Les Bijoux Indiscrets
Les prêtres se retirèrent ; et au synode qui se tint quelques mois après, il fut déclaré que la vision de Mangogul serait insérée dans le recueil des livres canoniques, qu'elle ne dépara pas.
CHAPITRE XVII. LES MUSELIÈRES.
Tandis que les brahmines faisaient parler Brahma, promenaient les Pagodes, et exhortaient les peuples à la pénitence, d'autres songeaient à tirer parti du caquet des bijoux.
Les grandes villes fourmillent de gens que la misère rend industrieux. Ils ne volent ni ne filoutent ; mais ils sont aux filous, ce que les filous sont aux fripons. Ils savent tout, ils font tout, ils ont des secrets pour tout ; ils vont et viennent, ils s'insinuent. On les trouve à la ville, au palais, à l'église, à la comédie, chez les courtisanes, au café, au bal, à l'opéra, dans les académies ; ils sont tout ce qu'il vous plaira qu'ils soient.
Sollicitez−vous une pension, ils ont l'oreille du ministre. Avez−vous un procès, ils solliciteront pour vous.
Aimez−vous le jeu, ils sont croupiers ; la table, ils sont chef de loge ; les femmes, ils vous introduiront chez Amine ou chez Acaris. De laquelle des deux vous plaît−il d'acheter la mauvaise santé ? choisissez ; lorsque vous l'aurez prise, ils se chargeront de votre guérison. Leur occupation principale est d'épier les ridicules des particuliers et de profiter de la sottise du public. C'est de leur part qu'on distribue au coin des rues, à la porte des temples, à l'entrée des spectacles, à la sortie des promenades, des papiers par lesquels on vous avertit gratis qu'un tel, demeurant au Louvre, dans Saint−Jean, au Temple ou dans l'Abbaye, à telle enseigne, à tel étage, dupe chez lui depuis neuf heures du matin jusqu'à midi, et le reste du jour en ville.
Les bijoux commençaient à peine à parler, qu'un de ces intrigants remplit les maisons de Banza d'un petit imprimé, dont voici la forme et le contenu. On lisait, au titre, en gros caractères : AVIS AUX DAMES
Au−dessous, en petit italique :
Par permission de monseigneur le grand sénéchal,
et avec l'approbation de messieurs de l'Académie royale des sciences.
Et plus bas :
" Le sieur Éolipile, de l'Académie royale de Banza, membre de la société royale de Monoémugi, de l'Académie impériale de Biafara, de l'Académie des curieux de Loango, de la société de Camur au Monomotapa, de l'Institut d'Érecco, et des Académies royales de Béléguanze et d'Angola, qui fait depuis plusieurs années des cours de babioles avec les applaudissements de la cour, de la ville et de la province, a inventé, en faveur du beau sexe, des muselières ou bâillons portatifs, qui ôtent aux bijoux l'usage de la parole, sans gêner leurs fonctions naturelles. Ils sont propres et commodes ; il en a de toute grandeur, pour tout âge et à tout prix ; et il a eu l'honneur d'en fournir aux personnes de la première distinction. "
Il n'est rien de tel que d'être d'un corps. Quelque ridicule que soit un ouvrage, on le prône, et il réussit. C'est ainsi que l'invention d'Éolipile fit fortune. On courut en foule chez lui : les femmes galantes y allèrent dans leur équipage ; les femmes raisonnables s'y rendirent en fiacre ; les dévotes y envoyèrent leur confesseur ou leur laquais : on y vit même arriver des tourières. Toutes voulaient avoir une muselière : et depuis la duchesse jusqu'à la bourgeoise, il n'y eut femme qui n'eût la sienne, ou par air ou pour cause.
Les brahmines, qui avaient annoncé le caquet des bijoux comme une punition divine, et qui s'en étaient CHAPITRE XVII. LES MUSELIÈRES.
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Les Bijoux Indiscrets
promis de la réforme dans les moeurs et d'autres avantages, ne virent point sans frémir une machine qui trompait la vengeance du ciel et leurs espérances. Ils étaient à peine descendus de leurs chaires, qu'ils y remontent, tonnent, éclatent, font parler les oracles, et prononcent que la muselière est une machine infernale, et qu'il n'y a point de salut pour qui s'en servira. " Femmes mondaines, quittez vos muselières ; soumettez−vous, s'écrièrent−ils, à la volonté de Brahma. Laissez la voix de vos bijoux réveiller celle de vos consciences et ne rougissez point d'avouer des crimes que vous n'avez point eu honte de commettre. "
Mais ils eurent beau crier, il en fut des muselières comme il en avait été des robes sans manches, et des pelisses piquées. Pour cette fois on les laissa s'enrhumer dans leurs temples. On prit des bâillons, et on ne les quitta que quand on en eut reconnu l'inutilité, ou qu'on en fut las.
CHAPITRE XVIII. DES VOYAGEURS.
Ce fut dans ces circonstances, qu'après une longue absence, des dépenses considérables, et des travaux inouïs, reparurent à la cour les voyageurs que Mangogul avait envoyés dans les contrées les plus éloignées pour en recueillir la sagesse ; il tenait à la main leur journal, et faisait à chaque ligne un éclat de rire.
" Que lisez−vous donc de si plaisant ? lui demanda Mirzoza.
- Si ceux−là, lui répondit Mangogul, sont aussi menteurs que les autres, du moins ils sont plus gais.
Asseyez−vous sur ce sofa, et je vais vous régaler d'un usage des thermomètres dont vous n'avez pas la moindre idée.
" Je vous promis hier, me dit Cyclophile, un spectacle amusant...
MIRZOZA.
Et qui est ce Cyclophile ?
MANGOGUL.
C'est un insulaire...
MIRZOZA.
Et de quelle île ?...
MANGOGUL.
Qu'importe ?...
MIRZOZA.
Et à qui s'adresse−t−il ?...
MANGOGUL.
A un de mes voyageurs...
CHAPITRE XVIII. DES VOYAGEURS.
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Les Bijoux Indiscrets
MIRZOZA.
Vos voyageurs sont donc enfin revenus ?...
MANGOGUL.
Assurément ; et vous l'ignoriez ?
MIRZOZA.
Je l'ignorais...
MANGOGUL.
Ah ça, arrangeons−nous, ma reine ; vous êtes quelquefois un peu bégueule. Je vous laisse la maîtresse de vous en aller lorsque ma lecture vous scandalisera.
MIRZOZA.
Et si je m'en allais d'abord ?
MANGOGUL.
Comme il vous plaira. "
Je ne sais si Mirzoza resta ou s'en alla ; mais Mangogul, reprenant le discours de Cyclophile, lut ce qui suit :
" Ce spectacle amusant, c'est celui de nos temples, et de ce qui s'y passe. La propagation de l'espèce est un objet sur lequel la politique et la religion fixent ici leur attention ; et la manière dont on s'en occupe ne sera pas indigne de la vôtre. Nous avons ici des cocus : n'est−ce pas ainsi qu'on appelle dans votre langue ceux dont les femmes se laissent caresser par d'autres ? Nous avons donc ici des cocus, autant et plus qu'ailleurs, quoique nous ayons pris des précautions infinies pour que les mariages soient bien assortis.
- Vous avez donc, répondis−je, le secret qu'on ignore ou qu'on néglige parmi nous, de bien assortir les époux ?
- Vous n'y êtes pas, reprit Cyclophile ; nos insulaires sont conformés de manière à rendre tous les mariages heureux, si l'on y suivait à la lettre les lois usitées.
- Je ne vous entends pas bien, répliquai−je ; car dans notre monde rien n'est plus conforme aux lois qu'un mariage ; et rien n'est souvent plus contraire au bonheur et à la raison.
- Eh bien ! interrompit Cyclophile, je vais m'expliquer. Quoi ! depuis quinze jours que vous habitez parmi nous, vous ignorez encore que les bijoux mâles et féminins sont ici de différentes figures ? à quoi donc avez−vous employé votre temps ? Ces bijoux sont de toute éternité destinés à s'agencer les uns avec les autres ; un bijou féminin en écrou est prédestiné à un bijou mâle fait en vis. Entendez−vous ?
- J'entends, lui dis−je ; cette conformité de figure peut avoir son usage jusqu'à un certain point : mais je ne la crois pas suffisante pour assurer la fidélité conjugale.
- Que désirez−vous de plus ?
CHAPITRE XVIII. DES VOYAGEURS.
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Les Bijoux Indiscrets
- Je désirerais que, dans une contrée où tout se règle par des lois géométriques, on eût eu quelque égard au rapport de chaleur entre les conjoints. Quoi ! vous voulez qu'une brune de dix−huit ans, vive comme un petit démon, s'en tienne strictement à un vieillard sexagénaire et glacé ! Cela ne sera pas, ce vieillard eût−il son bijou masculin en vis sans fin...
- Vous avez de la pénétration, me dit Cyclophile. Sachez donc que nous y avons pourvu...
- Et comment cela ?...
- Par une longue suite d'observations sur des cocus bien constatés...
- Et à quoi vous ont mené ces observations ?
- A déterminer le rapport nécessaire de chaleur entre deux époux...
- Et ces rapports connus ?
- Ces rapports connus, on gradua des thermomètres applicables aux hommes et aux femmes. Leur figure n'est pas la même ; la base des thermomètres féminins ressemble à un bijou masculin d'environ huit pouces de long sur un pouce et demi de diamètre ; et celle des thermomètres masculins, à la partie supérieure d'un flacon qui aurait précisément en concavité les mêmes dimensions. Les voilà, me dit−il en m'introduisant dans le temple, ces ingénieuses machines dont vous verrez tout à l'heure l'effet ; car le concours du peuple et la présence des sacrificateurs m'annoncent le moment des expériences sacrées. "
Nous perçâmes la foule avec peine, et nous arrivâmes dans le sanctuaire où il n'y avait pour autels que deux lits de damas sans rideaux. Les prêtres et les prêtresses étaient debout autour, en silence, et tenant des thermomètres dont on leur avait confié la garde, comme celle du feu sacré aux vestales. Au son des hautbois et des musettes, s'approchèrent deux couples d'amants conduits par leurs parents. Ils étaient nus ; et je vis qu'une des filles avait le bijou circulaire, et son amant le bijou cylindrique.
" Ce n'est pas là merveille, dis−je à Cyclophile.
- Regardez les deux autres, " me répondit−il.
J'y portai la vue. Le jeune homme avait un bijou parallélépipède, et la fille un bijou carré.
" Soyez attentif à l'opération sainte, " ajouta Cyclophile.
Alors deux prêtres étendirent une des filles sur l'autel ; un troisième lui appliqua le thermomètre sacré ; et le grand pontife observait attentivement le degré où la liqueur monta en six minutes. Dans le même temps, le jeune homme avait été étendu sur l'autre lit par deux prêtresses ; et une troisième lui avait adapté le thermomètre. Le grand prêtre ayant observé ici l'ascension de la liqueur dans le même temps donné, il prononça sur la validité du mariage, et renvoya les époux se conjoindre à la maison paternelle. Le bijou féminin carré et le bijou masculin parallélépipède furent examinés avec la même rigueur, éprouvés avec la même précision ; mais le grand prêtre, attentif à la progression des liqueurs, ayant reconnu quelques degrés de moins dans le garçon que dans la fille, selon le rapport marqué par le rituel (car il y avait des limites), monta en chaire, et déclara les parties inhabiles à se conjoindre. Défense à elles de s'unir, sous les peines portées par les lois ecclésiastiques et civiles contre les incestueux. L'inceste dans cette île n'était donc pas une chose tout à fait vide de sens. Il y avait aussi un véritable péché contre nature ; c'était l'approche de deux bijoux de différents sexes, dont les figures ne pouvaient s'inscrire ou se circonscrire.
CHAPITRE XVIII. DES VOYAGEURS.
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Il se présenta un nouveau mariage. C'était une fille à bijou terminé par une figure régulière de côtés impairs, et un jeune homme à bijou pyramidal, en sorte que la base de la pyramide pouvait s'inscrire dans le polygone de la fille. on leur fit l'essai du thermomètre, et l'excès ou le défaut s'étant trouvé peu considérable dans le rapport des hauteurs des fluides, le pontife prononça qu'il y avait cas de dispense, et l'accorda. On en faisait autant pour un bijou féminin à plusieurs côtés impairs, recherché par un bijou masculin et prismatique, lorsque les ascensions de liqueur étaient à peu près égales.
Pour peu qu'on ait de géométrie, l'on conçoit aisément que ce qui concernait la mesure des surfaces et des solides était poussé dans l'île à un point de perfection très élevé, et que tout ce qu'on avait écrit sur les figures isopérimètres y était très essentiel ; au lieu que parmi nous ces découvertes attendent encore leur usage. Les filles et les garçons à bijoux circulaires et cylindriques y passaient pour heureusement nés, parce que de toutes les figures, le cercle est celui qui renferme le plus d'espace sur un même contour.
Cependant les sacrificateurs attendaient pratique. Le chef me démêla dans la foule, et me fit signe d'approcher. J'obéis. " Ô étranger ! me dit−il, tu as été témoin de nos augustes mystères ; et tu vois comment parmi nous la religion a des liaisons intimes avec le bien de la société. Si ton séjour y était plus long, il se présenterait sans doute des cas plus rares et plus singuliers ; mais peut−être des raisons pressantes te rappellent dans ta patrie. Va, et apprends notre sagesse à tes concitoyens. "
Je m'inclinai profondément ; et il continua on ces termes :
" S'il arrive que le thermomètre sacré soit d'une dimension à ne pouvoir être appliqué à une jeune fille, cas extraordinaire, quoique j'en aie vu cinq exemples depuis douze ans, alors un de mes acolytes la dispose au sacrement ; et cependant tout le peuple est en prière. Tu dois entrevoir, sans que je m'exprime, les qualités essentielles pour l'entrée dans le sacerdoce, et la raison des ordinations.
" Plus souvent le thermomètre ne peut s'appliquer au garçon, parce que son bijou indolent ne se prête pas à l'opération. Alors toutes les grandes filles de l'île peuvent s'approcher et s'occuper de la résurrection du mort.
Cela s'appelle faire ses dévotions. On dit d'une fille zélée pour cet exercice, qu'elle est pieuse ; elle édifie.
Tant il est vrai, ajouta−t−il en me regardant fixement, ô étranger ! que tout est opinion et préjugé ! On appelle crime chez toi, ce que nous regardons ici comme un acte agréable à la Divinité. On augurerait mal parmi nous, d'une fille qui aurait atteint sa treizième année sans avoir encore approché des autels ; et ses parents lui en feraient de justes et fortes réprimandes.
" Si une fille tardive ou mal conformée s'offre au thermomètre sans faire monter la liqueur, elle peut se cloîtrer. Mais il arrive dans notre île, aussi souvent qu'ailleurs, qu'elle s'en repent ; et que, si le thermomètre lui était appliqué, elle ferait monter la liqueur aussi haut et aussi rapidement qu'aucune femme du monde.
Aussi plusieurs en sont−elles mortes de désespoir. Il s'ensuivait mille autres abus et scandales que j'ai retranchés. Pour illustrer mon pontificat, j'ai publié un diplôme qui fixe le temps, l'âge et le nombre de fois qu'une fille sera thermométrisée avant que de prononcer ses voeux, et notamment la veille et le jour marqués pour sa profession. Je rencontre nombre de femmes qui me remercient de la sagesse de mes règlements, et dont en conséquence les bijoux me sont dévoués ; mais ce sont des menus droits que j'abandonne à mon clergé.
" Une fille qui fait monter la liqueur à une hauteur et avec une célérité dont aucun homme ne peut approcher, est constituée courtisane, état très respectable et très honoré dans notre île ; car il est bon que tu saches que chaque grand seigneur y a sa courtisane, comme chaque femme de qualité y a son géomètre. Ce sont deux modes également sages, quoique la dernière commence à passer.
" Si un jeune homme usé, mal né ou maléficié, laisse la liqueur du thermomètre immobile, il est condamné au célibat. Un autre, au contraire, qui en fera monter la liqueur à un degré dont aucune femme ne peut approcher, CHAPITRE XVIII. DES VOYAGEURS.
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est obligé de se faire moine, comme qui dirait carme ou cordelier. C'est la ressource de quelques riches dévotes à qui les secours séculiers viennent à manquer.
" Ah ! combien, s'écria−t−il ensuite en levant ses yeux et ses mains au ciel, l'Église a perdu de son ancienne splendeur ! "
Il allait continuer, lorsque son aumônier l'interrompant, lui dit :
" Monseigneur, votre Grande Sacrificature ne s'aperçoit pas que l'office est fini, et que votre éloquence refroidira le dîner auquel vous êtes attendu. " Le prélat s'arrêta, me fit baiser son anneau ; nous sortîmes du temple avec le reste du peuple ; et Cyclophile, reprenant la suite de son discours, me dit :
" Le grand pontife ne vous a pas tout révélé ; il ne vous a point parlé ni des accidents arrivés dans l'île, ni des occupations de nos femmes savantes. Ces objets sont pourtant dignes de votre curiosité.
- Vous pouvez apparemment la satisfaire, lui répliquai−je. Eh bien, quels sont ces accidents et ces occupations ? Concernent−ils encore les mariages et les bijoux ?
- Justement, répliqua−t−il. Il y a environ trente−cinq ans qu'on s'aperçut dans l'île d'une disette de bijoux masculins cylindriques. Tous les bijoux féminins circulaires s'en plaignirent, et présentèrent au conseil d'État des mémoires et des requêtes, tendant à ce que l'on pourvût à leurs besoins. Le conseil, toujours guidé par des vues supérieures, ne répondit rien pendant un mois. Les cris des bijoux devinrent semblables à ceux d'un peuple affamé qui demande du pain. Les sénateurs nommèrent donc des députés pour constater le fait, et en rapporter à la compagnie. Cela dura encore plus d'un mois. Les cris redoublèrent ; et l'on touchait au moment d'une sédition, lorsqu'un bijoutier, homme industrieux, se présenta à l'académie. On fit des essais qui réussirent ; et sur l'attestation des commissaires, et d'après la permission du lieutenant de police, il fut gratifié par le conseil d'un brevet portant privilège exclusif de pourvoir, pendant le cours de vingt années consécutives, aux besoins des bijoux circulaires.
" Le second accident fut une disette totale de bijoux féminins polygonaux. On invita tous les artistes à s'occuper de cette calamité. on proposa des prix. Il y eut une multitude de machines inventées, entre lesquelles le prix fut partagé.
" Vous avez vu, ajouta Cyclophile, les différentes figures de nos bijoux féminins. Ils gardent constamment celle qu'ils ont apportée en naissant. En est−il de même parmi vous ?
- Non, lui répondis−je. Un bijou féminin européen, asiatique ou africain, a une figure variable à l'infini, cujuslibet figuræ capax, nullius tenax.
- Nous ne nous sommes donc pas trompés, reprit−il, dans l'explication que donnèrent nos physiciens sur un phénomène de ce genre. Il y a environ vingt ans qu'une jeune brune fort aimable parut dans l'île. Personne n'entendait sa langue ; mais lorsqu'elle eut appris la nôtre, elle ne voulut jamais dire quelle était sa patrie.
Cependant les grâces de sa figure et les agréments de son esprit enchantèrent la plupart de nos jeunes seigneurs. Quelques−uns des plus riches lui proposèrent de l'épouser ; et elle se détermina en faveur du sénateur Colibri. Le jour pris, on les conduisit au temple, selon l'usage. La belle étrangère, étendue sur l'autel, présenta aux yeux des spectateurs surpris un bijou qui n'avait aucune figure déterminée, et le thermomètre appliqué, la liqueur monta tout à coup à quatre−vingt−dix degrés. Le grand sacrificateur prononça sur−le−champ que ce bijou reléguait la propriétaire dans la classe des courtisanes, et défense fut faite à l'amoureux Colibri de l'épouser. Dans l'impossibilité de l'avoir pour femme, il en fit sa maîtresse. Un jour qu'elle en était apparemment satisfaite, elle lui avoua qu'elle était née dans la capitale de votre empire : ce qui n'a pas peu contribué à nous donner une grande idée de vos femmes. "
CHAPITRE XVIII. DES VOYAGEURS.
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Le sultan en était là, lorsque Mirzoza rentra.
" Votre pudeur, toujours déplacée, lui dit Mangogul, vous a privée de la plus délicieuse lecture. Je voudrais bien que vous me disiez à quoi sert cette hypocrisie qui vous est commune à toutes, sages ou libertines.
Sont−ce les choses qui vous effarouchent ? Non ; car vous les savez. Sont−ce les mots ? en vérité, cela n'en vaut pas la peine. S'il est ridicule de rougir de l'action, ne l'est−il pas infiniment davantage de rougir de l'expression ? J'aime à la folie les insulaires dont il est question dans ce précieux journal ; ils appellent tout par leur nom ; la langue en est plus simple, et la notion des choses honnêtes ou malhonnêtes mieux déterminée..
MIRZOZA.
Là, les femmes sont−elles vêtues ?...
MANGOGUL.
Assurément ; mais ce n'est point par décence, c'est par coquetterie : elles se couvrent pour irriter le désir et la curiosité...
MIRZOZA.
Et cela vous paraît tout à fait conforme aux bonnes moeurs ?
MANGOGUL.
Assurément...
MIRZOZA.
Je m'en doutais.
MANGOGUL.
Oh ! vous vous doutez toujours de tout. "
En s'entretenant ainsi, il feuilletait négligemment son journal, et disait : " Il y a là dedans des usages tout à fait singuliers. Tenez, voilà un chapitre sur la configuration des habitants. Il n'y a rien que votre excellente pruderie ne puisse entendre. En voici un autre sur la toilette des femmes, qui est tout à fait de votre ressort, et dont peut−être vous pourrez tirer parti. Vous ne me répondez pas ! Vous vous méfiez toujours de moi.
- Ai−je si grand tort ?
- Il faudra que je vous mette entre les mains de Cyclophile, et qu'il vous conduise parmi ses insulaires. Je vous jure que vous en reviendrez infiniment parfaite.
- Il me semble que je le suis assez.
- Il vous semble ! cependant je ne saurais presque dire un mot sans vous donner des distractions. Cependant vous en vaudriez beaucoup mieux, et j'en serais beaucoup plus à mon aise, si je pouvais toujours parler, et si vous pouviez toujours m'écouter.
CHAPITRE XVIII. DES VOYAGEURS.
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Les Bijoux Indiscrets
- Et que vous importe que je vous écoute ?
- Mais après tout, vous avez raison. Ah çà, à ce soir, à demain, ou à un autre jour, le chapitre de la figure de nos insulaires, et celui de la toilette de leurs femmes. "
CHAPITRE XIX. DE LA FIGURE DES INSULAIRES, . ET DE LA TOILETTE
DES FEMMES.
C'était après dîner ; Mirzoza faisait des noeuds, et Mangogul, étalé sur un sofa, les yeux à demi fermés, établissait doucement sa digestion. Il avait passé une bonne heure dans le silence et le repos, lorsqu'il dit à la favorite : " Madame se sentirait−elle disposée à m'écouter ?
- C'est selon.
- Mais, après tout, comme vous me l'avez dit avec autant de jugement que de politesse, que m'importe que vous m'écoutiez ou non ? "
Mirzoza sourit, et Mangogul dit : " Qu'on m'apporte le journal de mes voyageurs, et surtout qu'on ne déplace pas les marques que j'y ai faites ou par ma barbe... "
On lui présente le journal ; il l'ouvre et lit : " Les insulaires n'étaient point faits comme on l'est ailleurs.
Chacun avait apporté en naissant des signes de sa vocation : aussi en général on y était ce qu'on devait être.
Ceux que la nature avait destinés à la géométrie avaient les doigts allongés en compas ; mon hôte était de ce nombre. Un sujet propre à l'astronomie avait les yeux en colimaçon ; à la géographie, la tête en globe ; à la musique ou acoustique, les oreilles en cornets ; à l'arpentage, les jambes en jalons ; à l'hydraulique... " Ici le sultan s'arrêta ; et Mirzoza lui dit : " Eh bien ! à l'hydraulique ?... " Mangogul lui répondit : " C'est vous qui le demandez ; le bijou en ajoutoir, et pissait en jet d'eau ; à la chimie, le nez en alambic ; à l'anatomie, l'index en scalpel ; aux mécaniques, les bras en lime ou en scie, etc. "
Mirzoza ajouta : " Il n'en était pas chez ce peuple comme parmi nous, où tels qui, n'ayant reçu de Brahma que des bras nerveux, semblaient être appelés à la charrue, tiennent le timon de votre État, siègent dans vos tribunaux, ou président dans votre académie ; où tel, qui ne voit non plus qu'une taupe, passe sa vie à faire des observations, c'est−à−dire à une profession qui demande des yeux de lynx. "
Le sultan continua de lire. " Entre les habitants on en remarquait dont les doigts visaient au compas, la tête au globe, les yeux au télescope, les oreilles au cornet ; ces hommes−ci, dis−je à mon hôte, sont apparemment vos virtuoses, de ces hommes universels qui portent sur eux l'affiche de tous les talents. "
Mirzoza interrompit le sultan, et dit : " Je gage que je sais la réponse de l'hôte...
MANGOGUL
Et quelle est−elle ?
MIRZOZA.
Il répondit que ces gens, que la nature semble avoir destinés à tout, n'étaient bons à rien.
CHAPITRE XIX. DE LA FIGURE DES INSULAIRES, . ET DE LA TOILETTE DES FEMMES.
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Les Bijoux Indiscrets
MANGOGUL.
Par Brahma, c'est cela ; en vérité, sultane, vous avez bien de l'esprit. Mon voyageur ajoute que cette conformation des insulaires donnait au peuple entier un certain air automate ; quand ils marchent, on dirait qu'ils arpentent ; quand ils gesticulent, ils ont l'air de décrire des figures ; quand ils chantent, ils déclament avec emphase.
MIRZOZA.
En ce cas, leur musique doit être mauvaise.
MANGOGUL.
Et pourquoi cela, s'il vous plaît ?
MIRZOZA.
C'est qu'elle doit être au−dessous de la déclamation. "
MANGOGUL.
" A peine eus−je fait quelques tours dans la grande allée de leur jardin public, que je devins le sujet de l'entretien et l'objet de la curiosité. C'est un tombé de la lune, disait l'un ; vous vous trompez, disait l'autre, il vient de Saturne. Je le crois habitant de Mercure, disait un troisième. Un quatrième s'approcha de moi, et me dit : " Étranger, pourrait−on vous demander d'où vous êtes ?
- Je suis du Congo, lui répondis−je.
- Et où est le Congo ? "
" J'allais satisfaire à sa question, lorsqu'il s'éleva autour de moi un bruit de mille voix d'hommes et de femmes qui répétaient : " C'est un Congo, c'est un Congo, c'est un Congo. " Assourdi de ce tintamarre, je me mis mes mains sur mes oreilles, et je me hâtai de sortir du jardin. Cependant on avait arrêté mon hôte, pour savoir de lui si un Congo était un animal ou un homme. Les jours suivants, sa porte fut obsédée d'une foule d'habitants qui demandaient à voir le Congo. Je me montrai ; je parlai ; et ils s'éloignèrent tous avec un mépris marqué par des huées, en s'écriant : Fi donc, c'est un homme. "
Ici Mirzoza se mit à rire aux éclats. Puis elle ajouta : " Et la toilette ? " Mangogul lui dit : " Madame se rappellerait−elle un certain brahme noir, fort original, moitié sensé, moitié fou ?
- Oui, je me rappelle. C'était un bon homme qui mettait de l'esprit à tout, et que les autres brahmes noirs, ses confrères, firent mourir de chagrin.
- Fort bien. Il n'est pas que vous n'ayez entendu parler, ou peut−être même que vous n'ayez vu un certain clavecin où il avait diapasoné les couleurs selon l'échelle des sons, et sur lequel il prétendait exécuter pour les yeux une sonate, un allégro, un presto, un adagio, un cantabile, aussi agréables que ces pièces bien faites le sont pour les oreilles.
- J'ai fait mieux : un jour je lui proposai de me traduire dans un menuet de couleurs, un menuet de sons ; et il s'en tira fort bien.
CHAPITRE XIX. DE LA FIGURE DES INSULAIRES, . ET DE LA TOILETTE DES FEMMES.
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- Et cela vous amusa beaucoup ?
- Beaucoup ; car j'étais alors un enfant.
- Eh bien ! mes voyageurs ont retrouvé la même machine chez leurs insulaires, mais appliquée à son véritable usage.
- J'entends ; à la toilette.
- Il est vrai ; mais comment cela ?
- Comment ? le voici. Une pièce de notre ajustement étant donnée, il ne s'agit que de frapper un certain nombre de touches du clavecin pour trouver les harmoniques de cette pièce, et déterminer les couleurs différentes des autres.
- Vous êtes insupportable ! On ne saurait vous rien apprendre ; vous devinez tout.
- Je crois même qu'il y a dans cette espèce de musique des dissonances à préparer et à sauver.
- Vous l'avez dit.
- Je crois en conséquence que le talent d'une femme de chambre suppose autant de génie et d'expérience, autant de profondeur et d'études que dans un maître de chapelle.
- Et ce qui s'ensuit de là, le savez−vous ?
- Non.
- C'est qu'il ne me reste plus qu'à fermer mon journal, et qu'à prendre mon sorbet. Sultane, votre sagacité me donne de l'humeur.
- C'est−à−dire que vous m'aimeriez un peu bête.
- Pourquoi pas ? cela nous rapprocherait, et nous nous en amuserions davantage. Il faut une terrible passion pour tenir contre une humiliation qui ne finit point. Je changerai ; prenez−y garde.
- Seigneur, ayez pour moi la complaisance de reprendre votre journal, et d'en continuer la lecture.
- Très volontiers. C'est donc mon voyageur qui va parler. "
" Un jour, au sortir de table, mon hôte se jeta sur un sofa où il ne tarda pas à s'endormir, et j'accompagnai les dames dans leur appartement. Après avoir traversé plusieurs pièces, nous entrâmes dans un cabinet, grand et bien éclairé, au milieu duquel il y avait un clavecin. Madame s'assit, promena ses doigts sur le clavier, les yeux attachés sur l'intérieur de la caisse, et dit d'un air satisfait :
" Je le crois d'accord. "
Et moi, je me disais tout bas : " Je crois qu'elle rêve ; " car je n'avais point entendu de son...
" Madame est musicienne, et sans doute elle accompagne ?
CHAPITRE XIX. DE LA FIGURE DES INSULAIRES, . ET DE LA TOILETTE DES FEMMES.
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Les Bijoux Indiscrets
- Non.
- Qu'est−ce donc que cet instrument ?
- Vous l'allez voir. " Puis, se tournant vers ses filles : " Sonnez, dit−elle à l'aînée, pour mes femmes. "
Il en vint trois, auxquelles elle tint à peu près ce discours : " Mesdemoiselles, je suis très mécontente de vous. Il y a plus de six mois que ni mes filles ni moi n'avons été mises avec goût. Cependant vous me dépensez un argent immense. Je vous ai donné les meilleurs maîtres ; et il semble que vous n'avez pas encore les premiers principes de l'harmonie. Je veux aujourd'hui que ma fontange soit verte et or. Trouvez−moi le reste. "
La plus jeune pressa les touches, et fit sortir un rayon blanc, un jaune un cramoisi, un vert, d'une main ; et de l'autre, un bleu et un violet.
" Ce n'est pas cela, dit la maîtresse d'un ton impatient ; adoucissez−moi ces nuances. "
La femme de chambre toucha de nouveau, blanc, citron, bleu turc, ponceau, couleur de rose, aurore et noir.
" Encore pis ! dit la maîtresse. Cela est à excéder. Faites le dessus. "
La femme de chambre obéit ; et il en résultat : blanc, orangé, bleu pâle, couleur de chair ; soufre et gris.
La maîtresse s'écria :
" On n'y saurait plus tenir.
- Si madame voulait faire attention, dit une des deux autres femmes, qu'avec son grand panier et ses petites mules...
- Mais oui, cela pourrait aller... "
Ensuite la dame passa dans un arrière−cabinet pour s'habiller dans cette modulation. Cependant l'aînée de ses filles priait la suivante de lui jouer un ajustement de fantaisie, ajoutant :
" Je suis priée d'un bal ; et je me voudrais leste, singulière et brillante. Je suis lasse des couleurs pleines.
" Rien n'est plus aisé, " dit la suivante ; et elle toucha gris de perle, avec un clair−obscur qui ne ressemblait à rien ; et dit : " Voyez, mademoiselle, comme cela fera bien avec votre coiffure de la Chine, votre mantelet de plumes de paon, votre jupon céladon et or, vos bas cannelle, et vos souliers de jais ; surtout si vous vous coiffez en brun, avec votre aigrette de rubis.
- Tu veux trop, ma chère, répliqua la jeune fille. Viens toi−même exécuter tes idées. "
Le tour de la cadette arriva ; la suivante qui restait lui dit :
" Votre grande soeur va au bal ; mais vous, n'allez−vous pas au temple ?
- Précisément ; et c'est par cette raison que je veux que tu me touches quelque chose de fort coquet.
- Eh bien ! répondit la suivante, prenez votre robe de gaze couleur de feu, et je vais chercher le reste de CHAPITRE XIX. DE LA FIGURE DES INSULAIRES, . ET DE LA TOILETTE DES FEMMES.
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Les Bijoux Indiscrets
l'accompagnement. Je n'y suis pas..., m'y voici... non... c'est cela... oui, c'est cela... vous serez à ravir... Voyez, mademoiselle : jaune, vert, noir, couleur de feu, azur, blanc et bleu ; cela fera à merveille avec vos boucles d'oreilles de topaze de Bohême, une nuance de rouge, deux assassins, trois croissants et sept mouches... "
Ensuite elles sortirent, en me faisant une profonde révérence. Seul, je me disais : " Elles sont aussi folles ici que chez nous. Ce clavecin épargne pourtant bien de la peine. "
Mirzoza, interrompant la lecture, dit au sultan : " Votre voyageur aurait bien dû nous apporter une ariette au moins d'ajustements notés, avec la basse chiffrée.
LE SULTAN
C'est ce qu'il a fait,
MIRZOZA.
Et qui est−ce qui nous jouera cela ?
LE SULTAN.
Mais quelqu'un des disciples du brahme noir ; celui entre les mains duquel son instrument oculaire est resté.
Mais en avez−vous assez ?
MIRZOZA.
Y en a−t−il encore beaucoup ?...
LE SULTAN.
Non ; encore quelques pages, et vous en serez quitte...
MIRZOZA.
Lisez−les.
LE SULTAN.
" J'en étais là, dit mon journal, lorsque la porte du cabinet où la mère était entrée, s'ouvrit, et m'offrit une figure si étrangement déguisée, que je ne la reconnus pas. Sa coiffure pyramidale et ses mules en échasses l'avaient agrandie d'un pied et demi ; elle avait avec cela une palatine blanche, un mantelet orange, une robe de velours ras bleu pâle, un jupon couleur de chair, des bas soufre, et des mules petit−gris ; mais ce qui me frappa surtout, ce fut un panier pentagone, à angles saillants et rentrants, dont chacun portait une toise de projection. Vous eussiez dit que c'était un donjon ambulant, flanqué de cinq bastions. L'une des filles parut ensuite.
" Miséricorde ! s'écria la mère, qui est−ce qui vous a ajustée de la sorte ? Retirez−vous ! vous me faites horreur. Si l'heure du bal n'était pas si proche, je vous ferais déshabiller. J'espère du moins que vous vous masquerez. " Puis, s'adressant à la cadette : " Pour cela, " dit−elle, en la parcourant de la tête aux pieds,
" voilà qui est raisonnable et décent. "
Cependant monsieur, qui avait aussi fait sa toilette après sa médianoche, se montra avec un chapeau couleur CHAPITRE XIX. DE LA FIGURE DES INSULAIRES, . ET DE LA TOILETTE DES FEMMES.
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Les Bijoux Indiscrets
de feuille morte, sous lequel s'étendait une longue perruque en volutes, un habit de drap à double broche, avec des parements en carré longs, d'un pied et demi chacun ; cinq boutons par devant, quatre poches, mais point de plis ni de paniers ; une culotte et des bas chamois ; des souliers de maroquin vert ; le tout tenant ensemble, et formant un pantalon.
Ici Mangogul s'arrêta et dit à Mirzoza, qui se tenait les côtés : " Ces insulaires vous paraissent fort ridicules... "
Mirzoza, lui coupant la parole, ajouta : " Je vous dispense du reste ; pour cette fois, sultan, vous avez raison ; que ce soit, je vous prie, sans tirer à conséquence. Si vous vous avisez de devenir raisonnable, tout est perdu. Il est sûr que nous paraîtrions aussi bizarres à ces insulaires, qu'ils nous le paraissent ; et qu'en fait de modes, ce sont les fous qui donnent
la loi aux sages, les courtisanes qui la donnent aux honnêtes femmes, et qu'on n'a rien de mieux à faire que de la suivre. Nous rions en voyant les portraits de nos aïeux, sans penser que nos neveux riront en voyant les nôtres.
MANGOGUL.
J'ai donc eu une fois en ma vie le sens commun !..,
MIRZOZA.
Je vous le pardonne ; mais n'y retournez pas...
MANGOGUL.
Avec toute votre sagacité, l'harmonie, la mélodie et le clavecin oculaire...
MIRZOZA.
Arrêtez, je vais continuer.., donnèrent lieu à un schisme qui divisa les hommes, les femmes et tous les citoyens. Il y eut une insurrection d'école contre école, de maître contre maître ; on disputa, on s'injuria, on se haït.
- Fort bien ; mais ce n'est pas tout.
- Aussi, n'ai−je pas tout dit.
- Achevez.
- Ainsi qu'il est arrivé dernièrement à Banza, dans la querelle sur les sons, où les sourds se montrèrent les plus entêtés disputeurs, dans la contrée de vos voyageurs, ceux qui crièrent le plus longtemps et le plus haut sur les couleurs, ce furent les aveugles... "
A cet endroit, le sultan dépité prit les cahiers de ses voyageurs, et les mit en pièces.
" Eh ? que faites−vous là ?
- Je me débarrasse d'un ouvrage inutile.
CHAPITRE XIX. DE LA FIGURE DES INSULAIRES, . ET DE LA TOILETTE DES FEMMES.
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Les Bijoux Indiscrets
- Pour moi, peut−être ; mais pour vous ?
- Tout ce qui n'ajoute rien à votre bonheur m'est indifférent.
- Je vous suis donc bien chère ?
- Voilà une question à détacher de toutes les femmes. Non, elles ne sentent rien ; elles croient que tout leur est dû ; quoi qu'on fasse pour elles, on n'en a jamais fait assez. Un moment de contrariété efface une année de service. Je m'en vais.
- Non, vous restez ; allons, approchez−vous, et baisez−moi... "
Le sultan l'embrassa, et dit :
" N'est−il pas vrai que nous ne sommes que des marionnettes ?
- Oui, quelquefois. "
CHAPITRE XX. LES DEUX DÉVOTES.
Le sultan laissait depuis quelques jours les bijoux en repos. Des affaires importantes, dont il était occupé, suspendaient les effets de sa bague. Ce fut dans cet intervalle que deux femmes de Banza apprêtèrent à rire à toute la ville.
Elles étaient dévotes de profession. Elles avaient conduit leurs intrigues avec toute la discrétion possible, et jouissaient d'une réputation que la malignité même de leurs semblables avait respectée. Il n'était bruit dans les mosquées que de leur vertu. Les mères les proposaient en exemple à leurs filles ; les maris à leurs femmes.
Elles tenaient l'une et l'autre, pour maxime principale, que le scandale est le plus grand de tous les péchés.
Cette conformité de sentiments, mais surtout la difficulté d'édifier à peu de frais un prochain clairvoyant et malin, l'avait emporté sur la différence de leurs caractères ; et elles étaient très bonnes amies.
Zélide recevait le brahmine de Sophie ; c'était chez Sophie que Zélide conférait avec son directeur ; et en s'examinant un peu, l'une ne pouvait guère ignorer ce qui concernait le bijou de l'autre ; mais l'indiscrétion bizarre de ces bijoux les tenait toutes deux dans de cruelles alarmes. Elles se voyaient à la veille d'être démasquées, et de perdre cette réputation de vertu qui leur avait coûté quinze ans de dissimulation et de manège, et dont elles étaient alors fort embarrassées. Il y avait des moments où elles auraient donné leur vie, du moins Zélide, pour être aussi décriées que la plus grande partie de leurs connaissances. " Que dira le monde ? que fera mon mari ?... Quoi ! cette femme si réservée, si modeste, si vertueuse ; cette Zélide n'est... comme les autres... Ah ! cette idée me désespère !... Oui, je voudrais n'en avoir point, n'en avoir jamais eu, " s'écriait brusquement Zélide.
Elle était alors avec son amie, que les mêmes réflexions occupaient, mais qui n'en était pas autant agitée. Les dernières paroles de Zélide la firent sourire.
" Riez, madame, ne vous contraignez point. Éclatez, lui dit Zélide dépitée. Il y a vraiment de quoi.
- Je connais comme vous, lui répondit froidement Sophie, tout le danger qui nous menace mais le moyen de s'y soustraire ? car vous conviendrez, avec moi, qu'il n'y a pas d'apparence que votre souhait s'accomplisse.
CHAPITRE XX. LES DEUX DÉVOTES.
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Les Bijoux Indiscrets
- Imaginez donc un expédient, repartit Zélide.
- Oh ! reprit Sophie, je suis lasse de me creuser : je n'imagine rien... S'aller confiner dans le fond d'une province, est un parti ; mais laisser à Banza les plaisirs, et renoncer à la vie, c'est ce que je ne ferai point. Je sens que mon bijou ne s'accommodera jamais de cela.
- Que faire donc ?...
- Que faire ! Abandonner tout à la Providence, et rire, à mon exemple, du qu'en dira−t−on. J'ai tout tenté pour concilier la réputation et les plaisirs. Mais puisqu'il est dit qu'il faut renoncer à la réputation, conservons au moins les plaisirs. Nous étions uniques. Eh bien ! ma chère, nous ressemblerons à cent mille autres ; cela vous paraît−il donc si dur ?
- Oui, sans doute, répliqua Zélide ; il me paraît dur de ressembler à celles pour qui l'on avait affecté un mépris souverain. Pour éviter cette mortification, je m'enfuirais, je crois, au bout du monde.
- Partez, ma chère, continua Sophie ; pour moi, je reste... Mais à propos, je vous conseille de vous pourvoir de quelque secret, pour empêcher votre bijou de babiller en route.
- En vérité, reprit Zélide, la plaisanterie est ici de bien mauvaise grâce ; et votre intrépidité...
- Vous vous trompez, Zélide, il n'y a point d'intrépidité dans mon fait. Laisser prendre aux choses un train dont on ne peut les détourner, c'est résignation. Je vois qu'il faut être déshonorée ; eh bien ! déshonorée pour déshonorée, je m'épargnerai du moins de l'inquiétude le plus que je pourrai.
- Déshonorée ! reprit Zélide, fondant en larmes ; déshonorée ! Quel coup ! Je n'y puis résister... Ah, maudit bonze ! c'est toi qui m'as perdue. J'aimais mon époux ; j'étais née vertueuse ; je l'aimerais encore, si tu n'avais abusé de ton ministère et de ma confiance, Déshonorée ! chère Sophie.., "
Elle ne put achever. Les sanglots lui coupèrent la parole ; et elle tomba sur un canapé, presque désespérée.
Zélide ne reprit l'usage de la voix que pour s'écrier douloureusement : " Ah ! ma chère Sophie, j'en mourrai... Il faut que j'en meure. Non, je ne survivrai jamais à ma réputation...
- Mais, Zélide, ma chère Zélide, ne vous pressez pourtant pas de mourir ; peut−être que.., lui dit Sophie.
- Il n'y a peut−être qui tienne ; il faut que j'en meure...
- Mais peut−être qu'on pourrait...
- On ne pourra rien, vous dis−je... Mais parlez, ma chère, que pourrait−on ?
- Peut−être qu'on pourrait empêcher un bijou de parler.
- Ah ! Sophie, vous cherchez à me soulager par de fausses espérances ; vous me trompez.
- Non, non, je ne vous trompe point ; écoutez−moi seulement, au lieu de vous désespérer comme une folle.
J'ai entendu parler de Frénicol, d'Éolipile, de bâillons et de muselières.
- Eh, qu'ont de commun Frénicol, Éolipile et les muselières, avec le danger qui nous menace ? Qu'a à faire ici mon bijoutier ? et qu'est−ce qu'une muselière ?
CHAPITRE XX. LES DEUX DÉVOTES.
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Les Bijoux Indiscrets
- Le voici, ma chère. Une muselière est une machine imaginée par Frénicol, approuvée par l'académie et perfectionnée par Éolipile, qui se fait toutefois les honneurs de l'invention.
- Eh bien ! cette machine imaginée par Frénicol, approuvée par l'académie et perfectionnée par ce benêt d'Éolipile ?...
- Oh ! vous êtes d'une vivacité qui passe l'imagination. Eh bien ! cette machine s'applique et rend un bijou discret, malgré qu'il en ait...
- Serait−il bien vrai, ma chère ?
- On le dit.
- Il faut savoir cela, reprit Zélide, et sur−le−champ. "
Elle sonna ; une de ses femmes parut ; et elle envoya chercher Frénicol. " Pourquoi pas Éolipile ? dit Sophie.
- Frénicol marque moins, " répondit Zélide.
Le bijoutier ne se fit pas attendre.
" Ah ! Frénicol, vous voilà, lui dit Zélide ; soyez le bienvenu. Dépêchez−vous, mon cher, de tirer deux femmes d'un embarras cruel...
- De quoi s'agit−il, mesdames ?... Vous faudrait−il quelques rares bijoux ?...
- Non ; mais nous en avons deux, et nous voudrions bien...
- Vous en défaire, n'est−ce pas ? Eh bien ! mesdames, il faut les voir. Je les prendrai, ou nous ferons un échange...
- Vous n'y êtes pas, monsieur Frénicol ; nous n'avons rien à troquer...
- Ah ! je vous entends ; c'est quelques boucles d'oreilles que vous auriez envie de perdre, de manière que vos époux les retrouvassent chez moi...
- Point du tout. Mais, Sophie, dites−lui donc de quoi il est question !
- Frénicol, continua Sophie, nous avons besoin de deux... Quoi ! vous n'entendez pas ?...
- Non, madame ; comment voulez−vous que j'entende ? Vous ne me dites rien...
- C'est, répondit Sophie, que, quand une femme a de la pudeur, elle souffre à s'exprimer sur certaines choses...
- Mais, reprit Frénicol, encore faut−il qu'elle s'explique. Je suis bijoutier et non pas devin.
- Il faut pourtant que vous me deviniez...
- Ma foi, mesdames, plus je vous envisage et moins je vous comprends. Quand on est jeunes, riches et jolies CHAPITRE XX. LES DEUX DÉVOTES.
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Les Bijoux Indiscrets
comme vous, on n'en est pas réduites à l'artifice : d'ailleurs, je vous dirai sincèrement que je n'en vends plus.
J'ai laissé le commerce de ces babioles à ceux de mes confrères qui commencent. "
Nos dévotes trouvèrent l'erreur du bijoutier si ridicule, qu'elles lui firent toutes deux en même temps un éclat de rire qui le déconcerta.
" Souffrez, mesdames, leur dit−il, que je vous fasse la révérence et que je me retire. Vous pouviez vous dispenser de m'appeler d'une lieue pour plaisanter à mes dépens.
- Arrêtez, mon cher, arrêtez, lui dit Zélide en continuant de rire. Ce n'était point notre dessein. Mais, faute de nous entendre, il vous est venu des idées si burlesques...
- Il ne tient qu'à vous, mesdames, que j'en aie enfin de plus justes. De quoi s'agit−il ?
- Ôh ! mons Frénicol, souffrez que je rie tout à mon aise avant que de vous répondre. "
Zélide rit à s'étouffer. Le bijoutier songeait en lui−même qu'elle avait des vapeurs ou qu'elle était folle, et prenait patience. Enfin, Zélide cessa.
" Eh bien ! lui dit−elle, il est question de nos bijoux ; des nôtres, entendez−vous, monsieur Frénicol ?
Vous savez apparemment que, depuis quelque temps, il y en a plusieurs qui se sont mis à jaser comme des pies ; or, nous voudrions bien que les nôtres ne suivissent point ce mauvais exemple.
- Ah ! j'y suis maintenant ; c'est−à−dire, reprit Frénicol, qu'il,vous faut une muselière...
- Fort bien, vous y êtes en effet. On m'avait bien dit que monsieur Frénicol n'était pas un sot...
- Madame, vous avez bien de la bonté. Quant à ce que vous me demandez, j'en ai de toutes sortes, et de ce pas je vais vous en chercher. "
Frénicol partit ; cependant Zélide embrassait son amie et la remerciait de son expédient : et moi, dit l'auteur africain, j'allai me reposer en attendant qu'il revînt.
CHAPITRE XXI. RETOUR DU BIJOUTIER.
Le bijoutier revint et présenta à nos dévotes deux muselières des mieux conditionnées.
" Ah ! miséricorde ! s'écria Zélide. Quelles muselières ! quelles énormes muselières sont−ce là ! et qui sont les malheureuses à qui cela servira ? Cela a une toise de long. Il faut, en vérité, mon ami, que vous ayez pris mesure sur la jument du sultan.
- oui, dit nonchalamment Sophie, après les avoir considérées et compassées avec les doigts : vous avez raison, et il n'y a que la jument du sultan ou la vieille Rimosa à qui elles puissent convenir...
- Je vous jure, mesdames, reprit Frénicol, que c'est la grandeur ordinaire ; et que Zelmaïde, Zyrphile, Amiane, Zulique et cent autres en ont pris de pareilles...
- Cela est impossible, répliqua Zélide.
CHAPITRE XXI. RETOUR DU BIJOUTIER.
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Les Bijoux Indiscrets
- Cela est pourtant, repartit Frénicol : mais toutes ont dit comme vous ; et, comme elles, si vous voulez vous détromper, vous le pouvez à l'essai...
- Monsieur Frénicol en dira tout ce qu'il voudra ; mais il ne me persuadera jamais que cela me convienne, dit Zélide.
- Ni à moi, dit Sophie. Qu'il nous en montre d'autres, s'il en a. "
Frénicol, qui avait éprouvé plusieurs fois qu'on ne convertissait pas les femmes sur cet article, leur présenta des muselières de treize ans.
" Ah ! voilà ce qu'il nous faut ! s'écrièrent−elles toutes deux en même temps.
- Je le souhaite, répondit tout bas Frénicol.
- Combien les vendez−vous ? dit Zélide...
- Madame, ce n'est que dix ducats...
- Dix ducats ! vous n'y pensez pas, Frénicol...
- Madame, c'est en conscience...
- Vous nous faites payer la nouveauté...
- Je vous jure, mesdames, que cet argent troqué...
− Il est vrai qu'elles sont joliment travaillées ; mais dix ducats, c'est une somme...
- Je n'en rabattrai rien.
- Nous irons chez Éolipile.
- Vous le pouvez, mesdames : mais il y a ouvrier et ouvrier, muselières et muselières. "
Frénicol tint ferme, et Zélide en passa par là. Elle paya les deux muselières ; et le bijoutier s'en retourna, bien persuadé qu'elles leur seraient trop courtes et qu'elles ne tarderaient pas à lui revenir pour le quart de ce qu'il les avait vendues. Il se trompa. Mangogul ne s'étant point trouvé à portée de tourner sa bague sur ces deux femmes, il ne prit aucune envie à leurs bijoux de parler plus haut qu'à l'ordinaire, heureusement pour elles ; car Zélide, ayant essayé sa muselière, la trouva de moitié trop petite. Cependant elle ne s'en défit pas, imaginant presque autant d'inconvénient à la changer qu'à ne s'en point servir.
On a su ces circonstances d'une de ses femmes, qui les dit en confidence à son amant, qui les redit en confidence à d'autres, qui les confièrent sous le secret à tout Banza. Frénicol parla de son côté ; l'aventure de nos dévotes devint publique et occupa quelque temps les médisants du Congo.
Zélide en fut inconsolable. Cette femme, plus à plaindre qu'à blâmer, prit son brahmine en aversion, quitta son époux et s'enferma dans un couvent. Pour Sophie, elle leva le masque, brava les discours, mit du rouge et des mouches, se répandit dans le grand monde et eut des aventures.
CHAPITRE XXI. RETOUR DU BIJOUTIER.
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Les Bijoux Indiscrets
CHAPITRE XXII. SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU
SUFFOQUÉ.
Quoique les bourgeoises de Banza se doutassent que les bijoux de leur espèce n'auraient pas l'honneur de parler, toutes cependant se munirent de muselières. On eut à Banza sa muselière, comme on prend ici le deuil de cour.
En cet endroit, l'auteur africain remarque avec étonnement que la modicité du prix et la roture des muselières n'en firent point cesser la mode au sérail. " Pour cette fois, dit−il, l'utilité l'emporta sur le préjugé. "
Une réflexion aussi commune ne valait pas la peine qu'il se répétât : mais il m'a semblé que c'était le défaut de tous les anciens auteurs du Congo, de tomber dans des redites, soit qu'ils se fussent proposé de donner ainsi un air de vraisemblance et de facilité à leurs productions ; soit qu'ils n'eussent pas, à beaucoup près, autant de fécondité que leurs admirateurs le supposent.
Quoi qu'il en soit, un jour, Mangogul, se promenant dans ses jardins, accompagné de toute sa cour, s'avisa de tourner sa bague sur Zélaïs. Elle était jolie et soupçonnée de plusieurs aventures ; cependant son bijou ne fit que bégayer et ne proféra que quelques mots entrecoupés qui ne signifiaient rien et que les persifleurs interprétèrent comme ils voulurent... " Ouais, dit le sultan, voici un bijou qui a la parole bien malaisée. Il faut qu'il y ait ici quelque chose qui lui gêne la prononciation. Il appliqua donc plus fortement son anneau. Le bijou fit un second effort pour s'exprimer ; et, surmontant en partie l'obstacle qui lui fermait la bouche, on entendit, très distinctement : " Ahi...ahi...J'ét...j'ét...j'étouffe. Je n'en puis plus... Ahi... ahi... J'étouffe. "
Zélaïs se sentit aussitôt suffoquer : son visage pâlit, sa gorge s'enfla, et elle tomba, les yeux fermés et la bouche entrouverte, entre les bras de ceux qui l'environnaient.
Partout ailleurs Zélaïs eût été promptement soulagée. Il ne s'agissait que de la débarrasser de sa muselière et de rendre à son bijou la respiration ; mais le moyen de lui porter une main secourable en présence de Mangogul ! " Vite, vite, des médecins, s'écriait le sultan ; Zélaïs se meurt. "
Des pages coururent au palais et revinrent, les docteurs s'avançant gravement sur leurs traces ; Orcotome était à leur tête. Les uns opinèrent pour la saignée, les autres pour le kermès ; mais le pénétrant Orcotome fit transporter Zélaïs dans un cabinet voisin, la visita et coupa les courroies de son caveçon. Ce bijou emmuselé fut un de ceux qu'il se vanta d'avoir vu dans le paroxysme.
Cependant le gonflement était excessif, et Zélaïs eût continué de souffrir si le sultan n'eût eu pitié de son état.
Il retourna sa bague ; les humeurs se remirent en équilibre ; Zélaïs revint, et Orcotome s'attribua le miracle de cette cure.
L'accident de Zélaïs et l'indiscrétion de son médecin discréditèrent beaucoup les muselière. Orcotome, sans égard pour les intérêts d'Éolipile se proposa d'élever sa fortune sur les débris de la sienne ; se fit annoncer pour médecin attitré des bijoux enrhumés ; et l'on voit encore son affiche dans les rues détournées. Il commença par gagner de l'argent et finit par être méprisé.
Le sultan s'était fait un plaisir de rabattre la présomption de l'empirique. Orcotome se vantait−il d'avoir réduit au silence quelque bijou qui n'avait jamais soufflé le mot ? Mangogul avait la cruauté de le faire parler. On en vint jusqu'à remarquer que tout bijou qui s'ennuyait de se taire n'avait qu'à recevoir deux ou trois visites d'Orcotome. Bientôt on le mit, avec Éolipile, dans la classe des charlatans ; et tous deux y demeureront CHAPITRE XXII. SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LE BIJOU SUFFOQUÉ.
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Les Bijoux Indiscrets
jusqu'à ce qu'il plaise à Brahma de les en tirer.
On préféra la honte à l'apoplexie. " On meurt de celle−ci, " disait−on. On renonça donc aux muselières ; on laissa parler les bijoux, et personne n'en mourut.
CHAPITRE XXIII. HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES VAPEURS.
Il y eut un temps, comme on voit, que les femmes, craignant que leurs bijoux ne parlassent, étaient suffoquées, se mouraient : mais il en vint un autre, qu'elles se mirent au−dessus de cette frayeur, se défirent des muselières et n'eurent plus que des vapeurs.
La favorite avait, entre ses complaisantes, une fille singulière. Son humeur était charmante, quoique inégale.
Elle changeait de visage dix fois par jour ; mais quel que fût celui qu'elle prît, il plaisait. Unique dans sa mélancolie, ainsi que dans sa gaieté, il lui échappait, dans ses moments les plus extravagants, des propos d'un sens exquis ; et il lui venait, dans les accès de sa tristesse, des extravagances très réjouissantes.
Mirzoza s'était si bien faite à Callirhoé, c'était le nom de cette jeune folle, qu'elle ne pouvait presque s'en passer. Une fois que le sultan se plaignait à la favorite de je ne sais quoi d'inquiet et de froid qu'il lui remarquait :
" Prince, lui dit−elle, embarrassée de ses reproches, sans mes trois bêtes, mon serin, ma chartreuse et Callirhoé, je ne vaux rien ; et vous voyez bien que la dernière me manque...
- Et pourquoi n'est−elle pas ici ? lui demanda Mangogul.
- Je ne sais, répondit Mirzoza ; mais il y a quelques mois qu'elle m'annonça que, si Mazul faisait la campagne, elle ne pourrait se dispenser d'avoir des vapeurs ; et Mazul partit hier...
- Passe encore pour celle−là, répliqua le sultan. Voilà ce qui s'appelle des vapeurs bien fondées. Mais vis−à−vis de quoi s'avisent d'en avoir cent autres, dont les maris sont tout jeunes, et qui ne se laissent pas manquer d'amants ?
- Prince, répondit un courtisan, c'est une maladie à la mode. C'est un air à une femme que d'avoir des vapeurs. Sans amants et sans vapeurs, on n'a aucun usage du monde ; et il n'y a pas une bourgeoise à Banza qui ne s'en donne. "
Mangogul sourit et se détermina sur−le−champ à visiter quelques−unes de ces vaporeuses. Il alla droit chez Salica. Il la trouva couchée, la gorge découverte, les yeux allumés, la tête échevelée, et à son chevet le petit médecin bègue et bossu Farfadi, qui lui faisait des contes. Cependant elle allongeait un bras, puis un autre, bâillait, soupirait, se portait la main sur le front et s'écriait douloureusement : " Ahi... Je n'en puis plus...
Ouvrez les fenêtres... Donnez−moi de l'air... Je n'en puis plus ; je me meurs... "
Mangogul prit le moment que ses femmes troublées aidaient Farfadi à alléger ses couvertures, pour tourner sa bague sur elle ; et l'on entendit à l'instant : " Ôh ! que je m'ennuie de ce train ! Voilà−t−il pas que madame s'est mis en tête d'avoir des vapeurs ! Cela durera la huitaine ; et je veux mourir si je sais à propos de quoi : car après les efforts de Farfadi pour déraciner ce mal, il me semble qu'il a tort de persister. "
" Bon, dit le sultan en retournant sa bague, j'entends. Celle−ci a des vapeurs en faveur de son médecin.
Voyons ailleurs. "
CHAPITRE XXIII. HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES VAPEURS.
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Les Bijoux Indiscrets
Il passa de l'hôtel de Salica dans celui d'Arsinoé, qui n'en est pas éloigné. Il entendit, dès l'entrée de son appartement, de grands éclats de rire et s'avança, comptant la trouver en compagnie : cependant elle était seule ; et Mangogul n'en fut pas trop surpris. " Une femme se donnant des vapeurs, elle se les donne apparemment, dit−il, tristes ou gaies, selon qu'il est à propos. "
Il tourna sa bague sur elle, et sur−le−champ son bijou se mit à rire à gorge déployée. Il passa brusquement de ses ris immodérés à des lamentations ridicules sur l'absence de Narcès, à qui il conseillait en bon ami de hâter son retour, et continua sur nouveaux frais à sangloter, pleurer, gémir, soupirer, se désespérer, comme s'il eût enterré tous les siens.
Le sultan se contenant à peine d'éclater d'une affliction si bizarre, retourna sa bague et partit, laissant Arsinoé et son bijou se lamenter tout à leur aise et concluant en lui−même la fausseté du proverbe.
CHAPITRE XXIV.
NEUVIÈME ESSAI DE L'ANNEAU..
DES CHOSES PERDUES ET RETROUVÉES..
Pour servir de supplément au savant Traité de Pancirolle . et aux
Mémoires de l'Académie des Inscriptions.
Mangogul s'en revenait dans son palais, occupé des ridicules que les femmes se donnent, lorsqu'ils se trouva, soit distraction de sa part, soit méprise de son anneau, sous les portiques du somptueux édifice que Thélis a décoré des riches dépouilles de ses amants. Il profita de l'occasion pour interroger son bijou.
Thélis était femme de l'émir Sambuco, dont les ancêtres avaient régné dans la Guinée. Sambuco s'était acquis de la considération dans le Congo par cinq ou six victoires célèbres qu'il avait remportées sur les ennemis d'Erguebzed. Non moins habile négociateur que grand capitaine, il avait été chargé des ambassades les plus distinguées et s'en était tiré supérieurement. Il vit Thélis au retour de Loango et il en fut épris. Il touchait alors à la cinquantaine et Thélis ne passait pas vingt−cinq ans. Elle avait plus d'agréments que de beauté ; les femmes disaient qu'elle était très bien et les hommes la trouvaient adorable. De puissants partis l'avaient recherchée ; mais soit qu'elle eût déjà ses vues, soit qu'il y eût entre elle et ses soupirants disproportion de fortune, ils avaient tous été refusés. Sambuco la vit, mit à ses pieds des richesses immenses, un nom, des lauriers et des titres qui ne le cédaient qu'à ceux des souverains, et l'obtint.
Thélis fut ou parut vertueuse pendant six semaines entières après son mariage ; mais un bijou né voluptueux se dompte rarement de lui−même, et un mari quinquagénaire, quelque héros qu'il soit d'ailleurs, est un insensé, s'il se promet de vaincre cet ennemi. Quoique Thélis mît dans sa conduite de la prudence, ses premières aventures ne furent point ignorées. C'en fut assez dans la suite pour lui en supposer de secrètes, et Mangogul, curieux de ses vérités, se hâta de passer du vestibule de son palais dans son appartement.
On était au milieu de l'été : il faisait une chaleur extrême, et Thélis, après le dîner, s'était jetée sur un lit de repos, dans un arrière−cabinet orné de glaces et de peintures. Elle dormait, et sa main était encore appuyée sur un recueil de contes persans qui l'avaient assoupie.
Mangogul la contempla quelque temps, convint qu'elle avait des grâces, et tourna sa bague sur elle. " Je m'en souviens encore, comme si j'y étais, dit incontinent le bijou de Thélis : neuf preuves d'amour eu quatre heures. Ah ! quels moments ! que Zermounzaïd est un homme divin ! Ce n'est point là le vieux et glacé Sambuco. Cher Zermounzaïd, j'avais ignoré les vrais plaisirs, le bien réel ; c'est toi qui me l'as fait connaître. "
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Mangogul, qui désirait s'instruire des particularités du commerce de Thélis avec Zermounzaïd, que le bijou lui dérobait, en ne s'attachant qu'à ce qui frappe le plus un bijou, frotta quelque temps le chaton de sa bague contre sa veste, et l'appliqua sur Thélis, tout étincelant de lumière. L'effet en parvint bientôt jusqu'à son bijou, qui mieux instruit de ce qu'on lui demandait, reprit d'un ton plus historique :
" Sambuco commandait l'armée du Monoémugi, et je le suivais en campagne. Zermounzaïd servait sous lui en qualité de colonel, et le général, qui l'honorait de sa confiance, nous avait mis sous son escorte. Le zélé Zermounzaïd ne désempara pas de son poste : il lui parut trop doux, pour le céder à quelque autre ; et le danger de le perdre fut le seul qu'il craignit de toute la campagne.
" Pendant le quartier d'hiver, je reçus quelques nouveaux hôtes, Cacil, Jékia, Almamoum, Jasub, Sélim, Manzora, Néreskim, tous militaires que Zermounzaïd avait mis à la mode, mais qui ne le valaient pas. Le crédule Sambuco s'en reposait de la vertu de sa femme sur elle−même, et sur les soins de Zermounzaïd ; et tout occupé des détails immenses de la guerre, et des grandes opérations qu'il méditait pour la gloire du Congo, il n'eut jamais le moindre soupçon que Zermounzaïd le trahît et que Thélis lui fût infidèle.
" La guerre continua ; les armées rentrèrent en campagne, et nous reprîmes nos litières. Comme elles allaient très lentement, insensiblement le corps de l'armée gagna de l'avance sur nous, et nous nous trouvâmes à l'arrière−garde. Zermounzaïd la commandait. Ce brave garçon, que la vue des plus grands périls n'avait jamais écarté du chemin de la gloire, ne put résister à celle du plaisir. Il abandonna à un subalterne le soin de veiller aux mouvements de l'ennemi qui nous harcelait, et passa dans notre litière ; mais à peine y fut−il, que nous entendîmes un bruit confus d'armes et de cris. Zermounzaïd, laissant son ouvrage à demi, veut sortir ; mais il est étendu par terre, et nous restons au pouvoir du vainqueur.
" Je commençai donc par engloutir l'honneur et les services d'un officier qui pouvait attendre de sa bravoure et de son mérite les premiers emplois de la guerre, s'il n'eût jamais connu la femme de son général. Plus de trois mille hommes périrent en cette occasion. C'est encore autant de bons sujets que nous avons ravis à l'État. "
Qu'on imagine la surprise de Mangogul à ce discours ! Il avait entendu l'oraison funèbre de Zermounzaïd, et il ne le reconnaissait point à ces traits. Erguebzed son père avait regretté cet officier : les nouvelles à la main, après avoir prodigué les derniers éloges à sa belle retraite, avaient attribué sa défaite et sa mort à la supériorité des ennemis, qui, disaient−elles s'étaient trouvés six contre un. Tout le Congo avait plaint un homme qui avait si bien fait son devoir. Sa femme avait obtenu une pension : on avait accordé son régiment à son fils aîné, et l'on promettait un bénéfice au cadet.
Que d'horreurs ! s'écria tout bas Mangogul ; un époux déshonoré, l'État trahi, des concitoyens sacrifiés, ces forfaits ignorés, récompensés même comme des vertus, et tout cela à propos d'un bijou !
Le bijou de Thélis, qui s'était interrompu pour reprendre haleine, continua : " Me voilà donc abandonné à la discrétion de l'ennemi. Un régiment de dragons était prêt à fondre sur nous. Thélis en parut éplorée, et ne souhaita rien tant ; mais les charmes de la proie semèrent la discorde entre les prédateurs. On tira les cimeterres et trente à quarante hommes furent massacrés en un clin d'oeil. Le bruit de ce désordre parvint jusqu'à l'officier général. Il accourut, calma ces furieux, et nous mit en séquestre sous une tente, où nous n'avions pas eu le temps de nous reconnaître, qu'il vint solliciter le prix de ses services. " Malheur aux vaincus ! " s'écria Thélis en se renversant sur un lit ; et toute la nuit fut employée à ressentir son infortune.
" Nous nous trouvâmes le lendemain sur le rivage du Niger. Une saïque nous y attendait, et nous partîmes, ma maîtresse et moi, pour être présentés à l'empereur de Benin. Dans ce voyage de vingt−quatre heures, le capitaine du bâtiment s'offrit à Thélis, fut accepté, et je connus par expérience que le service de mer était infiniment plus vif que celui de terre. Nous vîmes l'empereur de Benin ; il était jeune, ardent, voluptueux : CHAPITRE XXIV. NEUVIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. DES CHOSES PERDUES ET RETROUVÉES.. Pour servir de supplément au savant Traité de Pancirolle . et aux Mémoires de l'Académie des Inscriptions.
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Thélis fit encore sa conquête ; mais celles de son mari l'effrayèrent. Il demanda la paix, et il ne lui en coûta, pour l'obtenir, que trois provinces et ma rançon.
" Autres temps, autres fatigues. Sambuco apprit, je ne sais comment, la raison des malheurs de la campagne précédente ; et pendant celle−ci, il me mit en dépôt sur la frontière chez un chef de brahmines de ses amis.
L'homme saint ne se défendit guère ; il succomba aux agaceries de Thélis, et en moins de six mois, j'engloutis ses revenus immenses, trois étangs et deux bois de haute futaie. "
- Miséricorde ! s'écria Mangogul, trois étangs et deux bois ! quel appétit pour un bijou !
" C'est une bagatelle, reprit celui−ci. La paix se fit, et Thélis suivit son époux en ambassade au Monomotapa.
Elle jouait et perdait fort bien cent mille sequins eu un jour, que je regagnais en une heure. Un ministre, dont les affaires de son maître ne remplissaient pas tous les moments, me tomba sous la dent, et je lui dévorai en trois ou quatre mois une fort belle terre, le château tout meublé, le parc, un équipage avec les petits chevaux pies. Une faveur de quatre minutes, mais bien filée, nous valait des fêtes, des présents, des pierreries, et l'aveugle ou politique Sambuco ne nous tracassait point.
" Je ne mettrai point en ligne de compte, ajouta le bijou, les marquisats, les comtés, les titres, les armoiries, etc., qui se sont éclipsés devant moi. Adressez−vous à mon secrétaire, qui vous dira ce qu'ils sont devenus.
J'ai fort écorné le domaine du Biafara, et je possède une province entière du Béléguanze. Erguebzed me proposa sur la fin de ses jours... " À ces mots, Mangogul retourna sa bague, et fit taire le gouffre ; il respectait la mémoire de son père, et ne voulut rien entendre qui pût ternir dans son esprit l'éclat des grandes qualités qu'il lui reconnaissait.
De retour dans son sérail, il entretint la favorite des vaporeuses, et de l'essai de son anneau sur Thélis. " Vous admettez, lui dit−il, cette femme à votre familiarité ; mais vous ne la connaissez pas apparemment aussi bien que moi.
- Je vous entends, seigneur, répondit la sultane. Son bijou vous aura sottement conté ses aventures avec le général Micokof, l'émir Féridour, le sénateur Marsupha, et le grand brahmine Ramadanutio. Eh ! qui ne sait qu'elle soutient le jeune Alamir, et que le vieux Sambuco, qui ne dit rien, en est aussi bien informé que vous !
- Vous n'y êtes pas, reprit Mangogul. Je viens de faire rendre gorge à son bijou.
- Vous avait−il enlevé quelque chose ? répondit Mirzoza.
- Non pas à moi, dit le sultan, mais bien à mes sujets, aux grands de mon empire, aux potentats mes voisins : des terres, des provinces, des châteaux, des étangs, des bois, des diamants, des équipages, avec les petits chevaux pies.
- Sans compter, seigneur, ajouta Mirzoza, la réputation et les vertus. Je ne sais quel avantage vous apportera votre bague ; mais plus vous en multipliez les essais, plus mon sexe me devient odieux : celles même à qui je croyais devoir quelque considération n'en sont pas exceptées. Je suis contre elles d'une humeur à laquelle je demande à Votre Hautesse de m'abandonner pour quelques moments. "
Mangogul, qui connaissait la favorite pour ennemie de toute contrainte, lui baisa trois fois l'oreille droite, et se retira.
CHAPITRE XXIV. NEUVIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. DES CHOSES PERDUES ET RETROUVÉES.. Pour servir de supplément au savant Traité de Pancirolle . et aux Mémoires de l'Académie des Inscriptions.
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CHAPITRE XXV. ÉCHANTILLON DE LA MORALE DE MANGOGUL.
Mangogul, impatient de revoir la favorite, dormit peu, se leva plus matin qu'à l'ordinaire, et parut chez elle au petit jour. Elle avait déjà sonné : on venait d'ouvrir ses rideaux ; et ses femmes se disposaient à la lever. Le sultan regarda beaucoup autour d'elle, et ne lui voyant point de chien, il lui demanda la raison de cette singularité.
" C'est, lui répondit Mirzoza, que vous supposez que je suis singulière en cela, et qu'il n'en est rien.
- Je vous assure, répliqua le sultan, que je vois des chiens à toutes les femmes de ma cour, et que vous m'obligeriez de m'apprendre pourquoi elles en ont, ou pourquoi vous n'en avez point. La plupart d'entre elles en ont même plusieurs ; et il n'y en a pas une qui ne prodigue au sien des caresses qu'elle semble n'accorder qu'avec peine à son amant. Par où ces bêtes méritent−elles la préférence ? qu'en fait−on ? "
Mirzoza ne savait que répondre à ces questions.
" Mais, lui disait−elle, on a un chien comme un perroquet ou un serin. Il est peut−être ridicule de s'attacher aux animaux ; mais il n'est pas étrange qu'on en ait : ils amusent quelquefois, et ne nuisent jamais. Si on leur fait des caresses, c'est qu'elles sont sans conséquence. D'ailleurs, croyez−vous, prince, qu'un amant se contentât d'un baiser tel qu'une femme le donne à son gredin ?
- Sans doute, je le crois, dit le sultan. Il faudrait, parbleu, qu'il fût bien difficile, s'il n'en était pas satisfait. "
Une des femmes de Mirzoza, qui avait gagné l'affection du sultan et de la favorite par de la douceur, des talents et du zèle, dit : " Ces animaux sont incommodes et malpropres ; ils tachent les habits, gâtent les meubles, arrachent les dentelles, et font en un quart d'heure plus de dégât qu'il n'en faudrait pour attirer la disgrâce de la femme de chambre la plus fidèle ; cependant on les garde.
- Quoique, selon madame, ils ne soient bons qu'à cela ; ajouta le sultan.
- Prince, répondit Mirzoza, nous tenons à nos fantaisies ; et il faut que, d'avoir un gredin, c'en soit une, telle que nous en avons beaucoup d'autres, qui ne seraient plus des fantaisies, si l'on en pouvait rendre raison. Le règne des singes est passé ; les perruches se soutiennent encore. Les chiens étaient tombés ; les voilà qui se relèvent. Les écureuils ont eu leur temps ; et il en est des animaux comme il en a été successivement de l'italien, de l'anglais, de la géométrie, des prétintailles, et des falbalas.
- Mirzoza, répliqua le sultan en secouant la tête, n'a pas là−dessus toutes les lumières possibles ; et les bijoux...
- Votre Hautesse ne va−t−elle pas s'imaginer, dit la favorite, qu'elle apprendra du bijou d'Haria pourquoi cette femme, qui a vu mourir son fils, une de ses filles et son époux sans verser une larme, a pleuré pendant quinze jours la perte de son doguin ?
- Pourquoi non ? répondit Mangogul.
- Vraiment, dit Mirzoza, si nos bijoux pouvaient expliquer toutes nos fantaisies, ils seraient plus savants que nous−mêmes.
- Et qui vous le dispute ? repartit le sultan. Aussi crois−je que le bijou fait faire à une femme cent choses CHAPITRE XXV. ÉCHANTILLON DE LA MORALE DE MANGOGUL.
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sans qu'elle s'en aperçoive ; et j'ai remarqué dans plus d'une occasion, que telle qui croyait suivre sa tête, obéissait à son bijou. Un grand philosophe plaçait l'âme, la nôtre s'entend, dans la glande pinéale. Si j'en accordais une aux femmes, je sais bien, moi, où je la placerais.
- Je vous dispense de m'en instruire, reprit aussitôt Mirzoza.
- Mais vous me permettrez au moins, dit Mangogul, de vous communiquer quelques idées que mon anneau m'a suggérées sur les femmes, dans la supposition qu'elles ont une âme. Les épreuves que j'ai faites de ma bague m'ont rendu grand moraliste. Je n'ai ni l'esprit de La Bruyère, ni la logique de Port−Royal, ni l'imagination de Montaigne, ni la sagesse de Charron ; mais j'ai recueilli des faits qui leur manquaient peut−être.
- Parlez, prince, répondit ironiquement Mirzoza : je vous écouterai de toutes mes oreilles. Ce doit être quelque chose de curieux, que les essais de morale d'un sultan de votre âge !
- Le système d'Orcotome est extravagant, n'en déplaise au célèbre Hiragu son confrère ; cependant je trouve du sens dans les réponses qu'il a faites aux objections qui lui ont été proposées. Si j'accordais une âme aux femmes, je supposerais volontiers, avec lui, que les bijoux ont parlé de tout temps, bas à la vérité, et que l'effet de l'anneau du génie Cucufa se réduit à leur hausser le ton. Cela posé, rien ne serait plus facile que de vous définir toutes tant que vous êtes :
" La femme sage, par exemple, serait celle dont le bijou est muet, ou n'en est pas écouté.
" La prude, celle qui fait semblant de ne pas écouter son bijou.
" La galante, celle à qui le bijou demande beaucoup, et qui lui accorde trop.
" La voluptueuse, celle qui écoute son bijou avec complaisance.
" La courtisane, celle à qui son bijou demande à tout moment, et qui ne lui refuse rien.
" La coquette, celle dont le bijou est muet, ou n'en est point écouté ; mais qui fait espérer à tous les hommes qui l'approchent, que son bijou parlera quelque jour, et qu'elle pourra ne pas faire la sourde oreille.
" Eh bien ! délices de mon âme, que pensez−vous de mes définitions ?
- Je pense, dit la favorite, que Votre Hautesse a oublié la femme tendre.
- Si je n'en ai point parlé, répondit le sultan, c'est que je ne sais pas encore bien ce que c'est, et que d'habiles gens prétendent que le mot tendre, pris sans aucun rapport au bijou, est vide de sens.
- Comment ! vide de sens ? s'écria Mirzoza. Quoi ! il n'y a point de milieu ; et il faut absolument qu'une femme soit prude, galante, coquette, voluptueuse ou libertine ?
- Délices de mon âme, dit le sultan, je suis prêt à convenir de l'inexactitude de mon énumération, et j'ajouterai la femme tendre aux caractères précédents ; mais à condition que vous m'en donnerez une définition qui ne retombe dans aucune des miennes.
- Très volontiers, dit Mirzoza. Je compte en venir à bout sans sortir de votre système.
- Voyons, ajouta Mangogul.
CHAPITRE XXV. ÉCHANTILLON DE LA MORALE DE MANGOGUL.
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- Eh bien ! reprit la favorite... La femme tendre est celle...
- Courage, Mirzoza, dit Mangogul.
- Oh ! ne me troublez point, s'il vous plaît. La femme tendre est celle... qui a aimé sans que son bijou parlât, ou... dont le bijou n'a jamais parlé qu'en faveur du seul homme qu'elle aimait. "
Il n'eût pas été galant au sultan de chicaner la favorite, et de lui demander ce qu'elle entendait par aimer ; aussi n'en fit−il rien. Mirzoza prit son silence pour un aveu, et ajouta, toute fière de s'être tirée d'un pas qui lui paraissait difficile : " Vous croyez, vous autres hommes, parce que nous n'argumentons pas, que nous ne raisonnons point. Apprenez une bonne fois que nous trouverions aussi facilement le faux de vos paradoxes, que vous celui de nos raisons, si nous voulions nous en donner la peine. Si Votre Hautesse était moins pressée de satisfaire sa curiosité sur les gredins, je lui donnerais à mon tour un petit échantillon de ma philosophie. Mais elle n'y perdra rien ; ce sera pour quelqu'un de ces jours, qu'elle aura plus de temps à m'accorder. "
Mangogul lui répondit qu'il n'avait rien de mieux à faire que de profiter de ses idées philosophiques ; que la métaphysique d'une sultane de vingt−deux ans ne devait pas être moins singulière que la morale d'un sultan de son âge.
Mais Mirzoza appréhendant qu'il n'y eût de la complaisance de la part de Mangogul, lui demanda quelque temps pour se préparer, et fournit ainsi au sultan un prétexte pour voler où son impatience pouvait l'appeler.
CHAPITRE XXVI. DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES GREDINS.
MANGOGUL se transporta sur−le−champ chez Haria ; et comme il parlait très volontiers seul, il disait en soi−même : " Cette femme ne se couche point sans ses quatre mâtins ; et les bijoux ne savent rien de ces animaux, ou le sien m'en dira quelque chose ; car, Dieu merci, on n'ignore point qu'elle aime ses chiens à l'adoration. "
Il se trouva dans l'antichambre d'Haria, sur la fin de ce monologue, et pressentit de loin que madame reposait avec sa compagnie ordinaire. C'était un petit gredin, une danoise et deux doguins. Le sultan tira sa tabatière, se précautionna de deux prises de son tabac d'Espagne, et s'approcha d'Haria. Elle dormait ; mais la meute, qui avait l'oreille au guet, entendant quelque bruit, se mit à aboyer, et la réveilla. " Taisez−vous, mes enfants, leur dit−elle d'un ton si doux, qu'on ne pouvait la soupçonner de parler à ses filles ; dormez, dormez, et ne troublez point mon repos ni le vôtre. "
Jadis Haria fut jeune et jolie ; elle eut des amants de son rang ; mais ils s'éclipsèrent plus vite encore que ses grâces. Pour se consoler de cet abandon, elle donna dans une espèce de faste bizarre, et ses laquais étaient les mieux tournés de Banza. Elle vieillit de plus en plus ; les années la jetèrent dans la réforme ; elle se restreignit à quatre chiens et à deux brahmines et devint un modèle d'édification. En effet, la satire la plus envenimée n'avait pas là de quoi mordre, et Haria jouissait en paix, depuis plus de dix ans, d'une haute réputation de vertu, et de ces animaux. On savait même sa tendresse si décidée pour les gredins, qu'on ne soupçonnait plus les brahmines de la partager.
Haria réitéra sa prière à ses bêtes, et elles eurent la complaisance d'obéir. Alors Mangogul porta la main sur son anneau, et le bijou suranné se mit à raconter la dernière de ses aventures. Il y avait si longtemps que les premières s'étaient passées, qu'il en avait presque perdu la mémoire. " Retire−toi, Médor, dit−il d'une voix enrouée ; tu me fatigues. J'aime mieux Lisette ; je la trouve plus douce. " Médor, à qui la voix du bijou CHAPITRE XXVI. DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES GREDINS.
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était inconnue, allait toujours son train ; mais Haria se réveillant, continua. " Ote−toi donc, petit fripon, tu m'empêches de reposer. Cela est bon quelquefois ; mais trop est trop. " Médor se retira, Lisette prit sa place, et Haria se rendormit.
Mangogul, qui avait suspendu l'effet de son anneau, le retourna, et le très antique bijou, poussant un soupir profond, se mit à radoter et dit : " Ah ! que je suis fâché de la mort de la grande levrette ! c'était bien la meilleure petite femme, la créature la plus caressante ; elle ne cessait de m'amuser : c'était tout esprit et toute gentillesse ; vous n'êtes que des bêtes en comparaison. Ce vilain monsieur l'a tuée... la pauvre Zinzoline ; je n'y pense jamais sans avoir la larme à l'oeil... Je crus que ma maîtresse en mourrait. Elle passa deux jours sans boire et sans manger ; la cervelle lui en tournait : jugez de sa douleur. Son directeur, ses amis, ses gredins même ne m'approchèrent pas. Ordre à ses femmes de refuser l'entrée de son appartement à monsieur, sous peine d'être chassées... Ce monstre m'a ravi ma chère Zinzoline, s'écriait−elle ; qu'il ne paraisse pas ; je ne veux le voir de ma vie. "
Mangogul, curieux des circonstances de la mort de Zinzoline, ranima la force électrique de son anneau, en le frottant contre la basque de son habit, le dirigea sur Haria, et le bijou reprit : " Haria, veuve de Ramadec, se coiffa de Sindor. Ce jeune homme avait de la naissance, peu de bien ; mais un mérite qui plaît aux femmes, et qui faisait, après les gredins, le goût dominant d'Haria. L'indigence vainquit la répugnance de Sindor pour les années et pour les chiens d'Haria. Vingt mille écus de rente dérobèrent à ses yeux les rides de ma maîtresse et l'incommodité des gredins, et il l'épousa.
" Il s'était flatté de l'emporter sur nos bêtes par ses talents et ses complaisances, et de les disgracier dès le commencement de son règne ; mais il se trompa. Au bout de quelques mois qu'il crut avoir bien mérité de nous, il s'avisa de remontrer à madame que ses chiens n'étaient pas au lit aussi bonne compagnie pour lui que pour elle ; qu'il était ridicule d'en avoir plus de trois, et que c'était faire de la couche nuptiale un chenil, que d'y en admettre plus d'un à tour de rôle.
" - Je vous conseille, répondit Haria d'un ton courroucé, de m'adresser de pareils discours ! Vraiment, il sied bien à un misérable cadet de Gascogne, que j'ai tiré d'un galetas qui n'était pas assez bon pour mes chiens, de faire ici le délicat ! On parfumait apparemment vos draps, mon petit seigneur, quand vous logiez en chambre garnie. Sachez, une bonne fois pour toujours, que mes chiens étaient longtemps avant vous en possession de mon lit, et que vous pouvez en sortir, ou vous résoudre à le partager avec eux. "
" La déclaration était précise, et nos chiens restèrent maîtres de leur poste ; mais une nuit que nous reposions tous, Sindor en se retournant, frappa malheureusement du pied Zinzoline. La levrette, qui n'était point faite à ces traitements, lui mordit le gras de la jambe, et madame fut aussitôt réveillée par les cris de Sindor.
" - Qu'avez vous donc ? monsieur ? lui dit−elle ; il semble qu'on vous égorge. Rêvez−vous ?
- Ce sont vos chiens, madame, lui répondit Sindor, qui me dévorent, et votre levrette vient de m'emporter un morceau de la jambe.
- N'est−ce que cela ? dit Haria en se retournant, vous faites bien du bruit pour rien. "
" Sindor, piqué de ce discours, sortit du lit, jurant de ne point y remettre le pied que la meute n'en fût bannie.
Il employa des amis communs pour obtenir l'exil des chiens ; mais tous échouèrent dans cette négociation importante. Haria leur répondit : " Que Sindor était un freluquet qu'elle avait tiré d'un grenier qu'il partageait avec des souris et des rats ; qu'il ne lui convenait point de faire tant le difficile ; qu'il dormait toute la nuit ; qu'elle aimait ses chiens ; qu'ils l'amusaient ; qu'elle avait pris goût à leurs caresses dès la plus tendre enfance, et qu'elle était résolue de ne s'en séparer qu'à la mort. Encore dites−lui, continua−t−elle CHAPITRE XXVI. DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES GREDINS.
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en s'adressant aux médiateurs, que s'il ne se soumet humblement à mes volontés, il s'en repentira toute sa vie ; que je rétracterai la donation que je lui ai faite, et que je l'ajouterai aux sommes que je laisse par mon testament pour la subsistance et l'entretien de mes chers enfants. "
" Entre nous, ajoutait le bijou, il fallait que Sindor fût un gros sot d'espérer qu'on ferait pour lui ce que n'avaient pu obtenir vingt amants, un directeur, un confesseur, avec une kyrielle de brahmines, qui tous y avaient perdu leur latin. Cependant, toutes les fois que Sindor rencontrait nos animaux, il lui prenait des impatiences qu'il avait peine à contenir. Un jour l'infortunée Zinzoline lui tomba sous la main ; il la saisit par le col, et la jeta par la fenêtre : la pauvre bête mourut de sa chute. Ce fut alors qu'il se fit un beau bruit.
Haria, le visage enflammé, les yeux baignés de pleurs... "
Le bijou allait reprendre ce qu'il avait déjà dit, car les bijoux tombent volontiers dans des répétitions. Mais Mangogul lui coupa la parole : son silence ne fut pas de longue durée. Lorsque le prince crut avoir dérouté ce bijou radoteur, il lui rendit la liberté de parler ; et le babillard, éclatant de rire, reprit comme par réminiscence : " Mais, à propos, j'oubliais de vous raconter ce qui se passa la première nuit des noces d'Haria. J'ai bien vu des choses ridicules en ma vie ; mais jamais aucune qui le fût tant. Après un grand souper, les époux sont conduits à leur appartement ; tout le monde se retire, à l'exception des femmes de madame, qui la déshabillent. La voilà déshabillée ; on la met au lit, et Sindor reste seul avec elle.
S'apercevant que, plus alertes que lui, les gredins, les doguins, les levrettes, s'emparaient de son épouse :
" Permettez, madame, lui dit−il, que j'écarte un peu ces rivaux.
" - Mon cher, faites ce que vous pourrez, lui dit Haria ; pour moi, je n'ai pas le courage de les chasser. Ces petits animaux me sont attachés ; et il y a si longtemps que je n'ai d'autre compagnie...
" - Ils auront peut−être, reprit Sindor, la politesse de me céder aujourd'hui une place que je dois occuper.
" - Voyez, monsieur, " lui répondit Haria.
" Sindor employa d'abord les voies de douceur, et supplia Zinzoline de se retirer dans un coin ; mais l'animal indocile se mit à gronder. L'alarme se répandit parmi le reste de la troupe ; et le doguin et les gredins aboyèrent comme si l'on eût égorgé leur maîtresse. Impatienté de ce bruit, Sindor culbute le doguin, écarte un des gredins, et saisit Médor par la patte. Médor, le fidèle Médor, abandonné de ses alliés, avait tenté de réparer cette perte par les avantages du poste. Collé sur les cuisses de sa maîtresse, les yeux enflammés, le poil hérissé, et la gueule béante, il fronçait le mufle, et présentait à l'ennemi deux rangs de dents des plus aiguës. Sindor lui livra plus d'un assaut ; plus d'une fois Médor le repoussa, les doigts pincés et les manchettes déchirées. L'action avait duré plus d'un quart d'heure avec une opiniâtreté qui n'amusait qu'Haria, lorsque Sindor recourut au stratagème contre un ennemi qu'il désespérait de vaincre par la force. Il agaça Médor de la main droite. Médor, attentif à ce mouvement, n'aperçut point celui de la gauche, et fut pris par le col. Il fit pour se dégager des efforts inouïs, mais inutiles ; il fallut abandonner le champ de bataille, et céder Haria. Sindor s'en empara, mais non sans effusion de sang ; Haria avait apparemment résolu que la première nuit de ses noces fût sanglante. Ses animaux firent une fort belle défense, et ne trompèrent point son attente. "
" Voilà, dit Mangogul, un bijou qui écrirait la gazette mieux que mon secrétaire. " Sachant alors à quoi s'en tenir sur les gredins, il revint chez la favorite. " Apprêtez−vous, lui dit−il, du plus loin qu'il l'aperçut, à entendre les choses du monde les plus extravagantes, C'est bien pis que les magots de Palabria. Pourrez−vous croire que les quatre chiens d'Haria ont été les rivaux, et les rivaux préférés de son mari ; et que la mort d'une levrette a brouillé ces gens−là, à n'en jamais revenir ?
- Que dites−vous, reprit la favorite, de rivaux et de chiens ? Je n'entends rien à cela. Je sais qu'Haria aime éperdument les gredins ; mais aussi je connais Sindor pour un homme vif, qui peut−être n'aura pas eu toutes CHAPITRE XXVI. DIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES GREDINS.
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les complaisances qu'exigent d'ordinaire les femmes à qui l'on doit sa fortune. Du reste, quelle qu'ait été sa conduite, je ne conçois pas qu'elle ait pu lui attirer des rivaux. Haria est si vénérable, que je voudrais bien que Votre Hautesse daignât s'expliquer plus intelligiblement.
- Écoutez, lui répondit Mangogul, et convenez que les femmes ont des goûts bizarres à l'excès, pour ne rien dire de pis. "
Il lui fit tout de suite l'histoire d'Haria, mot pour mot, comme le bijou l'avait racontée. Mirzoza ne put s'empêcher de rire du combat de la première nuit. Cependant reprenant un air sérieux :
" Je ne sais, dit−elle à Mangogul, quelle indignation s'empare de moi. Je vais prendre en aversion ces animaux et toutes celles qui en auront, et déclarer à mes femmes que je chasserai la première qui sera soupçonnée de nourrir un gredin.
- Eh pourquoi, lui répondit le sultan, étendre ainsi les haines ? Vous voilà bien, vous autres femmes, toujours dans les extrêmes ! Ces animaux sont bons pour la chasse, sont nécessaires dans les campagnes, et ont je ne sais combien d'autres usages, sans compter celui qu'en fait Haria.
" En vérité, dit Mirzoza, je commence à croire que Votre Hautesse aura peine à trouver une femme sage.
" Je vous l'avais bien dit, répondit Mangogul ; mais ne précipitons rien : vous pourriez un jour me reprocher de tenir de votre impatience un aveu que je prétends devoir uniquement aux essais de ma bague.
J'en médite qui vous étonneront. Tous les secrets ne sont pas dévoilés, et je compte arracher des choses plus importantes aux bijoux qui me restent à consulter. "
Mirzoza craignait toujours pour le sien. Le discours de Mangogul la jeta dans un trouble qu'elle ne fut pas la maîtresse de lui dérober : mais le sultan qui s'était lié par un serment, et qui avait de la religion dans le fond de l'âme, la rassura de son mieux, lui donna quelques baisers fort tendres, et se rendit à son conseil, où des affaires de conséquence l'appelaient.
CHAPITRE XXVII. ONZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PENSIONS.
Le Congo avait été troublé par des guerres sanglantes, sous le règne de Kanoglou et d'Erguebzed, et ces deux monarques s'étaient immortalisés par les conquêtes qu'ils avaient faites sur leurs voisins. Les empereurs d'Abex et d'Angote regardèrent la jeunesse de Mangogul et le commencement de son règne comme des conjonctures favorables pour reprendre les provinces qu'on leur avait enlevées. Ils déclarèrent donc la guerre au Congo, et l'attaquèrent de toutes parts. Le conseil de Mangogul était le meilleur qu'il y eût en Afrique ; et le vieux Sambuco et l'émir Mirzala, qui avaient vu les anciennes guerres, furent mis à la tête des troupes, remportèrent victoires sur victoires, et formèrent des généraux capables de les remplacer ; avantage plus important encore que leurs succès.
Grâce à l'activité du conseil et à la bonne conduite des généraux, l'ennemi qui s'était promis d'envahir l'empire, n'approcha pas de nos frontières, défendit mal les siennes, et vit ses places et ses provinces ravagées.
Mais, malgré des succès si constants et si glorieux, le Congo s'affaiblissait en s'agrandissant : les fréquentes levées de troupes avaient dépeuplé les villes et les campagnes, et les finances étaient épuisées.
Les sièges et les combats avaient été fort meurtriers ; le grand vizir, peu ménager du sang de ses soldats, était accusé d'avoir risqué des batailles qui ne menaient à rien. Toutes les familles étaient dans le deuil ; il n'y en CHAPITRE XXVII. ONZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PENSIONS.
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avait aucune où l'on ne pleurât un père, un frère ou un ami. Le nombre des officiers tués avait été prodigieux, et ne pouvait être comparé qu'à celui de leurs veuves qui sollicitaient des pensions. Les cabinets des ministres en étaient assaillis. Elles accablaient le sultan même de placets, où le mérite et les services des morts, la douleur des veuves, la triste situation des enfants, et les autres motifs touchants n'étaient pas oubliés. Rien ne paraissait plus juste que leurs demandes : mais sur quoi asseoir des pensions qui montaient à des millions ?
Les ministres, après avoir épuisé les belles paroles, et quelquefois l'humeur et les brusqueries, en étaient venus à des délibérations sur les moyens de finir cette affaire ; mais il y avait une excellente raison pour ne rien conclure. on n'avait pas un sou.
Mangogul, ennuyé des faux raisonnements de ses ministres et des lamentations des veuves, rencontra l'expédient qu'on cherchait depuis si longtemps. " Messieurs, dit−il à son conseil, il me semble qu'avant que d'accorder des pensions, il serait à propos d'examiner si elles sont légitimement dues...
- Cet examen, répondit le grand sénéchal, sera immense, et d'une discussion prodigieuse. Cependant comment résister aux cris et à la poursuite de ces femmes, dont vous êtes, seigneur, le premier excédé ?
- Cela ne sera pas aussi difficile que vous pensez, monsieur le sénéchal, répliqua le sultan ; et je vous promets que demain à midi tout sera terminé selon les lois de l'équité la plus exacte. Faites−les seulement entrer à mon audience à neuf heures. "
On sortit du conseil ; le sénéchal rentra dans son bureau, rêva profondément, et minuta le placard suivant, qui fut trois heures après imprimé, publié à son de trompe, et affiché dans tous les carrefours de Banza.
DE PAR LE SULTAN
ET MONSEIGNEUR LE GRAND SÉNÉCHAL
" Nous, Bec d'oison, grand sénéchal du Congo, vizir du premier banc, porte−queue de la grande Manimonbanda, chef et surintendant des balayeurs du divan, savoir faisons que demain, à neuf heures du matin, le magnanime sultan donnera audience aux veuves des officiers tués à son service, pour, sur le vu de leurs demandes, ordonner ce que de raison. En notre sénéchalerie, le douze de la lune de Régeb, l'an 147,200,000,009. "
Toutes les désolées du Congo, et il y en avait beaucoup, ne manquèrent pas de lire l'affiche, ou de l'envoyer lire par leurs laquais, et moins encore de se trouver à l'heure marquée dans l'antichambre de la salle du trône...
" Pour éviter le tumulte, qu'on ne fasse entrer, dit le sultan, que six de ces dames à la fois. Quand nous les aurons écoutées, on leur ouvrira la porte du fond qui donne sur mes cours extérieures. Vous, messieurs, soyez attentifs, et prononcez sur leurs demandes. "
Cela dit, il fit signe au premier huissier audiencier ; et les six qui se trouvèrent les plus voisines de la porte furent introduites. Elles entrèrent en long habit de deuil, et saluèrent profondément Sa Hautesse. Mangogul s'adressa à la plus jeune et à la plus jolie. Elle se nommait Isec.
" Madame, lui dit−il, y a−t−il longtemps que vous avez perdu votre mari ?
- Il y a trois mois, seigneur, répondit Isec en pleurant. Il était lieutenant général au service de Votre Hautesse. Il a été tué à la dernière bataille ; et six enfants sont tout ce qui me reste de lui...
CHAPITRE XXVII. ONZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PENSIONS.
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" - De lui ? " interrompit une voix qui, pour venir d'lsec, n'avait pas tout à fait le même son que la sienne.
" Madame sait mieux qu'elle ne dit. Ils ont tous été commencés et terminés par un jeune brahmine qui la venait consoler, tandis que monsieur était en campagne. "
On devine aisément d'où partait la voix indiscrète qui prononça cette réponse. La pauvre Isec, décontenancée, pâlit, chancela, se pâma.
" Madame est sujette aux vapeurs, dit tranquillement Mangogul ; qu'on la transporte dans un appartement du sérail, et qu'on la secoure. Puis s'adressant tout de suite à Phénice :
" Madame, lui demanda−t−il, votre mari n'était−il pas pacha ?
- Oui, seigneur, répondit Phénice, d'une voix tremblante.
- Et comment l'avez−vous perdu ?...
- Seigneur, il est mort dans son lit, épuisé des fatigues de la dernière campagne...
" - Des fatigues de la dernière campagne ! " reprit le bijou de Phénice. " Allez, madame, votre mari a rapporté du camp une santé ferme et vigoureuse ; et il en jouirait encore, si deux ou trois baladins... Vous m'entendez ; et songez à vous. "
- Écrivez, dit le sultan, que Phénice demande une pension pour les bons services qu'elles a rendus à l'État et à son époux. "
Une troisième fut interrogée sur l'âge et le nom de son mari, qu'on disait mort à l'armée, de la petite vérole...
" - De la petite vérole ! dit le bijou ; en voilà bien d'une autre ! Dites, madame, de deux bons coups de cimeterre qu'il a reçus du sangiac Cavagli, parce qu'il trouvait mauvais que l'on dît que son fils aîné ressemblait au sangiac comme deux gouttes d'eau, et madame sait aussi bien que moi, ajouta le bijou, que jamais ressemblance ne fut mieux fondée. "
La quatrième allait parler sans que Mangogul l'interrogeât, lorsqu'on entendit par bas son bijou s'écrier :
" - Que depuis dix ans que la guerre durait, elle avait assez bien employé son temps ; que deux pages et un grand coquin de laquais avaient suppléé à son mari, et qu'elle destinait sans doute la pension qu'elle sollicitait, à l'entretien d'un acteur de l'Opéra−Comique. "
Une cinquième s'avança avec intrépidité, et demanda d'un ton assuré les récompenses des services de feu monsieur son époux, aga des janissaires, qui avait laissé la vie sous les murs de Matatras. Le sultan tourna sa bague sur elle, mais inutilement. Son bijou fut muet. " Il faut avouer, dit l'auteur africain qui l'avait vue, qu'elle était si laide, qu'on eût été fort étonné que son bijou eût quelque chose à dire. "
Mangogul en était à la sixième ; et voici les propres mots de son bijou :
" - Vraiment, madame a bonne grâce, dit−il en parlant de celle dont le bijou avait obstinément gardé le silence, de solliciter des pensions, tandis qu'elle vit de la poule ; qu'elle tient chez elle un brelan qui lui donne plus de trois mille sequins par an ; qu'on y fait de petits soupers aux dépens des joueurs, et qu'elle a reçu six cents sequins d'Osman, pour m'attirer à un de ces soupers, où le traître d'Osman... "
- On fera droit sur vos demandes, mesdames, leur dit le sultan ; vous pouvez sortir à présent. "
CHAPITRE XXVII. ONZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. LES PENSIONS.
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Puis, adressant la parole à ses conseillers, il leur demanda s'ils ne trouveraient pas ridicule d'accorder des pensions à une foule de petits bâtards de brahmines et d'autres, et à des femmes qui s'étaient occupées à déshonorer de braves gens qui étaient allés chercher de la gloire à son service, aux dépens de leur vie.
Le sénéchal se leva, répondit, pérora, résuma et opina obscurément, à son ordinaire. Tandis qu'il parlait, Isec, revenue de son évanouissement, et furieuse de son aventure, mais qui, n'attendant point de pension, eût été désespérée qu'une autre en obtint une, ce qui serait arrivé selon toute apparence, rentra dans l'antichambre, glissa dans l'oreille à deux ou trois de ses amies qu'on ne les avait rassemblées que pour entendre à l'aise jaser leurs bijoux ; qu'elle−même, dans la salle d'audience, en avait ouï un débiter des horreurs ; qu'elle se garderait bien de le nommer ; mais qu'il faudrait être folle pour s'exposer au même danger.
Cet avis passa de main en main, et dispersa la foule des veuves. Lorsque l'huissier ouvrit la porte pour la seconde fois, il ne s'en trouva plus.
" Eh bien ! sénéchal, me croirez−vous une autre fois ? dit Mangogul instruit de la désertion, à ce bonhomme, en lui frappant sur l'épaule. Je vous avais promis de vous délivrer de toutes ces pleureuses ; et vous en voilà quitte. Elles étaient pourtant très assidues à vous faire leur cour, malgré vos quatre−vingt−quinze ans sonnés. Mais quelques prétentions que vous y puissiez avoir, car je connais la facilité que vous aviez d'en former vis−à−vis de ces dames, je compte que vous me saurez gré de leur évasion. Elles vous donnaient plus d'embarras que de plaisir. "
L'auteur africain nous apprend que la mémoire de cet essai s'est conservée dans le Congo, et que c'est par cette raison que le gouvernement y est si réservé à accorder des pensions ; mais ce ne fut pas le seul bon effet de l'anneau de Cucufa, comme on va voir dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XXVIII. DOUZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. QUESTIONS DE
DROIT.
Le viol était sévèrement puni dans le Congo : or, il en arriva un très célèbre sous le règne de Mangogul. Ce prince, à son avènement à la couronne, avait juré, comme tous ses prédécesseurs, de ne point accorder de pardon pour ce crime ; mais quelque sévères que soient les lois, elles n'arrêtent guère ceux qu'un grand intérêt pousse à les enfreindre. Le coupable était condamné à perdre la partie de lui−même par laquelle il avait péché, opération cruelle dont il périssait ordinairement ; celui qui la faisait y prenant moins de précaution que Petit.
Kersael, jeune homme de naissance, languissait depuis six mois au fond d'un cachot, dans l'attente de ce supplice. Fatmé, femme jeune et jolie, était sa Lucrèce et son accusatrice. Ils avaient été fort bien ensemble ; personne ne l'ignorait : l'indulgent époux de Fatmé n'y trouvait point à redire. Ainsi le public aurait eu mauvaise grâce de se mêler de leurs affaires.
Après deux ans d'un commerce tranquille, soit inconstance, soit dégoût, Kersael s'attacha à une danseuse de l'opéra de Banza, et négligea Fatmé, sans toutefois rompre ouvertement avec elle. Il voulait que sa retraite fût décente, ce qui l'obligeait à fréquenter encore dans la maison. Fatmé, furieuse de cet abandon, médita sa vengeance, et profita de ce reste d'assiduités pour perdre son infidèle.
Un jour que le commode époux les avait laissés seuls, et que Kersael, ayant déceint son cimeterre, tâchait d'assoupir les soupçons de Fatmé par ces protestations qui ne coûtent rien aux amants, mais qui ne surprennent jamais la crédulité d'une femme alarmée, celle−ci, les yeux égarés, et mettant en cinq ou six CHAPITRE XXVIII. DOUZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. QUESTIONS DE DROIT.
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coups de main le désordre dans sa parure, poussa des cris effrayants et appela à son secours son époux et ses domestiques qui accoururent, et devinrent les témoins de l'offense que Fatmé disait avoir reçue de Kersael, en montrant le cimeterre, " que l'infâme a levé dix fois sur ma tête, ajouta−t−elle, pour me soumettre à ses désirs. "
Le jeune homme interdit de la noirceur de l'accusation, n'eut ni la force de répondre, ni celle de s'enfuir. On le saisit, et il fut conduit en prison, et abandonné aux poursuites de la justice du cadilesker.
Les lois ordonnaient que Fatmé serait visitée ; elle le fut donc, et le rapport des matrones se trouva très défavorable à l'accusé. Elles avaient un protocole pour constater l'état d'une femme violée, et toutes les conditions requises concoururent contre Kersael. Les juges l'interrogèrent : Fatmé lui fut confrontée ; on entendit les témoins. Il avait beau protester de son innocence, nier le fait, et démontrer par le commerce qu'il avait entretenu plus de deux ans avec son accusatrice que ce n'était pas une femme qu'on violât ; la circonstance du cimeterre, la solitude du tête−à−tête, les cris de Fatmé, l'embarras de Kersael à la vue de l'époux et des domestiques, toutes ces choses formaient, selon les juges, des présomptions violentes. De son côté, Fatmé, loin d'avouer des faveurs accordées, ne convevait même pas d'avoir donné des lueurs d'espérance, et soutenait que l'attachement opiniâtre à son devoir, dont elle ne s'était jamais relâchée, avait sans doute poussé Kersael à lui arracher de force ce qu'il avait désespéré d'obtenir par séduction. Le procès−verbal des duègnes était encore une pièce terrible ; il ne fallait que le parcourir et le comparer avec les dispositions du code criminel, pour y lire la condamnation du malheureux Kersael. Il n'attendait son salut ni de ses défenses, ni du crédit de sa famille ; et les magistrats avaient fixé le jugement définitif de son procès au treize de la lune de Régeb. On l'avait même annoncé au peuple, à son de trompe, selon la coutume.
Cet événement fut le sujet des conversations, et partagea longtemps les esprits. Quelques vieilles bégueules, qui n'avaient jamais eu à redouter le viol, allaient criant : " Que l'attentat de Kersael était énorme ; que si l'on n'en faisait un exemple sévère, l'innocence ne serait plus en sûreté, et qu'une honnête femme risquerait d'être insultée jusqu'au pied des autels. " Puis elles citaient des occasions où de petits audacieux avaient osé attaquer la vertu de plusieurs dames respectables ; les détails ne laissaient aucun doute que les dames respectables dont elles parlaient, c'étaient elles−mêmes ; et tous ces propos se tenaient avec des brahmines moins innocents que Kersael, et par des dévotes aussi sages que Fatmé, par forme d'entretiens édifiants.
Les petits−maîtres, au contraire, et même quelques petites−maîtresses, avançaient que le viol était une chimère : qu'on ne se rendait jamais que par capitulation, et que, pour peu qu'une place fût défendue, il était de toute impossibilité de l'emporter de vive force. Les exemples venaient à l'appui des raisonnements ; les femmes en connaissaient, lés petits−maîtres en créaient ; et l'on ne finissait point de citer des femmes qui n'avaient point été violées. " Le pauvre Kersael ! disait−on, de quoi diable s'est−il avisé, d'en vouloir à la petite Bimbreloque (c'était le nom de la danseuse) ; que ne s'en tenait−il à Fatmé ? Ils étaient au mieux ; et l'époux les laissait aller leur chemin, que c'était une bénédiction... Les sorcières de matrones ont mal mis leurs lunettes, ajoutait−on, et n'y ont vu goutte ; car qui est−ce qui voit clair là ? Et puis messieurs les sénateurs vont le priver de sa joie, pour avoir enfoncé une porte ouverte. Le pauvre garçon en mourra ; cela n'est pas douteux. Et voyez, après cela, à quoi les femmes mécontentes ne seront point autorisées...
- Si cette exécution a lieu, interrompit un autre, je me fais Fri−Maçon. "
Mirzoza, naturellement compatissante, représenta à Mangogul qui plaisantait, lui, de l'état futur de Kersael, que si les lois parlaient contre Kersael, le bon sens déposait contre Fatmé.
" Il est inouï, d'ailleurs, ajoutait−elle, que, dans un gouvernement sage, on s'arrête tellement à la lettre des lois, que la simple allégation d'une accusatrice suffise pour mettre en péril la vie d'un citoyen. La réalité d'un viol ne saurait être trop bien constatée ; et vous conviendrez, seigneur, que ce fait est du moins autant de la compétence de votre anneau que de vos sénateurs. Il serait assez singulier que les matrones en sussent sur cet CHAPITRE XXVIII. DOUZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. QUESTIONS DE DROIT.
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article plus que les bijoux mêmes. Jusqu'à présent, seigneur, la bague de Votre Hautesse n'a presque servi qu'à satisfaire votre curiosité. Le génie de qui vous la tenez ne se serait−il point proposé de fin plus importante ? Si vous l'employiez à la découverte de la vérité et au bonheur de vos sujets, croyez−vous que Cucufa s'en offensât ? Essayez. Vous avez en main un moyen infaillible de tirer de Fatmé l'aveu de son crime, ou la preuve de son innocence.
- Vous avez raison, reprit Mangogul, et vous allez être satisfaite. "
Le sultan partit sur−le−champ : il n'y avait pas de temps à perdre ; car c'était le 12 au soir de la lune de Régeb, et le sénat devait prononcer le 13. Fatmé venait de se mettre au lit ; ses rideaux étaient entrouverts.
Une bougie de nuit jetait sur son visage une lueur sombre. Elle parut belle au sultan, malgré l'agitation violente qui la défigurait. La compassion et la haine, la douleur et la vengeance, l'audace et la honte se peignaient dans ses yeux, à mesure qu'elles se succédaient dans son coeur. Elle poussait de profonds soupirs, versait des larmes, les essuyait, en répandait de nouvelles, restait quelques moments la tête abattue et les yeux baissés, les relevait brusquement, et lançait vers le ciel des regards furieux. Cependant, que faisait Mangogul ? il se parlait à lui−même, et se disait tout bas : " Voilà tous les symptômes du désespoir. Son ancienne tendresse pour Kersael s'est réveillée dans toute sa violence. Elle a perdu de vue l'offense qu'on lui a faite, et elle n'envisage plus que le supplice réservé à son amant. " En achevant ces mots, il tourna sur Fatmé le fatal anneau ; et son bijou s'écria vivement :
" Encore douze heures ! et nous serons vengés. Il périra, le traître, l'ingrat ; et son sang versé... " Fatmé effrayée du mouvement extraordinaire qui se passait en elle, et frappée de la voix sourde de son bijou, y porta les deux mains, et se mit en devoir de lui couper la parole. Mais l'anneau puissant continuait d'agir, et l'indocile bijou repoussant tout obstacle, ajouta : " oui, nous serons vengés. Ô toi qui m'as trahi, malheureux Kersael, meurs ; et toi qu'il m'a préférée, Bimbreloque, désespère−toi... Encore douze heures ! Ah ! que ce temps va me paraître long. Hâtez−vous, doux moments, où je verrai le traître, l'ingrat Kersael sous le fer des bourreaux, son sang couler... Ah ! malheureux, qu'ai−je dit ?... Je verrais, sans frémir, périr l'objet que j'ai le plus aimé. Je verrais le couteau funeste levé... Ah ! loin de moi cette cruelle idée... Il me hait, il est vrai ; il m'a quitté pour Bimbreloque ; mais peut−être qu'un jour... Que dis−je, peut−être ? l'amour le ramènera sans doute sous ma loi. Cette petite Bimbreloque est une fantaisie qui lui passera ; il faut qu'il reconnaisse tôt ou tard l'injustice de sa préférence, et le ridicule de son nouveau choix. Console−toi, Fatmé, tu reverras ton Kersael. oui, tu le reverras. Lève−toi promptement ; cours, vole détourner l'affreux péril qui le menace. Ne trembles−tu point d'arriver trop tard ?... Mais où courrai−je, lâche que je suis ? Les mépris de Kersael ne m'annoncent−ils pas qu'il m'a quitté sans retour ! Bimbreloque le possède ; et c'est pour elle que je le conserverais ! Ah ! qu'il périsse plutôt de mille morts ! S'il ne vit plus pour moi, que m'importe qu'il meure ?... oui, je le sens, mon courroux est juste. L'ingrat Kersael a mérité toute ma haine. Je ne me repens plus de rien. J'avais tout fait pour le conserver, je ferai tout pour le perdre. Cependant un jour plus tard, et ma vengeance était trompée. Mais son mauvais génie me l'a livré, au moment même qu'il m'échappait. Il est tombé dans le piège que je lui préparais. Je le tiens. Le rendez−vous où je sus t'attirer, était le dernier que tu me destinais : mais tu n'en perdras pas si tôt la mémoire... Avec quelle adresse tu sus l'amener où tu le voulais ? Fatmé, que ton désordre fut bien préparé ! Tes cris, ta douleur, tes larmes, ton embarras, tout, jusqu'à ton silence, a proscrit Kersael. Rien ne peut le soustraire au destin qui l'attend. Kersael est mort... Tu pleures, malheureuse. Il en aimait une autre, que t'importe qu'il vive ? "
Mangogul fut pénétré d'horreur à ce discours ; il retourna sa bague ; et tandis que Fatmé reprenait ses esprits, il revola chez la sultane.
" Eh bien ! seigneur, lui dit−elle, qu'avez−vous entendu ? Kersael est−il toujours coupable, et la chaste Fatmé...
- Dispensez−moi, je vous prie, répondit le sultan, de vous répéter les forfaits que je viens d'entendre !
CHAPITRE XXVIII. DOUZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.. QUESTIONS DE DROIT.
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Qu'une femme irritée est à craindre ! Qui croirait qu'un corps formé par les grâces renfermât quelquefois un coeur pétri par les furies ? Mais le soleil ne se couchera pas demain sur mes États, qu'ils ne soient purgés d'un monstre plus dangereux que ceux qui naissent dans mes déserts. "
Le sultan fit appeler aussitôt le grand sénéchal, et lui ordonna de saisir Fatmé, de transférer Kersael dans un des appartements du sérail, et d'annoncer au sénat que Sa Hautesse se réservait la connaissance de son affaire.
Ses ordres furent exécutés dans la nuit même.
Le lendemain, au point du jour, le sultan, accompagné du sénéchal et d'un effendi, se rendit à l'appartement de Mirzoza, et y fit amener Fatmé. Cette infortunée se précipita aux pieds de Mangogul, avoua son crime avec toutes ses circonstances, et conjura Mirzoza de s'intéresser pour elle. Dans ces entrefaites on introduisit Kersael. Il n'attendait que la mort ; il parut néanmoins avec cette assurance que l'innocence seule peut donner. Quelques mauvais plaisants dirent qu'il eût été plus consterné, si ce qu'il était menacé de perdre en eût valu la peine. Les femmes furent curieuses de savoir ce qui en était. Il se prosterna respectueusement devant Sa Hautesse. Mangogul lui fit signe de se relever ; et lui tendant la main :
" Vous êtes innocent, lui dit−il ; soyez libre. Rendez grâces à Brahma de votre salut. Pour vous dédommager des maux que vous avez soufferts, je vous accorde deux mille sequins de pension sur mon trésor, et la première commanderie vacante dans l'ordre du Crocodile. "
Plus on répandait de grâces sur Kersael, plus Fatmé craignait le supplice. Le grand sénéchal opinait à la mort par la loi si foemina ff. de vi C. calumniatrix. Le sultan inclinait pour la prison perpétuelle. Mirzoza, trouvant trop de rigueur dans l'un de ces jugements, et trop d'indulgence dans l'autre, condamna le bijou de Fatmé au cadenas. L'instrument florentin lui fut appliqué publiquement, et sur l'échafaud même dressé pour l'exécution de Kersael. Elle passa de là dans une maison de force, avec les matrones qui avaient décidé dans cette affaire avec tant d'intelligence.
CHAPITRE XXIX. MÉTAPHYSIQUE DE MIRZOZA.. LES ÂMES.
Tandis que Mangogul interrogeait les bijoux d'Haria, des veuves et de Fatmé, Mirzoza avait eu le temps de préparer sa leçon de philosophie. Une soirée que la Manimonbanda faisait ses dévotions, qu'il n'y avait ni tables de jeu, ni cercle chez elle, et que la favorite était presque sûre de la visite du sultan, elle prit deux jupons noirs, en mit un à l'ordinaire, et l'autre sur ses épaules, passa ses deux bras par les fentes, se coiffa de la perruque du sénéchal de Mangogul et du bonnet carré de son chapelain, et se crut habillée en philosophe, lorsqu'elle se fut déguisée en chauve−souris.
Sous cet équipage, elle se promenait en long et en large dans ses appartements, comme un professeur du Collège royal qui attend des auditeurs. Elle affectait jusqu'à la physionomie sombre et réfléchie d'un savant qui médite. Mirzoza ne conserva pas longtemps ce sérieux forcé. Le sultan entra avec quelques−uns de ses courtisans, et fit une révérence profonde au nouveau philosophe, dont la gravité déconcerta celle de son auditoire, et fut à son tour déconcertée par les éclats de rire qu'elle avait excités.
" Madame, lui dit Mangogul, n'aviez−vous pas assez d'avantages du côté de l'esprit et de la figure, sans emprunter celui de la robe ? Vos paroles auraient eu, sans elle, tout le poids que vous leur eussiez désiré.
- Il me paraît ; seigneur, répondit Mirzoza, que vous ne la respectez guère, cette robe, et qu'un disciple doit plus d'égards à ce qui fait au moins la moitié du mérite de son maître.
- Je m'aperçois, répliqua le sultan, que vous avez déjà l'esprit et le ton de votre nouvel état. Je ne fais à CHAPITRE XXIX. MÉTAPHYSIQUE DE MIRZOZA.. LES ÂMES.
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présent nul doute que votre capacité ne réponde à la dignité de votre ajustement ; et j'en attends la preuve avec impatience...
- Vous serez satisfait dans la minute, " répondit Mirzoza en s'asseyant au milieu d'un grand canapé.
Le sultan et les courtisans se placèrent autour d'elle ; et elle commença :
" Les philosophes du Monoémugi, qui ont présidé à l'éducation de Votre Hautesse, ne l'ont−ils jamais entretenue de la nature de l'âme ?
- Oh ! très souvent, répondit Mangogul ; mais tous leurs systèmes n'ont abouti qu'à me donner des notions incertaines ; et sans un sentiment intérieur qui semble me suggérer que c'est une substance différente de la matière, ou j'en aurais nié l'existence, ou je l'aurais confondue avec le corps. Entreprendriez−vous de nous débrouiller ce chaos ?
- Je n'ai garde, reprit Mirzoza ; et j'avoue que je ne suis pas plus avancée de ce côté−là que vos pédagogues.
La seule différence qu'il y ait entre eux et moi, c'est que je suppose l'existence d'une substance différente de la matière, et qu'ils la tiennent pour démontrée. Mais cette substance, si elle existe, doit être nichée quelque part.
Ne vous ont−ils pas encore débité là−dessus bien des extravagances ?
- Non, dit Mangogul ; tous convenaient assez généralement qu'elle réside dans la tête ; et cette opinion m'a paru vraisemblable. C'est la tête qui pense, imagine, réfléchit, juge, dispose, ordonne ; et l'on dit tout les jours d'un homme qui ne pense pas, qu'il n'a point de cervelle, ou qu'il manque de tête.
- Voilà donc, reprit la sultane, où se réduisent vos longues études et toute votre philosophie, à supposer un fait et à l'appuyer sur des expressions populaires. Prince, que diriez−vous de votre géographe, si, présentant à Votre Hautesse la carte de ses États, il avait mis l'orient à l'occident, ou le nord au midi ?
- C'est une erreur trop grossière, répondit Mangogul ; et jamais géographe n'en a commis une pareille.
- Cela peut être, continua la favorite ; et en ce cas vos philosophes ont été plus maladroits que le géographe le plus maladroit ne peut l'être. Ils n'avaient point un vaste empire à lever, il ne s'agissait point de fixer les limites des quatre parties du monde ; il n'était question que de descendre en eux−mêmes ; et d'y marquer le vrai lieu de leur âme. Cependant ils ont mis l'est à l'ouest, ou le sud au nord. Ils ont prononcé que l'âme est dans la tête, tandis que la plupart des hommes meurent sans qu'elle ait habité ce séjour, et que sa première résidence est dans les pieds.
- Dans les pieds ! interrompit le sultan ; voilà bien l'idée la plus creuse que j'aie jamais entendue.
- Oui, dans les pieds, reprit Mirzoza ; et ce sentiment, qui vous paraît si fou, n'a besoin que d'être approfondi pour devenir sensé, au contraire de tous ceux que vous admettez comme vrais et qu'on reconnaît pour faux en les approfondissant. Votre Hautesse convenait avec moi, tout à l'heure, que l'existence de notre âme n'était fondée que sur le témoignage intérieur qu'elle s'en rendait à elle−même ; et je vais lui démontrer que toutes les preuves imaginables de sentiment concourent à fixer l'âme dans le lieu que je lui assigne.
- C'est là où nous vous attendons, dit Mangogul.
- Je ne demande point de grâces, continua−t−elle ; et je vous invite tous à me proposer vos difficultés.
" je vous disais donc que l'âme fait sa première résidence dans les pieds ; que c'est là qu'elle commence à exister, et que c'est par les pieds qu'elle s'avance dans le corps. C'est à l'expérience que j'en appellerai de ce CHAPITRE XXIX. MÉTAPHYSIQUE DE MIRZOZA.. LES ÂMES.
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Les Bijoux Indiscrets
fait ; et je vais peut−être jeter les premiers fondements d'une métaphysique expérimentale.
" Nous avons tous éprouvé dans l'enfance que l'âme assoupie reste des mois entiers dans un état d'engourdissement. Alors les yeux s'ouvrent sans voir, la bouche sans parler, et les oreilles sans entendre.
C'est ailleurs que l'âme cherche à se détendre et à se réveiller ; c'est dans d'autres membres qu'elle exerce ses premières fonctions ; c'est avec ses pieds qu'un enfant annonce sa formation. Son corps, sa tête et ses bras sont immobiles dans le sein de la mère ; mais ses pieds s'allongent, se replient et manifestent son existence et ses besoins peut−être. Est−il sur le point de naître, que deviendraient la tète, le corps et les bras ? ils ne sortiraient jamais de leur prison, s'ils n'étaient aidés par les pieds : ce sont ici les pieds qui jouent le rôle principal, et qui chassent devant eux le reste du corps, tel est l'ordre de la nature ; et lorsque quelque membre veut se mêler de commander, et que la. tête, par exemple, prend la place des pieds, alors tout s'exécute de travers ; et Dieu sait ce qui en arrive quelquefois à la mère et à l'enfant.
" L'enfant est−il né, c'est encore dans les pieds que se font les principaux mouvements. On est contraint de les assujettir, et ce n'est jamais sans quelque indocilité de leur part. La tête est un bloc dont on fait tout ce qu'on veut ; mais les pieds sentent, secouent le joug et semblent jaloux de la liberté qu'on leur ôte.
" L'enfant est−il en état de se soutenir, les pieds font mille efforts pour se mouvoir ; ils mettent tout en action ; ils commandent aux autres membres ; et les mains obéissantes vont s'appuyer contre les murs, et se portent en avant pour prévenir les chutes et faciliter l'action des pieds.
" Où se tournent toutes les pensées d'un enfant, et quels sont ses plaisirs, lorsque, affermi sur ses jambes, ses pieds ont acquis l'habitude de se mouvoir ? C'est de les exercer, d'aller, de venir, de courir, de sauter, de bondir. Cette turbulence nous plaît, c'est pour nous une marque d'esprit ; et nous augurons qu'un enfant ne sera qu'un stupide, lorsque nous le voyons indolent et morne. Voulez−vous contrister un enfant de quatre ans, asseyez−le pour un quart d'heure, ou tenez−le emprisonné entre quatre chaises : l'humeur et le dépit le saisiront ; aussi ne sont−ce pas seulement ses jambes que vous privez d'exercice, c'est son âme que vous tenez captive.
" L'âme reste dans les pieds jusqu'à l'âge de deux ou trois ans ; elle habite les jambes à quatre ; elle gagne les genoux et les cuisses à quinze. Alors on aime la danse, les armes, les courses, et les autres violents exercices du corps. C'est la passion dominante de tous les jeunes gens, et c'est la fureur de quelques−uns.
Quoi ! l'âme ne résiderait pas dans les lieux où elle se manifeste presque uniquement, et où elle éprouve ses sensations les plus agréables ? Mais si sa résidence varie dans l'enfance et dans la jeunesse, pourquoi ne varierait−elle pas pendant toute la vie ?
Mirzoza avait prononcé cette tirade avec une rapidité qui l'avait essoufflée. Sélim, un des favoris du sultan, profita du moment qu'elle reprenait haleine, et lui dit : " Madame, je vais user de la liberté que vous avez accordée de vous proposer ses difficultés. Votre système est ingénieux, et vous l'avez présenté avec autant de grâce que de netteté ; mais je n'en suis pas séduit au point de le croire démontré. Il me semble qu'on pourrait vous dire que dans l'enfance même, c'est la tête qui commande aux pieds, et que c'est de là que partent les esprits, qui, se répandant par le moyen des nerfs dans tous les autres membres, les arrêtent ou les meuvent au gré de l'âme assise sur la glande pinéale, ainsi qu'on voit émaner de la Sublime Porte les ordres de Sa Hautesse qui font agir tous ses sujets.
- Sans doute, répliqua Mirzoza ; mais on me dirait une chose assez obscure, à laquelle je ne répondrais que par un fait d'expérience. On n'a dans l'enfance aucune certitude que la tête pense, et vous−même, seigneur, qui l'avez si bonne, et qui, dans vos plus tendres années, passiez pour un prodige de raison, vous souvient−il d'avoir pensé pour lors ? Mais vous pourriez bien assurer que, quand vous gambadiez comme un petit démon, jusqu'à désespérer vos gouvernantes, c'était alors les pieds qui gouvernaient la tête.
CHAPITRE XXIX. MÉTAPHYSIQUE DE MIRZOZA.. LES ÂMES.
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