8

— Il est gonflé, celui-là ! s’exclama l’avocat Leonard Miles. Il ne manque pas de souffle ! Pour qui se prend-il ?

— Vous voulez dire pour qui nous prend-il, murmura Byron Farino.

— Les deux.

Ils étaient trois dans l’énorme serre-solarium, sans compter le mainate qui poursuivait son monologue rauque dans la cage entourée d’un foisonnement de plantes vertes. Farino était dans son fauteuil roulant, mais il portait, comme toujours dans ces cas-là, costume et cravate. Sa fille Sophia, vingt-huit ans, était assise sur le canapé vert tapissé de soie, sous les branches d’un palmier nain. Miles faisait les cent pas.

— Qu’est-ce qui dénote le plus de toupet, demanda-t-elle, amocher Carl de cette manière ou nous appeler au milieu de la nuit pour nous le dire ?

— Les deux, fit Miles.

Il cessa de faire les cent pas et croisa les bras.

— Mais surtout le fait d’appeler, reprit-il en se ravisant. Quelle arrogance incroyable !

— J’ai écouté la bande, murmura Sophia. Il n’avait pas du tout la voix arrogante. Plutôt le ton d’un employé de pressing qui appelle pour dire que le paquet de linge est prêt.

Miles lança un coup d’œil rapide à Sophia, mais regarda Farino quand il s’adressa à lui. Il avait horreur de traiter avec elle. Le fils aîné de Farino, David, était très capable, mais il avait plié sa Dodge Viper autour d’un poteau de téléphone à plus de deux cents à l’heure. Le fils cadet, Petit H, était sans espoir. Il ne restait plus que… cette fille.

— De toute manière, monsieur, dit-il à l’ex-don, je crois qu’on devrait faire appel au Danois.

— Vous croyez ? demanda Byron Farino. C’est aussi grave que ça, Leonard ?

— Oui, monsieur. Il a envoyé un de vos gars à l’hôpital, et il vous a appelé pour s’en vanter.

— Ou peut-être pour nous épargner d’apprendre la chose dans la presse, intervint Sophia. Grâce à lui, nous avons pu le récupérer sur la scène de l’accident avant tout le monde.

— La scène de l’accident, répéta Miles sans dissimuler la dérision dans sa voix.

Sophia haussa les épaules.

— Nous avons fait en sorte que cela ressemble à un accident. Ça évite beaucoup de questions et de frais de justice.

Miles secoua la tête.

— Carl était un employé loyal et courageux.

— Carl était un crétin intégral, lui dit Sophia Farino. Tous ces stéroïdes qu’il absorbait lui ont rongé le peu de cervelle qu’il avait encore.

Miles se tourna pour lancer une réplique fulgurante à cette salope, mais se ravisa aussitôt. Il demeura silencieux, à écouter le mainate vitupérer contre un adversaire invisible.

— Leonard, lui dit Farino, quelle a été la première chose que Carl a dite à Frank et à Buddy en reprenant conscience ce matin ?

— Il n’a rien dit. Il a la mâchoire cousue, et il faudra l’opérer plusieurs fois avant que…

— Que leur a-t-il écrit, alors ? demanda le vieil homme.

L’avocat hésita.

— Il a écrit que cinq malabars envoyés par Gonzaga l’ont suivi pour lui tomber dessus.

Farino hocha lentement la tête.

— Si nous l’avions cru… Si Kurtz n’avait pas appelé dans la nuit, et si je n’avais pas appelé moi-même Gonzaga ce matin, ce serait la guerre, n’est-ce pas, Leonard ?

Miles écarta les mains en haussant les épaules.

— Carl était gêné devant nous, et bourré de tranquillisants. Il avait peur qu’on lui reproche de…

— Il a suivi ce Kurtz et essayé de régler ses comptes personnels pendant ses horaires de boulot, déclara Sophia. Mais il a tout raté. Nous avons toutes les raisons de lui reprocher sa conduite.

Miles se contenta de secouer la tête. Il jeta à Farino un coup d’œil qui signifiait : les femmes ne comprennent jamais rien à ces questions-là.

Byron Farino changea légèrement de position dans son fauteuil roulant. De toute évidence, la balle qu’il avait reçue huit ans plus tôt et qui était toujours logée à proximité de sa colonne vertébrale lui faisait mal.

— Faites un chèque de cinq mille dollars à sa famille, dit-il. Il a juste sa mère ?

— Oui, monsieur, répondit Miles.

Il ne voyait pas la nécessité de mentionner le jeune mannequin mâle de vingt ans que fréquentait Carl.

— Vous vous en occuperez, Leonard ? demanda le vieil homme.

— Bien sûr, fit Miles.

Il hésita de nouveau, puis s’enhardit à demander :

— Et le Danois ?

Farino demeura quelque temps silencieux. Le mainate continuait à parler tout seul dans son berceau de verdure. Finalement, Farino murmura :

— Oui, je pense que le Danois peut nous être utile.

Miles battit des paupières, surpris. Cela allait lui économiser trente plaques, qu’il ne donnerait pas à Malcolm et Cutter. Mais il n’avait pas l’intention de leur demander de restituer l’avance.

— Je vais le contacter, dit-il.

Farino secoua la tête.

— Non, c’est moi qui m’en charge. Faites le chèque à la mère de Carl, et assurez-vous qu’elle le touche. Mais… Kurtz ne disait rien d’autre dans son message ?

— Il donnait juste les coordonnées de l’endroit où nous pouvions aller chercher Carl. Et il a le culot… Il disait aussi qu’il ne commencerait son enquête à quatre cents dollars par jour que ce matin, en allant interroger la femme de Buell Richardson.

— Merci, Leonard, dit Farino, signifiant à l’avocat qu’il pouvait se retirer.

Après le départ de Miles, le vieux don se tourna vers sa fille. Elle avait tous les traits de sa regrettée mère : lèvres pleines, teint olive, cheveux noirs encadrant l’ovale de son visage, doigts longs et sensuels, corps pulpeux. Mais il devait admettre que le regard pétillant de Sophia était plus intense et plus intelligent que ne l’avait été celui de Carla.

Il demeura perdu dans ses pensées durant une longue minute. Le mainate laissa entendre un froissement d’ailes dans sa cage, mais respecta son silence. Finalement, Farino demanda :

— Ça ne te gêne pas trop de t’occuper de ça, Sophia ?

— Bien sur que non, papa.

— Traiter avec le Danois est une expérience un peu… déroutante.

Elle sourit.

— C’est moi qui ai voulu le mêler aux affaires de la famille, papa. Toutes les affaires.

Il hocha la tête, peu convaincu.

— Sois prudente avec lui, ma fille. Malgré la ligne sécurisée, prends garde de rester uniquement sur le plan professionnel.

— Mais bien sûr, papa.

Sur la pelouse devant la résidence, Leonard Miles souriait tout seul. Le Danois. Mais plus il y pensait, plus il se disait qu’il aurait intérêt à ce que le ménage soit fait avant l’intervention du tueur. Sans compter qu’il n’avait pas tellement envie de prendre Malcolm et Cutter à rebrousse-poil. À la seule pensée de voir se croiser les chemins du Danois, de Malcolm et de Cutter, Miles avait le vertige. Et même si la femme de Richardson ne savait rien, il se rendait compte, à présent, qu’on pouvait la considérer comme un autre accroc dans la laine.

Continue de couper tous ces petits bouts qui dépassent, le sermonna la partie la plus pingre de sa personnalité, et tu te retrouveras sur la paille.

Il médita un instant cette pensée. Finalement, il secoua la tête. Il rechignait à dépenser quelques milliers de dollars de plus, alors que c’étaient des millions – oui, des millions – qui étaient en jeu. Il ouvrit le couvercle de son téléphone et fit le numéro de Malcolm Kibunte. Il ne répondait jamais personnellement.

— Le colis va arriver ce matin chez la femme du comptable, dit-il au répondeur. Ce serait un bon endroit pour le réceptionner. (Il hésita.) Et tu peux réceptionner celui de la fille en même temps. Je te paierai la livraison des deux colis la prochaine fois qu’on se verra. N’oublie pas d’apporter les reçus.

Il referma son téléphone et rejoignit la Cadillac pour faire le chèque à la mère de Carl. Il n’hésitait pas à utiliser son portable pour ce genre de messages, car il allait le balancer dans la rivière en retournant en ville. Il en avait toute une collection, et aucun ne permettait de remonter jusqu’à lui.

En franchissant la grille d’entrée, il décida d’aller annoncer lui-même la nouvelle au jeune mannequin qui vivait chez Carl.