CHAPITRE VINGT-DEUX

« Si les Nunciens et le lieutenant Hearns continuent sur leur lancée, et si Rival Trois n'a pas bougé, ils se croiseront dans approximativement vingt-sept minutes. »

La voix du capitaine Kaplan était calme et professionnelle, et Aivars Terekhov hocha la tête en réponse à sa déclaration. Ainsi qu'a ce qu'elle avait tu : d'après les conditions spécifiées, les pinasses d'Abigail Hearns se trouvaient à deux minutes du point auquel elles devraient décélérer pour une interception zéro-zéro à la position actuelle de Rival Trois. Les BAL, compte tenu de leur taux d'accélération inférieur, avaient déjà dépassé ce point, et leur force jointe se trouvait à environ 2,86 millions de kilomètres — un peu plus de quatre-vingt-quinze secondes-lumière — de Rival Trois. Bien sûr, nul ne s'était jamais attendu à ce que les pinasses décélèrent avant d'avoir effectué leur passage d'attaque, mais elles se rapprochaient toutefois dangereusement, même pour les capteurs d'un cargo, si l'équipage de Rival Trois était en alerte. En théorie, Terekhov pourrait attendre vingt-six minutes avant de transmettre l'ordre d'attaque, puisque le temps de transmission serait effectivement de zéro pour le com à pulsations gravi-tiques.

Restait un léger problème : au moment où le système de communication supraluminique de l'Hexapuma serait branché, Rival Un et Rival Deux s'en rendraient compte aussitôt.

Terekhov bascula un peu en arrière son fauteuil de commandement, croisa les doigts sous le menton et observa le répétiteur tactique principal.

Comme il s'y était attendu, Rival Un et Rival Deux avaient poursuivi leur pénétration du système à la vitesse ridiculement faible de huit mille six cents km/s durant treize heures et vingt-deux minutes, filant droit vers la position qu'occuperait Pontifex au moment où ils comptaient arriver. Cette approche directe avait permis à Kaplan et à l'aspirante Zilwicki de les pister encore plus facilement que prévu, et le BAL nuncien Grizzly avait été dûment envoyé en position pour détecter » les intrus et donner l'alerte. Les Rivaux avaient répondu en se fendant de quelques dizaines de gravités d'accélération, conservant le même cap et tentant de s'éloigner assez du Grizzly pour disparaître de ses capteurs... encore une fois, exactement comme prévu, aussi Terekhov se recommanda-t-il consciencieusement de ne pas tomber dans l'excès de confiance.

Pas si facile, du moins en ce qui concernait les deux Rivaux de tête. Il y avait une heure et trente-quatre minutes que ces derniers — le second désormais identifié comme un contre-torpilleur de classe Desforge, une des classes havriennes les plus anciennes mais puissante pour sa catégorie — poursuivaient le cargo rembrandtais terrifié, le Nffinegen (ainsi identifié par le code de transpondeur de l'Hexapuma),-lequel avait quitté l'orbite de la planète en une tentative mal avisée, affolée, pour leur échapper. Seul un capitaine marchand terrifié se serait ainsi enfoncé plus profondément dans le puits de gravité de Nuncio-B, surtout avec un désavantage de vélocité de plus de huit mille cinq cents km/s et un vaisseau dont l'accélération maximale ne dépassait pas les cent soixante-dix km/s2.

Ils avaient réagi à la présence de cette cible juteuse imprévue en le traquant à cinq cent trente et une gravités. Les drones de reconnaissance que Terekhov avait craints, malgré l'inspiration ne Bagwell, ne s'étaient pas matérialisés. Sans doute parce que le capitaine Lewis s'était si bien prêtée aux suggestions de l'OGE. Nul mécanicien n'était jamais vraiment ravi de pousser exagérément et délibérément les systèmes dont il avait la charge mais Ginger Lewis avait paru tirer de cette idée une délectation mauvaise.

« Attirer des pirates là où on pourra les détruire, pacha ? Et tout ce que vous me demandez, c'est de réduire de quelques heures la durée de vie du matériel ? » Le sourire du charmant officier était tout à fait digne d'un prédateur. « Pas de problème. Et s'il s'agit vraiment de pillards commerciaux havriens, c'est la cerise sur le gâteau! Rappelez-moi de vous raconter mon premier déploiement, un de ces jours. Je suis pour descendre autant de ces salopards qu'on peut en attraper ! »

Terekhov avait pris note mentalement qu'il lui faudrait obtenir les détails de cette première affectation. Quoi qu'il s'y fût produit, cependant, sa subordonnée entretenait à l'évidence une vive antipathie pour les pirates, aussi avait-elle adopté le plan de Bagwell avec enthousiasme. Elle y avait même ajouté quelques améliorations personnelles, notamment la simulation d'une panne totale momentanée des impulseurs alors que les Rivaux se trouvaient encore trop loin pour voir le vaisseau lui-même.

Terekhov avait chargé Kaplan de déployer un banc de capteurs passifs supplémentaires avant cette panne simulée, afin d'observer lui-même l'image de l'Hexapuma. Ces capteurs en étaient bien plus près que les Rivaux et sans doute aussi plus sensibles : malgré cela, s'il avait été l'ennemi et s'il avait vu ce qu'ils transmettaient, il aurait lui-même cru à l'illusion. Le flamboiement produit par hétérodyne de deux noyaux alpha — une opération strictement prohibée par le Manuel et, en dépit de l'enthousiasme de Lewis, non sans danger, même pour quelqu'un de son talent — avait dupliqué presque à la perfection le pic d'un noyau bêta défectueux. Cela avait aussi retiré quelque trois cents heures d'espérance de vie aux noyaux en question mais, s'il démolissait une paire de vaisseaux de guerre havriens opérant dans l'amas, Terekhov estimait que l'Amirauté lui pardonnerait cette entorse au règlement.

La panne d'impulseurs ayant aussitôt suivi le flamboiement avait été encore meilleure — une véritable œuvre d'art. Elle avait eu exactement la durée nécessaire pour qu'un mécanicien civil mette le noyau abîmé hors circuit, réinitialise ses systèmes et fasse réapparaître les bandes gravitiques. Si Terekhov s'était trouvé sur la passerelle de Rival Un, il aurait été totalement convaincu que l'Hexapuma était un fugitif boiteux, titubant, désespéré, qui fuyait parce qu'il n'avait rien d'autre à faire et lion par réel espoir de s'échapper.

En tout cas, l'ennemi semblait avoir accepté cette hypothèse sans discuter. Il suivait l'Hexapuma au rythme régulier de cinq cent trente et une gravités d'accélération depuis l'instant où il l'avait détecté, et la distance qui l'en séparait était passée de vingt minutes-lumière à seulement sept un tiers. Le « Nzjmegen » filait à neuf mille cinq cents kilomètres par seconde mais ses poursuivants avaient une vélocité de base de presque trente-neuf mille. L'Hexapurna ne se trouvait qu'à un peu plus d'une minute-lumière et demie au sein de l'orbite de Pontifex et à huit minutes-lumière et demie de Nuncio-B, ce qui mettait les Rivaux — à 15,8 minutes-lumière de la primaire — à presque exactement quarante-huit secondes-lumière de l'hyperlimite du système. Mieux encore, leur accélération était inférieure de cinquante gravités au maximum standard de l'Hexapuma, et de cent quatre-vingt-quinze gravités à ce dont il serait capable s'il réduisait à zéro la marge de sécurité de ses compensateurs.

La seule note négative était que, malgré ses réacteurs obsolètes, le croiseur de classe Mars possédait visiblement un compensateur datant au moins de la fin de la période pré-cessez-le-feu. Les Mars étaient énormes pour des croiseurs lourds — à 4.73 000 tonnes, Rival Un n'en rendait qu'à peine dix mille à l'Hexapuma — et ils payaient cette masse supplémentaire par une accélération mollassonne. Celle qu'on observait sur le Mars excédait déjà le maximum dont était capable sa classe lors de sa création, mais les taux d'accélération havriens avaient augmenté petit à petit, même avant le cessez-le-feu de Haute Crête. Équipé d'une des dernières versions pré-cessez-le-feu, un vaisseau de cette taille pourrait accélérer à six cent dix gravités, ce qui signifierait qu'il usait pour le moment d'un peu moins de quatre-vingt-sept pour cent de son maximum. Avec un compensateur post-cessez-le-feu, son accélération maximum théorique deviendrait d'environ six cent trente gravités, auquel cas il en utilisait un peu moins de quatre-vingt-cinq pour cent. Les Havriens avaient davantage tendance à réduire leurs marges de sécurité que les Manticoriens, acceptant le risque d'une panne catastrophique du compensateur comme le prix à payer pour la réduction de l'avantage de l'Alliance, aussi était-il possible que ce vaisseau-ci disposât du matériel le plus ancien.

Terekhov, toutefois, devait supposer qu'il s'attaquait à un compensateur post-cessez-le-feu, si bien que l'accélération théorique maximum de l'Hexapuma ne dépasserait que de quatre-vingt-seize gravités celle de Rival Un. Rival Deux, si on lui supposait un compensateur de la même génération, aurait un léger avantage sur l'Hexapuma, mais sans grande conséquence. Tout comme les croiseurs de classe Mars, les contre-torpilleurs de classe Desforge étaient des vaisseaux volumineux pour leur type, dotés en conséquence de taux d'accélération plus faibles.

Toutefois, même en mettant les choses au pire, avec les compensateurs havriens les plus modernes, ni l'un ni l'autre des Rivaux ne pouvait plus éviter le combat, compte tenu de leur vélocité et de la distance actuelle qui les séparait de leur adversaire.

Ils disposaient sûrement de quelques gravités en réserve mais Terekhov ne saurait pas combien avant qu'ils ne le lui montrent, aussi devait-il fonder ses estimations sur ce qu'il savait déjà. En supposant qu'ils opèrent déjà au maximum, il leur faudrait deux heures et quatre minutes pour atteindre une vitesse nulle par rapport à la primaire du système. À ce moment-là, ils se trouveraient à moins de 7,7 minutes-lumière de Nuncio-B, bien en deçà de l'hyperlimite du système. Même avec des compensateurs post-cessez-le-feu, il faudrait à Rival Un une heure et quarante minutes avant d'être immobile par rapport à la primaire, ce qui l'entraînerait à moins de neuf minutes-lumière et demie d'elle. Dans tous les cas de figure, aucu.ne des deux cibles ne pourrait refranchir l'hyperlimite avant que l'Hexapuma ne la force à agir. L'un des deux pourrait peut-être éviter une action rapprochée s'ils se séparaient assez vite et se concentraient tous les deux sur la fuite. En ce cas, Aivars Terekhov savait très exactement lequel il poursuivrait et détruirait... et pas seulement parce qu'un croiseur était plus précieux qu'un contre-torpilleur.

Il mit de côté cette pensée affamée, qui le faisait frémir, et se força à envisager les scénarios possibles.

Même en leur supposant les compensateurs les plus récents et l'utilisation de leur pleine puissance militaire, sans marge de sécurité, si Hexapuma se retournait vers eux dès maintenant et décélérait au maximum, ils se rencontreraient au bout de soixante et onze minutes. La vélocité du croiseur manticorien par rapport à Nuncio-B, dont il s'éloignerait directement, serait d'environ 2o 55o km/s, tandis que les Rivaux, eux, fileraient toujours vers la primaire à 12 523 km/s quand leurs vecteurs se croiseraient. Ils ne s'en trouveraient qu'à un peu plus de neuf' minutes-lumière et demie, bien en deçà de l'hyperlimite du système. Compte tenu de son avantage de portée ainsi que de sa barrière de proue, alors que les Rivaux n'en avaient sûrement pas, l'Hexapuma devrait pouvoir les détruire tous les deux en plein espace (à supposer que tel fût son objectif) bien avant l'intersection de leurs vecteurs.

Toutefois, le scénario le plus probable était que les bâtiments ennemis conservent leurs réglages de compensateurs actuels et se mettent à décélérer d'ici vingt-quatre ou vingt-cinq minutes. Si l'Hexapuma était réellement le cargo blessé et en fuite qu'il prenait tant de peine à imiter, il leur faudrait agir ainsi afin de l'intercepter à zéro-zéro s'il continuait à « fuir ». Ce qui leur prendrait encore environ quatre-vingt-dix minutes, en fonction du point exact où ils décideraient de décélérer, si bien que chasseur et chassé fileraient vers la primaire à environ 20 200 km/s quand leurs vecteurs se fondraient. Terekhov voulait encourager les Rivaux à poursuivre le « cargo » aussi longtemps que possible. Plus courte la distance, plus proches leurs vitesses, plus dévastatrice serait son attaque par surprise.

Le problème était de donner à Hearns et Einarsson, durant les vingt-sept minutes suivantes, l'autorisation d'attaquer leur propre cargo sans dissuader les pirates de continuer la poursuite...

« Canonnier.

Oui, pacha.

-- À quelle distance se trouvent les capteurs tertiaires ?

Environ treize minutes-lumière devant les Rivaux.

Lieutenant Bagwell.

Oui, commandant ?

D'après vous, quelle chance auraient les Rivaux de détecter une pulsation gravitique envoyée dans la direction opposée à celle qu'ils suivent par un des dispositifs furtifs qui se trouvent à treize minutes-lumière devant eux ?

Cela dépendrait de la qualité de leurs capteurs et du talent des opérateurs, répondit Bagwell. Les chercheurs d'ArmNav ont évalué et testé tout le matériel qu'on a récupéré sur les vaisseaux vaincus par la duchesse Harrington à la base de Sidemore. D'après ces essais, et en supposant que nous ayons affaire à des techniciens compétents et alertes... (tout en parlant, il tapait sur sa console des informations qu'il comparait aux résultats enregistrés des essais) je dirais qu'ils auraient environ une chance sur... dix. C'est peut-être un peu pessimiste mais, quitte à me tromper, je préfère surestimer leurs chances que les sous-estimer.

Compris. » Terekhov plissa les lèvres quelques instants puis se retourna vers son OGE. « D'un autre côté, vous évaluez leurs chances sur la base du matériel standard actuel, exact ?

Oui, monsieur.

Supposez qu'au lieu de cela ils soient équipés de ce qui était le matériel standard lors de l'opération Bouton-d'or. » Malgré lui, Bagwell haussa les sourcils et le commandant eut un mince sourire. « Ce n'est pas aussi fou que ça en a l'air, lieutenant. Nous savons que ces gens disposent de réacteurs à fusion goshawk-trois, lesquels auraient dû être remplacés avant même le cessez-le-feu de Haute Crête. Ils ne l'ont pas été. À mon sens, s'ils n'ont pas remplacé une pareille source de danger, il y a au moins une bonne chance pour qu'ils n'aient pas non plus pris la peine de changer les capteurs de Rival Un. » Son sourire s'élargit un peu. « Je ne vois pas du tout pourquoi ils n'ont pas procédé aux deux échanges, d'ailleurs, s'ils voulaient laisser le vaisseau en service. Mais puisque nous avons là les réacteurs à fusion de l'ancien modèle... » Il haussa les épaules.

« Oui, monsieur. » Bagwell tapa des données supplémentaires avant de se retourner vers le commandant. « En supposant les paramètres que vous spécifiez, même des techniciens entraînés et alertes n'auraient probablement pas plus d'une chance sur environ deux cents.

Merci. » Terekhov se balança de nouveau en arrière et demeura concentré une dizaine de secondes, puis il se redressa. « Capitaine Nagchaudhuri.

Oui, commandant.

Supposons que nous voulions relier les capteurs déployés avec le lieutenant Hearns à l'une de nos batteries de capteurs tertiaires. Est-ce que les premiers pourraient recevoir un message transmis par les liaisons télémétriques supraluminiques des seconds ?

« Mmm... » Nagchaudhuri plissa les yeux, pensif. Je ne vois pas ce qui les en empêcherait, pacha, encore que ce soit sans doute une question à laquelle le capitaine Kaplan et le lieutenant Bagwell répondraient mieux que moi. Il n'y a pas de raison pour que les émetteurs-récepteurs ne puissent pas communiquer, mais il nous faudrait accéder au logiciel à distance afin de rediriger les liaisons vers les pinasses plutôt que vers le CO. Je ne suis pas assez familier de la manœuvre pour estimer sa complexité sans risque de me tromper.

Canonnier ?

Je ne vois vraiment pas pourquoi nous ne pourrions pas le faire, pacha, répondit Kaplan, enthousiaste. Le lieutenant Hearns est déjà branché sur les liaisons télémétriques de ses capteurs. Il nous suffit de convaincre la batterie tertiaire de lui envoyer ses pulsations au lieu de les diriger vers l'intérieur du système, et le tour est joué. Les systèmes ont été conçus pour leur permettre de partager des données entre des destinataires lointains, en faisant tourner les liaisons descendantes sur plusieurs adresses. Bien entendu... (elle redevint plus grave pour cette mise en garde) il y a au moins une petite chance pour que Rival Un ou Rival Deux captent aussi le message. Les émetteurs sont directionnels et les com supraluminiques ont fait de grands progrès, mais nous ne sommes toujours pas près d'éliminer complètement la dispersion en arrière. Il y aura un petit quelque chose à voir. L'un dans l'autre, je dirais l'estimation de Guthrie assez proche de la vérité, mais nous pourrions tous les deux nous tromper.

Très bien. Capitaine Nagchaudhuri.

Oui, commandant.

Le capitaine Kaplan et le lieutenant Bagwell mettront en place les éléments de programmation. Dès que ce sera fait, vous les transmettrez puis vous enverrez l'autorisation d'attaquer et de reprendre Rival Trois à l'une des batteries tertiaires, par laser de com, afin qu'elle soit redirigée vers le lieutenant Hearns.

L'envoi des données de l'Hexapuma aux capteurs choisis, à la vitesse de la lumière, demanda vingt minutes et dix-huit secondes. La reprogrammation sauvage prit vingt-sept secondes de plus. La transmission de l'autorisation n'en prit que seize.

Vingt et une minutes et une seconde après son départ du vaisseau mère, l'autorisation apparut sur l'écran du lieutenant Abigail Hearns... tout juste quarante-sept secondes avant le point auquel la petite force du capitaine Einarsson devait choisir d'attaquer ou bien laisser passer sa chance et croiser Rival Trois sans rien faire.

En supposant que tout se passe selon votre plan, pacha, dit Ansten FitzGerald dans l'oreillette de Terekhov, Abigail vient de recevoir votre ordre d'attaque et, d'ici trente secondes, elle va commencer à taper sur la gueule de Rival Trois.

Je sais. » Terekhov avait déclaré le branle-bas de combat et FitzGerald, avec Hélène Zilwicki comme officier tactique et Paolo d'Arezzo comme officier GE, avait rejoint le contrôle auxiliaire. Ce dernier était une passerelle de commandement complète, identique à l'autre, située au plus profond de l'Hexa-puma. Si un malheur quelconque devait arriver à Terekhov, Naomi Kaplan et Guthrie Bagwell, il appartiendrait au commandant en second de poursuivre l'action en cours.

Terekhov fronça le sourcil tandis que cette pensée naissait dans son esprit. Il était bien sûr sensé de conserver ses officiers les plus expérimentés ici, où s'exercerait le commandement à moins que des avaries catastrophiques ne rendent la passerelle inopérante ou ne parviennent, d'une manière ou d'une autre, à la couper du reste du vaisseau – ce qui était après tout très peu probable. C'était toutefois loin d'être impossible, raison pour laquelle il existait un contrôle auxiliaire, aussi peut-être aurait-il été aussi sensé de transférer Bagwell ou Kaplan dans l'équipe de secours : si quelque chose arrivait bel et bien à la passerelle principale, l'Hexapuma serait à coup sûr dans une telle merde que FitzGerald aurait besoin des tout meilleurs officiers pour le sauver.

L'idée fulgura en lui entre deux respirations puis il hocha la tête à l'adresse de son second, qui apparaissait sur le petit écran de com déployé près de son genou droit.

« Pour l'instant, elle se trouve à quarante-six minutes-lumière de la primaire – plus de trente-quatre minutes-lumière de Rival Un. En tenant compte des limitations de la vitesse de la lumière et de la distance que Rival Un va parcourir dans l'intervalle, ça nous laisse encore trente-six minutes, quoi qu'il arrive.

Oui, monsieur, fit FitzGerald, et les deux hommes se sourirent. À quel point croyez-vous qu'ils vont s'approcher avant de se rendre enfin compte qu'on les a bernés, pacha ?

Difficile à dire. » Terekhov haussa les épaules. Ils nous poursuivent depuis deux heures. Après tout ce temps, ils doivent avoir notre identité de marchand fermement clouée dans le cerveau. Même les meilleurs officiers tactiques ont une tendance marquée à continuer de voir ce qu'ils "savent" se trouver là après que des anomalies commencent à se manifester. Nos petits camarades ne sont plus qu'a deux cent soixante-treize secondes-lumière et ils décélèrent depuis un peu plus de deux minutes, donc leur avantage de vélocité est supérieur à trente-trois mille km/s. Nous avons réussi à nous élever suffisamment au-dessus d'eux pour que la géométrie les empêche de regarder sous les jupes de nos bandes gravitiques, aussi l'image qu'ils captent de nous est-elle grosso modo celle que nous voulons qu'ils reçoivent. Le fait qu'ils ne manœuvrent pas plus agressivement pour essayer de voir mieux me semble être la preuve qu'ils ont avalé notre imitation de marchand avec l'hameçon. Il y a donc une assez bonne chance pour qu'ils fassent la totalité du chemin avant de se rendre compte qu'ils se sont fait avoir.

Sauf si Rival Trois leur donne l'alarme, observa FitzGerald.

Si les accélérations demeurent constantes pendant encore trente minutes, la distance sera ramenée à moins de soixante-dix millions de kilomètres et leur avantage de vitesse à peine supérieur à vingt-quatre mille km/s. » Le sourire de Terekhov aurait suscité la jalousie d'un requin terrien. « C'est encore hors de la portée de nos missiles, mais ils continueront de venir vers nous, de s'enfoncer dans le puits de gravité, et nous disposons d'une accélération de base plus importante. » Il secoua la tête. Ils sont foutus, Ansten. Et chaque minute qui passe aggrave leur situation.

Oui, commandant. Cela dit, plus ils se rapprochent, plus nous arrivons à portée de leurs missiles à eux.

Exact, mais si nous nous dirigeons vers eux, nous sommes protégés par notre barrière de proue, alors qu'un vaisseau aussi ancien que Rival Un n'en aura pas. On n'aurait en aucun cas pu en installer une sans éventrer ses salles d'impulsion avant, ce qui nous ramène aux réacteurs à fusion. S'ils avaient investi assez de temps et d'argent pour installer une barrière de proue, ils auraient remplacé les réacteurs par la même occasion : s'ils n'ont pas les uns, ils n'ont pas l'autre. Ajoutez à ça notre avantage de portée de missile, Cavalier fantôme et notre contrôle de feu supérieur, et vous admettrez que les probabilités nous sourient contre eux deux à pratiquement n'importe quelle distance. »

FitzGerald hocha la tête mais quelque chose, dans le ton et l'expression de Terekhov, le dérangeait. Ces yeux bleus glaciaux étaient plus vifs qu'auparavant, quasi fiévreux, et l'enthousiasme qui vibrait dans cette voix dépassait la seule confiance en soi. Le commandant avait brillamment amorcé son piège, et son second était prêt à parier que le reste du plan se déroulerait comme prévu. Il n'en restait pas moins qu'on cherchait délibérément le combat avec deux unités hostiles et que le fait même de les attirer à relativement courte distance, à une vitesse relativement faible, leur donnerait aussi leur meilleure chance d'arriver à portée de l'Hexapuma. Au cours d'un affrontement par missiles, les Havriens seraient presque à coup sûr aussi surpassés que le suggérait Terekhov. Toutefois, un classe Mars, même obsolète, était une unité d'importance, puissamment armée : s'il arrivait à portée d'armes à énergie avant d'être mis hors de combat...

« J'espère que tout se passe aussi bien pour Abigail, dit-il.

Moi aussi, Ansten, répondit Terekhov sur un ton bien plus grave. Moi aussi. »