15

Kurtz s’attendait juste à ce qu’elle le dépose après une petite conversation, ou bien à ce qu’elle le conduise au manoir des Farino, dans Orchard Park, mais Sophia l’emmena dans son loft du centre-ville, dans les vieux quartiers de Buffalo.

Il savait qu’elle était nécessairement passée sous un portique détecteur de métal pour entrer dans la salle d’attente de la prison municipale, et qu’il ne pouvait pas y avoir d’arme dans le sac à main qu’elle avait jeté sur le plancher de la Boxster côté passager. Il ne restait que la console centrale. Si elle avait tenté de l’ouvrir pendant leur bref trajet en voiture, il y aurait eu quelques secondes de cirque où il serait intervenu énergiquement, mais elle n’avait pas fait le moindre geste en ce sens.

Le loft était aménagé dans un vieil entrepôt mis au goût du jour : grandes baies vitrées, balcons-terrasses en verre et alu donnant sur le port ou la vieille ville. Ils avaient fait un parking sécurisé en sous-sol, et il y avait des gardiens en uniforme dans le hall et à l’entrée du sous-sol.

Un peu comme chez moi, se dit ironiquement Kurtz.

Elle utilisa une carte codée pour accéder à l’immeuble, et échangea quelques plaisanteries avec le gardien devant l’ascenseur. Ils grimpèrent jusqu’au sixième – et dernier – étage.

— Je vais chercher à boire, dit-elle après avoir mis le verrou de sécurité et lancé les clés dans un petit vase en émail sur une table basse en laque rouge. Un scotch, ça ira ?

— Bien sûr, fit Kurtz.

Il n’avait rien d’autre dans le ventre qu’un toast qu’il avait pris ce matin, ou plutôt hier matin, une vingtaine d’heures plus tôt.

La fille du don avait un bel appart. Briques apparentes, mobilier moderne mais confortable, télé grand écran dans un coin avec tout le bazar habituel de magnétoscopes, lecteur DVD, son surround, ampli et préampli, enceintes de toutes tailles… Il y avait aux murs des tableaux de peinture abstraite qui ressemblaient à des originaux, et qui coûtaient probablement la peau des fesses. Dans la mezzanine éclairée par des spots, on voyait des centaines de bouquins sur des rayonnages en laque noire, avec une énorme baie semi-circulaire qui donnait sur la rivière, le port et les lumières de la ville.

Elle lui tendit le verre de scotch, qu’il goûta du bout des lèvres. Du Chivas.

— Vous ne me complimentez pas pour l’appartement ? demanda-t-elle.

Il haussa les épaules. Un endroit super pour organiser un casse, s’il avait été dans ce métier. Mais il doutait qu’elle prenne ça pour un compliment.

— Vous vouliez m’exposer vos théories, dit-il.

Elle but une gorgée de scotch, puis soupira.

— Venez un peu par ici, Kurtz, murmura-t-elle.

Sans lui toucher vraiment le bras, elle le guida vers le miroir en pied qui était à l’entrée.

— Qu’est-ce que vous voyez ? demanda-t-elle après avoir fait un pas de côté.

— Moi, dit Kurtz.

En fait, il voyait un individu aux yeux cernés, aux cheveux poisseux, à la chemise déchirée et couverte de sang, avec une balafre toute fraîche le long de la joue et des filets de sang séché qui lui descendaient dans le cou.

— Vous schlinguez, Kurtz.

Il hocha la tête, prenant le commentaire pour ce qu’il était : une simple constatation.

— Vous avez besoin d’une bonne douche. Et de vêtements propres.

— Plus tard, dit-il.

Il n’y avait ni eau chaude ni vêtements de rechange dans son entrepôt abandonné.

— Maintenant, insista Sophia.

Elle lui prit son verre et le posa sur le comptoir. Puis elle alla dans la salle de bains, qui se trouvait dans le petit couloir menant à ce qui devait être la chambre à coucher. Il entendit couler l’eau. Elle passa la tête dans le couloir.

— Vous venez ?

— Non, fit Kurtz.

— Bon Dieu ! Ce que vous pouvez être parano !

Ouais, se dit Kurtz. Le problème, c’est : est-ce que je le suis assez ?

Sophia avait laissé tomber ses chaussures par terre l’une après l’autre. Elle ôtait à présent son corsage et sa jupe. Elle ne portait dessous qu’un slip et un soutien-gorge blancs. D’un geste que Kurtz n’avait pas vu faire en chair et en os depuis plus de onze ans, elle dégrafa le soutien-gorge et le balança de côté. Elle restait plantée là avec son slip blanc, bordé de dentelle mais pas transparent, taillé haut sur les côtés.

— Alors ? dit-elle.

Kurtz vérifia la porte. Elle était verrouillée, et la chaîne était mise. Puis il alla voir dans la cuisine. Une autre entrée, avec verrou et chaîne également. Il fit coulisser la porte-fenêtre de la terrasse et s’avança sur le sol en métal. Il faisait froid, et une pluie fine commençait à tomber. Impossible de passer par là, sauf à descendre sur le toit en rappel. Il rentra, passa devant Sophia, qui croisait les bras devant ses seins plantureux mais avait la chair de poule à cause du courant d’air qu’il venait de créer. Il vérifia la chambre à coucher en regardant dans les placards et sous le lit.

Sophia, à présent, était nue sous la douche fumante. Ses longs cheveux bouclés ruisselaient.

— Dieu du ciel ! lui cria-t-elle par la porte ouverte de la cabine. Vous êtes vraiment parano à mort !

Kurtz commença à ôter ses vêtements tachés de sang.

Il était excité, mais pas au point d’en perdre la tête. Au bout de deux ans sans sexe, il s’était rendu compte que l’envie restait la même, mais l’obsession rendait les hommes fous – il avait vu pas mal de cas à Attica – ou les plongeait dans une sorte de stupeur de manque métaphysique. Il avait lu Épictète et d’autres auteurs stoïciens pendant son séjour en cabane et trouvé leur philosophie admirable, mais chiante. L’astuce, se disait-il, c’était de profiter de la trique, mais de ne pas se laisser mener par elle.

Sophia le savonna partout, sans oublier son érection. Elle lui nettoya la figure à petits gestes précis et doux, en prenant bien soin de ne pas mettre de savon sur ses plaies.

— Je ne crois pas que vous ayez besoin de points, dit-elle.

Ses pupilles s’agrandirent légèrement tandis qu’il la savonnait à son tour. Pas seulement les seins et la toison pubienne, mais le cou, le visage, le dos, les épaules, les bras et les jambes. De toute évidence, elle s’était attendue à des approches beaucoup plus directes.

Elle tendit la main pour prendre, sur le rebord en carrelage, ce qui ressemblait à une boîte à savonnette. Elle en sortit un préservatif, déchira le sachet avec les dents et glissa la capote autour de la queue raide de Kurtz. Il sourit en voyant la manière experte dont elle faisait la chose, mais n’avait pas encore besoin de protection pour le moment. Il prit un flacon de shampooing sur le même rebord et fit sortir le liquide sur la longue chevelure de la fille, dont il massa le crâne et les tempes de ses doigts vigoureux. Elle ferma les yeux quelques instants, puis prit le flacon en tâtonnant pour verser du shampooing dans le creux de sa main et sur les cheveux courts de Kurtz. Elle avait le sommet du crâne qui arrivait juste à hauteur de son nez, et elle se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser quand ils se furent rincés la tête et eurent laissé couler l’eau le long de leurs corps. Sa verge en érection frottait contre la courbe douce de son ventre, et elle lui tenait la nuque de la main gauche tandis que la droite l’agrippait plus bas pour le masser tout doucement.

Elle se colla à lui, en levant une jambe, le dos contre le mur carrelé. Kurtz chassa le savon et le shampooing de ses seins, dont il goûta les bouts raidis. Sa main droite lui maintenait le bas du dos tandis que la gauche lui caressait lentement la vulve. Il sentait trembler ses cuisses. Elle s’ouvrit toute grande, et sa chaleur se déversa dans le creux de sa main. Ses doigts la fouillèrent gentiment. C’était un miracle pour lui, d’être avec une femme sous une douche battante et de la sentir plus mouillée là que partout ailleurs.

— Maintenant, s’il te plaît, murmura-t-elle, la bouche humide et ouverte contre sa joue. Viens vite !

Ils s’unirent dans un va-et-vient dur et rapide. Kurtz arrondit la main droite en forme de selle sous ses fesses et la souleva contre les faïences pendant qu’elle l’enveloppait de ses jambes et se penchait en arrière, les deux mains nouées sur sa nuque, les muscles des bras et des cuisses tendus.

Elle jouit avec un gémissement sourd, les paupières tremblantes, mais également avec un spasme qu’il ressentit au bout de sa bite, dans ses cuisses et dans la main qui la soutenait.

— Seigneur Jésus ! murmura-t-elle au bout d’un moment, toujours clouée contre les faïences sous le jet continu de la douche.

Kurtz se demanda fugitivement quelle était la capacité de son ballon d’eau chaude.

Au bout d’un moment, elle l’embrassa, recommença à bouger, et murmura :

— Je ne t’ai pas senti jouir. Tu ne veux pas ?

— Après, dit-il.

Il la souleva légèrement. Elle gémit quand il se retira, et elle lui entoura les testicules de ses deux mains tandis que sa queue raide palpitait contre sa toison.

— Bon Dieu ! dit-elle en souriant à présent. On croirait que c’est moi qui viens de passer douze ans en taule !

— Onze ans et demi.

Il ferma le robinet de la douche, et ils s’essuyèrent mutuellement. Les serviettes étaient épaisses et moelleuses.

Tout en le frottant entre les jambes, elle murmura :

— Tu es encore dur comme je ne sais quoi. Comment tu fais pour te retenir ?

Pour toute réponse, il la souleva dans ses bras et la porta dans la chambre à coucher.