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— Je peux récupérer ma voiture, maintenant ? demanda Arlene.

— Pas encore. Mais je te raccompagne chez toi, et je la rapporterai plus tard ce soir.

Arlene grommela quelque chose d’indistinct. Puis :

— Pearl Wilson a répondu à ton coup de téléphone. Elle veut te voir sur le parking du Blue Franklin à six heures.

— Merde ! fit Kurtz. J’ai pas demandé à la voir ! Je voulais juste lui dire un mot !

Arlene haussa les épaules, éteignit son ordinateur et alla prendre son manteau sur le clou planté dans le mur. Kurtz remarqua qu’il y avait un second manteau dessous.

— C’est quoi, ça ? demanda-t-il.

Arlene le décrocha et le lui lança sans un mot. Il l’essaya. Il était ample, pure laine, gris anthracite, avec de larges poches extérieures et intérieures. Il s’y sentait bien. D’après l’odeur, il avait appartenu à un fumeur.

— Comme il a fallu que je déjeune dans le quartier, lui dit Arlene, j’ai fait un saut chez le fripier du coin de la rue. Cette vareuse de para – je ne sais pas ce que tu en as fait – ça ne te correspondait pas du tout.

— Merci, lui dit Kurtz. Ça me fait penser qu’il faut qu’on s’arrête à un distributeur quand je te raccompagnerai chez toi. J’ai besoin de cinq cents dollars en liquide.

— Ah ! Tu t’es ouvert un compte, Joe ?

— Non.

Avant de tout éteindre et de se rendre à la voiture, Kurtz fit le numéro de Doc. Il ne savait pas encore très bien comment il allait arriver jusqu’à Malcolm Kibunte, mais une chose était certaine : il allait avoir besoin d’autre chose que d’un .38 à canon court.

Le répondeur de Doc débita l’inévitable message « Je dors, laissez-moi un message », suivi d’un bip.

— Doc, c’est Joe. Je comptais faire un saut dans la soirée, pour parler des factures.

Il raccrocha. C’était suffisant pour que Doc lui laisse la grille ouverte.

Pearl Wilson était au volant d’une superbe Infiniti Q45 gris tourterelle. Kurtz descendit de la Buick en battant des paupières à cause de la neige fine qui arrivait horizontalement sur lui, et monta dans l’Infiniti côté passager. Le véhicule neuf sentait le cuir, les molécules de polymère à longue chaîne et le parfum subtil de Pearl. Elle portait une robe soyeuse, luxueuse, de la même couleur gris tourterelle que la voiture.

— Le Seneca Social Club, dit-elle en se tournant vers lui sur son siège. Qu’est-ce que tu as encore en tête, Joe, mon lapin ?

— Je me suis rappelé que tu chantais là-bas il y a pas mal d’années. J’étais curieux d’en savoir plus sur cette boîte, c’est tout. On n’avait pas besoin de se voir pour ça.

— Hum, fit Pearl en secouant la tête. Je te connais, mon joli. La curiosité gratuite, c’est pas tellement ton fort. Et, crois-moi, le Seneca Social Club, aujourd’hui, c’est pas un endroit tellement fréquentable.

Kurtz attendit sans rien dire.

— Après ton coup de téléphone, continua-t-elle de sa voix de velours qui n’avait jamais cessé de faire son étonnement et évoquait la fumée de cigarette, le whisky et le ronron d’une chatte, je suis allée faire un tour là-bas pour voir comment c’était.

— Bordel de Dieu, Pearl ! s’exclama Kurtz. Tout ce que je voulais, c’était que tu me donnes une idée sur la…

— Ne jure pas devant moi, lui dit Pearl, sa voix riche devenant soudain glacée et pleine d’aspérités.

— Pardonne-moi.

— Je sais très bien ce que tu voulais, Joe, mais comprends que ça fait des années et des années que je n’ai pas remis les pieds dans cette boîte. J’y chantais du temps où elle appartenait à King Nathan. C’était un petit bar à la mode, à l’époque. Un vrai club privé. La façade n’a pas changé, mais les truands qui l’ont racheté ont transformé à peu près tout le reste.

Kurtz secoua la tête. L’idée que Pearl Wilson était allée voir ces crapules de Blood dans leur antre le mettait légèrement mal à l’aise.

— Ils avaient entendu parler de moi, continua-t-elle. Ils m’ont bien reçue. Peut-être parce que j’avais Lark et DJ avec moi, aussi.

Lark et DJ étaient les deux gardes du corps baraqués de Pearl.

— Ils m’ont fait faire le tour des lieux, et tout.

Kurtz était allé voir l’endroit en voiture. Aucune fenêtre au rez-de-chaussée. Barreaux à celles du premier. Ruelle donnant à l’arrière. Mercedes SLK jaune garée dans la rue. Portes en acier. Meurtrières. Les Blood à l’intérieur devaient avoir des armes automatiques.

— Ils en ont fait une salle de billard, expliqua Pearl. Avec un bar et quelques tables au rez-de-chaussée. Il y a une porte fermée à clé derrière le comptoir. Elle donne accès à l’escalier pour grimper à l’étage. En haut, il y a d’autres tables et quelques meubles miteux. Le bureau de Malcolm est au fond du couloir. Porte en acier. Sans fenêtre.

— Tu l’as vu, ce Malcolm ?

Elle secoua la tête.

— Ils m’ont dit qu’il n’était pas là. Je n’ai pas vu non plus le pervers albinos qui traîne tout le temps avec lui.

— Cutter ?

— Oui, c’est comme ça qu’il s’appelle. On dit que c’est un Noir albinos. Autrement, les Blood ne s’entendraient pas avec lui.

Kurtz sourit.

— Il y a une issue de secours à l’étage ? demanda-t-il.

Elle fit oui de la tête.

— Un petit couloir donne sur la porte du fond. Trois portes. La première, c’est l’escalier de secours. Elle ferme de l’intérieur, également. Les deux autres, c’est pour les « pouliches » et les « étalons ».

— Charmant !

— C’est ce que je leur ai dit.

— Quel prétexte tu leur as donné pour entrer là-dedans ?

— Je leur ai dit que j’avais chanté là du temps de King Nathan, mon petit Joe, et que j’avais envie de revoir ces lieux, par nostalgie. Les jeunes Blood n’avaient aucune idée de ce dont je parlais, mais un des vieux m’a fait visiter l’endroit. Tout, sauf le bureau de Kibunte. (Elle sourit.) Ça m’étonnerait que tu puisses t’en tirer en leur disant la même chose, mon lapin.

— Ça m’étonnerait aussi. Il y a beaucoup de monde là-dedans ? Beaucoup d’artillerie ?

Elle hocha la tête affirmativement pour répondre aux deux questions.

— Des femmes ?

— Quelques-unes de leurs pétasses, fit Pearl avec une grimace de dégoût en prononçant le dernier mot. Pas très nombreuses. Surtout des jeunes défoncées au crack.

— Tu ne saurais pas où habite Malcolm, par hasard ?

Elle lui tapota amicalement le genou.

— Personne ne sait ça, mon petit Joe. Il surgit de nulle part dans le quartier, fourgue son crack, son héro et tout le reste aux gosses qui viennent là, et les Blood font de lui un demi-dieu. Il a une décapotable Mercedes jaune, mais personne ne sait où il va quand il repart.

Kurtz hocha silencieusement la tête.

— C’est pas un endroit recommandable, crois-moi, lui dit Pearl.

Elle lui prit deux doigts dans ses mains délicates et les serra.

— Je serais plus tranquille si tu me promettais de ne pas aller fourrer ton nez dans ce Seneca Social Club, murmura-t-elle.

Kurtz lui prit à son tour la main, mais tout ce qu’il répondit fut :

— Merci, Pearl.

Il quitta les odeurs suaves de l’Infiniti pour regagner, à travers la neige en rafales, la Buick d’Arlene.