PROLOGUE

La bordée de missiles hurlants arriva par-derrière.

Les antimissiles en éliminèrent onze. Le leurre tracté tribord, endommagé, en détourna deux de plus. Le leurre bâbord avait été détruit deux bordées auparavant – ou était-ce trois ? Il ne se le rappelait pas, et il n'avait pas le temps d'y réfléchir, trop occupé à aboyer ses ordres.

Virez de quatre-vingt-dix degrés ! À tribord, toute ! Levez-nous le nez, cipal ! Hissez-nous sur la pointe des pieds !

Tribord, quatre-vingt-dix degrés, rotation du vaisseau engagée ! » lança en réponse le maître principal Mangrum, en tirant à fond sur le manche à balai.

La proue du Défi se leva. Le bâtiment vira, grimpant à la force des griffes, tentant de dérober son flanc bâbord vulnérable à l'ennemi et aux missiles meurtriers lancés à ses trousses. Les lasers de défense active du croiseur léger pivotèrent, mirent au point avec une rapidité tout électronique, dépourvue d'affolement, et crachèrent leur lumière cohérente. Un nouveau missile vola en éclats puis deux de plus – et un autre encore. Mais il en arrivait toujours.

Le Vaillant a perdu son anneau d'impulsion de proue, commandant ! Il... »

L'officier tourna vivement la tête vers l'écran au moment où le jumeau du Défi encaissait une bordée lancée par le croiseur de combat havrien le plus proche. Les ogives laser explosèrent quasi simultanément, à moins de cinq mille kilomètres de la proue du Vaillant. Les redoutables lasers à détonateur se mirent en action, transperçant une barrière latérale bâbord fluctuante telles des aiguilles chauffées à blanc dans du beurre. Le blindage léger vola en éclats, les noyaux d'impulsion flamboyèrent puis explosèrent à l'instar d'ampoules électriques de l'ère pré-spatiale, l'atmosphère fut aspirée à l'extérieur, puis tout le tiers avant du vaisseau se démantela. Il n'explosa pas... il se démantela, tout simplement. La coque brutalement mutilée se mit à tournoyer follement, puis son vase de fusion cessa de fonctionner et elle explosa bel et bien.

« Le Handley et le Flux de Plasma traversent le mur alpha, commandant ! » cria Franklin depuis les communications, et son supérieur sut qu'il aurait dû ressentir quelque chose. Du triomphe, peut-être. Que seuls deux vaisseaux du convoi se fussent échappés lui laissait toutefois dans la bouche un amer goût de cendres froides. Les autres marchands ne s'en étaient pas tirés, le Vaillant et le Résolu étaient déjà détruits, et c'était à présent le tour du Défi.

Les défenses actives arrêtèrent un dernier missile — puis les six autres détonèrent.

Le Défi fut animé d'indescriptibles soubresauts. Les alarmes d'avaries se mirent à hurler, et le commandant sentit les chocs violents des membrures qui cédèrent quand l'énergie de transfert des lasers percuta la coque.

« Missiles dix-sept, dix-neuf et vingt détruits ! Alpha quatorze, bêta vingt et un et trente détruits ! Lourds dégâts subis par les membrures arrière six, neuf et sept ! Défenses actives vingt-cinq à trente détruites ! Une brèche dans la soute quatre ! Lasers dix-sept et dix-neuf détruits ! Lourdes pertes humaines aux machines et... »

La litanie frénétique des blessures horribles du vaisseau se poursuivait sans discontinuer mais l'officier n'avait pas le temps de l'écouter. D'autres devraient s'en occuper de leur mieux, car son univers à lui se réduisait à la timonerie et à son répétiteur tactique.

« Préparez et lancez des leurres mike-lima par tous les tubes avant ! Roulez à tribord ! Manœuvre d'évitement uniforme-Xray ! »

Le maître principal Mangrum fit de son mieux. Le Défi pivota sur la gauche, rebroussant chemin, tournant la proue vers la salve qui approchait. Les drones — pas des Cavaliers fantômes, déjà tous utilisés, mais des engins plus faibles et moins raffinés, tout ce qui restait — se déployèrent devant le vaisseau, appelant les capteurs des missiles voués à sa destruction. Le commandant sentait l'odeur de la fumée, la puanteur de la matière isolante et des circuits qui brûlaient — sans parler de la chair — et il entendait vaguement, dans un coin de son cerveau, quelqu'un hurler de douleur sur une ligne de com ouverte.

« Défense active, feu, plan Horatius ! » ordonna-t-il, et ce qui restait du département tactique commença à lancer des conteneurs d'antimissiles par ses tubes de proue. Ces conteneurs étaient peu employés, en particulier par un bâtiment aussi petit qu'un croiseur léger, mais c'était exactement le genre de situation pour laquelle ils étaient conçus. Le Défi avait perdu plus de la moitié de ses tubes antimissile. Les conteneurs, toutefois, partaient des tubes lance-missiles standard pour propulser dans l'espace des grappes supplémentaires de projectiles défensifs et, malgré tous les dégâts subis, le vaisseau possédait encore les trois quarts de ses liaisons antimissile, ce qui lui laissait plus qu'assez de canaux de contrôle.

Au moins les deux tiers des missiles en approche se perdirent, filant à la suite des drones dans les profondeurs de l'espace. D'autres disparurent quand les bandes gravitiques des antimissiles du croiseur léger dressèrent un cône devant eux. La riposte du Défi perça donc un tunnel au milieu du dense essaim meurtrier, et le vaisseau s'y engouffra, tandis que ses dernières grappes laser tiraient désespérément, sans discontinuer, sur les ogives ennemies arrivées sur ses flancs. Les lasers à détonateur qui le martelaient se voyaient bloqués par ses impénétrables bandes gravitiques, car son virage en épingle à cheveux avait pris leurs ordinateurs intégrés par surprise, si bien qu'ils n'avaient pas eu le temps de se remettre en position de tir.

Et ils avaient de quoi être surpris, songea avec gravité un fragment du cerveau du commandant. Son vaisseau blessé fonçait à présent tout droit dans la gueule de la force ennemie écrasante, plutôt que de s'en éloigner, et les lourds grasers de son armement de poursuite avant mettaient en joue un croiseur lourd de classe Mars.

Ils ouvrirent le feu. La distance était importante pour n'importe quelle arme à énergie, y compris les grasers, mais le Havrien avait distancé ses pareils ainsi que les massifs croiseurs de combats, impatient d'en terminer, et les canonniers du Défi avaient toujours été doués. Leur cible frémit quand une furieuse décharge d'énergie, des dizaines de fois plus puissante que les ogives laser d'un vaisseau du mur, la percuta tel un marteau-pilon. Ce fut comme si elle avait heurté un rocher en plein espace. Les armes de poursuite passèrent à un tir rapide, incessant, aspirant le moindre erg que pouvaient leur fournir les machines et leurs propres anneaux de condensateurs. Alors que les grasers surchauffaient de manière catastrophique, de nouvelles alarmes ajoutèrent leur stridence à la cacophonie des sonneries d'avaries, au vacarme du combat et aux signaux prioritaires aigus, mais il était impossible de revenir en arrière et l'officier le savait.

De même que les servants des grasers. Ils ne tentèrent pas de réduire l'intensité du tir, se contentant de balancer tout ce qu'ils avaient tant qu'ils l'avaient, jusqu'à ce que leur cible explose d'un coup, s'éparpillant en éclats déchiquetés, en capsules de survie et en corps revêtus de combinaisons antivide. La marée destructrice se propagea d'avant en arrière, détruisant membrure par membrure le vaisseau, qui finit par disparaître dans une boule de feu aussi éclatante que le soleil... deux secondes avant que les circuits torturés de l'affût de poursuite deux n'explosent à leur tour.

Le commandant n'eut pas le temps d'éprouver de l'exultation, ni même une vague satisfaction. Le bref répit que lui avait valu sa manœuvre désespérée s'acheva quand les Havriens s'adaptèrent à la situation. Les compagnons d'escadre du croiseur détruit roulèrent pour présenter leurs flancs. Ils ouvrirent le feu par torrents, propulsant leur haine vers l'assassin de leur frère. Des missiles jaillissaient en hurlant de tous les postes de tir, se joignant à l'holocauste opéré par les vaisseaux de classe Mars, et il n'existait aucun moyen de les éviter tous. Plus d'astuces. Plus de manœuvres habiles.

Il n'eut que le temps de considérer le répétiteur, d'y lire l'arrêt de mort de son bâtiment et de son équipage, de maudire sa décision d'engager le combat. Puis...

Réveille-toi, Aivars ! »

Ses yeux bleus s'ouvrirent d'un coup, presque instantanément. Presque... mais pas assez pour tromper Sinead. Il tourna la tête sur l'oreiller pour la regarder, le souffle quasi normal, et elle se pelotonna contre lui. Comme il sentait chaleur et douceur à travers le tissu soyeux de la chemise de nuit, une courte chevelure roux sombre, pareille à un plumage, lui effleura l'épaule droite à l'instar d'un baiser tout aussi soyeux.

C'est fini », chuchota-t-elle. Ses yeux verts étincelaient telles des émeraudes à la lueur de la lampe de chevet. Elle a dû allumer en entendant le cauchemar, songea-t-il.

Je sais, fit-il sur le même ton, mais la bouche de sa femme se tordit en un triste sourire aimant.

Menteur ! dit-elle en levant une main fine pour lui caresser sa barbe soigneusement taillée.

Non, répliqua-t-il, tandis qu'il sentait refroidir sur son front la sueur de la terreur, du chagrin et de la culpabilité. Ce n'est peut-être pas fini comme tu le voudrais, mon amour. C'est juste "fini" autant que ça peut l'être.

Oh, Aivars ! »

Elle l'étreignit, posa la tête sur sa poitrine et sentit le rude battement de son cœur contre sa joue, tentant de ne pas pleurer. De ne pas montrer sa rage farouche et amère face aux ordres qui l'arrachaient de nouveau à elle. De ne pas être furieuse contre l'Amirauté qui les avait émis, ni contre lui qui les avait acceptés.

« Je t'aime énormément, tu sais, dit-elle doucement, sans trace de colère, de ressentiment ou de peur dans la voix.

Je sais, murmura-t-il en la serrant contre lui. Crois-moi : je le sais.

Et je ne veux pas que tu partes, continua-t-elle en fermant les yeux. Tu en as fait assez – plus qu'assez. J'ai déjà failli te perdre une fois. J'ai cru un moment que c'était le cas, et l'idée de te perdre à nouveau, pour de bon, me terrifie.

Je sais », dit-il encore, tandis qu'il la serrait dans ses bras avec une douleur bienvenue. Mais il ne dit pas « Je reste », et elle dut combattre une autre vague de colère. Parce qu'il ne pouvait pas le dire. Il ne pourrait jamais dire une chose pareille sans cesser d'être l'homme qu'elle aimait. Hyacinthe l'avait blessé de bien des manières, mais l'homme qu'elle avait toujours connu était encore là, à l'intérieur. Sinead le savait et elle s'accrochait à cette certitude qui était son rocher.

« Je ne veux pas que tu partes, répéta-t-elle en pressant le visage contre sa poitrine. Même si je sais que tu y es obligé. Mais tu as intérêt à me revenir, Aivars Terekhov. Tu as intérêt à me revenir!

Je reviendrai », promit-il, avant de sentir une unique larme brûlante sur son torse. Il serra son épouse encore plus fort, et ni l'un ni l'autre ne parla plus durant très longtemps. Parler était inutile car, depuis quarante-trois ans T qu'ils étaient mariés, il avait toujours tenu ses promesses. Et il tiendrait également celle-là... du moins si on lui laissait le choix.