans les hypothèses en l'air. Quant à moi, je me serais tu, si je n'avais eu que des conjectures futiles à vous proposer ; mais j'ai examiné, étudié, réfléchi. J'ai vu des bijoux dans le paroxysme ; et je suis parvenu, à l'aide de la connaissance des parties et de l'expérience, à m'assurer que celle que nous appelons en grec le delphus, a toutes les propriétés de la trachée, et qu'il y a des sujets qui peuvent parler aussi bien par le bijou que par la bouche. Oui, messieurs, le delphus est un instrument à corde et à vent, mais beaucoup plus à corde qu'à vent. L'air extérieur qui s'y porte fait proprement l'office d'un archet sur les fibres tendrineuses des ailes CHAPITRE IX. ÉTAT DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE BANZA.

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que j'appellerai rubans ou cordes vocales. C'est la douce collision de cet air et des cordes vocales qui les oblige à frémir ; et c'est par leurs vibrations plus ou moins promptes qu'elles rendent différents sons. La personne modifie ces sons à discrétion, parle, et pourrait même chanter.

" Comme il n'y a que deux rubans ou cordes vocales, et qu'elles sont sensiblement du la même longueur, on me demandera sans doute comment elles suffisent pour donner la multitude des tons graves et aigus, forts et faibles, dont la voix humaine est capable. Je réponds, en suivant la comparaison de cet organe aux instruments de musique, que leurs allongement et accourcissement suffisent pour produire ces effets.

" Que ces parties soient capables de distension et de contraction, c'est ce qu'il est inutile de démontrer dans une assemblée de savants de votre ordre ; mais qu'en conséquence de cette distension et contraction, le delphus puisse rendre des sons plus ou moins aigus, en un mot, toutes les inflexions de la voix et les tons du chant, c'est un fait que je me flatte de mettre hors de doute. C'est à l'expérience que j'en appellerai. Oui, messieurs, je m'engage à faire raisonner, parler, et même chanter devant vous, et delphus et bijoux. "

Ainsi harangua Orcotome, ne se promettant pas moins que d'élever les bijoux au niveau des trachées d'un de ses confrères, dont la jalousie avait attaqué vainement les succès.

CHAPITRE X. MOINS SAVANT ET MOINS ENNUYEUX . QUE LE

PRÉCÉDENT.

SUITE DE LA SÉANCE ACADÉMIQUE.

Il parut, aux difficultés qu'on proposa à Orcotome, en attendant ses expériences, qu'on trouvait ses idées moins solides qu'ingénieuses. " Si les bijoux ont la faculté naturelle de parler, pourquoi, lui dit−on, ont−ils tant attendu pour en faire usage ? S'il était de la bonté de Brahma, à qui il a plu d'inspirer aux femmes un si violent désir de parler, de doubler en elles les organes de la parole, il est bien étrange qu'elles aient ignoré ou négligé si longtemps ce don précieux de la nature. Pourquoi le même bijou n'a−t−il parlé qu'une fois ?

pourquoi n'ont−ils parlé tous que sur la même matière ? par quel mécanisme se fait−il qu'une des bouches se tait forcément, tandis que l'autre parle ? D'ailleurs, ajoutait−on, à juger du caquet des bijoux par les circonstances dans lesquelles la plupart d'entre eux ont parlé, et par les choses qu'ils ont dites, il y a tout lieu de croire qu'il est involontaire, et que ces parties auraient continué d'être muettes, s'il eût été dans la puissance de celles qui les portaient de leur imposer silence. "

Orcotome se mit en devoir de satisfaire à ces objections, et soutint que les bijoux ont parlé de tout temps ; mais si bas, que ce qu'ils disaient était quelquefois à peine entendu, même de celles à qui ils appartenaient ; qu'il n'est pas étonnant qu'ils aient haussé le ton de nos jours, qu'on a poussé la liberté de la conversation au point qu'on peut, sans impudence et sans indiscrétion, s'entretenir des choses qui leur sont le plus familières ; que, s'ils n'ont parlé haut qu'une fois, il ne faut pas en conclure que cette fois sera la seule ; qu'il y a bien de la différence entre être muet et garder le silence ; que s'ils n'ont tous parlé que de la même matière, c'est qu'apparemment c'est la seule dont ils aient des idées ; que ceux qui n'ont point encore parlé parleront ; que s'ils se taisent, c'est qu'ils n'ont rien à dire, ou qu'ils sont mal conformés, ou qu'ils manquent d'idées ou de termes.

" En un mot, continua−t−il, prétendre qu'il était de la bonté de Brahma d'accorder aux femmes le moyen de satisfaire le désir violent qu'elles ont de parler, en multipliant en elles les organes de la parole, c'est convenir que, si ce bienfait entraînait à sa suite des inconvénients, il était de sa sagesse de les prévenir ; et c'est ce qu'il a fait, en contraignant une des bouches à garder le silence, tandis que l'autre parle. Il n'est déjà que trop CHAPITRE X. MOINS SAVANT ET MOINS ENNUYEUX . QUE LE PRÉCÉDENT.

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incommode pour nous que les femmes changent d'avis d'un instant à l'autre : qu'eût−ce donc été, si Brahma leur eût laissé la facilité d'être de deux sentiments contradictoires en même temps ? D'ailleurs, il n'a été donné de parler que pour se faire entendre : or, comment les femmes qui ont bien de la peine à s'entendre avec une seule bouche, se seraient−elles entendues en parlant avec deux ?"

Orcotome venait de répondre à beaucoup de choses ; mais il croyait avoir satisfait à tout ; il se trompait. On le pressa, et il était prêt à succomber, lorsque le physicien Cimonaze le secourut. Alors la dispute devint tumultueuse : on s'écarta de la question, on se perdit, on revint, on se perdit encore, on s'aigrit, on cria, on passa des cris aux injures, et la séance académique finit.

CHAPITRE XI. QUATRIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

L'ÉCHO.

Tandis que le caquet des bijoux occupait l'académie, il devint dans les cercles la nouvelle du jour, et la matière du lendemain et de plusieurs autres jours : c'était un texte inépuisable. Aux faits véritables on en ajoutait de faux ; tout passait : le prodige avait rendu tout croyable. On vécut dans les conversations plus de six mois là−dessus.

Le sultan n'avait éprouvé que trois fois son anneau ; cependant on débita dans un cercle de dames qui avaient le tabouret chez la Manimonbanda, le discours du bijou d'une présidente, puis celui d'une marquise : ensuite on révéla les pieux secrets d'une dévote ; enfin ceux de bien des femmes qui n'étaient pas là ; et Dieu sait les propos qu'on fit tenir à leurs bijoux : les gravelures n'y furent pas épargnées ; des faits on en vint aux réflexions.

" Il faut avouer, dit une des dames, que ce sortilège (car c'en est un jeté sur les bijoux) nous tient dans un état cruel. Comment ! être toujours en appréhension d'entendre sortir de soi une voix impertinente !

- Mais, madame, lui répondit une autre, cette frayeur nous étonne de votre part : quand un bijou n'a rien de ridicule à dire, qu'importe qu'il se taise ou qu'il parle ?

- Il importe tant, reprit la première, que je donnerais sans regret la moitié de mes pierreries pour être assurée que le mien se taira.

- En vérité, lui répliqua la seconde, il faut avoir de bonnes raisons de ménager les gens, pour acheter si cher leur discrétion.

- Je n'en ai pas de meilleures qu'une autre, repartit Céphise ; cependant je ne m'en dédis pas. Vingt mille écus pour être tranquille, ce n'est pas trop ; car je vous dirai franchement que je ne suis pas plus sûre de mon bijou que de ma bouche : or il m'est échappé bien des sottises en ma vie. J'entends tous les jours tant d'aventures incroyables dévoilées, attestées, détaillées par des bijoux, qu'en en retranchant les trois quarts, le reste suffirait pour déshonorer. Si le mien était seulement la moitié aussi menteur que tous ceux−là, je serais perdue. N'était−ce donc pas assez que notre conduite fût en la puissance de nos bijoux, sans que notre réputation dépendît encore de leurs discours ?

- Quant à moi, répondit vivement Ismène, sans m'embarquer dans des raisonnements sans fin, je laisse aller les choses leur train. Si c'est Brahma qui fait parler les bijoux, comme mon brahmine me l'a prouvé, il ne souffrira point qu'ils mentent : il y aurait de l'impiété à assurer le contraire. Mon bijou peut donc parler quand et tant qu'il voudra : que dira−t−il, après tout ? "

CHAPITRE XI. QUATRIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

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On entendit alors une voix sourde qui semblait sortir de dessous terre, et qui répondit comme par écho :

" Bien des choses. " Ismène ne s'imaginant point d'où venait la réponse, s'emporta, apostropha ses voisines, et fit durer l'amusement du cercle. Le sultan, ravi de ce qu'elle prenait le change, quitta son ministre, avec qui il conférait à l'écart, s'approcha d'elle, et lui dit : " Prenez garde, madame, que vous n'ayez admis autre fois dans votre confidence quelqu'une de ces dames, et que leurs bijoux n'aient la malice de rappeler des histoires dont le vôtre aurait perdu le souvenir. "

En même temps, tournant et retournant sa bague à propos, Mangogul établit entre la dame et son bijou, un dialogue assez singulier. Ismène, qui avait toujours assez bien mené ses petites affaires, et qui n'avait jamais eu de confidentes, répondit au sultan que tout l'art des médisants serait ici superflu.

" Peut−être, répondit la voix inconnue.

- Comment ! peut−être ? reprit Ismène piquée de ce doute injurieux. Qu'aurais−je à craindre d'eux ?...

- Tout, s'ils en savaient autant que moi.

- Et que savez−vous ?

- Bien des choses, vous dis−je.

- Bien des choses, cela annonce beaucoup, et ne signifie rien. Pourriez−vous en détailler quelques−unes ?

- Sans doute.

- Et dans quel genre encore ? Ai−je eu des affaires de coeur ?

- Non.

- Des intrigues ? des aventures ?

- Tout justement.

- Et avec qui, s'il vous plaît ? avec des petits−maîtres, des militaires, des sénateurs ?

- Non.

- Des comédiens ?

- Non.

- Vous verrez que ce sera avec mes pages, mes laquais, mon directeur, ou l'aumônier de mon mari.

- Non.

- Monsieur l'imposteur, vous voilà donc à bout ?

- Pas tout à fait.

- Cependant, je ne vois plus personne avec qui l'on puisse avoir des aventures. Est−ce avant, est−ce après mon mariage ? répondez donc, impertinent.

CHAPITRE XI. QUATRIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

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Les Bijoux Indiscrets

- Ah ! madame, trêve d'invectives, s'il vous plaît ; ne forcez point le meilleur de vos amis à. quelques mauvais procédés.

- Parlez, mon cher ; dites, dites tout ; j'estime aussi peu vos services que je crains peu votre indiscrétion : expliquez−vous, je vous le permets ; je vous en somme.

- A quoi me réduisez−vous, Ismène ? ajouta le bijou, en poussant un profond soupir.

- A rendre justice à la vertu.

- Eh bien, vertueuse Ismène, ne vous souvient−il plus du jeune Osmin, du sangiac Zégris, de votre maître de danse Alaziel, de votre maître de musique Almoura ?

- Ah, quelle horreur ! s'écria Ismène ; j'avais une mère trop vigilante, pour m'exposer à de pareils désordres ; et mon mari, s'il était ici, attesterait qu'il m'a trouvée telle qu'il me désirait.

- Eh oui reprit le bijou, grâce au secret d'Alcine, votre intime.

- Cela est d'un ridicule si extravagant et si grossier, répondit Ismène, qu'on est dispensée de le repousser. Je ne sais, continua−t−elle, quel est le bijou de ces dames qui se prétend si bien instruit de mes affaires, mais il vient de raconter des choses dont le mien ignore jusqu'au premier mot.

- Madame, lui répondit Céphise, je puis vous assurer que le mien s'est contenté d'écouter. "

Les autres femmes en dirent autant, et l'on se mit au jeu, sans connaître précisément l'interlocuteur de la conversation que je viens de rapporter.

CHAPITRE XII. CINQUIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

LE JEU.

La plupart des femmes qui faisaient la partie de la Manimonbanda jouaient avec acharnement ; et il ne fallait point avoir la sagacité de Mangogul pour s'en apercevoir. La passion du jeu est une des moins dissimulées ; elle se manifeste, soit dans le gain, soit dans la perte, par des symptômes frappants. " Mais d'où leur vient cette fureur ? se disait−il en lui−même ; comment peuvent−elles se résoudre à passer les nuits autour d'une table de pharaon, à trembler dans l'attente d'un as ou d'un sept ? cette frénésie altère leur santé et leur beauté, quand elles en ont, sans compter les désordres où je suis sûr qu'elle les précipite. "

" J'aurais bien envie, dit−il tout bas à Mirzoza, de faire encore ici un coup de ma tête.

- Et quel est ce beau coup de tête que vous méditez ? lui demanda la favorite.

- Ce serait, lui répondit Mangogul, de tourner mon anneau sur la plus effrénée de ces brelandières, de questionner son bijou, et de transmettre par cet organe un bon avis à tous ces maris imbéciles qui laissent risquer à leurs femmes l'honneur et la fortune de leur maison sur une carte ou sur un dé.

- Je goûte fort cette idée, lui répliqua Mirzoza ; mais sachez, prince, que la Manimonbanda vient de jurer par ses pagodes, qu'il n'y aurait plus de cercle chez elle, si elle se trouvait encore une fois exposée à CHAPITRE XII. CINQUIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

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Les Bijoux Indiscrets

l'impudence des Engastrimuthes.

- Comment avez−vous dit, délices de mon âme ? interrompit le sultan.

- J'ai dit, lui répondit la favorite, le nom que la pudique Manimonbanda donne à toutes celles dont les bijoux savent parler.

- Il est de l'invention de son sot de brahmine, qui se pique de savoir le grec et d'ignorer le congeois, répliqua le sultan ; cependant, n'en déplaise à la Manimonbanda et à son chapelain, je désirerais interroger le bijou de Manille ; et il serait à propos que l'interrogatoire se fît ici pour l'édification du prochain.

- Prince, si vous m'en croyez, dit Mirzoza, vous épargnerez ce désagrément à la grande sultane : vous le pouvez sans que votre curiosité ni la mienne y perdent. Que ne vous transportez−vous chez Manille ?

- J'irai, puisque vous le voulez, dit Mangogul.

- Mais à quelle heure ? lui demanda la sultane.

- Sur la minuit, répondit le sultan.

- A minuit, elle joue, dit la favorite.

- J'attendrai donc jusqu'à deux heures, répondit Mangogul.

- Prince, vous n'y pensez pas, répliqua Mirzoza ; c'est la plus belle heure du jour pour les joueuses. Si Votre Hautesse m'en croit, elle prendra Manille dans son premier somme, entre sept et huit. "

Mangogul suivit le conseil de Mirzoza et visita Manille sur les sept heures. Ses femmes allaient la mettre au lit. Il jugea, à la tristesse qui régnait sur son visage, qu'elle avait joué de malheur : elle allait, venait, s'arrêtait, levait les yeux au ciel, frappait du pied, s'appuyait les poings sur les yeux et marmottait entre ses dents quelque chose que le sultan ne put entendre. Ses femmes, qui la déshabillaient, suivaient en tremblant tous ses mouvements ; et si elles parvinrent à la coucher, ce ne fut pas sans avoir essuyé des brusqueries et même pis. Voilà donc Manille au lit, n'ayant fait pour toute prière du soir que quelques imprécations contre un maudit as venu sept fois de suite en perte. Elle eut à peine les yeux fermés, que Mangogul tourna sa bague sur elle. A l'instant son bijou s'écria douloureusement : " Pour le coup, je suis repic et capot. " Le sultan sourit de ce que chez Manille tout parlait jeu, jusqu'à son bijou. " Non, continua le bijou, je ne jouerai jamais contre Abidul : il ne sait que tricher. Qu'on ne me parle plus de Darès ; on risque avec lui des coups de malheur. Ismal est assez beau joueur ; mais ne l'a pas qui veut. C'était un trésor que Mazulim, avant que d'avoir passé par les mains de Crissa. Je ne connais point de joueur plus capricieux que Zulmis. Rica l'est moins ; mais le pauvre garçon est à sec. Que faire de Lazuli ? la plus jolie femme de Banza ne lui ferait pas jouer gros. Le mince joueur que Molli ! En Vérité, la désolation s'est mise parmi les joueurs ; et bientôt l'on ne saura plus avec qui faire sa partie. "

Après cette jérémiade, le bijou se jeta sur les coups singuliers dont il avait été témoin et s'épuisa sur la constance et les ressources de sa maîtresse dans les revers. " Sans moi, dit−il, Manille se serait ruinée vingt fois : tous les trésors du sultan n'auraient point acquitté les dettes que j'ai payées. En une séance au brelan, elle perdit contre un financier et un abbé plus de dix mille ducats : il ne lui restait que ses pierreries ; mais il y avait trop peu de temps que son mari les avait dégagées pour oser les risquer. Cependant elle avait pris des cartes, et il lui était venu un de ces jeux séduisants que la fortune vous envoie lorsqu'elle est sur le point de vous égorger : on la pressait de parler. Manille regardait ses cartes, mettait la main dans sa bourse, d'où elle était bien certaine de ne rien tirer ; revenait à son jeu, l'examinait encore et ne décidait rien.

CHAPITRE XII. CINQUIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

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Les Bijoux Indiscrets

" Madame va−t−elle enfin ? lui dit le financier.

" - Oui, va, dit−elle..., va... va, mon bijou.

" - Pour combien ? reprit Turcarès.

" - Pour cent ducats, dit Manille. "

" L'abbé se retira ; le bijou lui parut trop cher. Turcarès topa : Manille perdit et paya.

" La sotte vanité de posséder un bijou titré piqua Turcarès : il s'offrit de fournir au jeu de ma maîtresse, à condition que je servirais à ses plaisirs : ce fut aussitôt une affaire arrangée. Mais comme Manille jouait gros et que son financier n'était pas inépuisable, nous vîmes bientôt le fond de ses coffres.

" Ma maîtresse avait apprêté le pharaon le plus brillant : tout son monde était invité : ou ne devait ponter qu'aux ducats. Nous comptions sur la bourse de Turcarès ; mais le matin de ce grand jour, ce faquin nous écrivit qu'il n'avait pas un sou et nous laissa dans le dernier des embarras ; il fallait s'en tirer, et il n'y avait pas un moment à perdre. Nous nous rabattîmes sur un vieux chef de brahmines, à qui nous vendîmes bien cher quelques complaisances qu'il sollicitait depuis un siècle. Cette séance lui coûta deux fois le revenu de son bénéfice.

" Cependant Turcarès revint au bout de quelques jours. Il était désespéré, disait−il, que madame l'eût pris au dépourvu : il comptait toujours sur ses bontés :

" Mais vous comptez mal, mon cher, lui répondit Manille ; décemment je ne peux plus vous recevoir.

Quand vous étiez en état de prêter, on savait dans le monde pourquoi je vous souffrais ; mais à présent que vous n'êtes bon à rien, vous me perdriez d'honneur. "

" Turcarès fut piqué de ce discours, et moi aussi ; car c'était peut−être le meilleur garçon de Banza. Il sortit de son assiette ordinaire pour faire entendre à Manille qu'elle lui coûtait plus que trois filles d'Opéra qui l'auraient amusé davantage.

" Ah ! s'écria−t−il douloureusement, que ne m'en tenais−je à ma petite lingère ! cela m'aimait comme une folle : je la faisais si aise avec un taffetas ! "

" Manille, qui ne goûtait pas les comparaisons, l'interrompit d'un ton à le faire trembler, et lui ordonna de sortir sur−le−champ. Turcarès la connaissait ; et il aima mieux s'en retourner paisiblement par l'escalier que de passer par les fenêtres.

" Manille emprunta dans la suite d'un autre brahmine qui venait, disait−elle, la consoler dans ses malheurs : l'homme saint succéda au financier ; et nous le remboursâmes de ses consolations en même monnaie. Elle me perdit encore d'autres fois ; et l'on sait que les dettes de jeu sont les seules qu'on paye dans le monde.

" S'il arrive à Manille de jouer heureusement, c'est la femme du Congo la plus régulière. A son jeu près, elle met dans sa conduite une réforme qui surprend ; on ne l'entend point jurer ; elle fait bonne chère, paye sa marchande de modes et ses gens, donne à ses femmes, dégage quelquefois ses nippes et caresse son danois et son époux ; mais elle hasarde trente fois par mois ces heureuses dispositions et son argent sur un as de pique.

Voilà la vie qu'elle a menée, qu'elle mènera ; et Dieu sait combien de fois encore je serai mis en gage. "

Ici le bijou se tut, et Mangogul alla se reposer. On l'éveilla sur les cinq heures du soir ; et il se rendit à l'opéra, où il avait promis à la favorite de se trouver.

CHAPITRE XII. CINQUIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

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CHAPITRE XIII. SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

DE L'OPÉRA DE BANZA.

De tous les spectacles de Banza, il n'y avait que l'Opéra qui se soutînt.

Utmiutsol et Uromifasolasiututut, musiciens célèbres, dont l'un commençait à vieillir et l'autre ne faisait que de naître, occupaient alternativement la scène lyrique. Ces deux auteurs originaux avaient chacun leurs partisans : les ignorants et les barbons tenaient tous pour Utmiutsol ; la jeunesse et les virtuoses étaient pour Uremifasolasiututut ; et les gens de goût, tant jeunes que barbons, faisaient grand cas de tous les deux.

Uremifasolasiututut, disaient ces derniers, est excellent lorsqu'il est bon ; mais il dort de temps en temps : et à qui cela n'arrive−t−il pas ? Utmiutsol est plus soutenu, plus égal : il est rempli de beautés ; cependant il n'en a point dont on ne trouve des exemples, et même plus frappants, dans son rival, en qui l'on remarque des traits qui lui sont propres et qu'on ne rencontre que dans ses ouvrages. Le vieux Utmiutsol est simple, naturel, uni, trop uni quelquefois, et c'est sa faute. Le jeune Uremifasolasiututut est singulier, brillant, composé, savant, trop savant quelquefois : mais c'est peut−être la faute de son auditeur ; l'un n'a qu'une ouverture, belle à la vérité, mais répétée à la tête de toutes ses pièces ; l'autre a fait autant d'ouvertures que de pièces ; et toutes passent pour des chefs−d'oeuvre. La nature conduisait Utmiutsol dans les voies de la mélodie ; l'étude et l'expérience ont découvert à Uremifasolasiututut les sources de l'harmonie. Qui sut déclamer, et qui récitera jamais comme l'ancien ? qui nous fera des ariettes légères, des airs voluptueux et des symphonies de caractère comme le moderne ? Utmiutsol a seul entendu le dialogue. Avant Uremifasolasiututut, personne n'avait distingué les nuances délicates qui séparent le tendre du voluptueux, le voluptueux du passionné, le passionné du lascif : quelques partisans de ce dernier prétendent même que si le dialogue d'Utmiutsol est supérieur au sien, c'est moins à l'inégalité de leurs talents qu'il faut s'en prendre qu'à la différence des poètes qu'ils ont employés... " Lisez, lisez, s'écrient−ils, la scène de Dardanus , et vous serez convaincu que si l'on donne de bonnes paroles à Uremifasolasiututut, les scènes charmantes d'Utmiutsol renaîtront. " Quoi qu'il en soit, de mon temps, toute la ville courait aux tragédies de celui−ci, et l'on s'étouffait aux ballets de celui−là.

On donnait alors à Banza un excellent ouvrage d'Uremifasolasiututut, qu'on n'aurait jamais représenté qu'en bonnet de nuit, si la sultane favorite n'eût eu la curiosité de le voir : encore l'indisposition périodique des bijoux favorisa−t−elle la jalousie des petits violons et fit−elle manquer l'actrice principale. Celle qui la doublait avait la voix moins belle ; mais comme elle dédommageait par son jeu, rien n'empêcha le sultan et la favorite d'honorer ce spectacle de leur présence.

Mirzoza était arrivée ; Mangogul arrive ; la toile se lève : on commence. Tout allait à merveille ; la Chevalier avait fait oublier la Le Maure, et l'on en était au quatrième acte, lorsque le sultan s'avisa, dans le milieu d'un choeur qui durait trop à son gré et qui avait déjà fait bâiller deux fois la favorite, de tourner sa bague sur toutes les chanteuses. On ne vit jamais sur la scène un tableau d'un comique plus singulier. Trente filles restèrent muettes tout à coup : elles ouvraient de grandes bouches et gardaient les attitudes théâtrales qu'elles avaient auparavant. Cependant leurs bijoux s'égosillaient à force de chanter, celui−ci un pont−neuf, celui−là un vaudeville polisson, un autre une parodie fort indécente, et tous des extravagances relatives à leurs caractères. On entendait d'un côté, oh ! vraiment ma commère, oui ; de l'autre, quoi, douze fois ! ici, qui me baise ? est−ce−Blaise ? là, rien, père Cyprien, ne vous retient. Tous enfin se montèrent sur un ton si haut, si baroque et si fou, qu'ils formèrent le choeur le plus extraordinaire, le plus bruyant et le plus ridicule qu'on eût entendu devant et depuis celui des..... no..... d..... on..... (Le manuscrit s'est trouvé corrompu dans cet endroit.)

CHAPITRE XIII. SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.

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Les Bijoux Indiscrets

Cependant l'orchestre allait toujours son train, et les ris du parterre, de l'amphithéâtre et des loges se joignirent au bruit des instruments et aux chants des bijoux pour combler la cacophonie.

Quelques−unes des actrices, craignant que leurs bijoux, las de fredonner des sottises, ne prissent le parti d'en dire, se jetèrent dans les coulisses ; mais elles en furent quittes pour la peur. Mangogul, persuadé que le public n'en apprendrait rien de nouveau, retourna sa bague. Aussitôt les bijoux se turent, les ris cessèrent, le spectacle se calma, la pièce reprit et s'acheva paisiblement. La toile tomba ; la sultane et le sultan disparurent ; et les bijoux de nos actrices se rendirent où ils étaient attendus pour s'occuper à autre chose qu'à chanter.

Cette aventure fit grand bruit. Les hommes en riaient, les femmes s'en alarmaient, les bonzes s'en scandalisaient et la tête en tournait aux académiciens. Mais qu'en disait Orcotome ? Orcotome triomphait. Il avait annoncé dans un de ses mémoires que les bijoux chanteraient infailliblement ; ils venaient de chanter, et ce phénomène, qui déroutait ses confrères, était un nouveau trait de lumière pour lui et achevait de confirmer son système.

CHAPITRE XIV. EXPÉRIENCES D'ORCOTOME.

C'était le quinze de la lune de... qu'Orcotome avait lu son mémoire à l'académie et communiqué ses idées sur le caquet des bijoux. Comme il y annonçait de la manière la plus assurée des expériences infaillibles, répétées plusieurs fois, et toujours avec succès, le grand nombre en fut ébloui. Le public conserva quelque temps les impressions favorables qu'il avait reçues, et Ortocome passa pendant six semaines entières pour avoir fait d'assez belles découvertes.

Il n'était question, pour achever son triomphe, que de répéter en présence de l'académie les fameuses expériences qu'il avait tant prônées. L'assemblée convoquée à ce sujet fut des plus brillantes. Les ministres s'y rendirent : le sultan même ne dédaigna pas de s'y trouver ; mais il garda l'invisible.

Comme Mangogul était grand faiseur de monologues, et que la futilité des conversations de son temps l'avait entiché de l'habitude du soliloque : " Il faut, disait−il en lui−même, qu'Orcotome soit un fieffé charlatan, ou le génie, mon protecteur, un grand sot. Si l'académicien, qui n'est assurément pas un sorcier, peut rendre la parole à des bijoux morts, le génie qui me protège avait grand tort de faire un pacte et de donner son âme au diable pour la communiquer à des bijoux pleins de vie. "

Mangogul s'embarrassait dans ces réflexions lorsqu'il se trouva dans le milieu de son académie. Orcotome eut, comme on voit, pour spectateurs, tout ce qu'il y avait à. Banza de gens éclairés sur la matière des bijoux.

Pour être content de son auditoire, il ne lui manqua que de le contenter : mais le succès de ses expériences fut des plus malheureux. Orcotome prenait un bijou, y appliquait la bouche, soufflait à perte d'haleine, le quittait, le reprenait, en essayait un autre, car il en avait apporté de tout âge, de toute grandeur, de tout état, de toute couleur ; mais il avait beau souffler, on n'entendait que des sons inarticulés et fort différents de ceux qu'il promettait.

Il se fit alors un murmure qui le déconcerta pour un moment, mais il se remit et allégua que de pareilles expériences ne se faisaient pas aisément devant un si grand nombre de personnes ; et il avait raison.

Mangogul indigné se leva, partit, et reparut en un clin d'oeil chez la sultane favorite.

" Eh bien ! prince, lui dit−elle en l'apercevant, qui l'emporte de vous ou d'Orcotome ? car ses bijoux ont fait merveille, il n'en faut pas douter. "

CHAPITRE XIV. EXPÉRIENCES D'ORCOTOME.

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Le sultan fit quelques tours en long et en large, sans lui répondre.

" Mais, reprit la favorite, Votre Hautesse me paraît mécontente.

- Ah ! madame, répliqua le sultan, la hardiesse de cet Orcotome est incomparable. Qu'on ne m'en parle plus... Que direz−vous, races futures, lorsque vous apprendrez que le grand Mangogul faisait cent mille écus de pension à de pareilles gens, tandis que de braves officiers qui avaient arrosé de leur sang les lauriers qui lui ceignaient le front, étaient réduits à quatre cents livres de rente ?... Ah ! ventrebleu, j'enrage ! J'ai pris de l'humeur pour un mois. "

En cet endroit Mangogul se tut, et continua de se promener dans

l'appartement de la favorite. Il avait la tête baissée ; il allait, venait, s'arrêtait et frappait de temps en temps du pied. Il s'assit un instant, se leva brusquement, prit congé de Mirzoza, oublia de la baiser, et se retira dans son appartement.

L'auteur africain qui s'est immortalisé par l'histoire des hauts et merveilleux faits d'Erguebzed et de Mangogul, continue en ces termes :

À la mauvaise humeur de Mangogul, on crut qu'il allait bannir tous les savants de son royaume. Point du tout.

Le lendemain il se leva gai, fit une course de bague dans la matinée, soupa le soir avec ses favoris et la Mirzoza sous une magnifique tente dressée dans les jardins du sérail, et ne parut jamais moins occupé d'affaires d'État.

Les esprits chagrins, les frondeurs du Congo et les nouvellistes de Banza ne manquèrent pas de reprendre cette conduite. Et que ne reprennent pas ces gens−là ? Est−ce là, disaient−ils dans les promenades et les cafés, est−ce là gouverner un État ! avoir la lance au poing tout le jour, et passer les nuits à table !

- " Ah ! si j'étais sultan, " s'écriait un petit sénateur ruiné par le jeu, séparé d'avec sa femme, et dont les enfants avaient la plus mauvaise éducation du monde : " si j'étais sultan, je rendrais le Congo bien autrement florissant. Je voudrais être la terreur de mes ennemis et l'amour de mes sujets. En moins de six mois, je remettrais en vigueur la police, les lois, l'art militaire et la marine. J'aurais cent vaisseaux de haut bord. Nos landes seraient bientôt défrichées, et nos grands chemins réparés. J'abolirais ou du moins je diminuerais de moitié les impôts. Pour les pensions, messieurs les beaux esprits, vous n'en tâteriez, ma foi, que d'une dent. De bons officiers, Pongo Sabiam ! de bons officiers, de vieux soldats, des magistrats comme nous autres, qui consacrons nos travaux et nos veilles à rendre aux peuples la justice : voilà les hommes sur qui je répandrais mes bienfaits.

- Ne vous souvient−il plus, messieurs, ajoutait d'un ton capable un vieux politique édenté, en cheveux plats, en pourpoint percé par le coude, et en manchettes déchirées, de notre grand empereur Abdelmalec, de la dynastie des Abyssins, qui régnait il y a deux mille trois cent octante et cinq ans ? Ne vous souvient−il plus comme quoi il fit empaler deux astronomes, pour s'être mécomptés de trois minutes dans la prédiction d'une éclipse, et disséquer tout vif son chirurgien et son premier médecin, pour lui avoir ordonné de la manne à contretemps ?

- Et puis je vous demande, continuait un autre, à quoi bon tous ces brahmines oisifs, cette vermine qu'on engraisse de notre sang ? Les richesses immenses dont ils regorgent ne conviendraient−elles pas mieux à d'honnêtes gens comme nous ? "

On entendait d'un autre côté : " Connaissait−on, il y a quarante ans, la nouvelle cuisine et les liqueurs de Lorraine ? on s'est précipité dans un luxe qui annonce la destruction prochaine de l'empire, suite nécessaire CHAPITRE XIV. EXPÉRIENCES D'ORCOTOME.

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du mépris des Pagodes et de la dissolution des moeurs. Dans le temps qu'on ne mangeait à la table du grand Kanoglou que de grosses viandes, et que l'on n'y buvait que du sorbet, quel cas aurait−on fait des découpures, des vernis de Martin, et de la musique de Rameau ? Les filles d'Opéra n'étaient pas plus inhumaines que de nos jours ; mais on les avait à bien meilleur prix. Le prince, voyez−vous, gâte bien des choses. Ah ! si j'étais sultan !

- Si tu étais sultan, répondit vivement un vieux militaire qui était échappé aux dangers de la bataille de Fontenoi, et qui avait perdu un bras à côté de son prince à la journée de Lawfelt, tu ferais plus de sottises encore que tu n'en débites. Eh ! mon ami, tu ne peux modérer ta langue, et tu veux régir un empire ! tu n'as pas l'esprit de gouverner ta famille, et tu te mêles de régler l'État ! Tais−toi, malheureux. Respecte les puissances de la terre, et remercie les dieux de t'avoir donné la naissance dans l'empire et sous le règne d'un prince dont la prudence éclaire ses ministres, et dont le soldat admire la valeur ; qui s'est fait redouter de ses ennemis et chérir de ses peuples, et à qui l'on ne peut reprocher que la modé ration avec laquelle tes semblables sont traités sous son gouvernement. "

CHAPITRE XV. LES BRAHMINES.

Lorsque les savants se furent épuisés sur les bijoux, les brahmines s'en emparèrent. La religion revendiqua leur caquet comme une matière de sa compétence, et ses ministres prétendirent que le droit de Brahma se manifestait dans cette oeuvre.

Il y eut une assemblée générale des pontifes ; et il fut décidé qu'on chargerait les meilleures plumes de prouver en forme que l'événement était surnaturel, et qu'en attendant l'impression de leurs ouvrages, on le soutiendrait dans les thèses, dans les conversations particulières, dans la direction des âmes et dans les harangues publiques.

Mais s'ils convinrent unanimement que l'événement était surnaturel, cependant, comme on admettait dans le Congo deux principes, et qu'on y professait une espèce de manichéisme, ils se divisèrent entre eux sur celui des deux principes à qui l'on devait rapporter le caquet des bijoux.

Ceux qui n'étaient guère sortis de leurs cellules, et qui n'avaient jamais feuilleté que leurs livres, attribuèrent le prodige à Brahma, " Il n'y a que lui, disaient−ils, qui puisse interrompre l'ordre de la nature ; et les temps feront voir qu'il a, en tout ceci, des vues très profondes. "

Ceux, au contraire, qui fréquentaient les alcôves, et qu'on surprenait plus souvent dans une ruelle qu'on ne les trouvait dans leurs cabinets, craignant que quelques bijoux indiscrets ne dévoilassent leur hypocrisie, accusèrent de leur caquet Cadabra, divinité malfaisante, ennemie jurée de Brahma et de ses serviteurs.

Ce dernier système souffrait de terribles objections, et ne tendait pas si directement à la réformation des moeurs. Ses défenseurs mêmes ne s'en imposaient point là−dessus. Mais il s'agissait de se mettre à couvert ; et, pour en venir à bout, la religion n'avait point de ministre qui n'eût sacrifié cent fois les Pagodes et leurs autels.

Mangogul et Mirzoza assistaient régulièrement au service religieux de Brahma, et tout l'empire en était informé par la gazette. Ils s'étaient rendus dans la grande mosquée, un jour qu'on y célébrait une des solennités principales. Le brahmine chargé d'expliquer la loi monta dans la tribune aux harangues, débita au sultan et à la favorite des phrases, des compliments et de l'ennui, et pérora fort éloquemment sur la manière de s'asseoir orthodoxement dans les compagnies. Il en avait démontré la nécessité par des autorités sans CHAPITRE XV. LES BRAHMINES.

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nombre, quand, saisi tout à coup d'un saint enthousiasme, il prononça cette tirade qui fit d'autant plus d'effet qu'on ne s'y attendait point.

" Qu'entends−je dans tous les cercles ? Un murmure confus, un bruit inouï vient frapper mes oreilles. Tout est perverti, et l'usage de la parole, que la bonté de Brahma avait jusqu'à présent affecté à la langue, est, par un effet de sa vengeance, transporté à d'autres organes. Et quels organes ! vous le savez, messieurs. Fallait−il encore un prodige pour te réveiller de ton assoupissement, peuple ingrat ! et tes crimes n'avaient−ils pas assez de témoins, sans que leurs principaux instruments élevassent la voix ! Sans doute leur mesure est comblée, puisque le courroux du ciel a cherché des châtiments nouveaux. En vain tu t'enveloppais dans les ténèbres ; tu choisissais en vain des complices muets : les entends−tu maintenant ? Ils ont de toutes parts déposé contre toi, et révélé ta turpitude à l'univers. Ô toi qui les gouvernes par ta sagesse ! ô Brahma ! tes jugements sont équitables. Ta loi condamne le larcin, le parjure, le mensonge et l'adultère ; elle proscrit et les noirceurs de la calomnie, et les brigues de l'ambition, et les fureurs de la haine, et les artifices de la mauvaise foi. Tes fidèles ministres n'ont cessé d'annoncer ces vérités à tes enfants, et de les menacer des châtiments que tu réservais dans ta juste colère aux prévaricateurs ; mais en vain : les insensés se sont livrés à la fougue de leurs passions ; ils en ont suivi le torrent ; ils ont méprisé nos avis ; ils ont ri de nos menaces ; ils ont traité nos anathèmes de vains ; leurs vices se sont accrus, fortifiés, multipliés ; la voix de leur impiété est montée jusqu'à toi, et nous n'avons pu prévenir le fléau redoutable dont tu les as frappés. Après avoir longtemps imploré ta miséricorde, louons maintenant ta justice. Accablés sous tes coups, sans doute ils reviendront à toi et reconnaîtront la main qui s'est appesantie sur eux. Mais, ô prodige de dureté ! ô comble de l'aveuglement ! ils ont imputé l'effet de ta puissance au mécanisme aveugle de la nature. Ils ont dit dans leurs coeurs : Brahma n'est point. Toutes les propriétés de la matière ne nous sont pas connues ; et la nouvelle preuve de son existence n'en est qu'une de l'ignorance et de la crédulité de ceux qui nous l'opposent. Sur ce fondement ils ont élevé des systèmes, imaginé des hypothèses, tenté des expériences ; mais du haut de sa demeure éternelle, Brahma a ri de leurs vains projets. Il a confondu la science audacieuse ; et les bijoux ont brisé, comme le verre, le frein impuissant qu'on opposait à leur loquacité. Qu'ils confessent donc, ces vers orgueilleux, la faiblesse de leur raison et la vanité de leurs efforts. Qu'ils cessent de nier l'existence de Brahma, ou de fixer des limites à sa puissance. Brahma est, il est tout−puissant ; et il ne se montre pas moins clairement à nous dans ses terribles fléaux que dans ses faveurs ineffables.

" Mais qui les a attirés sur cette malheureuse contrée, ces fléaux ? Ne sont−ce pas tes injustices, homme avide et sans foi ! tes galanteries et tes folles amours, femme mondaine et sans pudeur ! tes excès et tes débordements honteux, voluptueux infâme ! ta dureté pour nos monastères, avare ! tes injustices, magistrat vendu à la faveur ! tes usures, négociant insatiable ! ta mollesse et ton irréligion, courtisan impie et efféminé !

" Et vous sur qui cette plaie s'est particulièrement répandue, femmes et filles plongées dans le désordre ; quand, renonçant aux devoirs de notre état, nous garderions un silence profond sur vos dérèglements, vous portez avec vous une voix plus importune que la nôtre ; elle vous suit, et partout elle vous reprochera vos désirs impurs, vos attachements équivoques, vos liaisons criminelles, tant de soins pour plaire, tant d'artifices pour engager, tant d'adresse pour fixer et l'impétuosité de vos transports et les fureurs de votre jalousie.

Qu'attendez−vous donc pour secouer le joug de Cadabra, et rentrer sous les douces lois de Brahma ? Mais revenons à notre sujet. Je vous disais donc que les mondains s'asseyent hérétiquement pour neuf raisons, la première, etc. "

Ce discours fit des impressions fort différentes. Mangogul et la sultane, qui seuls avaient le secret de l'anneau, trouvèrent que le brahmine avait aussi heureusement expliqué le caquet des bijoux par le secours de la religion, qu'Orcotome par les lumières de la raison. Les femmes et les petits−maîtres de la cour dirent que le sermon était séditieux, et le prédicateur un visionnaire. Le reste de l'auditoire le regarda comme un prophète, versa des larmes, se mit en prière, se flagella même, et ne changea point de vie.

CHAPITRE XV. LES BRAHMINES.

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Il en fut bruit jusque dans les cafés. Un bel esprit décida que le brahmine n'avait qu'effleuré la question, et que sa pièce n'était qu'une déclamation froide et maussade ; mais au jugement des dévotes et des illuminés, c'était le morceau d'éloquence le plus solide qu'on eût prononcé dans les temples depuis un siècle. Au mien, le bel esprit et les dévotes avaient raison.

CHAPITRE XVI. VISION DE MANGOGUL.

Ce fut au milieu du caquet des bijoux qu'il s'éleva un autre trouble dans l'empire ; ce trouble fut causé par l'usage du penum, ou du petit morceau de drap qu'on appliquait aux moribonds. L'ancien rite ordonnait de le placer sur la bouche. Des réformateurs prétendirent qu'il fallait le mettre au derrière. Les esprits s'étaient échauffés. On était sur le point d'en venir aux mains, lorsque le sultan, auquel les deux partis en avaient appelé, permit, en sa présence, un colloque entre les plus savants de leurs chefs. L'affaire fut profondément discutée. On allégua la tradition, les livres sacrés et leurs commentateurs. Il y avait de grandes raisons et de puissantes autorités des deux côtés. Mangogul, perplexe, renvoya l'affaire à huitaine. Ce terme expiré, les sectaires et leurs antagonistes reparurent à son audience.

LE SULTAN.

Pontifes, et vous prêtres, asseyez−vous, leur dit−il. Pénétré de l'importance du point de discipline qui vous divise, depuis la conférence qui s'est tenue au pied de notre trône, nous n'avons cessé d'implorer les lumières d'en haut. La nuit dernière, à l'heure à laquelle Brahma se plaît à se communiquer aux hommes qu'il chérit, nous avons eu une vision ; il nous a semblé entendre l'entretien de deux graves personnages, dont l'un croyait avoir deux nez au milieu du visage, et l'autre deux trous au cul ; et voici ce qu'ils se disaient. Ce fut le personnage aux deux nez qui parla le premier.

" Porter à tout moment la main à son derrière, voilà un tic bien ridicule...

- Il est vrai...

- Ne pourriez−vous pas vous en défaire ?...

- Pas plus que vous de vos deux nez...

- Mais mes deux nez sont réels ; je les vois, je les touche ; et plus je les vois et les touche, plus je suis convaincu que je les ai, au lieu que depuis dix ans que vous vous tâtez et que vous vous trouvez le cul comme un autre, vous auriez dû vous guérir de votre folie...

- Ma folie ! Allez, l'homme aux deux nez ; c'est vous qui êtes fou.

- Point de querelle. Passons, passons : je vous ai dit comment mes deux nez m'étaient venus. Racontez−moi l'histoire de vos deux trous, si vous vous en souvenez...

- Si je m'en souviens ! cela ne s'oublie pas. C'était le trente et un du mois, entre une heure et deux du matin.

- Eh bien !

- Permettez, s'il vous plaît. Je crains ; non. Si je sais un peu d'arithmétique, il n'y a précisément que ce qu'il faut.

CHAPITRE XVI. VISION DE MANGOGUL.

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Les Bijoux Indiscrets

- Cela est bien étrange ! cette nuit donc ?...

- Cette nuit, j'entendis une voix qui ne m'était pas inconnue, et qui criait : À moi ! à moi ! Je regarde, et je vois une jeune créature effarée, échevelée, qui s'avançait à toutes jambes de mon côté. Elle était poursuivie par un vieillard, violent et bourru. À juger du personnage par son accoutrement, et par l'outil dont il était armé, c'était un menuisier. Il était en culotte et en chemise. Il avait les manches de sa chemise retroussées jusqu'aux coudes, le bras nerveux, le teint basané, le front ridé, le menton barbu, les joues boursouflées, l'oeil étincelant, la poitrine velue et la tête couverte d'un bonnet pointu.

- Je le vois.

- La femme qu'il était sur le point d'atteindre, continuait de crier : À moi ! à moi ! et le menuisier disait en la poursuivant : " Tu as beau fuir. Je te tiens ; il ne sera pas dit que tu sois la seule qui n'en ait point. De par tous les diables, tu en auras un comme les autres. " À l'instant, la malheureuse fait un faux pas, et tombe à plat sur le ventre, s'efforçant de crier : À moi ! à moi ! et le menuisier ajoutant : " Crie, crie tant que tu voudras ; tu en auras un, grand ou petit ; c'est moi qui t'en réponds. " À l'instant il lui relève les cotillons, et lui met le derrière à l'air. Ce derrière, blanc comme la neige, gras, ramassé, arrondi, joufflu, potelé, ressemblait comme deux gouttes d'eau à celui de la femme du souverain pontife. "

LE PONTIFE.

De ma femme !

LE SULTAN.

Pourquoi pas ?

" Le personnage aux deux trous ajouta : C'était elle en effet, car je me la remis. Le vieux menuisier lui pose un de ses pieds sur les reins, se baisse, passe ses deux mains au bas de ses deux fesses, à l'endroit où les jambes et les cuisses se fléchissent, lui repousse les deux genoux sous le ventre, et lui relève le cul ; mais si bien que je pouvais le reconnaître, à mon aise, reconnaissance qui ne me déplaisait pas, quoique de dessous les cotillons il sortît une voix défaillante qui criait : À moi ! à moi ! Vous me croirez une âme dure, un coeur impitoyable ; mais il ne faut pas se faire meilleur qu'on n'est ; et j'avoue, à ma honte, que dans ce moment, je me sentis plus de curiosité que de commisération, et que je songeai moins à secourir qu'à contempler. "

Ici le grand pontife interrompit encore le sultan, et lui dit : " Seigneur, serais−je par hasard un des deux interlocuteurs de cet entretien ?...

- Pourquoi pas ?

- L'homme aux deux nez ?

- Pourquoi pas ?

- Et moi, ajouta le chef des novateurs, l'homme aux deux trous ?

- Pourquoi pas ? "

" Le scélérat de menuisier avait repris son outil qu'il avait mis à terre. C'était un vilebrequin. Il en passe la mèche dans sa bouche, afin de l'humecter ; il s'en applique fortement le manche contre le creux de l'estomac, CHAPITRE XVI. VISION DE MANGOGUL.

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et se penchant sur l'infortunée qui criait toujours : À moi ! à moi ! il se dispose à lui percer un trou où il devait y en avoir deux, et où il n'y en avait point. "

LE PONTIFE.

Ce n'est pas ma femme.

LE SULTAN.

Le menuisier interrompant tout à coup son opération, et se ravisant, dit : " La belle besogne que j'allais faire ! Mais aussi c'eût été sa faute : Pourquoi ne pas se prêter de bonne grâce ? Madame, un petit moment de patience. " Il remet à terre son vilebrequin ; il tire de sa poche un ruban couleur de rose pâle ; avec le pouce de sa main gauche, il en fixe un bout à la pointe du coccyx, et pliant le reste en gouttière, en le pressant entre les deux fesses avec le tranchant de son autre main, il le conduit circulairement jusqu'à la naissance du bas−ventre de la dame, qui, tout en criant : À moi ! à moi ! s'agitait, se débattait, se démenait de droite et de gauche, et dérangeait le ruban et les mesures du menuisier, qui disait : " Madame, il n'est pas encore temps de crier ; je ne vous fais point de mal. Je ne saurais y procéder avec plus de ménagement. Si vous n'y prenez garde, la besogne ira tout de travers ; mais vous n'aurez à vous en prendre qu'à vous−même. Il faut accorder à chaque chose son terrain. Il y a certaines proportions à garder. Cela est plus important que vous ne pensez.

Dans un moment il n'y aura plus de remède ; et vous serez au désespoir. "

LE PONTIFE.

Et vous entendiez tout cela, seigneur ?

LE SULTAN.

Comme je vous entends.

LE PONTIFE.

Et la femme ?

LE SULTAN.

Il me sembla, ajouta l'interlocuteur, qu'elle était à demi persuadée ; et je présumai, à la distance de ses talons, qu'elle commençait à se résigner. Je ne sais trop ce qu'elle disait au menuisier ; mais le menuisier lui répondait : " Ah ! c'est de la raison que cela ; qu'on a de peine à résoudre les femmes ! " Ses mesures prises un peu plus tranquillement, maître Anofore étendant son ruban couleur de rose pâle sur un petit pied de roi, et tenant un crayon, dit à la dame : " Comment le voulez−vous ?

- Je n'entends pas.

- Est−ce dans la proportion antique, ou dans la proportion moderne ?... "

LE PONTIFE.

O profondeur des décrets d'en haut ! combien cela serait fou, si cela n'était pas révélé ! Soumettons nos entendements, et adorons.

LE SULTAN.

CHAPITRE XVI. VISION DE MANGOGUL.

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Les Bijoux Indiscrets

Je ne me rappelle plus la réponse de la dame ; mais le menuisier répliqua : " En vérité, elle extravague ; cela ne ressemblera à rien. On dira : Qui est l'âne qui a percé ce cul−là ?... "

LA DAME.

" Trêve de verbiage, maître Anofore, faites−le comme je vous dis ANOFORE.

" Faites−le comme je vous dis ! Madame, mais chacun a son honneur à garder... "

LA DAME.

" Je le veux ainsi, et là, vous dis−je. Je le veux, je le veux... " Le menuisier riait à gorge déployée ; et moi donc, croyez−vous que j'étais sérieux ? Cependant Anofore trace ses lignes sur le ruban, le remet en place, et s'écrie : " Madame, cela ne se peut pas ; cela n'a pas le sens commun. Quiconque verra ce cul−là, pour peu qu'il soit connaisseur, se moquera de vous et de moi. On sait bien qu'il faut delà là, un intervalle ; mais on ne l'a jamais pratiqué de cette étendue. Trop est trop. Vous le voulez ?... "

LA DAME.

" Eh ! oui, je le veux, et finissons... "

À l'instant maître Anofore prend son crayon, marque sur les fesses de la dame des lignes correspondantes à celles qu'il avait tirées sur le ruban ; il forme son trait carré, en haussant les épaules, et murmurant tout bas :

" Quelle mine cela aura ! mais c'est sa fantaisie. " Il ressaisit son vilebrequin, et dit : " Madame le veut là ?

- Oui, là ; allez donc....

- Allons, madame.

- Qu'y a−t−il encore ?

- Ce qu'il y a ? c'est que cela ne se peut.

- Et pourquoi, s'il vous plaît ?

- Pourquoi ? c'est que vous tremblez, et que vous serrez les fesses ; c'est que j'ai perdu de vue mon trait carré, et que je percerai trop haut ou trop bas. Allons, madame, un peu de courage.

- Cela vous est facile à dire ; montrez−moi votre mèche ; miséricorde !

- Je vous jure que c'est la plus petite de ma boutique. Tandis que nous parlons j'en aurais déjà percé une demi−douzaine. Allons, madame, desserrez ; fort bien ; encore un peu ; encore un peu ; à merveille ; encore, encore. " Cependant je voyais le menuisier narquois approcher tout doucement son vilebrequin. Il allait... lorsqu'une fureur mêlée de pitié s'empare de moi. Je me débats ; je veux courir au secours de la patiente : mais je me sens garrotté par les deux bras, et dans l'impossibilité de remuer. Je crie au menuisier :

" Infâme, coquin, arrête. " Mon cri est accompagné d'un si violent effort, que les liens qui m'attachaient en sont rompus. Je m'élance sur le menuisier : je le saisis à la gorge. Le menuisier me dit : " Qui es−tu ? à qui en veux−tu ? est−ce que tu ne vois pas qu'elle n'a point de cul ? Connais−moi ; je suis le grand Anofore ; CHAPITRE XVI. VISION DE MANGOGUL.

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Les Bijoux Indiscrets

c'est moi qui fais des culs à ceux qui n'en ont point. Il faut que je lui en fasse un, c'est la volonté de celui qui m'envoie ; et après moi, il en viendra un autre plus puissant que moi ; il n'aura pas un vilebrequin ; il aura une gouge, et il achèvera avec sa gouge de lui restituer ce qui lui manque. Retire−toi, profane ; ou par mon vilebrequin, ou par la gouge de mon successeur, je te...

- À moi ?

- À toi, oui, à toi... " A l'instant, de sa main gauche il fait bruire l'air de son instrument.

Et l'homme aux deux trous, que vous avez entendu jusqu'ici dit à l'homme aux deux nez : " Qu'avez−vous ?

vous vous éloignez.

- Je crains qu'en gesticulant, vous ne me cassiez un de mes nez. Continuez.

- Je ne sais plus où j'en étais.

- Vous en étiez à l'instrument dont le menuisier faisait bruire l'air...

- Il m'applique sur les épaules un coup du revers de son bras droit, mais un coup si furieux, que j'en suis renversé sur le ventre ; et voilà ma chemise troussée, un autre derrière en l'air ; et le redoutable Anofore qui me menace de la pointe de son outil ; et me dit : " Demande grâce, maroufle ; demande grâce, ou je t'en fais deux... " Aussitôt je sentis le froid de la mèche du vilebrequin. L'horreur me saisit ; je m'éveille ; et depuis, je me crois deux trous au cul. "

Ces deux interlocuteurs, ajouta le sultan, se mirent alors à se moquer l'un de l'autre. " Ah, ah, ah, il a deux trous au cul !

- Ah, ah, ah, c'est l'étui de tes deux nez ! "

Puis se tournant gravement vers l'assemblée, il dit : " Et vous, pontifes, et vous ministres des autels, vous riez aussi ! et quoi de plus commun que de se croire deux nez au visage, et de se moquer de celui qui se croit deux trous au cul ? "

Puis, après un moment de silence, reprenant un air serein, et s'adressant aux chefs de la secte, il leur demanda ce qu'ils pensaient de sa vision.

" Par Brahma, répondirent−ils, c'est une des plus profondes que le ciel ait départies à aucun prophète.

- Y comprenez−vous quelque chose ?

- Non, seigneur.

- Que pensez−vous de ces deux interlocuteurs ?

- Que ce sont deux fous.

- Et s'il leur venait en fantaisie de se faire chefs de parti, et que la secte des deux trous au cul se mit à persécuter la secte aux deux nez ?... " Le pontife et les prêtres baissèrent la vue ; et Mangogul dit : " Je veux que mes sujets vivent et meurent à leur mode. Je veux que le penum leur soit appliqué ou sur la bouche, ou au derrière, comme il plaira à chacun d'eux ; et qu'on ne me fatigue plus de ces impertinences. "

CHAPITRE XVI. VISION DE MANGOGUL.

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