CHAPITRE DOUZE

Bonsoir, madame le gouverneur.

Bonsoir, madame la présidente. » Dame Estelle Matsuko, baronne de Méduse et gouverneur provisoire de l'amas de Talbot au nom de la reine Élisabeth III, s'inclina légèrement, et Samiha Lababibi, présidente du système de Fuseau, lui rendit la pareille. Les deux femmes étaient minces et avaient le teint sombre, quoique Lababibi fût bien plus musclée en raison de sa passion pour le yachting et la plongée en apnée. Elle mesurait un mètre soixante-cinq, soit sept centimètres et demi de plus que dame Estelle. Toutefois, toutes les deux avaient les cheveux noirs et les yeux bruns, bridés dans le cas de dame Estelle. La manticorienne était en outre plus vieille de plusieurs décennies, même si le prolong de deuxième génération la faisait paraître plus jeune. Elle avait renoncé au portefeuille de l'Intérieur pour accepter son affectation actuelle.

« Je me réjouis que vous ayez pu venir, continua la présidente. J'avais peur que vous ne rentriez pas de Rembrandt à temps.

Le minutage a été un peu plus juste que je ne l'avais prévu, admit Méduse. J'étais au beau milieu de discussions avec le conseil exécutif de l'Union commerciale quand est arrivée la nouvelle de cet incident sur Montana.

Oh, ça! » Lababibi leva les yeux au ciel avec une grimace de dégoût. « Des petits garçons qui se livrent à des blagues de collégiens.

Des petits garçons armés de pulseurs, madame la présidente », répondit Méduse. Comme Lababibi tournait les yeux vers elle, elle eut un sourire qui abritait fort peu d'humour. Cette fois-ci, nous avons eu de la chance que ce monsieur Westman ait été disposé à faire connaître son point de vue sans tue personne.

Stephen Westman et tous les Montaniens, même les femmes ! ont trop de testostérone dans l'organisme. Ils croient toujours toutes ces bêtises concernant les pionniers du premier débarquement. Ou du moins ils prétendent y croire. Mais je vous assure que le vote a été là-bas presque aussi écrasant que sur Lin. Les dingues dans le genre de Westman ne sont qu'une infime minorité, même sur Montana, et en aucun cas...

C'est une réception mondaine, madame la présidente, l'interrompit Méduse avec bonne humeur. Je n'aurais pas dû me laisser entraîner à évoquer monsieur Westman. Je pense que vous... sous-estimez peut-être la gravité potentielle de la situation mais, s'il vous plaît, que cela ne gâche pas cette soirée. Nous aurons tout le temps d'en discuter plus tard officiellement.

Bien sûr, approuva Lababibi, souriante.

Merci. »

Dame Estelle se tourna pour observer la salle de bal noire de monde du manoir d'État de la présidente du système de tiseau. Qu'on appelait réellement comme ça, songea-t-elle, à l'exclusion du nom plus court et moins prétentieux qu'on eût utilisé à peu près n'importe où ailleurs. Aucune dépense n'avait (lé épargnée pour la décoration intérieure. La façade se composait de baies vitrées donnant sur les jardins présidentiels entretenus avec soin, parsemés de torches à gaz délibérément archaïques qui flamboyaient dans la fraîche nuit printanière. Le mur opposé était couvert de miroirs du sol au plafond, ce qui donnait à la salle déjà fort grande une impression d'immensité.

Les murs latéraux et le plafond, eux, étaient décorés de fresques épiques en bas-relief, que faisaient étinceler quelques touches de feuille d'or. La longue file de tables disposées près de l'orchestre accueillait des nappes d'un blanc neigeux et de la vaisselle de prix, ainsi que de verres soufflés à la bouche. Des lustres massifs, pareils à des cascades de larmes cristallines, pendaient du plafond voûté.

Tout cela, quoique affreusement excessif, s'harmonisait pourtant. Les divers éléments se mêlaient avec magnificence, décor parfait offert aux invités vêtus de riches atours à la mode d'une douzaine de planètes différentes. Alors même que Méduse l'admettait en son for intérieur, toutefois, il l'ennuyait un peu de trouver une telle salle chez le premier fonctionnaire d'un système stellaire aussi pauvre que Fuseau.

Cela dit, tous ces systèmes sont affreusement pauvres, songea-t-elle. Des économies dévastées au milieu de tout ce dont ils auraient besoin pour être prospères... hormis le coup de pouce initial. Tous sauf Rembrandt et ses partenaires. Mais même les membres de l'Union commerciale sont très pauvres, comparés à Manticore, Sphinx ou Gryphon.

Elle le savait intellectuellement avant même d'arriver sur les lieux. Savoir et comprendre étaient néanmoins deux choses différentes. Un des aspects qui la gênaient le plus était l'abîme séparant dans le Talbot les nantis et les autres. Même le plus riche des Talbotiens était à peine aisé, comparé à quelqu'un comme Klaus Hauptman ou la duchesse Harrington. Mais, sur nombre de ces mondes-ci, il n'y avait pas de classe moyenne. Ou, plutôt, ce n'était qu'une mince couche, ni assez nombreuse ni assez forte pour alimenter la croissance d'une économie indépendante. Et cela tenait moins à l'immensité des classes inférieures qu'à la surconcentration de richesse et de biens immobiliers entre les mains d'une classe supérieure minuscule et très fermée. En termes de pouvoir d'achat, de capacité à subvenir aux besoins fondamentaux, la faille qui séparait une Samiha Lababibi d'un habitant des bas quartiers de Dé-à-coudre était littéralement astronomique. Or, si la fortune des Lababibi ne représentait guère plus que de la petite monnaie pour Klaus Hauptman, elle constituait, ajoutée à celle d'une poignée d'autres familles, une part monumentale de la richesse du système de Fuseau... et en privait l'économie d'un capital d'investissement désespérément nécessaire.

Il en allait de la politique comme de la puissance économique. Samiha Lababibi paraissait à l'aise dans cette somptueuse salle de bal parce qu'elle l'était. Parce que sa famille était l'une des trois ou quatre qui se repassaient le manoir présidentiel au moment des élections. Méduse venait d'une nation stellaire qui possédait une aristocratie avouée, officielle; Lababibi appartenait à une « démocratie » dont les rangs de la classe gouvernante étaient bien plus serrés et restreints que tout ce qu'aurait imaginé le Royaume stellaire de Manticore.

Pourtant, les Lababibi n'étaient pas de purs parasites. Selon les critères de Fuseau, Samiha était même une libérale acharnée, sincèrement dévouée à ce qu'elle percevait comme le bien des citoyens de son système stellaire, quoique Dame Estelle la soupçonnât de passer plus de temps à s'épancher sur les pauvres qu'à réfléchir à leur condition.

Et il pourrait difficilement en aller autrement. Elle ne les connaît pas. Vivraient-ils sur une autre planète que leurs chemins n'auraient pas moins de chances de se croiser. Et à quel point cela diffère-t-il d'un libéral de chez nous? Ou bien — Méduse sourit — des « Vieux libéraux ». Ceux de Montaigne ont à coup sûr passé assez de lumps avec les non-nantis, et sa version du parti est totalement différente.

« Je vois que monsieur Van Dort et monsieur Alquezar sont fier, dit-elle à haute voix. En revanche, je n'ai pas encore vu mademoiselle Tonkovic ni monsieur Krietzmann.

Henri est par ici, quelque part, répondit Lababibi. Quant à Aleksandra, elle m'a appelée pour s'excuser. Elle compte venir, mais elle a eu un impondérable de dernière minute et elle sera un peu en retard.

Je vois », murmura la baronne. Traduction : elle arrivera quand elle le voudra bien, marquant ainsi sa volonté de ne pas devenir une proche de plus du gouverneur provisoire.

Elle s'apprêtait à ajouter quelque chose lorsqu'elle aperçut une grappe d'uniformes noir et or.

« Pardonnez-moi, madame la présidente, dit-elle avec un sourire gracieux à l'adresse de Lababibi, mais je remarque l'arrivée de l'amiral Khumalo et de ses officiers. En tant que première représentante civile de Sa Majesté dans le Talbot, je dois leur présenter mes respects. Si vous voulez bien m'excuser.

Bien sûr, madame le gouverneur », répondit Lababibi.

Méduse tourna les talons pour traverser la piste de danse.

Alors, dis-moi, que penses-tu de l'humble demeure de la présidente ? murmura Aïkawa Kagiyama à l'oreille d'Hélène.

Une gentille petite cahute, dans le genre humble et modeste, répondit-elle, et son compagnon pouffa.

J'imagine que Lady Montaigne – pardon : mademoiselle Montaigne – pourrait faire mieux si elle en avait envie, admit-il.

. Oh, non ! Cathy a bien trop bon goût pour s'autoriser ce genre de débauche. » Sur un ton plus sérieux, elle ajouta : « Cela dit, les miroirs me plaisent bien. Ils me plairaient encore plus si la climatisation était plus efficace, bien sûr. Ou si on avait ouvert au moins quelques-unes de ces baies vitrées. Quand on entasse autant de corps dans un espace confiné, il fait toujours un peu trop chaud à mon goût.

C'est bien vrai », approuva Aïkawa, avant d'incliner la tête de côté en voyant une petite femme mince se diriger vers eux, vêtue de la tenue de cour manticorienne officielle, pantalon et veste élégants. Les riches habitants de Fuseau et les diplomates extraplanétaires s'écartaient sur son passage sans même paraître s'en rendre compte : c'était tout simplement une loi naturelle.

« C'est la personne que je crois ? demanda-t-il doucement.

Bien sûr que non : c'est le pape », répondit Hélène à mi-voix, sarcastique.

« Bonsoir, amiral.

Bonsoir, madame le gouverneur. » Augustus Khumalo s'inclina avec grâce devant dame Estelle. « Comme toujours, c'est un plaisir de vous voir.

Plaisir partagé, répondit Méduse avant de se tourner vers l'officier commandant le vaisseau amiral. Et bonsoir à vous aussi, capitaine Saunders.

Madame le gouverneur. » Le capitaine Victoria Saunders était née franc-tenancière de Sphinx. Malgré trois décennies de service spatial, sa révérence ne possédait pas la grâce spontanée, presque instinctive, de celle de son amiral.

« Permettez-moi de vous présenter le capitaine Aivars Terekhov, de l'Hexapuma, madame le gouverneur, reprit Khumalo en désignant l'intéressé d'un geste badin.

Capitaine Terekhov, le salua Méduse.

Madame le gouverneur. » Comme tous les subordonnés de Khumalo, ce grand officier large d'épaules était en uniforme de cérémonie. En s'inclinant, il posa la main gauche sur la poignée de son épée. Les yeux sombres de dame Estelle l'observèrent avec attention pendant un bref instant.

« L' Hexapuma, dit la baronne en souriant. C'est un Saganami-C, non ?

Eh bien oui, milady, tout à fait. » Elle sourit plus largement en le voyant capable d'écarter toute surprise de sa voix et de son visage devant cette observation. Le visage de Khumalo, quant à lui, avait provisoirement perdu toute expression, aussi réprima-t-elle son envie de rire.

Il me semblait reconnaître le nom, dit-elle. Une de mes nièces est capitaine à ConstNav. Elle m'a appris qu'on donnerait aux derniers Saganamis des noms de prédateurs, et je n'en vois pas de plus féroce que l'hexapuma de Sphinx. Et vous ?

Pas vraiment, non, milady, répondit Terekhov.

Et voici donc vos officiers ? fit-elle en regardant derrière lui.

Certains d'entre eux, oui. Le capitaine FitzGerald, mon second. Le capitaine Lewis, ma chef mécanicienne. Le capitaine Kaplan, mon officier tactique. Le lieutenant Bagwell, mon officier GE. L'enseigne de vaisseau de première classe Abigail Hearns, assistante du capitaine Kaplan. L'aspirante Zilwicki et l'aspirant Kagiyama. »

Médusa adressa un signe de tête à chacun des subordonnés de Terekhov, tandis qu'eux-mêmes s'inclinaient. Son regard s'alluma un peu et, au moment où l'enseigne de Grayson lui était présenté, glissa de Hearns au colosse en uniforme non manticorien qui se tenait derrière elle. Puis elle secoua la tête avec amusement quand ce fut au tour d'Hélène Zilwicki.

« Ma foi, capitaine, vous disposez d'une salle de garde intéressante, dit-elle.

Nous avons un assortiment assez... varié.

Je vois ça. » Elle sourit à Hélène. « Mademoiselle Zilwicki, j'espère que vous aurez la bonté de transmettre mon salut à mademoiselle Montaigne la prochaine fois que vous la verrez. Bien sûr, je compte aussi sur vous pour présenter mes respects à la reine Berry.

Euh, naturellement, madame le gouverneur, parvint à répondre Hélène, avec une conscience aiguë du regard dur que jetait dans sa direction le contre-amiral Khumalo.

Merci. » La baronne lui sourit à nouveau puis se retourna vers Khumalo.

Je reconnais le capitaine Anders et le capitaine Hewlett, dit-elle en inclinant la tête à l'adresse de deux autres officiers en béret blanc, mais je ne crois pas avoir rencontré ces autres messieurs dames.

Non, madame le gouverneur. Voici le capitaine Hope, du Vigilant, et son second, le capitaine Diamond. Et voici le capitaine Jeffers, du Javelot, et son second, le lieutenant Kulinac. Et également... »

« Dites-moi, capitaine Terekhov, que pensez-vous de l'amas ?

En toute honnêteté, madame la présidente, je n'y suis pas depuis assez longtemps pour m'être fait une opinion », répondit Terekhov avec aisance.

Un verre de vin long et délicat à la main, il était paré d'un charmant sourire et, s'il avait conscience de l'expression un peu contrariée de Khumalo, il ne le montrait pas. La grappe d'officiers manticoriens tranchait nettement sur la foule spectaculaire. Les délégués de l'Assemblée constituante s'étaient agglutinés autour d'eux avec l'inévitabilité de la gravité, et l'arrivée récente comme le grade élevé de Terekhov faisaient de lui un centre d'attention naturel.

Allons, capitaine ! lui reprocha gentiment la présidente du système. Je suis sûr que vous avez été amplement briefé avant d'être envoyé parmi nous. Et vous avez fait le voyage de Lynx à Fuseau.

Oui, madame. Mais un briefing ne permet guère de se forger une opinion personnelle. Quant au trajet depuis Lynx, nous l'avons effectué entièrement en hyperespace. Je n'ai encore pratiquement rien vu de l'amas.

Je comprends. » Elle le considéra, pensive, tandis que le très grand rouquin debout près d'elle partait d'un petit rire.

« Je suis sûr que notre bon capitaine aura bien plus l'occasion qu'il ne le voudrait de faire notre connaissance à tous dans un avenir proche, Samiha. Encore que, pour être franc, je soupçonne qu'avant l'annexion les autochtones – dont la plupart de ceux qui sont présents ce soir – n'avaient pas vraiment de meilleure image de leurs voisins que le capitaine Terekhov.

Vous exagérez un petit peu, Joachim, dit Lababibi sur un ton aigre.

Mais pas tellement », déclara une nouvelle voix. Terekhov tourna la tête pour découvrir une femme aux yeux verts et aux cheveux auburn qui ne lui avait pas encore été présentée.

« Ah, vous voilà, Aleksandra... enfin », dit la présidente Lababibi. Elle eut un sourire pas tout à fait amical puis se retourna vers Terekhov. « Capitaine, je vous présente mademoiselle Aleksandra Tonkovic, présidente de Kornati et déléguée du système de Faille à l'Assemblée constituante. Aleksandra, voici le capitaine Aivars Terekhov.

Capitaine Terekhov. » Tonkovic tendit la main droite et, comme on la lui serrait, sourit. C'était une femme extrêmement séduisante – non pas belle au sens classique mais avec des traits forts, déterminés, et des yeux vifs pétillant d'intelligence. « Je crains que mon collègue Joachim n'ait raison à propos de notre relative insularité avant le référendum sur l'annexion – même s'il a moins raison sur d'autres questions.

Puisque nous sommes en société, Aleksandra, je m'abstiendrai de vous livrer une bataille philosophique et de vous vaincre. » Joachim Alquezar souriait également... mais il n'y avait guère d'humour dans ses yeux.

« Bien », fit la présidente Lababibi avec une certaine emphase. Presque malgré lui, Terekhov haussa un sourcil, et la Fuselienne eut un sourire malicieux. « Je crains que monsieur Alquezar et mademoiselle Tonkovic ne soient Pas exactement dans les meilleurs termes, d'un point de vue politique.

Ah oui, dit Terekhov. Si je me rappelle bien, monsieur Alquezar dirige le Parti de l'union constitutionnelle, et mademoiselle Tonkovic le Parti constitutionnel libéral du Talbot.

Bravo, capitaine », le complimenta Alquezar. L'expression du contre-amiral Khumalo était un peu moins enthousiaste. Comme il faisait mine de s'écarter, la baronne de Méduse l'intercepta d'une manière qui parut innocente.

« Je suis officier de la Reine, monsieur Alquezar, disait Terekhov, et j'ai l'honneur de commander un de ses croiseurs dans une situation que chacun ici, j'en suis sûr, reconnaîtra comme... délicate. » Il eut un haussement d'épaules et un sourire léger. « Compte tenu des circonstances, mon devoir me commande de bien apprendre mes leçons.

C'est sûr », murmura le délégué de San Miguel. Son regard se tourna brièvement vers Khumalo puis il jeta un coup d'œil à Tonkovic. Comme d'un même mouvement, tous les deux se rapprochèrent de Terekhov.

« Dites-moi, continua Alquezar, en tant qu'officier de la Reine ayant appris ses leçons, que pensez-vous de la... dynamique politique locale ? »

Malgré sa conversation avec la baronne, Khumalo était parvenu à se rapprocher un peu de Terekhov et des deux leaders politiques. Si le capitaine s'en rendit compte, il ne le montra nullement.

« Puisque je n'ai pas eu l'occasion de me former une opinion de l'amas dans son ensemble, monsieur Alquezar, dit-il avec un petit rire, qu'est-ce qui vous fait penser que j'aurais pu m'en former une significative de son échiquier politique ? Et même si c'était le cas, je doute, d'une part, que mon opinion soit fiable, compte tenu du peu d'informations dont je dispose, et, d'autre part, qu'il m'appartienne, en tant qu'officier, de faire part de mon interprétation à deux des principales personnalités polit igues de la région. Ce serait à tout le moins présomptueux.

Tout à fait, capitaine, déclara Khumalo, chaleureux, en se rapprochant assez pour se greffer sur le petit noyau de discussion. Les officiers de la Spatiale du Royaume stellaire exécutent la politique, monsieur Alquezar. Nous ne sommes pas censés nous mêler de sa formulation. »

Au moins, il a utilisé le mot « censé », remarqua Alquezar en échangeant un coup d'œil bref, presque commisérateur, avec Tonkovic.

« D'accord, amiral », dit une autre voix. Une lueur qui évoquait étrangement la panique dansa sur le visage de l'officier général quand Henri Krietzmann se détacha de la foule. « D'un autre côté, la situation politique est assez loin d'être normale, n'est-ce pas ? continua le président de l'Assemblée.

Euh, non. Non, en effet », balbutia Khumalo. Il lança un regard implorant à la baronne de Méduse, qui se contenta de le lui rendre sans paraître saisir, n'ayant à l'évidence aucune intention de lui venir en aide. S'il avait voulu interrompre la conversation de Terekhov, Lababibi, Alquezar et Tonkovic avant que le premier ne dît quelque chose qu'il aurait préféré taire, il avait échoué. Il se retrouvait en outre coincé avec les quatre plus puissants leaders politiques de l'Assemblée et, à le voir, il aurait préféré se trouver dans une cage pleine d'hexapumas... avec un steak cru à la main.

« Je pense que nous sommes tous d'accord à ce sujet, Henri. » La voix de Tonkovic s'était nettement refroidie. Krietzmann lui lança un faible sourire.

« Je l'espère bien, mais il est parfois difficile de croire que c'est le cas, observa-t-il.

Ce qui signifie ? demanda-t-elle, une étincelle de colère dans ses yeux verts.

Que l'Assemblée est un exercice de politique vivante, Aleksandra, intervint Lababibi avant que le Dresdien ne pût répondre.

Et c'est toujours un peu embrouillé, approuva Méduse en adressant un sourire impartial à tous les concurrents. L'amiral et moi-même pourrions vous raconter bien des histoires à propos de la politique de Manticore ! N'est-ce pas, amiral ?

Oui. » Si Khumalo était reconnaissant au gouverneur provisoire de son intervention – du moins de la forme qu'avait prise cette intervention –, cela n'apparut pas dans son expression. « Oui, madame la baronne, nous le pourrions sans doute.

Je ne doute pas que vous ayez raison, dit Krietzmann, dont les yeux se tournèrent très brièvement vers Alquezar puis vers Lababibi. Toutefois, je dois admettre que j'éprouve une inquiétude non négligeable quand je reçois des rapports sur cette affaire de Montana ou, si vous voulez bien me pardonner, Aleksandra, cette "Alliance pour la liberté" qu'a fondée Agnès Nordbrandt sur Kornati. Je commence à me dire que la maison brûle et que nous sommes trop occupés à nous disputer sur la couleur du tapis pour essayer d'éteindre les flammes.

Oh, vraiment, Henri, vous êtes inutilement alarmiste. » Le sourire de Tonkovic était aussi fin qu'un scalpel. « Westman et Nordbrandt représentent une minorité de fous dont nous ne nous débarrasserons jamais. Je suis sûre qu'on en connaît l'équivalent sur Manticore.

Bien entendu, répondit vivement Khumalo. Cela dit, la situation est différente et le mécontentement se manifeste rarement avec autant de force qu'ici, en ce moment. Mais, bien sûr... »

Comme il s'interrompait, Méduse dissimula derrière son verre une grimace d'irritation et d'amusement mêlés. À tout le moins, ce pompeux imbécile s'était arrêté avant de dire : « Bien sûr, chez nous, on est civilisé. »

« Avec tout le respect que je vous dois, amiral, intervint-elle de son ton le plus diplomate, le mécontentement se manifeste avec tout autant de force chez nous. » Elle sourit aux leaders politiques du Talbot. « Le Royaume stellaire est un système politique ayant plusieurs siècles d'expérience et de tradition derrière lui, je pense que vous en êtes tous conscients. Comme viennent de le dire monsieur Alquezar et mademoiselle Tonkovic, votre peuple est en revanche encore au milieu du processus qui lui permettra de forger un sentiment d'identité et d'unité dans l'ensemble de l'amas, aussi n'est-il guère surprenant que vos décisions politiques suscitent plus d'étincelles à tous les niveaux. Mais ne commettez pas l'erreur de croire que ces luttes politiques et partisanes amères sont inconnues chez nous. Nous en avons seulement institutionnalisé les canaux afin de transformer les effusions de sang en combats qui ne soient pas physiques. La plupart du temps. »

Khumalo s'était raidi devant cette référence détournée à la chute du gouvernement Haute-Crête, mais il hocha la tête.

« C'est tout à fait ce que je voulais dire, madame le gouverneur, mais je n'aurais sûrement pas été capable de l'exprimer aussi bien.

Je ne doute pas de ce que vous dites, reprit Krietzmann, mais cela ne nous apprend pas comment nous débarrasser de notre propre culture d'abrutis.

C'est exactement ce qu'ils sont, dit sèchement Tonkovic. Des abrutis. Et pas assez nombreux pour constituer une menace sérieuse. Une fois le texte de la Constitution adopté et toutes ces angoisses politiques laissées derrière nous, ils se dissoudront d'eux-mêmes.

À supposer qu'un texte soit approuvé un jour », fit le Dresdien. Il accompagna la remarque d'un sourire, mais son accent râpeux, caractéristique des classes populaires de sa planète, était plus prononcé qu'auparavant.

« Bien sûr qu'il le sera, soupira son interlocutrice, agacée. Tous les participants de l'Assemblée sont persuadés qu'il nous faut une Constitution, Henri. » Elle prenait un ton de professeur expliquant patiemment le cours à un cancre. Sans doute ne s'en rendit-elle pas compte mais la bouche de Krietzmann adopta un pli dangereux. « Nous assistons juste à un débat houleux mais sain concernant les termes exacts de ladite Constitution.

Pardonnez-moi, Aleksandra, mais c'est en fait un débat concernant ce que nous espérons voir supporter par le Royaume stellaire. C'est nous qui avons demandé à le rejoindre. En conséquence, allons-nous accepter sa loi et l'appliquer sur toutes les planètes de tous les systèmes de l'amas ? Ou bien allons-nous exiger que Manticore subisse un monceau de dispenses et de privilèges, système par système ? Pensons-nous qu'il s'agit d'une unité politique saine, bien intégrée, dans laquelle chaque citoyen, quels que soient sa planète d'origine et son lieu de résidence, connaît précisément ses droits, ses privilèges et ses obligations ? Ou bien d'une catastrophe de bric et de broc pareille à la Ligue solarienne, où chaque planète dispose de son autonomie, d'un droit de veto sur toutes les législations proposées, et où le gouvernement central n'a pas de véritable contrôle sur l'ensemble, si bien que toute l'autorité effective repose entre les mains de monstres bureaucratiques tels que la Sécurité aux frontières ? »

Il n'avait pas élevé la voix, mais des cercles concentriques de silence se propageaient à partir de la confrontation, et les yeux de Tonkovic flamboyaient d'une fureur verte.

« Les habitants de l'amas de Talbot sont citoyens de leurs planètes et de leurs systèmes stellaires, déclara-t-elle d'une voix 'roide cassante. Nous avons nos propres histoires, traditions, croyances et structures politiques. Nous nous proposons de rejoindre Manticore, de renoncer à nos souverainetés ancestrales en faveur d'un lointain gouvernement qui n'est pas présentement le nôtre et à la création duquel ni nous ni nos ancêtres n'avons pris la moindre part. Il n'est pas seulement raisonnable mais tout à fait indispensable que les représentants de nos planètes s'assurent que nos identités ne soient pas purement et simplement éliminées. Et que nos droits politiques acquis ne soient pas évacués au profit d'un code de lois uniforme qui n'a jamais fait partie de nos traditions.

Mais... commençait Alquezar quand Lababibi lui posa la main sur le bras.

Joachim, Aleksandra... et vous aussi, Henri. Ceci est une réception, dit-elle d'une voix calme et ferme, en un involontaire écho de ce que lui avait dit la baronne quelques heures plus tôt. Aucun de nous ne dit rien qu'il n'a déjà dit et qu'il ne redira pas en temps et en heure. Il est toutefois impoli de mêler l'amiral Khumalo et le capitaine Terekhov à nos querelles domestiques. En tant qu'hôtesse, je dois vous demander d'abandonner pour ce soir ce sujet de discussion. »

Alquezar et Tonkovic se tournèrent vers elle à l'unisson, puis ils se regardèrent à nouveau l'un l'autre et prirent une profonde inspiration.

« Vous avez tout à fait raison, Samiha, dit le San Miguelien au bout d'un ou deux battements de cœur. Nous aurons l'occasion de nous battre en duel et de nous mettre en lambeaux une autre fois, Aleksandra. Pour le reste de la soirée, je propose une trêve. — Acceptée », répondit Tonkovic avec un authentique effort pour mettre un peu de chaleur dans sa voix. Les deux délégués échangèrent un signe de tête puis saluèrent leurs compagnons et s'éloignèrent.

« Ouf ! À un moment, j'ai cru que ça allait mal tourner », chuchota Aïkawa à l'oreille d'Hélène. Tous les deux se tenaient d'un côté de la grande salle, profitant sans honte du somptueux buffet pour alimenter leur métabolisme. Et usant de la quasi-invisibilité que leur valait leur rang extrêmement bas au sein de la hiérarchie pour écouter leurs supérieurs.

« Mal tourner ? murmura sa compagne en réponse, tout en feignant de mâchonner un canapé. Ces deux-là – Tonkovic et Alquezar – doivent se planter mutuellement des banderilles dans le dos depuis un bon moment, Aïkawa. Et l'autre, ce Krietzmann ! Il est bien effrayant, ce petit salopard. » Elle secoua la tête. « J'aurais aimé pouvoir les lire, moi, les briefings politiques dont parlait le commandant.

Moi aussi, fit Aïkawa. Et tu as remarqué l'amiral ?

Tu veux dire : à part le fait qu'il n'avait aucune envie que le commandant discute avec qui que ce soit ?

Ouais. Il m'a donné l'impression d'être des deux côtés à la fois.

Ce qui veut dire ? interrogea-t-elle en se tournant vers lui.

Eh bien, il avait l'air d'accord avec... – comment elle s'appelle, déjà ? – Tonkovic, pour dire que les événements de Mon-ana ne sont pas très graves. Rien d'inquiétant. Mais j'ai eu en revanche l'impression que, politiquement, il était d'accord avec les deux autres, Alquezar et Krietzmann.

Évidemment. Moi aussi. Je serais d'accord avec les deux autres, veux-je dire.

Ouais », fit Aïkawa. Comme il avait encore l'air troublé, son amie haussa un sourcil. « J'aimerais juste savoir ce que le commandant pense de tout ça », dit-il au bout d'un moment, répondant à la question informulée.

Hélène médita quelques secondes puis hocha la tête. « Moi aussi, dit-elle. Moi aussi. »