CHAPITRE VINGT-CINQ
Hélène Zilwicki avala péniblement sa salive. Elle se réjouissait que le casque de sa combinaison souple dissimulât en partie son expression aux autres passagers de la pinasse, bien qu'elle ne pût s'empêcher de se demander combien d'entre eux éprouvaient la même chose qu'elle.
Elle tourna la tête pour jeter un coup d'œil à l'aspirant assis à sa gauche. Elle aurait préféré faire équipe avec Léo Stottmeister, ni Ragnhilde ni Aïkawa n'étant disponibles, mais on ne l'avait pas consultée. Le commandant FitzGerald avait jeté un seul regard aux trois aspirants encore à bord de l'Hexapuma puis tendu l'index, assignant Léo à sa pinasse, Hélène et Paolo d'Arezzo à celle du capitaine Lewis et du capitaine de corvette Frank Henshaw, le mécanicien en second. Puis il les avait considérés tous les trois, l'air grave.
« Ça va être vilain, là-bas, leur avait-il déclaré. Quoi que vous puissiez imaginer, ce sera pire. Votre mission à tous les trois est surtout de nous assister, le capitaine Lewis, le capitaine Henshaw et moi. Malgré cela, vous risquez d'être obligés de prendre des décisions rapides. Si c'est le cas, faites preuve de bon sens et tenez-nous informés à tout moment, le capitaine Lewis ou moi. Le major Kaczmarczyk et le lieutenant Kelso sont chargés d'arrêter l'équipage ennemi. Vous laisserez cette tâche à leurs fusiliers. Notre travail à nous est de prendre possession du bâtiment lui-même, et nous serons pour cela guidés par trois considérations principales. Primo, la sécurité et la sauvegarde de nos effectifs. Secundo, le besoin de maîtriser les systèmes du vaisseau et de régler les problèmes susceptibles de provoquer des avaries supplémentaires. Tertio, celui de prévenir tout acte de sabotage ou d'effacement de données. Y a-t-il des questions ?
— Oui, capitaine, avait répondu d'Arezzo, qu'Hélène avait considéré du coin de l’œil.
— Qu'y a-t-il, monsieur d'Arezzo ?
— J'ai compris que les fusiliers seraient chargés de s'emparer des prisonniers, capitaine. Mais qu'en est-il des blessés ? Une fois que nous commencerons à débarrasser les décombres et à ouvrir les compartiments endommagés, nous trouverons sûrement des blessés coincés à l'intérieur – et même sans doute des membres de l'équipage indemnes.
— Voilà pourquoi vous avez une arme au côté, monsieur d'Arezzo. Rappelez-vous tous... (les yeux du second s'étaient plantés dans les leurs) à quoi vous avez affaire. Les infirmiers du capitaine Orban auront la responsabilité de donner les premiers soins à tout blessé et de le ramener sur l'Hexapuma pour qu'il y soit soigné. Quels que soient ces gens, quoi qu'ils aient fait, nous nous assurerons qu'ils reçoivent des soins médicaux appropriés. Mais ne commettez pas l'erreur de baisser votre garde parce que le vaisseau s'est rendu. À l'heure actuelle, son équipage est sans doute trop terrifié, choqué et soulagé d'être en vie pour poser une menace, mais ne tenez pas cela pour acquis. Il suffirait d'un fou furieux avec une grenade ou un pulseur pour vous tuer, vous ou toute une équipe de travail. Et cela n'arrangera rien, ni pour vous ni pour vos parents, de savoir que le type qui vous a descendu a été lui-même abattu cinq secondes plus tard. Est-ce que c'est bien compris ?
— Oui, capitaine ! avaient-ils répondu à l'unisson, et il avait acquiescé.
— Très bien. » Il avait désigné d'un signe de tête les tubes d'embarquement de la pinasse. « Alors montez à bord ! »
À présent, Hélène regardait par le hublot, tandis que la pinasse du capitaine Lewis lévitait à bâbord de la coque brisée de l'Anhur, un peu en contrebas. Jamais encore elle ne s'était trouvée aussi près d'un vaisseau havrien, et elle sentit son sang se figer dans ses veines quand devinrent évidents les dommages qu'il avait subis. Il y avait une différence, se rendit-elle compte, entre flotter ici près de l'épave, la contempler de ses yeux, et voir même la meilleure des images sur un écran. Le croiseur disloqué se trouvait juste entre la pinasse et le soleil, et des débris flottants, noirs et déchiquetés – certains aussi gros que la pinasse elle-même –, dérivaient contre l'éclat de Nuncio-B. Hélène repassa en elle-même la mise en garde du capitaine FitzGerald et elle comprit qu'il avait raison. Le spectacle qui l’attendait à l'intérieur de ce vaisseau assassiné serait pire qu'elle ne pouvait l'imaginer.
Elle écouta retentir un chapelet d'ordres tandis que les navettes de la première section du lieutenant Angélique Kelso se mettaient en position. Seul le hangar d'appontement antérieur de l'Anhur retiendrait une atmosphère et le capitaine Kaczmarczyk ne semblait pas vouloir prendre des risques inutiles : la première section de Kelso était en armure de combat complète, et il l'envoyait en avant-garde pour sécuriser les galeries du hangar avant que n'abordent les autres fusiliers en combinaison souple.
Aivars Terekhov fixait, sur l’écran principal de la passerelle, l'image transmise par la caméra insérée dans le casque d'Angélique Kelso, tandis qu'elle et ses fusiliers prenaient le contrôle de l'unique hangar d'appontement opérationnel de l'Anhur. Il n'y avait là aucun dégât apparent. Du moins pas de dégâts physiques subis par le vaisseau. L'officier blafard, choqué, qui accueillit Kelso à sa montée à bord, c'était une autre histoire. Une écharpe mouchetée de sang immobilisait son bras gauche, sa tunique d'uniforme cramoisie était déchirée et couverte de poussière, là où elle n'était pas tachée de mousse d'extincteur séchée, sa joue gauche portait une vilaine brûlure, et ses cheveux, du même côté, étaient carbonisés. Au moins la moitié des individus qui l'accompagnaient portaient des signes plus ou moins marqués du carnage qui s'était déchaîné sur leur vaisseau, mais ce n'était pas cela qui provoquait l'expression incrédule de Terekhov. Seuls deux de ceux qui attendaient dans le hangar d'appontement avaient une combinaison; les autres portaient toujours l'uniforme dans lequel ils avaient été surpris par l'attaque fulgurante de l' Hexapuma, et cet uniforme n'appartenait pas à la République de Havre.
Ou plutôt il n'appartenait plus à la République de Havre.
« Eh bien, fit Terekhov une fois sa stupéfaction apaisée, je dois admettre que voilà un rebondissement inattendu. »
Quelqu'un renifla et il leva les yeux. Debout près de son fauteuil de commandement, Naomi Kaplan regardait – en même temps que le reste de l'équipe réduite demeurée sur la passerelle – Kelso achever de prendre le contrôle du hangar d'appontement et le reste de ses fusiliers suivre à bord la première escouade.
« SerSec ? » L'officier tac secoua la tête avec un mélange de surprise aussi profonde que celle du commandant et d'insondable aversion. « Le mot "inattendu" est assez faible, pacha, si je puis me permettre.
— Peut-être. »
Terekhov se remettait de son choc, quoique la vue des uniformes qui terrifiaient tous les citoyens de la République populaire de Havre eût fait surgir en lui quelque chose de bien plus fort que de l'aversion. Durant quatre mois, après la bataille d'Hyacinthe, lui et ses subordonnés survivants avaient été les prisonniers de SerSec. Juste quatre mois mais cela avait largement suffi... Une pointe de colère ardente renouvelée chassa de son esprit les derniers filets de surprise.
Les bandits de SerSec qui dirigeaient le camp de prisonniers de guerre ayant accueilli sa pitoyable poignée de survivants les avaient traités avec la cruauté du désespoir, tandis que la Huitième Force s'enfonçait irrésistiblement dans l'espace de la République populaire. Ils avaient passé sur eux leur peur et leur haine avec une brutalité de chaque instant que même la conscience d'une défaite inévitable n'avait pu totalement apaiser. Les passages à tabac avaient été monnaie courante. Il y avait eu plusieurs viols, quelques séances de torture. Au moins trois survivants, dont leurs camarades juraient qu'ils avaient été capturés indemnes, avaient tout bonnement disparu. Ensuite étaient arrivées l'une après l'autre la nouvelle du cessez-le-feu que Haute-Crête avait été assez bête pour accepter et, huit jours plus tard, celle du coup d'État de Theisman contre Oscar Saint-Just.
Ces huit jours-là avaient été mauvais. Durant la semaine, SerSec avait de nouveau cru aux miracles – cru que nul ne lui demanderait de comptes – et certains de ses membres s'étaient autorisé une orgie de vengeance encore plus sauvage contre les Manties détestés. Terekhov lui-même avait été protégé par ses blessures graves car c'était la Spatiale populaire qui tenait l'hôpital local, dont le commandant, une femme d'un grand courage, refusait même au SerSec d'approcher ses patients. Ses subordonnés, eux, n'avaient pas bénéficié d'un tel traitement, et tous les indices suggéraient que les deux hommes et la femme disparus avaient été assassinés durant cette période... sans doute seulement après avoir subi les tortures cruelles dont certains agents du SS s'étaient fait une spécialité.
Les Havriens avaient ensuite mené leur propre enquête afin de déterminer exactement ce qui s'était produit et, malgré lui,
Terekhov avait été contraint de croire qu'il s'agissait d'un véritable effort. Il restait malheureusement peu de témoins de SerSec. La plupart avaient été tués quand les fusiliers de la Spatiale postés localement avaient pris d'assaut le QG planétaire et les camps de prisonniers, puis quand les foules hurlantes de citoyens locaux avaient lynché tous les soldats, informateurs et sympathisants du SerSec qu'ils avaient pu trouver. Les bureaux avaient été pillés, brûlés, et la plupart des archives détruites. Certaines sans doute par les agents du SS eux-mêmes mais le résultat était identique. Même l'enquête la plus minutieuse n'avait pu établir ce qui s'était produit. Au bout du compte, le tribunal militaire réuni sur l'ordre direct de Thomas Theisman avait conclu que, très probablement, les subordonnés de Terekhov avaient été assassinés de sang-froid par d'anonymes agents de SerSec. Le capitaine qui présidait ce tribunal avait personnellement présenté des excuses à Terekhov, reconnaissant la culpabilité de la République populaire, et il ne faisait aucun doute que, si le cessez-le-feu s'était changé en traité officiel, le nouveau gouvernement havrien se fût fait l'écho de cet aveu et eût offert toutes les compensations possibles. Les vrais coupables, toutefois, étaient morts ou en fuite.
Et maintenant, ça.
Terekhov ferma un instant les yeux, confronté à ce qu'il portait de noir et de laid en lui-même. La faim qui l'avait saisi lorsque Kaplan lui avait appris que Rival Un était un croiseur lourd de classe Mars, en dépit de sa force, ne pouvait égaler la haine ardente que faisait renaître cet uniforme. Et l'homme qui le portait, comme le reste de l'équipage de l'Anhur, était le prisonnier d'Aivars Terekhov. Presque à coup sûr un pirate et non un prisonnier de guerre aux actes sanctionnés par un quelconque gouvernement, donc protégé par les accords de Deneb.
Le châtiment de la piraterie était la mort.
« Peut-être ? » Kaplan se tourna vers lui. Vous voulez dire que vous vous attendiez à quelque chose comme ça, pacha ? Que nous aurions dû le prévoir ?
— Non. » Quand Terekhov rouvrit les yeux, son expression était calme et sa voix presque normale, tandis qu'il faisait pivoter sa chaise vers l'officier tac. Je ne m'attendais à rien de tel, canonnier. Quoique, si vous vous souvenez bien, j'ai prévenu que nous ne pouvions nous permettre de supposer que nous avions fatalement affaire à des unités spatiales havriennes. »
Malgré elle, Kaplan haussa insensiblement un sourcil, et son supérieur se surprit lui-même par un petit rire sincère.
— Oh, j'admets que c'était surtout une précaution de principe, afin de ne pas prendre de risque et de préserver la réputation d'infaillibilité du commandant. Je m'attendais à trouver des unités régulières, à moins que les vaisseaux n'aient été vendus au marché noir – soit par le gouvernement havrien, soit par un amiral de chez eux, décidé à remplir un bas de laine avant de prendre sa retraite. Cependant, nous savons depuis longtemps que certains des pires éléments de la Spatiale populaire et de SerSec se sont tout simplement enfuis quand Theisman a renversé Saint-Just. Au moins deux de leurs contre-torpilleurs et un croiseur léger ont fini par réapparaître en Silésie, et des rapports non confirmés ont parlé d'autres unités ex-havriennes louant leurs services comme mercenaires. Ce qui me surprend le plus, là-dedans, c'est sans doute que certains continuent de porter l'uniforme de SerSec, en dépit des risques.
— Des pirates sont des pirates, pacha, dit gravement Kaplan. Ce qu'ils portent ne fait aucune différence.
— Non, sans doute pas », dit doucement Terekhov. Mais cela en faisait une, il le savait.
« Glouton, ici Hôtel-Papa-Deux. J'ai un message pour le capitaine Einarsson. »
Cent deux secondes s'écoulèrent, puis...
« Oui, lieutenant Hearns. Ici, Einarsson.
— Nous avons des nouvelles de l'Hexapuma, capitaine, dit Abigail en regardant Rival Trois grossir peu à peu devant ses deux pinasses. Rival Deux a été détruit avec tout son équipage. Rival Un, qui, c'est confirmé, est bien un croiseur lourd havrien, a été gravement endommagé et contraint de se rendre. Le capitaine Terekhov l'a fait investir par des fusiliers ; des équipes de secours et de récupération de la Spatiale sont à présent en train de monter à bord. Il a, semble-t-il, subi de lourdes pertes humaines et, selon l'estimation actuelle, les dégâts infligés au vaisseau lui-même sont trop importants pour que des réparations soient envisageables.
— Merveilleuse nouvelle, lieutenant ! répondit Einarsson, une minute et demie plus tard. Sauf changement radical dans les quinze prochaines minutes, l'opération sera apparemment un succès total.
— Oui, capitaine », fit la jeune femme. Et le fait que ce sont bien des vaisseaux havriens justifie la décision prise par le commandant de les attaquer sans sommation, ajouta-t-elle pour elle-même – surprise du soulagement qu'elle en ressentait... et aussi de se rendre compte qu'à la place du commandant elle eût sans doute fait exactement la même chose, Havriens ou pas.
« J'imagine que vous devriez aller leur parler, lieutenant, continua l'officier nuncien à l'autre bout de la ligne, sans attendre la réponse d'Abigail. C'est votre proie, après tout.
— Merci beaucoup, capitaine ! On s'en occupe. Hôtel-Papa-Deux, terminé. »
Elle espéra que sa surprise ne s'était pas trop sentie. Einarsson était l'officier le plus gradé présent, même s'il se trouvait pour le moment à plus de trente millions de kilomètres. Les pinasses, avec leur accélération supérieure, avaient dépassé Rival Trois de moins de vingt-sept millions de kilomètres, cinq millions deux cent mille de moins que le Glouton. Et cette même accélération leur avait permis de revenir à un million trois cent mille kilomètres du cargo, tandis que les BAL nunciens n'avaient entamé leur trajet retour que depuis deux minutes. En supposant que Rival Trois demeure immobile, onze minutes s'écouleraient encore avant qu'on puisse effectuer une interception zéro/zéro. Que les pinasses dussent s'en charger n'avait jamais vraiment fait de doute, mais Abigail admettait qu'Einarsson l'avait surprise en reconnaissant officiellement – et spontanément – que le mérite de l'opération revenait à un simple lieutenant – et une femme de surcroît. Même si c'était la pure vérité, elle n'avait que trop l'expérience des difficultés que posait une telle déclaration à un patriarche invétéré de la vieille école.
Elle fit passer son système de com sur la fréquence marchande.
« Cargo inconnu, commença-t-elle, couvrant d'acier de bataille son doux accent graysonien et le rendant aussi froid que l'espace, ici le lieutenant Abigail Hearns du HMS Hexapuma, à bord de la pinasse en approche à zéro-zéro-cinq zéro-sept-deux. Vos compagnons ont été détruits ou capturés à l'intérieur du système. Tenez-vous prêts à l'abordage par mes fusiliers. Toute résistance sera sanctionnée sans pitié. Est-ce clair, cargo inconnu ? »
Seul le silence lui répondit. Elle fronça les sourcils.
« Cargo inconnu, reprit-elle, veuillez répondre immédiatement à mon précédent message ! »
Comme le silence persistait, son froncement de sourcils s'accentua. Ayant réfléchi un instant, elle changea à nouveau de fréquence, cette fois pour contacter le lieutenant Mann à bord de la deuxième pinasse.
« Lieutenant Mann, ici Hearns. Avez-vous entendu mes appels ?
— Affirmatif, lieutenant.
— La cause la plus probable de leur silence radio est que leur section com soit démolie. Ça expliquerait en tout cas pourquoi ils n'ont apparemment pas soufflé mot de notre attaque à Rival Un. Mais je n'arrive pas tout à fait à croire que nous ayons provoqué de tels dégâts. À si courte distance, même si nous avions démoli leur équipement laser, ils devraient pouvoir répondre par radio omnidirectionnelle !
— Je suis d'accord. » Mann resta silencieux trois ou quatre secondes, à l'évidence concentré. « Et si vous aviez provoqué assez de dégâts pour démolir leurs récepteurs ? Ou assez pour que les responsables des coms soient trop occupés à circonscrire d'autres avaries ?
— La deuxième hypothèse est plus probable que la première, mais ça ne me plaît tout de même pas. Il y a quelque chose qui cloche. Je serais incapable d'expliquer pourquoi j'en suis aussi sûre, mais c'est le cas.
— Ma foi, je ne suis qu'un fusilier, répondit Mann après un ou deux battements de cœur. Je ne vais pas discuter le jugement d'un officier de la Spatiale dans une situation pareille – surtout après que le capitaine Terekhov et le major Kaczmarczyk ont clairement spécifié que cet officier avait le commandement. Que voulez-vous que je fasse ? »
Abigail nota qu'il n'avait fait aucune remarque concernant la religion ou la superstition.
« Je pense que nous n'avons d'autre choix que de poursuivre la procédure d'abordage, répondit-elle après réflexion. Mais, avant d'avoir une idée plus précise de ce qui se passe, je préfère ne pas trop nous exposer. Nous allons faire passer à bord sans nous accrocher une de vos escouades, deux de mes mécaniciens et les deux aspirants, puis les pinasses se retireront à cinq cents kilomètres jusqu'à ce qu'on ait pu entrouvrir une écoutille.
— À vos ordres », dit Mann. Quoique assez surprise de cette absence de discussion, elle se contenta de hocher la tête.
« Très bien, lieutenant. Que votre escouade se tienne prête. Nous devrions pouvoir partir en AEV d'ici sept minutes. »
« À vos ordres, lieutenant », répéta Mann. Ce grand officier brun frotta son bouc impeccablement taillé et regarda par-dessus son épaule le compartiment des troupes de la pinasse Hôtel-Papa-Trois. « Vous avez entendu, sergent ?
— Oui, mon lieutenant. » Le sergent David Crites, premier sous-officier de la troisième section, avait les yeux bleus, les cheveux poivre et sel malgré son prolong, et une attitude des plus sérieuses. La plupart du temps. Cette fois, caressant sa propre barbe, considérablement plus broussailleuse et plus imposante que celle de son lieutenant, il sourit. « Le plus simple serait sans doute de prendre l'escouade de McCollum, vu qu'il est installé près de l'écoutille de sortie.
— Ma foi, si c'est ce que nous avons de mieux de disponible, j'imagine que ça fera l'affaire », répondit Mann avec un soupir. De petites rides de rire se formèrent autour de ses yeux noisette tandis qu'il se tournait vers le caporal Wendell McCollum.
Le commandant de la deuxième escouade mesurait un mètre quatre-vingt-treize, il avait les cheveux noirs et le nez proéminent. Il était aussi un peu trop enveloppé pour figurer sur une affiche de recrutement convenable. Crites et lui se connaissaient depuis presque vingt ans T et ils étaient célèbres pour leurs concours de jeux de mots qui pouvaient littéralement durer des heures.
Le plus important dans l'immédiat, toutefois, était que la deuxième escouade et son grassouillet caporal avaient reçu à l'entraînement les meilleures notes de l'ensemble du détachement de fusiliers de l'Hexapuma en matière d'assaut. Raison pour laquelle les subordonnés de McCollum étaient seuls – en dehors de Mann et Crites – à porter une armure de combat complète.
— Tâchez de ne pas ouvrir de placard à peinture explosif, cette fois-ci, caporal McCollum, dit sévèrement le lieutenant.
— Une très légère erreur, et on ne vous permet jamais de l'oublier, soupira tristement McCollum, avant de regarder d'un oeil aussi navré qu'accusateur son jeune commandant. Je continue d'estimer que c'était une manœuvre sournoise, même pour un officier... mon lieutenant.
— Sournoise ? » Mann lui rendit son regard d'un air innocent. J'ai trouvé que ça changeait agréablement des alarmes audio. Et, comme le sergent me l'a fait remarquer au moment où il... je veux dire où j'y ai pensé... (une lueur malicieuse s'alluma dans son œil) vous devriez vraiment vous méfier plus des pièges possibles dans les scénarios d'entraînement.
— C'est le cas maintenant, mon lieutenant. »
Tous les trois sourirent. Aïkawa Kagiyama, qui les observait, aurait aimé se sentir ne fût-ce que vaguement aussi calme qu'ils en avaient l'air. Ce calme devait au moins en partie être feint, se dit-il. Tous les guerriers, au cours de l'histoire, avaient ainsi arboré un visage détendu pour afficher leur confiance avant d'affronter l'inconnu. Toutefois, il y avait sous cette comédie un professionnalisme solide et inaltérable. Mann était le plus jeune des trois mais son autorité ne faisait aucun doute, aussi légère que fût la main qui l'exerçait. C'était probablement cela qu'il lui enviait le plus, songea l'aspirant.
Le lieutenant se gratta le menton, pensif, puis se tourna vers Aïkawa, dont le degré d'anxiété franchit alors plusieurs degrés.
« Il semble que vous partiez en excursion avec nous, monsieur Kagiyama. Je ne sais pas trop ce que nous allons trouver sur place, mais mes fusiliers veilleront sur vous. Rappelez-vous juste deux choses : d'abord, vous êtes un aspirant qui effectue son premier déploiement, pas Preston de l'Espace. Ne cherchez pas les ennuis, observez les gens autour de vous qui ont l'expérience des opérations, et laissez votre arme dans son étui à moins qu'on ne vous dise le contraire. Ensuite, votre combinaison souple est bien plus à même que la peau nue d'arrêter des fléchettes de pulseur et autres saloperies, mais ce n'est pas une armure de combat. Alors soyez gentil : tâchez de maintenir les fusiliers en armure entre vous et tout désagrément potentiel. »
Autant lui dire qu'il avait l'ordre de garder les mains dans les poches. Compte tenu des circonstances, Aïkawa jugea cela plutôt réconfortant.
« Croyez-vous que le lieutenant Hearns a raison de s'inquiéter, lieutenant ? demanda-t-il au bout d'un moment.
— Je n'en sais rien. » Si Mann jugeait la question déplacée, il n'en montra rien. « Ce que je sais, c'est qu'elle n'est pas femme à avoir peur de son ombre. Je suppose que nous aurons la réponse d'ici quelques minutes. » Il se retourna vers Crites et McCollum. Que tout le monde mette son casque !
— À vos ordres ! »
Les fusiliers en armure de combat coiffèrent leurs casques au blindage épais, tandis qu'Aïkawa mettait son propre couvre-chef transparent, globuleux. Bien qu'il eût toujours été petit, l'aspirant se faisait l'effet d'un nain dans sa combinaison souple standard, auprès des imposants fusiliers. Les membres de leur armure, d'un noir de jais, étaient gonflés par les muscles » de l'exosquelette, et leurs pulseurs paraissaient à peine plus gros que des jouets entre leurs mains gantées. Les deux porteurs de fusils à plasma avaient échangé leurs armes à énergie contre des fusils à trois canons, et Aïkawa savait les grenadiers seulement munis de HE standard et de grenades à fragmentation, pas de grenades à plasma. Il ne s'en sentait pas moins toujours très petit, insignifiant, armé du seul pulseur fixé sur sa hanche droite.
Alors qu'il attendait pour quitter la pinasse, il songea à ce que Mann venait de dire. C'était intéressant. Tous les fusiliers de l'Hexapuma semblaient accorder au jugement du lieutenant Hearns un degré de respect rare, il en avait la quasi-certitude, pour quelqu'un de son grade. Particulièrement pour un officier spatial de ce grade-là. Abigail ne semblait d'ailleurs pas s'en rendre compte. Il se demanda dans quelle mesure cet état de fait était dû aux événements de Tibériade ou à la présence du lieutenant Gutierrez.
« Deux minutes, lieutenant, entendit-il le pilote de la pinasse annoncer dans le circuit de com de sa combinaison souple.
— Compris », répliqua Mann, avant d'adresser à Crites et McCollum un geste de la main droite signifiant « on y va ». Les deux sous-officiers hochèrent la tête et Aikawa – obéissant à l'ordre du lieutenant – demeura sagement hors du chemin tandis que les fusiliers lourdement armés se dirigeaient vers le sas.
Hélène suivait le maître principal Wanderman le long de la coursive menant à Environnemental Trois. Tout comme Paolo d'Arezzo accompagnait le capitaine Lewis vers l'unique réacteur à fusion survivant de l'Anhur, le capitaine Henshaw l'avait envoyée, avec Wanderman, se frayer un chemin dans les débris des salles d'impulsion postérieures. Elle était étonnée de constater à quel point lui manquait d'Arezzo. Si sa froideur était une vraie plaie, son calme apparent s'était révélé plus réconfortant qu'elle ne voulait bien l'admettre. Il était l'unique membre du groupe d'arraisonnement dont le manque d'expérience approchait du sien, et elle avait tiré une force inattendue de cette impression d'identité partagée.
« Juste une seconde, madame », dit soudain Wanderman, et elle s'arrêta derrière lui. Le sous-officier et les deux hommes qui l'accompagnaient lui bouchaient la vue, aussi se demanda-t-elle ce qu'était le problème.
« Qu'est-ce que vous en dites, cipal ? demanda un des matelots.
— Je ne crois pas que ce soit le résultat d'un tir direct, plutôt d'une explosion secondaire. En tout cas, ça a fait de sacrés dégâts.
— Je me demande comment ils ont réussi à repressuriser.
— C'est une des raisons qui me font croire à une explosion secondaire. Tout tir direct qui se serait enfoncé si profondément, en provoquant autant de dégâts, aurait laissé tout le long une brèche difficile à colmater. Au contraire, si quelque chose a explosé ici, par exemple un anneau supraconducteur, ça a pu démolir le passage en n'ouvrant qu'une toute petite brèche dans la coque, sans éventrer le vaisseau.
— Ça ferait presque souhaiter qu'ils aient perdu leurs plaques antigravité, non ? intervint l'autre matelot.
— L'apesanteur aiderait, admit Wanderman, mais je crois que, si on reste à bâbord, on n'aura pas de problème. Regardez seulement où vous mettez les pieds. »
La curiosité d'Hélène devenait insupportable, surtout du fait que, techniquement, elle était l'officier présent le plus gradé – et, d'ailleurs, le seul. Compte tenu des circonstances, toutefois, elle ne tenterait pas d'imposer son autorité à un homme ayant l'expérience de Wanderman. Même si elle en avait eu envie, songer à la réaction du capitaine Lewis devant cette témérité aurait suffi à chasser la tentation. Mais cependant...
Wanderman et les autres s'écartèrent.
Et Hélène souhaita soudain qu'ils ne l'eussent pas fait.
Tout le côté droit de la coursive qu'ils abordaient avait été déchiqueté comme par des serres colossales furieuses. Le métal y était brisé, effiloché, à demi fondu et resolidifié par endroits, sur une longueur de neuf ou dix mètres. La zone ravagée incluait une des issues de secours du vaisseau, dont le panneau n'avait visiblement eu aucune chance de bouger avant que le coup titanesque ayant ravagé le passage ne le figeât sur place.
Pas plus que les hommes d'équipage qui s'étaient trouvés là.
La jeune femme aurait été incapable de seulement dire combien il y en avait eu. La cloison bâbord était bosselée là où avaient ricoché sur elle des fragments de la cloison tribord; on distinguait toutefois difficilement ces marques en raison des taches de sang qui les recouvraient. On aurait dit qu'un malade mental armé d'un pulvérisateur chargé de sang avait été interrompu alors qu'il n'avait repeint le couloir qu'à moitié, en se servant de lambeaux de chair humaine et d'éclats d'os pour donner de la texture à son travail. Des membres tranchés, des torses fracassés, des doigts, des morceaux d'uniformes, une botte intacte renfermant encore le pied de son propriétaire, une tête humaine appuyée contre l'issue de secours à l'instar d'un ballon de basket oublié... Et, pis que tout, le cadavre tordu d'un homme à l'évidence grièvement blessé mais pas tué net quand ses deux jambes s'étaient trouvées pulvérisées. Un homme dont les poumons perforés lui avaient fait vomir du sang par la bouche et le nez, et dont les doigts avaient griffé le pont tandis que la coursive se dépressurisait autour de lui.
« Wanderman a raison, dit une toute petite voix, sous l'horreur qu'éprouvait Hélène. Ça ne peut pas être le résultat d'un coup au but. Une aussi grande brèche aurait dépressurisé le passage quasi instantanément si elle avait débouché à l'extérieur. Il a dû falloir à ce type plusieurs minutes pour mourir, effondré là, incapable de s'enfuir...
Sentant le maître principal l'observer du coin de l'aspirante se contraignit à observer un moment cette scène d'innommable carnage, puis elle prit une profonde inspiration.
« J'ai cru vous entendre suggérer de marcher à bâbord, cipal ? » fit-elle en observant le pont terriblement endommagé côté tribord. Sa voix lui parut étrange, dépourvue des tremblements choqués qu'elle sentait courir dans son corps. « Oui, madame.
— En ce cas, puisque je suis la plus légère, je pense que je ferais mieux de passer la première pour vérifier la fermeté du sol. »