CHAPITRE II

L’échange s’étire avec une lenteur qui envahit tout. Le temps, l’espace, se déplient. Je ne souffre pas, je me perds un peu. Dans les interstices de mon corps tournoient des étoiles vagabondes.

À l’intérieur du chaos surgit un tigre de fumée. Des yeux immenses, fontaines d’or et d’émeraude mêlées, un regard qui déchire les apparences. Ombre… Il se glisse entre les constellations comme entre les bibelots d’une cheminée. Un clin d’œil, signe secret de reconnaissance, et il passe. Trajectoire de chat, parfaite.

À mes pieds, Nivôse s’amenuise. Supérieure n’est pas encore en vue.

Marika se déploie autour de moi comme une Ville idéale, sillonnée de passants lumineux. Je la survole, déchiffre les idéogrammes de ses rues, soulève les couvercles de ses dômes pour les vider de leurs secrets. Elle se dérobe parfois, et parfois se soumet. Elle est si vaste… Lorsqu’elle décide de s’enfuir à la suite d’Ombre, comment pourrais-je la retenir ?

Je reste seul, dans le silence des météores. Nivôse, à l’extrémité d’un fil sans épaisseur, se réduit à un point. Supérieure est… possible, sans plus. Virtuelle. Je suis maître de mes choix. Les vingt-sept Villes tissent une toile entre les mondes, un équilibre sans cesse sur le point de converger. Un tourbillon me propulse à l’intérieur de cette œuvre vivante à la beauté incroyable, le pouls de l’univers bat sous mes doigts. Je retiens mon souffle…

L’émerveillement, à pleins poumons. Un sanglot de joie qui menace de ne pas s’arrêter, comme si j’avais englouti une dose létale de bonheur. Je ne peux pas tout avaler, pourtant j’essaie, je dévore ces sensations trop riches sans parvenir à me rassasier.

Jusqu’à ce que l’instant passe et laisse une trace indélébile.

Etourdi, je flotte en retrait. Le trop-plein se déverse en larmes tièdes dont le souvenir, plus tard, me fera frissonner de plaisir. La réalité s’impose peu à peu à moi dans un déshabillage doux, insistant, entrecoupé de spasmes. Et cela dure longtemps.

— Observe et accueille, murmure une voix à mon oreille.

L’équilibre danse dans toutes les directions à la fois. Un réseau à vingt-sept nœuds, où tous les échanges sont possibles. D’autres figures plus lointaines se mêlent parfois brièvement au schéma. D’autres Villes, ailleurs.

Je les aime. Ne suis-je pas là pour cela ?

Marika et Ombre m’ont rejoint. Les trajectoires s’ordonnent et les paramètres de l’œuvre dansent devant mes yeux. Le jeu des causes et des effets. Il serait si facile de…

Agir.

Je suis assis à même la chair glacée de Nivôse, Ombre sur mes genoux et Marika à l’abri dans ma poitrine. L’instant d’après, je suis au cœur de Supérieure. Des balais nous dégringolent dessus. Ombre se réfugie derrière un seau qui roule dans un grand bruit de ferraille. Nous sommes arrivés.

Marika jaillit hors de moi et me dévisage. Je hoche la tête, la gorge nouée. Son expression passe de l’inquiétude au soulagement.

— Il y a des choses à revoir en ce qui concerne la discrétion, ironise-t-elle. Tu as une idée de l’heure locale ?

— Le soleil se lève à peine, nous ne risquons pas d’être repérés. L’expérience t’a plu ?

— Ce n’est pas mon plus mauvais saut. Le décor, par contre, laisse à désirer.

Elle toise d’un air critique les rayonnages chargés de flacons de désinfectant, les serpillières qui sèchent. Je me relève péniblement en repoussant les balais. Ombre surgit d’un recoin, la queue dressée, l’expression outragée. Je l’empoigne sous les pattes avant, frotte mon nez contre le sien.

— Tu as vu comme il était beau, en plein espace ? Un vrai chasseur de météores, hein, petit chat ? Et moi, à quoi est-ce que je ressemblais ?

La réponse tarde. Je repose Ombre à mes pieds.

— Je ne comprends pas ta question, murmure Marika d’une voix bizarre.

— Durant le saut, enfin je veux dire, comment me voyais-tu ?

Je bafouille, incapable de trouver les mots pour expliquer les évidences. J’ai encore sur la langue l’arrière-goût du vide, épicé d’hydrogène.

— Oh, et puis laisse tomber. Ce n’est pas important.

— L’échange est instantané ! Au lieu de plaisanter, sors-nous d’ici.

Ombre, à l’arrêt devant la porte, me jette un long regard accompagné d’un miaou plaintif. J’aimerais savoir ce qu’il pense, lui, de ce saut dont le souvenir est à jamais gravé dans mon esprit. Mais ce que les chats comprennent, ils le gardent pour eux.

 

En titubant, j’ai affronté la lumière du jour naissant. Supérieure est posée sur une langue de sable, tout près de la mer. L’air, imprégné de sel, a la saveur de celui de Vieille Terre. En plus neuf. Marika renifle avec avidité. Sitôt hors de vue, elle s’est montrée à moitié. Sa nudité l’oblige à être prudente mais il est trop tôt pour que le danger soit réel. Et ce n’est pas le moment de lui reprocher quoi que ce soit. Ce n’est jamais le moment, d’ailleurs.

— Quel est ton plan ? chuchote-t-elle.

— D’abord te trouver un suaire. Ensuite boire une bière aux Étoiles Mortes. Falstaff nous donnera des nouvelles fraîches et des informations. Nous avons besoin de toute l’aide possible.

— Je veux dire ton plan concernant Nivôse, m’interrompt-elle. Cesse de faire semblant de ne pas comprendre.

— Elle vit si lentement que son agonie peut s’étirer sur des semaines sans trop de dommages. Nous sommes dans les interstices de ses rêves. Songeons d’abord à nous.

— Donc, tu n’as pas d’idée ?

— Non. Enfin, rien d’utilisable pour le moment. Et toi ?

— C’est ton territoire. Tu passes devant et tu montres la route.

— Je ne suis jamais venu ici. Monteori a la réputation de fuir Supérieure comme la peste.

Machinalement, je délace mes chaussures et les attache autour de mon cou. Sous la plante de mes pieds, la peau de la Ville est riche d’informations. Ombre se frotte contre mes chevilles et ronronne, satisfait. Grâce à la litière de protoplasme dévoreuse de fourrure, ses pattes nues sont en permanence en contact avec la rue. Il effleure la base d’une borne d’un coussinet aux griffes rentrées, la regarde frissonner et retourne se glisser dans mes jambes. Mon chat, le séducteur d’Animaux Villes…

Le ciel est violet, c’est une journée à défier les orages. Je me sens empli de force, gorgé de désirs, affamé. Vivant. J’ai dans la tête des éoliennes qui tournent indéfiniment, la plus belle fille du monde loge en moi. J’ai des ennemis à démasquer et à vaincre, une Ville à sauver. La matinée commence à peine.

— C’est ici que je te quitte…, soupire Marika.

Elle s’arrache à moi. Au bout de l’avenue, les tours de l’astroport masquées par une arche de cartilage qui indique la fin de la Ville. La mer est quelque part droit devant, perceptible à divers signes, une tension de l’air presque palpable. À droite, les rues et les places familières de l’AnimalVille. Mon territoire, a dit Marika. Étrange de songer qu’elle a été Aléatrice, branchée sur les nerfs et les vaisseaux qui battent sous la chair, intimement liée à ces cités qu’elle rejette à présent.

Si seulement elle se souvenait du saut que nous venons de vivre… Elle comprendrait.

Je la cherche des yeux. Elle s’éloigne sans se retourner, presque invisible dans la clarté de l’avenue vide. Je la rattrape. Devant son visage fermé, je me résigne à marcher à sa hauteur.

— Tu permets que je t’accompagne ?

— Je ne veux pas t’empêcher de rêver, réplique-t-elle durement. Quand je vois ton sourire béat, j’aimerais avoir des doigts pour le déchirer !

— Désolé. Les gens heureux peuvent difficilement s’empêcher de l’être.

— Ne t’excuse pas. C’est pire.

— Tu as peur que ce soit contagieux ?

Elle secoue la tête. M’échappe. Une boule d’angoisse me noue l’estomac.

— Permets-moi au moins de t’offrir un suaire. Tu vas te faire remarquer dans cette tenue.

— Je veux qu’on se souvienne de moi.

— J’en ai assez ! dis-je en lui barrant la route. Tu es avec moi ou contre moi ?

— Exactement, répond-elle avec tristesse.

Puis elle se lance, tête baissée, et me traverse. Je lève les mains. Trop tard. Je n’étreins que du vide. Lorsque je me retourne, elle est partie.

Je cueille Ombre par la peau du cou. Il a l’air aussi perdu que moi.

— Où allons-nous, petit chat ? murmuré-je. Qui voudra de nous ?

Supérieure se hérisse sous mes pieds en signe d’accueil inconditionnel. Cette Ville est idiote.

 

Quand je pousse la porte des Étoiles, la matinée est déjà bien entamée. J’ai traîné dans la ville dont le rose des bâtiments paraît presque obscène après le blême de Nivôse. Tout ici respire le neuf, les chairs étrillées par les brosses sentent le savon. Supérieure a l’air d’un caniche sorti du bain, qui attend le séchoir. Une Ville apprivoisée. Et moi je suis malheureux, merde ! Sale de partout, décalé, maladroit. Inutile d’en rajouter pour que je comprenne.

Lorsque la porte s’ouvre, je réalise que les vitres multicolores ont été remplacées par des carreaux ordinaires, impeccablement lavés. Sur l’estrade, ni piano ni instruments de musique, mais des tables recouvertes d’une nappe blanche et surmontées d’un bouquet. L’ambiance a changé, ce n’est plus le même bar.

Falstaff est seul, penché vers son orgue. Heureusement, sinon je crois que j’aurais fait demi-tour.

J’avance d’un pas lourd vers le comptoir. Falstaff se retourne. Le sourire de bienvenue que j’attendais ne vient pas. À sa place, je lis de l’étonnement et de la confusion dans ses yeux, avec quelque chose qui ressemble à de la crainte.

— J’ignorais que tu étais revenu, finit-il par dire.

— C’est une longue histoire. Je te prêterai le volume correspondant de mes mémoires, à l’occasion. Tu as du lait pour mon chat ?

Il sursaute, se penche par-dessus le comptoir et contemple Ombre avec incrédulité.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Falstie ?

— Rien, je t’ai confondu avec quelqu’un d’autre. (Il a une grimace d’excuse, aussi fausse que le reste.) Salut, Closter. Installe-toi, je te sers ton habituelle.

— Laisse tomber. (Je me dirige vers la porte, Ombre sur mes talons.) On rejouera la scène une autre fois, ailleurs !

La porte se ferme dans mon dos, chuintement huilé qui va avec le reste. Il y a longtemps que je n’ai pas écouté de violoncelle, ni bu de bière digne de ce nom. Tous ceux sur qui je comptais s’obstinent à me faire défaut… Écœuré, je m’enfuis au hasard, en courant presque.

Jusqu’à présent, je n’ai croisé personne dans la Ville. Rien que des rues trop bien balayées, des rideaux baissés, des chromes. Pourtant Supérieure est belle à sa façon, comme une station orbitale abandonnée. J’aimerais la remplir de fontaines et de statues, lancer des équilibres au sommet des terrasses. Lui apprendre ma folie, celle d’avant Marika. L’émerveillement, l’innocence. Le désordre des murs aux couleurs pastel qui s’écaillent sous l’action du vent salé.

J’aimerais lui apprendre la foule. Celle de Vieille Terre…

Je traverse les places d’un pas rapide et les peuple au passage de souvenirs volés à d’autres Villes. Ici, un jour de marché, j’ai vu rouler un unique citron jaune vif sur un cageot de plastique bleu électrique. Là, sur ce banc, j’ai guetté une fille aux longs cheveux noirs assise à quelques pas, un étui de cuir sur les genoux. Toutes les cinq minutes, les yeux dans le vague, elle ouvrait l’étui tapissé de velours grenat élimé et caressait du bout des doigts le saxophone qu’il renfermait…

Cela ne suffit pas à me distraire de Marika. Je m’en doutais. Elle est en train de fouiller les salles de transit des bagages, en brandissant sa nudité comme un sésame. Elle ne trouvera rien, nous le savons tous deux. L’information est là, à sa place dans mon esprit. Un cadeau empoisonné de Nivôse, discret rappel de la mission qu’il me reste à accomplir.

J’ai menti à Marika. J’en sais beaucoup plus que je ne l’ai dit. Sans doute l’a-t-elle compris et n’a-t-elle pas accepté mes silences. Comment le lui reprocher ? Elle a été prise en otage, forcée de devenir une Astrale errante, à la seule fin de servir de trait d’union entre Nivôse et moi, avec la complicité des autres Villes. Elle était l’Aléatrice, celle qui pouvait comprendre, guider le novice que j’étais. L’Ariane du labyrinthe des tunnels. Moi… Pourquoi moi, d’ailleurs ? Je revois le cadavre de Vorst, près de la bouche d’égout, englué dans une toile de givre. J’aurais pu mourir à sa place et le danger est loin d’être écarté.

Supérieure accepte avec humilité les reproches martelés par mes pieds nus. Sa chair trop bien nourrie rebondit sous les coups sans en être marquée. Autant boxer une baleine. J’abandonne, c’est inutile. Tout est inutile. Offrir à Marika son corps en cadeau de réconciliation, voilà la solution. Mais j’ignore par quel bout commencer.

L’esprit vide de musique, je rase les murs. L’air salé me pique les yeux et la langue. Je nettoie l’amertume qui emplit ma bouche d’un rire fêlé, qui se brise trop vite. Où aller ? Je fouille du regard les perspectives désertes. En retrait, une ouverture surmontée d’une enseigne lumineuse où je déchiffre le mot « Musée ».

Je fourre Ombre contre ma peau, rabats un pan de la combinaison sur sa tête pour le dissimuler. Précaution inutile, il n’y a pas de gardien à l’entrée, ni dans le hall semi-circulaire d’où s’élève un escalier de bois. Je rafle un catalogue au sommet d’une pile, le feuillette. Un seul nom m’est familier : Monteori. Ses œuvres occupent tout le rez-de-chaussée.

Le catalogue sous le bras, j’escalade les marches vernies. Ombre s’agite. Je le libère mais le garde sur mon épaule, de peur de le voir s’échapper. Je dois avoir une drôle d’allure ainsi, pieds nus, les chaussures autour du cou et Ombre qui joue d’une patte paresseuse avec les lacets. Sans parler de la combinaison déchirée, de ma barbe de plusieurs jours, de ma tristesse. Sans doute est-ce elle qui détonne le plus. Tout le reste pourrait à la rigueur passer pour une forme d’excentricité mais cette souffrance, ici, en public…

Heureusement, le musée désert m’appartient. Les équilibres de premier étage ne sont pas surveillés, personne ne songerait à les voler. Je m’enfonce sans bruit dans l’épaisse moquette qui recouvre les cartilages de l’édifice. Les parois insonorisées absorbent mes reniflements avec indifférence. Je suis seul, en compagnie d’œuvres qui n’ont rien à me dire. Même les curieuses tranches temporelles d’un élève de Kisbisaburô ne réussissent pas m’intéresser. Vaincu, je regagne le rez-de-chaussée et repose le catalogue sur la pile.

Avec une ultime hésitation, je pousse la porte capitonnée qui me sépare de l’exposition Monteori.

De l’autre côté, une pièce étroite, tendue de teintures d’un gris neutre, reposant. Une source invisible murmure. Au centre, un pouf. Je m’y assois. J’attends. La paix espérée ne vient pas. Tout cela est trop facile. Je franchis la deuxième porte et me retrouve dans la galerie.

Sous une rotonde, deux plaques de verre éclairées par en haut enserrent un film d’huiles colorées qui bougent sous l’effet de champs magnétiques variables. Les tourbillons de couleur se combinent et se défont avec une lenteur hypnotique où l’œil se plaît à reconnaître des formes. C’est la Madone insaisissable, une des œuvres les plus connues de la première période.

Je tourne autour d’elle (nul ne sait de quel côté se produira la convergence, ce qui ajoute de façon irritante au mystère), l’analyse, l’évalue. Peu à peu monte en moi un étrange sentiment de familiarité avec l’œuvre, comme une intimité forcée. J’ai dû passer de nombreuses heures à la disséquer durant mon apprentissage d’artiste, bien que je n’en garde aucun souvenir. Ceci, naturellement, ne signifie rien. Les trous de mémoire font partie de ma vie au même titre que le reste, ils contribuent à faire de moi ce que je suis.

Je délaisse la Madone dont la convergence ne se produira pas avant plusieurs années. Du moins est-ce l’impression que j’en ai et cette arrogance involontaire m’arrache une grimace. Qu’est-ce que j’en sais, après tout ? Je gratte la tête d’Ombre dont les yeux restent rivés sur les plaques de verre. À regret, il se détourne et je croise son regard d’or liquide, reflet d’une œuvre parfaite dont la clé est dans ce crâne étroit, couvert de fourrure. D’un coup de langue, il trace un sillon humide sur ma joue.

À toi aussi, Marika te manque, petit chat…

Les équilibres se succèdent, tous célèbres, tous proches de la perfection. La galerie a quelque chose de glaçant par son organisation, trop rationnelle, et surtout par son absence de visiteurs. On dirait que ces œuvres dérangent, qu’on les a arrachées de leurs sites originels (la Madone, je crois, est née sur Bayane) pour les enfermer ici dans une prison dorée qui les rend inoffensives. Autour de moi, les pistons et les roues dentées des convergences mécaniques cliquettent avec une régularité désespérée, les jets d’eau en apesanteur se combinent en pluies douloureuses, sans personne à asperger. Captives, les œuvres souffrent. J’installe en pensée les éoliennes au milieu de la salle, efface d’un trait cette vision.

Plutôt ne jamais les réaliser que de les laisser dépérir ici ! Les équilibres ont besoin d’espace et de spectateurs. Je ferme le poing, c’est une promesse que je me fais. On ne mettra pas mes œuvres en cage.

À la fois furieux et déçu, je regagne la sortie, sans un regard pour le reste de l’exposition. Au moment de pousser la porte, l’éclair blanc d’un visage surgi de la pénombre me retient. Se pourrait-il que… Je m’approche avec hésitation et comprends ma méprise.

Ce n’est pas Marika.

Ombre relâche la tension de ses griffes dans mon cou et plonge vers le sol. J’enjambe le cordon de velours qui délimite l’alcôve où est allongée la jeune fille endormie.

Elle repose sur un divan bas, les yeux clos, ses cheveux roux éparpillés comme une auréole de cuivre. Sa poitrine recouverte d’un tissu brodé à l’ancienne se soulève imperceptiblement. Le reste du corps est dissimulé sous un drap. Elle est belle, émouvante, et ce n’est qu’un mécanisme. La Princesse Carnivore, un équilibre biologique cultivé en cuve par Monteori durant cette période démiurgique qui le caractérisait, il y a quelques années, à l’époque de sa jeunesse et de la mienne.

J’observe le visage aux traits parfaits, à ce point dépourvus de caractère qu’il en émane une fascination étrange. C’est tout naturellement que s’y superposent d’autres traits tirés de l’inconscient du spectateur. Un visage vide à colorier avec ses rêves, une poupée sans regard qui dort éternellement. Rien d’autre ?

Quelque chose ne va pas. La respiration est trop faible, la pâleur du cou trop prononcée. Je me penche, examine les tempes, le coin des lèvres affaissées, cherche le pouls sous le maxillaire. Une vibration monotone monte du divan qui renferme les appareils de survie. Pour autant que je puisse en juger, tout est normal de ce côté-là. Je répugne à soulever le drap afin de mettre à nu les entrailles de silicone, les fins cathéters et les sondes. Le problème est ailleurs…

Je pose la main sur le front lisse et frais. L’équilibre, figé dans son immobilité de gisant, est sur le point de converger. Je le sens, je le sais. Il s’en faut d’une poignée de secondes que le visage endormi, au summum de sa beauté, n’ouvre les yeux et se fige. Meure.

Ombre miaule plaintivement. Je me penche au-dessus des lèvres entrouvertes d’où s’échappe un souffle ténu, sans la moindre saveur. J’y presse les miennes avec force. Nos salives se mélangent, ses poumons aspirent le contenu des miens. Ce que je fais est sûrement interdit, ai-je le temps de songer, puis une douleur brûlante envahit ma bouche. Je relève la tête d’un sursaut mais le visage de la poupée m’accompagne. Nos lèvres sont soudées et la souffrance se répand jusque sur mes joues tandis que ses paupières, toutes proches, battent et menacent de s’ouvrir.

L’idée de ce regard aux pupilles absentes me terrifie. Avec un grognement, je plaque les mains sur ses épaules, ferme les yeux et tire.

Déchirure.

La douleur est atroce. Mes lèvres sont à vif, à demi dévorées. La jeune fille retombe en arrière, le menton barbouillé de salive rosâtre. Une expression satisfaite illumine fugitivement son visage puis ses traits se détendent et elle replonge dans le sommeil. L’heure de la convergence est passée, l’équilibre ressuscité entame un nouveau cycle.

Je recule, arrache le cordon dans ma précipitation. La souffrance empire, se ramifie vers ma langue et mon palais. Ombre file vers l’entrée, affolé par mes cris. J’ai le réflexe de le rattraper avant de heurter de l’épaule la porte capitonnée qui s’ouvre sous le choc. Je traverse le sas comme un furieux, piétine le pouf, trébuche, renverse la pile de catalogues et me rue au-dehors…

Le filet sonique s’écrase derrière moi et me manque.

Ombre tenu à bout de bras, je fais irruption au milieu d’un petit groupe de mercenaires en treillis. La violence de mon arrivée les désoriente. Je les bouscule, frappe pour faire mal. De la tête, du pied, je restitue un peu de la douleur qui m’habite, crache la salive acide qui ronge ma bouche, en visant les yeux. Seul Vorst, resté à l’écart, échappe à la distribution. Je fonce vers lui, plaque Ombre contre son visage et me repais de son cri. Du sang jaillit de ses joues déchirées tandis que je détale à travers la rue, vers des porches entrouverts sur d’obscures venelles. Derrière moi s’organise la chasse.

Supérieure, sous mes pieds, s’inquiète. J’ai perdu le contact avec elle dans le musée tapissé de moquette. Ma souffrance, mon affolement, la désorientent. Je me cogne contre les parois du passage, un râle sourd s’échappe de ma gorge atteinte à son tour par la brûlure. Dans mon dos s’entrecroisent des voix, celle de Vorst, surtout, mélange d’hystérie et de sarcasmes. Ses ordres en rafale, rendus indistincts par le bruit de ma course, sonnent à mes oreilles comme l’affirmation répétée de mon importance.

La haine me prive de mes forces. Pendant que Vorst dirige ses hommes à grands cris, je titube et me heurte aux saillies de cartilage des porches. La lutte est trop inégale.

Un repli rose vif me dissimule temporairement. Je martèle de la main et du pied tous les codes d’urgence que m’a enseignés Nivôse. Supérieure hésite. Les poursuivants se rapprochent. Je me jette dans une ruelle étroite qui se termine abruptement en cul-de-sac. Le dos au mur, je me prépare à faire front, sans la moindre illusion. Des larmes de souffrance me montent aux yeux, un râle rauque me déchire. Mes lèvres ont triplé de volume, je les sens envahir mon visage comme un rappel obscène de ce baiser que j’ai volé. Je serre Ombre contre moi. Son petit corps tremble, son regard affolé se soude au mien.

Dans mon dos la paroi cède. Je bascule dans l’ouverture tiède qui s’ouvre à la hauteur de mes omoplates. Le mur se referme. De l’autre côté, les appels fusent, coléreux, incrédules. Je ferme les yeux et me recroqueville.

Ils ne me trouveront pas.

 

J’ai somnolé, juste assez longtemps pour sombrer dans un cauchemar haché. Les cris de Vorst, tout proches, me réveillent en sursaut. Je me redresse avec peine, engoncé dans une gaine de muqueuses tièdes. Je suis couvert de sécrétions gluantes qui brillent dans l’obscurité.

Ma bouche a cessé de me faire souffrir. J’explore du bout des doigts mes lèvres insensibles, surpris de les trouver à peine enflées. La cicatrisation a déjà commencé. Supérieure m’a bien soigné et je l’en remercie d’une lente caresse de mes paumes, en rythme, le long de ses replis secrets.

Quant à Ombre, le poil visqueux, il ronronne de satisfaction et se presse avec impudeur contre la chair humide d’où monte une odeur de pluie marine, légèrement salée.

Vorst distribue ses ordres. Un des mercenaires a trouvé une entrée dissimulée donnant sur les égouts, un autre croit m’avoir vu disparaître dans un bâtiment. Le ton monte. Vorst penche pour les égouts (C’est le refuge habituel des rats, et notre gibier en est un de taille ! ricane-t-il, et je grince des dents), mais il est assez prudent pour envoyer un deuxième groupe fouiller le secteur. Je me demande si tout ce cirque n’est pas une comédie pour me pousser à me montrer. Seigneur, je suis un artiste, je ne devrais pas avoir à m’intéresser à ce que des tueurs racontent sur moi de l’autre côté d’une cloison. Je ne devrais même pas avoir à m’intéresser aux gens !

Les alentours sont silencieux. Ont-ils été assez malins pour laisser une sentinelle ? Si tu es capable d’y penser, eux aussi, dirait Marika. Curieux comme on acquiert vite ce type de réflexe. La paranoïa comme mode de vie. D’un index en vrille, je perce un trou dans la chair consentante, à hauteur d’yeux. Au milieu de la ruelle, une silhouette sombre est accroupie, un filet sonique enroulé autour du poignet. La retraite est coupée. Raisonnons.

Pendant que je tentais de faire le point de la situation, Ombre avait entrepris de concrétiser sa grande histoire d’amour avec Supérieure. Le réduit qui nous abrite tressaille dangereusement. Tu crois que c’est le moment, chat ? Je me vois mal l’interrompre, de toute façon. Me voilà forcé de patienter. Pourvu que le mercenaire ne s’aperçoive de rien. Difficile de leur demander d’être plus discrets. D’ailleurs, le paroxysme est proche. Sous mes pieds, la chair se raidit, se nacre d’une sueur lourde, et Ombre s’étire avec volupté. Je ne résiste pas au plaisir de lui chatouiller l’échine. Il accepte la caresse avec un ronron étouffé et se roule en boule. On va peut-être pouvoir songer aux choses sérieuses ?

Je ramasse Ombre, flasque et apaisé. Dans la rue, le mercenaire n’a pas bougé. On lui dit de guetter et il guette. Ce sont toujours les mêmes qui ont les rôles les plus simples. Je frotte la paroi jusqu’à ce que le trou disparaisse. Si nous ne pouvons pas sortir par là, nous passerons de l’autre côté. Je dois retrouver Marika. D’urgence.

La cloison s’entrouvre sur une cour intérieure, envahie de fleurs en pots. Je m’avance prudemment. Une silhouette efflanquée, armée d’un balai-brosse et d’un seau, observe le ciel. Un gitan, dont la peau cuivrée tranche sur le rose du décor. Il sursaute en me voyant.

— D’où est-ce que vous sortez, vous ?

— De là-bas. (J’esquisse un geste vague en montrant Ombre.) J’ai réussi à attraper le chat. Il ne vous ennuiera plus.

Il hausse les épaules. À son oreille scintille, incongru, le même anneau discret que portait Patrick, le bassiste. Clin d’œil de Guanadi, malgré la distance qui nous sépare. Il y a des racines qu’on n’arrache jamais, des serments de sang impossibles à rompre. Je devrais songer à remettre ma propre boucle…

— Les animaux ne me gênent pas, me lance-t-il. Vous, si. Poussez-vous !

Il déverse le seau pratiquement sur mes pieds. J’enjambe la flaque en jurant et renverse un des pots de fleur. Sans se soucier de moi, le balayeur étrille le sol calleux à grands coups de brosse. Je suis chassé jusqu’à un recoin, cerné de toute part par l’eau sale.

— Savez-vous où se trouve le quartier des Astraux ? dis-je. L’Atelier des Bambous, ou quoi que ce soit du même genre ?

— Pas d’Astraux sur Supérieure, réplique-t-il avec un haussement d’épaule résigné. Ils ne nous veulent pas, ils ne veulent personne. Les Villes sont gardées vides exprès.

— Ils ne sont pas fous à ce point ?

Même à mes propres oreilles, ça sonne faux. Ce que je refusais de voir s’obstine à me barrer la route. Marika avait raison

— Ça vous étonne ? poursuit le balayeur. On dit que le Cartel veut créer une colonie uniquement formée de ses membres, enfants et petits-enfants. Nous serons bientôt tous renvoyés chez nous !

Il trace dans la poussière la ligne d’eau brisée qui signifie « Mauvaise Maison » et l’efface du pied.

— Qu’est-ce que vous allez faire du chat ? me demande-t-il sans relever la tête.

— Le garder. J’aime bien ces bestioles et on dirait que celui-ci m’a adopté.

— Moi aussi je les aime, réplique-t-il en plongeant ses yeux dans les miens.

L’examen doit m’être favorable.

— La sortie c’est par là, mais vous pouvez passer par ma loge qui donne sur l’arrière. Vous ne croiserez personne.

Je hoche doucement la tête et me dirige vers la porte qu’il m’a indiquée.

— Attention à ne pas vous mouiller ! me lance-t-il avant de reprendre son nettoyage.

 

En me glissant comme un voleur dans les rues, je n’avais qu’un but : Marika. Si j’étais en danger, elle aussi. J’ai gagné l’astroport en coupant au plus court, sans me soucier des risques. Je ne pense pas avoir été repéré. Les sbires de Vorst ne donnent pas dans la finesse, je ne les crois pas capables de jouer avec moi au chat et à la souris. Les sirènes d’alarme et la chasse à courre, voilà leur style. Toute une éducation à refaire.

Par chance, je n’ai pas à chercher longtemps. Marika est là, recroquevillée sur un banc de pierre, à la frontière entre la Ville et la plaque de sable vitrifié qui sert de zone d’atterrissage. Sa silhouette translucide, éteinte, est à peine visible. Je cours vers elle.

— Vorst nous a retrouvés.

— Je sais. Laisse-moi…

— C’est sérieux ! Ils vont arriver dans quelques minutes. Ils ont des filets. On ne peut pas rester là.

— Ils ont dit que je n’avais pas d’importance. Que je n’existais plus.

— Donc, tu les as vus ?

Je me redresse lentement, balaie du regard le secteur mais je sais d’avance ce que je vais voir. Déployés en demi-cercle, les mercenaires se dirigent vers nous en balançant leurs armes, sans se hâter. Ombre s’agite au creux de mes bras. À quoi bon ? La retraite est coupée.

Je m’assois sur le banc auprès de mon Astrale, lève les pieds pour rompre le contact avec Supérieure. Ce moment n’appartient qu’à Marika et moi.

— Je suis désolée, murmure-t-elle en se tournant vers moi.

Ses yeux s’écarquillent, elle pousse une exclamation horrifiée :

— Qu’est-il arrivé à ta bouche ?

— C’est si moche que ça ? dis-je en me tâtant.

Ombre en profite pour sauter au sol. Je n’essaie pas de le retenir.

— Pire. Comment ça c’est produit ?

— J’ai embrassé la fille qu’il ne fallait pas.

— C’est ton sport favori, de toute façon. Tu n’as pas mal ?

Je regarde les hommes de Vorst arriver avec détachement. Pourvu qu’ils ne se pressent pas, qu’ils me laissent le temps de profiter de la présence de Marika, dont la main m’effleure la joue sans oser s’approcher de mes lèvres. C’est la première fois qu’elle choisit de me toucher ainsi depuis Nivôse. Malgré l’absence de sensations, ma peau réagit. J’aurais dû me raser, pensée absurde.

Du coin de l’œil, j’aperçois Ombre qui s’éloigne vers la Ville, la queue dressée. S’il a l’intelligence de se perdre dans le bon secteur, il s’en sortira. Même dans un lieu aussi artificiel que Supérieure, les amis des chats ne manquent pas.

— Je regrette de t’avoir entraîné dans mon histoire, murmure tristement Marika.

— C’était aussi la mienne. Il n’y a pas une histoire par personne, la réalité n’est pas assez riche.

Quatre silhouettes, quasi identiques, à moins de cinquante mètres. Vorst, en retrait, lançant ses ordres d’une voix sèche. Il y a des moments où la réalité est si lente qu’on pourrait presque l’arrêter en tendant la main. Et se faire mal.

— Je me battrai jusqu’à la mort, bien sûr, dis-je en soupirant.

— La leur, ou la tienne ?

— Je savais que tu comprendrais.

Au-dessus de nous, une navette passe en vrombissant. Je rentre la tête dans les épaules. Tout a été dit entre Marika et moi, nous pouvons parler d’autre chose ou savourer le silence. Je regarde ses seins qui se balancent à portée de main, inaccessibles.

Ombre s’est couché sur la chair rouge framboise, pareil à un grain de beauté. Les mercenaires l’enjambent sans lui prêter attention. Je desserre les poings, baisse la tête. Ils seront bientôt là.

Le bout de la route ?

 

Le banc vibre, je relève les yeux. Sous mes pieds, Supérieure est brûlante. Une houle régulière soulève sa peau et creuse des rides tout autour de nous. Les mercenaires se sont immobilisés à une dizaine de pas et échangent des regards inquiets. Vorst, les joues lacérées et barbouillées de sang, décroche avec lenteur le filet sonique de sa ceinture. Je lève les bras, l’air résigné. Il suspend son geste, sans cesser de me surveiller, et laisse échapper un grognement avertisseur.

Je me pétrifie. Durant de longues secondes nous nous affrontons du regard. Son visage est pâle, harassé. Un tic nerveux agite sa paupière gauche, comme s’il tenait à me faire partager une plaisanterie secrète qui ne concernerait que nous deux. Il a changé depuis notre première rencontre sur Nivôse. Quelque chose le ronge, peut-être l’impression désagréable que la situation est en train de lui échapper. Ses doigts qui voletaient avec légèreté sur l’ivoire du piano se crispent spasmodiquement sur le filet. De musicien, le voici devenu tueur. Métamorphose inconfortable. En d’autres occasions, nous aurions pu jouer ensemble et il le sait. J’espère que je ne suis pas le seul à le regretter.

Les secousses redoublent. Du bout de l’orteil, j’interroge discrètement Supérieure. Sa réponse n’est qu’un long râle incohérent. Déséquilibré, Vorst effectue un impeccable roulé-boulé. Ses hommes s’accroupissent de part et d’autre du banc et dégainent leurs armes. Par-dessus les visages menaçants et les canons braqués je découvre Ombre, toutes griffes dehors, au sommet d’une éminence de chair durcie…

Le banc nous isole à la façon d’un radeau. Malgré les vagues qui cherchent à le désarçonner, Ombre s’obstine à chevaucher la Ville. Il a planté ses dents dans l’épiderme tendre et se vautre parmi les replis, la fourrure hérissée. Les mercenaires vacillent et lâchent leurs armes pour mieux se cramponner.

Lentement, la chair se creuse de tourbillons incarnats. Un raz de marée irrésistible nous soulève et le banc est ballotté en tous sens. Nous dérivons. Sur son promontoire, Ombre manque plusieurs fois d’être éjecté. Marika me jette un regard d’incompréhension. Je secoue la tête, je ne comprends pas plus qu’elle ce qui se passe.

Dans les rangs des mercenaires, la panique règne. Des failles se sont ouvertes sous leurs pieds pour les engloutir. Vorst, enfoncé jusqu’aux épaules, se débat, la figure violacée. J’esquisse un geste vers lui, retire ma main. Supérieure s’ouvre, il glisse en hurlant au fond d’un entonnoir luisant de sécrétions…

L’entonnoir se referme. Les cris cessent…

 

Supérieure, calmée, frissonne. Le banc s’est échoué au centre d’une place rose, déserte, dont j’effleure avec prudence le sol de mon pied nu. La chair réagit à mon contact avec une douceur de femme comblée. Je saute du banc, m’étire avec satisfaction. Le reste de la Ville doit être en proie à la panique. Tant mieux, notre départ passera plus facilement inaperçu.

Le sol s’entrouvre pour laisser sortir Ombre. Il se dirige vers moi d’une démarche satisfaite, la queue dressée. Je m’accroupis, frotte mes lèvres insensibles contre sa fourrure. L’odeur de la Ville s’est définitivement mêlée à la sienne.

— Superbe, petit chat !

Marika se dresse au-dessus de nous, les yeux emplis de questions. Je me relève et l’enserre doucement de mes bras.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? murmure-t-elle après un long moment.

— Je suppose que tu peux appeler ça un orgasme…

Elle hoche la tête d’un air pensif, deux ou trois fois, comme pour mieux se pénétrer de ma réponse. Ombre se faufile entre nos jambes avec impatience.

— Ça me plaît… (Une amorce de sourire naît sur ses lèvres.) Quelle est la suite du programme ?

— Ombre et moi n’avons plus rien à faire ici. Nous partirons dès que possible. (Je me racle la gorge.) Tu peux nous accompagner, si tu le souhaites…

— Où voudrais-tu que j’aille ? réplique-t-elle vivement.

Elle se reprend, soupire :

— D’accord, je suppose que je n’ai que ce que je mérite. Je suis une sale gosse et je m’excuse. Ça ira comme ça ?

— Le reste attendra qu’on ait retrouvé ton corps… Tu n’es pas facile à quitter, tu sais ?

Dans un coin de la place, un bâtiment au porche béant semble nous faire signe. Pour s’enfuir d’une Ville, tous les points de départ se valent.

— Tu verras…, dis-je en adaptant mon pas au sien. À partir de maintenant, la situation devrait s’améliorer. Ça ne sera peut-être pas plus facile, mais sans doute plus drôle.