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Les chutes du Niagara sont plus belles l’hiver, la nuit, quand la neige tombe en rafales. Tous ces critères étaient réunis lorsque Kurtz gara la Buick dans une petite rue à une trentaine de mètres du parking côté américain et sortit du coffre Malcolm et les dix mètres de corde à linge pour les transporter dans un petit bois aux arbres ourlés de givre et à travers des champs recouverts de neige.
Après minuit – et il était presque deux heures du matin –, les puissants projecteurs s’éteignaient, et les chutes, aussi bien du côté canadien que du côté américain, semblaient encore plus bruyantes dans le noir. Les embruns montant des différentes cascades flottaient au-dessus des parkings et se déposaient en glace sur les troncs côté chutes. De temps à autre, une branche craquait sous le poids et tombait.
L’île de Goat marquait la séparation entre les chutes américaines et les chutes canadiennes. Il y avait des passerelles pour y aller ainsi que dans les autres îles, plus petites, de la rivière Niagara. Les ponts pour les touristes étaient fermés à la circulation cette nuit, mais Kurtz connaissait un passage à travers bois menant jusqu’à celui qu’il voulait prendre, et il l’emprunta en restant près de la rambarde en ciment pour que ses pas dans la neige soient moins visibles. De toute manière, les flocons tombaient fort et ne tarderaient pas à recouvrir ses traces.
Il s’arrêta quelques instants pour reprendre haleine. Malcolm pesait son poids, et rien n’est aussi encombrant qu’un homme inanimé sur l’épaule. La nuit était noire, mais les nuages bas reflétaient les lumières de l’agglomération voisine, et les rapides en contrebas se devinaient à leurs crêtes blanches tandis que les chutes côté américain étaient ourlées d’une lueur bleu-blanc à une centaine de mètres en aval. Malcolm commença à s’agiter en geignant, mais le rugissement de l’eau couvrait tous les autres bruits. Kurtz continua son chemin en stabilisant Malcolm sur son épaule. Il arriva devant les passerelles glissantes de l’île de Goat et tourna en direction du point de vue situé au bord de l’île Luna, plus petite. Le pont fragile, à cet endroit, n’était qu’à une très faible hauteur par rapport aux eaux bouillonnantes. Il fallait faire attention à chaque pas de ne pas glisser sur le verglas. L’hiver, ils mettaient des barrières en bois pour empêcher les gens de s’aventurer en dehors du point de vue, mais Kurtz les contourna et se retrouva bientôt sur le petit promontoire recouvert de glace qui séparait la ligne droite des chutes américaines de la large courbe du Fer à Cheval – comme on appelait le côté canadien des chutes.
Malcolm s’agita de nouveau lorsque Kurtz le laissa tomber sur la glace au bout du promontoire, à moins de cinq mètres du précipice de part et d’autre. Il se baissa pour lui prendre son portefeuille. Il contenait six mille dollars. Il empocha les billets et jeta le reste dans la rivière. Kurtz n’avait pas l’âme d’un voleur, mais il ne doutait pas que Malcolm avait touché plus que ça pour se débarrasser de lui, et il n’avait aucun scrupule à garder cet argent. Il noua une extrémité de la corde à linge autour du torse de Malcolm, à hauteur des aisselles, et s’assura que les nœuds étaient solides, même si la corde ne lui semblait pas de très bonne qualité. Puis il fit une boucle autour de la rambarde, pour servir de frein.
Malcolm commença à se débattre juste au moment où Kurtz le faisait basculer par-dessus la rampe givrée pour le laisser tomber dans la rivière Niagara.
L’eau lui fit aussitôt reprendre connaissance, et il se mit à hurler et à lancer des imprécations. Kurtz attendit patiemment. Le bruit des chutes couvrait les glapissements de Malcolm, mais il n’avait pas envie qu’il meure de froid ou que la corde casse avant qu’ils aient eu une petite conversation. Finalement, il lui cria :
— Ta gueule, Kibunte !
— Kurtz, connard-de-mes-deux, enculé-de-blanco-de-fils-de-pute ! Hé ! Ho !
Kurtz avait donné du mou, et il n’avait freiné la corde que lorsque les pieds de Malcolm s’étaient trouvés dans l’eau à un mètre de l’écume blanche qui marquait le bord de la cataracte.
— Tu vas la fermer, sauf quand je te pose une question ? demanda Kurtz.
Malcolm regarda, par-dessus son épaule, ses jambes qui étaient chassées hors de l’eau par la violence du courant. Il hocha la tête. Kurtz le remonta de trois mètres. Les deux hommes n’étaient à présent qu’à deux mètres cinquante de distance l’un de l’autre. Les longs doigts de Malcolm essayaient d’agripper la glace du parapet, mais glissaient à chaque fois. Et ils devaient hurler pour s’entendre.
— Désolé, je n’ai trouvé que cette corde à linge dans la boutique Texaco, lui dit Kurtz. J’ignore combien de temps elle va tenir. Tu ferais mieux de répondre en vitesse.
— Kurtz, bordel, mec ! Je te filerai du fric. J’ai des millions de côté. Dis-moi combien tu veux !
Kurtz secoua la tête.
— C’est pas ça qui m’intéresse pour le moment, Kibunte. Je veux juste savoir pour qui tu bosses.
— Ce putain de pédé de Miles ! L’avocat ! C’est lui qui me paye !
Kurtz hocha la tête.
— Mais qui est derrière Miles ? Qui tire les ficelles ?
Malcolm commença à agiter violemment la tête d’un côté puis de l’autre.
— J’en sais rien, mec ! J’te jure sur le bon Dieu ! Bordel ! C’est glacé ! Sors-moi de là ! J’te filerai tout le fric que tu voudras, Kurtz !
— Combien ils t’ont donné pour m’éliminer ?
— Quarante plaques ! hurla Malcolm. Sors-moi de là, Kurtz ! C’est trop froid ! J’te jure ! Le fric est à toi ! Tu peux tout prendre !
Kurtz se pencha en arrière pour maintenir le poids du grand Noir que le courant menaçait d’emporter. La corde commençait à s’effilocher et faisait de drôles de bruits. Malcolm regarda, par-dessus son épaule, le précipice qui s’ouvrait derrière lui. En aval, à une distance qui semblait irréelle, des phares de voitures illuminaient par à-coups l’arche du pont de Rainbow.
— Le yaba, dit Kurtz. Pourquoi le yaba ?
— La Triade ! hurla Malcolm. C’est la Triade qui nous l’envoie. J’ai dix pour cent dessus. Bordel de Dieu, Kurtz ! Remonte-moi !
— Et quatre-vingt-dix pour cent aux Farino par l’intermédiaire de l’avocat ? demanda Kurtz en hurlant pour se faire entendre.
— C’est ça, Merde ! Remonte-moi, mec ! Je sens plus mes jambes ! C’est glacé ! Je te donne tout le fric que…
— Et toi, tu fournis la Triade en armes volées dans l’arsenal ? cria Kurtz.
— Hein ? Quoi ? S’il te plaît, mec…
— Les armes ! hurla Kurtz. La Triade t’expédie le yaba, et tu lui envoies des armes en échange, à Vancouver ?
— C’est ça, oui, bordel de bordel !
Malcolm griffait la glace sans résultat. Le courant le renversa et sa tête disparut sous l’eau. Kurtz tira fort sur la corde, et le crâne rasé de Malcolm reparut. Son col et son menton étaient couverts de givre.
— Comment as-tu tué le comptable ? lui cria Kurtz. Buell Richardson !
— Qui ?
La voix de Malcolm, à présent, était déchirante. Ses dents s’entrechoquaient. Kurtz donna du mou à la corde. Un mètre. Malcolm disparut entièrement dans l’écume. Quand il remonta, il crachait de l’eau.
— Cutter ! Tranché la gorge !
— Pourquoi ?
— Ordre de Miles.
— Pourquoi ?
— Il avait découvert l’argent des Farino que Miles blanchissait. Booordel !
Le courant l’avait entraîné de nouveau vers le précipice.
— Il voulait une part du gâteau ? cria Kurtz.
Malcolm était trop occupé à regarder le bord du néant qui s’ouvrait sous lui pour répondre. Ses dents claquaient violemment. Il regarda Kurtz.
— Va te faire foutre ! Tu vas me laisser crever, de toute manière !
Kurtz haussa les épaules. La corde lui coupait les mains et le poignet.
— L’espoir fait vivre, dit-il. Parle-moi un peu de…
Soudain, un petit couteau à cran d’arrêt apparut dans la main de Malcolm, et il se mit à scier la corde.
— Non ! cria Kurtz.
Il essaya de le remonter.
La corde cassa. Malcolm lâcha le couteau et se mit à nager très fort contre le courant. Il était costaud et plein d’adrénaline. Pendant une dizaine de secondes, Kurtz eut l’impression qu’il remontait le courant. Il visait un point situé à cinq où six mètres de Kurtz, où il aurait eu une chance d’agripper la rambarde gelée.
Mais le courant reprit bientôt ses droits, et Malcolm fut happé en arrière, comme si la main de Dieu, invisible, s’abattait sur lui. Il disparut en un instant derrière le bord bleu-blanc de la cataracte. Comme si les chutes l’avaient avalé d’une bouchée de requin. La dernière image que retint Kurtz fut celle d’un homme qui essayait de nager dans le vide et dont le rictus dément laissait voir le diamant qui brillait à la lumière bleutée réfléchie par l’eau en furie.
Puis il n’y eut plus personne.
Kurtz défit la corde collée à sa main et à son poignet exsangues et la jeta dans la rivière. Il ne s’attarda pas plus de deux secondes tandis que l’eau rugissait à ses pieds.
— Il aurait dû plutôt tenter sa chance avec moi, murmura-t-il en se tournant pour partir.