CHAPITRE V

— J’ai suivi ta progression ! me lance Falstaff depuis le bar. Tu étais aussi visible qu’un point noir sur la peau de la Ville.

Je me dirige vers lui en emportant le bock de bière et trébuche. Le liquide asperge les tables et le dessus du piano.

— Toujours aussi maladroit, commente Falstaff. Je t’en sers une autre ?

— Ombre n’a pas touché à son lait…

— Tu apprends vite !

Il m’observe avec un respect nouveau. Je m’accoude au comptoir et lui tends le verre vide qu’il lave avec des gestes précis, économes.

— Où en sommes-nous ? dis-je.

— Ma foi…

Il réfléchit un instant et, curieusement, sourit. Un peu de la complicité qui nous unissait passe dans ses yeux délavés. Il a le même regard que Mano. Des tueurs tranquilles.

— Je suppose que l’offre de Vorst tient toujours, soliloque-t-il à voix haute. Je ne peux pas le jurer, compte tenu des récents événements. Tu t’es montré un peu…

— Désordonné ?

— Quelque chose comme ça. Ceci dit, se hâte-t-il d’ajouter, je suppose que tu avais des excuses.

Je commence à m’amuser de ce jeu feutré, de cette bataille de chats, griffes rentrées. La vieille routine des Étoiles Mortes, où tous les problèmes se dissolvent insidieusement dans l’atmosphère. Rien qu’un piège de plus.

— Rassure-moi ! l’interromps-je. Dans la bière, du poison ou un somnifère ?

— Un somnifère, bien sûr, réplique-t-il d’un air offensé. Que vas-tu imaginer ?

— Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai mauvais esprit depuis quelque temps.

D’une torsion de l’épaule, je me débarrasse du sac et le pose sur le comptoir. Falstaff jette un coup d’œil à l’intérieur et blêmit.

— Bel engin, hein ? dis-je sobrement. Fourni par quelqu’un en qui je n’ai plus aucune confiance. Il devrait exploser bientôt. À moins que…

Je sors de ma poche le mince cylindre de métal et le fais tourner entre mes doigts.

— Ceci est un détonateur. Celui de la bombe ou un autre, je l’ignore. Tu risques de tout faire sauter en vérifiant. Amusant, non ? Attrape !

Il recule la tête instinctivement. Le détonateur rebondit sur l’orgue à bière et roule sur le sol à ses pieds. Il n’esquisse pas un geste pour le ramasser. Intrigué, je passe la tête par-dessus le comptoir.

Encastrés dans le bar, des boîtiers électroniques dessinent d’étranges constellations de diodes ambre, rouges et vertes qui se reflètent sur les armures translucides des bouteilles. Les filaments chromés qui en jaillissent enserrent Falstaff dans une toile métallique qui crépite doucement. Je récupère le détonateur d’un geste vif et me recule.

— C’est un appareillage d’Aléateur, commente Marika à voix haute, depuis l’intérieur de ma poitrine. La grille de connexion, les relais d’amplification. Branché et prêt à servir !

Falstaff me jette un regard de haine impuissante et se détourne.

— Qu’est-ce que tu avais prévu pour elle ? dis-je en caressant les flancs du sac qui se dégonfle peu à peu. Son corps est toujours perdu, sinon tu en aurais déjà parlé. On peut attendre, voir si ça saute vraiment. Personnellement, ça ne m’enchante pas. Le reste, les marchandages, les grandes idées, je sais ce que ça vaut… Tu n’es que le dernier sur une longue liste de déceptions.

Ombre se frotte à mes chevilles. J’ai la gorge douloureuse, soudain. Trop d’amertume, trop de mots crachés.

— Sers-moi un verre d’eau, tiens. Non, ne te dérange pas…

Je remplis une chope au robinet de l’évier à vaisselle, avale une gorgée. Un goût de chlore, avec une infime trace de sel. Rien d’anormal. Je vais m’asseoir sur le tabouret du piano et pose mes doigts sur le clavier. L’instrument se réveille. Je déchiffre le thème de la Danse macabre d’un doigt malhabile et plonge dans le vide de mes souvenirs absents.

Falstaff, hypnotisé par la bombe, semble incapable de réagir. J’interromps ma litanie de notes dissonantes et heurte violemment le couvercle qui claque comme un coup de feu.

— Je vois mourir tes bars les uns après les autres ! Nous sommes dans une impasse, et beaucoup de choses en profitent pour se détruire. Non, laisse cet engin tranquille ! Si tu essayais de le désamorcer, je me sentirais obligé de te sauter dessus pour t’en empêcher. Les bombes n’aiment pas la bousculade.

« Eh bien ? poursuis-je, irrité par son mutisme. Pas de promesses, pas d’offre de reddition ? Si tu savais à quel point je suis prêt à accepter n’importe quoi. Tu pourrais m’acheter pour presque rien. Un espoir, un début d’idée… Tu ne veux même pas essayer ? »

Il secoue la tête, le visage décomposé, et glisse une main sous le comptoir. Brutalement, mon tabouret s’enfonce dans le sol. Une vague de chair enveloppe mes jambes et les emprisonne dans un étroit fourreau. Falstaff, l’expression concentrée, pilote le bar à la façon de Moïse agitant la mer rouge. Le piège humide monte jusqu’à ma poitrine.

— Je savais que je jouais mal, mais à ce point-là, c’est ridicule ! dis-je en me débattant, coincé contre le piano.

— Inutile de t’agiter, fils, me répond-il d’une voix lasse. Tu es allé trop loin. Je ne peux pas permettre que cette bombe blesse la Ville.

Je libère une main, renverse le verre d’eau à mes pieds. L’odeur caractéristique de la chair mouillée s’élève du sol. Ombre s’arque et gémit, le poil hérissé. À toi, petit chat.

En quelques secondes Ombre transforme le décor trop bien rangé en un capharnaüm digne des grands soirs de beuverie. Sous ses coups de griffes, ses morsures, la pièce ondule de souffrance et de plaisir mêlés. À chaque soubresaut de l’AnimalVille, les tables et les chaises se heurtent avec un cliquetis d’os brisés qui évoque un xylophone. Ballotté dans ma prison gluante, je gigote avec le reste du bar. Falstaff, pris par surprise, relâche son contrôle. La bouche de chair me recrache et je roule sous le piano. À quatre pattes, j’enjambe les crevasses luisantes qui se referment avec un bruit répugnant et me dirige vers la porte.

Je me remets prudemment debout en m’agrippant à la poignée. Derrière les carreaux colorés, la Ville déroule son paysage immuable et désormais perdu. Dans mon dos, Ombre et le bar, étroitement mêlés, s’affrontent sur l’arène incertaine de leurs désirs. À travers la plante de mes pieds nus me parviennent les émotions d’Aigue-Marine, sa frustration, son désir de me venir en aide malgré les liens qui la retiennent prisonnière. Une offre d’alliance que je ne suis pas encore prêt à accepter. Trop de sous-entendus, trop d’implications…

— On s’en va ? murmuré-je à Marika.

— Où ? On n’a nulle part où aller…

Elle se sépare de moi et contemple les soubresauts du décor d’un air sombre. Falstaff est échoué sur son comptoir comme sur une île déserte.

— Qu’est-ce qui nous reste ? Guanadi et ses phrases ? Mano et ses plans tordus ? Tu ne comprends pas qu’on nous a trahis ?

— Elle a raison, tu sais… renchérit Falstaff. Il y a une cellule de crise sur Supérieure à laquelle je suis relié. Ils sont au courant de tout ce qui se passe. Tes mouvements étaient prévus à l’avance…

— Et la bombe ?

L’expression de son visage est éloquente. Je fais sauter le détonateur dans ma paume avec un sourire désabusé. C’était bien un atout, un as de pique puissant et maléfique. Une mauvaise carte, mais il n’en existe pas d’autres dans cette partie.

Ombre et le bar ronronnent de concert. Je profite de ce moment d’accalmie pour regagner le piano. Jouer semble être la seule chose à faire.

— Tu nous as aidés, sur Deserade…

— Ce n’était pas moi. Certains de mes doubles prennent parfois des libertés inattendues.

— Je comprends, dis-je lentement. Tu es l’original que j’ai déjà rencontré sur Supérieure. C’est la deuxième fois que je refuse une de tes bières.

— Pourtant, les vrais connaisseurs disent qu’elles sont incomparables… Tout est plus intense sur Supérieure, nous ne gardons que le meilleur. Tu es des nôtres, ta place est là-bas.

— Bien sûr, soupiré-je. Inutile de me préciser ce qui m’attend si je refuse.

Sans me soucier de ses protestations, je commence à me déshabiller, en rangeant avec soins mes habits dans le piano. Dans le silence, le tic-tac de la bombe retentit avec une urgence nouvelle.

— Je crois que je ne vais pas aimer ça, murmure Marika.

— Tiens, tu te réveilles ? rétorqué-je. Il était temps. J’aurais besoin que tu m’aides. De l’intérieur.

Le ton de ma voix la dissuade de répliquer. Le bar se trémousse. Je caresse le dos poisseux d’Ombre et enfouis mon visage dans sa fourrure. Son regard se perd dans le mien, doré, confiant, totalement ouvert. Pourquoi n’est-ce si simple qu’avec toi, petit chat ? Puis j’enlève maladroitement mon slip et le fait tournoyer au bout de mon doigt.

— Le spectacle commence à peine, Falstie.

Le surnom m’a échappé. Je projette le slip dans le piano et m’agenouille, Ombre au creux des bras comme une offrande. La chair de la ville, à la fois ferme et douce, monte à la rencontre de la mienne.

Une crevasse se forme sous mon ventre et je m’y enterre d’un coup de reins.

 

Falstaff n’a pas été long à comprendre. Ses mains s’agitent nerveusement sous le comptoir, et je devine à l’expression vide de son visage que des ordres lui sont transmis depuis un bar identique, installé à l’autre extrémité de la toile. La vision d’un groupe de conspirateurs en cravate, en train d’esquisser des plans sur une table auréolée de bière, me traverse l’esprit et je ne peux m’empêcher de ricaner. L’état-major s’est toujours tenu à l’écart du champ de bataille et c’est un tort. En amour comme à la guerre, la chair de l’autre est la seule réalité.

Je risque un coup d’œil par-dessus le parapet de la tranchée. Le piano, en équilibre instable entre les deux bords, marque la frontière de mon territoire. La voie du salut s’enfonce sous mes pieds, du moins je le suppose. Me perdre au cœur de l’Animal Ville, devenir un parasite du système… Quel autre choix me reste-t-il ?

Un frisson me saisit. Dans un bruit épouvantable de déchirure, les cloisons de cartilage s’arrachent des murs. Elles vacillent sur leur base parcheminée, comme douées d’une vie incertaine et dangereuse, puis, d’une démarche saccadée, convergent vers moi. Les os grincent, la peau sèche résonne en heurtant les tables. Percussions malades. Un liquide poisseux suinte des plaies et laisse de longues traînées gluantes sur le sol ravagé.

Ombre, terrifié, plante ses griffes dans mon dos. Je hurle, autant de peur que de douleur, et me réfugie au fond de mon abri pour échapper à ce cauchemar. La chair qui m’accueille est molle, absente.

Domestiquée.

Je n’ai que le temps de plonger au-dehors. Un spasme agite la tranchée, dont les parois se referment avec force. Le piano, broyé entre deux mâchoires charnues, explose en un jaillissement d’esquilles de bois. Mes vêtements sont mastiqués, réduits en lambeaux gluants de bave. Puis la bouche s’ouvre à nouveau et tend ses lèvres vers moi. Les touches du piano, incrustées de travers dans la chair, lui donnent un sourire de requin mécanique.

Ombre crache, le dos hérissé, mais ne fais pas mine de l’attaquer. Les parois de cartilage nous encerclent, labyrinthe de cloisons de papier huilé. Je pourrais les crever. Ou du moins essayer…

Sous mes paumes, Aigue-Marine se débat. Malgré les coups d’aiguillons de Falstaff et l’impitoyable corset qui l’enserre, elle lutte pour échapper à l’emprise des Aléateurs. Elle appelle au secours, timidement, avec ce qui lui reste de volonté. Je suis juste assez nu pour la comprendre.

Je la caresse de mes paumes ouvertes. Réconfort insuffisant. Les parois se rapprochent, s’imbriquent l’une dans l’autre pour former une muraille infranchissable de tissus morts. Dans un ultime sursaut, Aigue-Marine ouvre son esprit et l’accorde au mien.

Une vague de tendresse, d’espoir et de résignation mêlés m’engloutit. Je descends en elle comme autrefois en Nivôse mais, cette fois-ci, c’est moi qui mène le jeu. Tandis que mon corps abandonné s’écroule, je déploie les ailes de ma mémoire et plonge à travers les couches de souvenirs de la Ville, jusqu’au noyau.

 

Une fois passées les premières défenses, Aigue-Marine se refuse. J’ordonne, je supplie. Chaque seconde qui passe augmente le danger. Je crois déjà sentir sur ma peau le contact rêche des cartilages. Les Aléateurs concentrent leurs efforts sur moi. Leurs pièges sont grossiers mais efficaces et me font perdre un temps précieux.

— Occupe-toi d’eux ! ordonne la voix de Marika. Oublie cette catin qui ne sait pas ce qu’elle veut.

— Elle est la seule voie qui nous reste. La dernière sortie.

— Les Villes sont des culs-de-sac !

— Peut-être pas. Tu m’as dit toi-même que le contrôle fonctionnait dans les deux sens. J’ai accepté d’être manipulé afin de recevoir en échange les moyens d’intervenir. Je peux ouvrir de nouvelles portes.

Dans la pénombre de l’esprit de la Ville, la colère de Marika lance des éclairs rouges. Aigue-Marine frissonne et se durcit, malgré la présence d’Ombre qui la caresse avec habileté. Nous sommes prisonniers de notre propre désordre, tiraillés par nos passions. La fusion que j’attends ne vient pas.

— J’ai besoin de toi, Marika. (Son refus est une boule de feu que j’écarte d’un souffle.) Tu es une Aléatrice, tâche de t’en souvenir. Je n’aurai pas trop de toutes mes forces pour négocier avec Aigue-Marine. Empêche ceux qui la contrôlent de me distraire ; aidez-moi, Ombre et toi. Sans vous, rien n’est possible.

Une marée d’or, le parfum d’une fourrure.

Ombre, qui comprend tout avant même que je songe à lui expliquer. Marika n’a pas répondu. Je me force à attendre, le corps et l’esprit offerts.

— Ensemble ?

— Oui, mon amour. Ensemble…

 

Je suis une lame qui tranche, une épée qui pourfend. Flanqué d’Ombre et de Marika, je chevauche le tigre de lumière et l’étoile de verre brille sur mon front. Sous le feu de nos regards croisés les mensonges brûlent, les serrures les mieux armées fondent et se rendent, les cachettes s’ouvrent. Aigue-Marine m’appartient. Je sens son excitation monter tandis qu’elle se dévêt avec impudeur des épaisseurs de chair qui la masquent.

Poussé par une urgence que je ne tente plus de maîtriser, je fouille dans ses entrailles, je culbute les derniers obstacles qui me barrent la route. Tacitement, Ombre et Marika se retirent et me laissent seul. Dépouillé des armes que me conférait leur présence, je m’avance le long du chemin des nerfs de la Ville et me fraie un passage jusqu’à son cœur.

Le centre d’Aigue-Marine est une bulle fraîche et bourdonnante, un fragment d’espace empli de voix. C’est là qu’elle se réfugie, qu’elle rêve, qu’elle écoute ses sœurs éparpillées à la surface de l’univers, les isolées comme elles et les autres, celles dont Nivôse m’a permis de connaître l’existence…

Les Villes sauvages.

La toile qu’Aigue-Marine tisse entre les mondes est à ma portée. J’en connais déjà la plupart des motifs. Avec un sentiment grandissant de victoire j’y entremêle mes propres fils. À l’autre bout, Bayane, Paranamanco, Syrtine et toutes les autres saluent mon arrivée. Leurs clés me sont remises. Toutes leurs clés.

J’ai rassemblé dans mes mains l’intégralité de la toile. Je suis prêt à lancer mon appel à l’aide. Lorsque Aigue-Marine et ses sœurs comprennent mon intention, leurs voix se mêlent en un concert chaotique. Je perçois leur tristesse qui court sur les fils, pareille à une araignée de silence.

— Ce que tu veux tenter est impossible…

— Pourquoi ?

Un brouhaha d’explications confuses au-dessus duquel s’élève la voix d’Aigue-Marine :

— Mon axe, que vous les hommes appelez le Beffroi, est brisé et la maladie de Nivôse nous a privées d’une partie de nos forces. La toile est incomplète, déséquilibrée. Nous pouvons recevoir des messages, pas en émettre, à moins d’utiliser les hommes comme messager.

— J’ai perçu la présence des Villes sauvages lors de la fusion avec Nivôse, m’obstiné-je. On doit pouvoir les atteindre.

— Seulement depuis le vide de l’espace. Ici, réparer l’équilibre est hors de notre portée. La toile est trop vaste et nous sommes trop intimement liées à elle.

— Réparer l’équilibre ? Je peux peut-être…

Je m’interromps, frappé d’une illumination qui me fait chanceler.

— Nous l’avons toujours su, dit en écho la voix d’Aigue-Marine. C’est pour cela que tu es là…

 

— Nous sommes tes alliées, murmurent les voix entrelacées de la toile. Toi seul peux nous rendre libres.

— Je le sais, à présent. Peut-être, dis-je en fouillant les crevasses béantes de ma mémoire, n’est-ce pas la première fois que je l’apprends.

— Tout ce que tu as été, tes souvenirs, tes créations, sont en notre possession. Nous n’oublions jamais rien. Le moment venu, nous pourrons te rendre l’intégralité de ton passé.

— Ce moment ne viendra jamais. Se souvenir, c’est accepter de vieillir et je ne suis pas encore prêt… Non, vous savez ce que je désire en échange de mon aide : le corps de Marika. Même si j’échoue, même si on efface jusqu’aux ultimes traces de la promesse que j’ai faite à Nivôse, je veux que vous le lui rendiez.

— Tu n’échoueras pas. S’il le faut, nous te relancerons sans fin sur la marelle, avec des souvenirs neufs à chaque fois. Tes conditions sont acceptées…

L’une après l’autre, les voix décrochent, en abandonnant derrière elles des bribes de savoir et des encouragements murmurés. Il n’est pas en leur pouvoir de m’offrir plus. Qu’importe ! Je sais à présent avec qui négocier pour obtenir ce dont j’ai besoin. Le plan que j’avais ébauché est désormais achevé, pareil à un équilibre parfait qui ne s’immobiliserait jamais. Je n’ai plus qu’à trouver un moyen de quitter l’atmosphère terrestre, afin de m’emparer du centre de la toile. L’ultime voyage !

Je hurle mon excitation à travers les vaisseaux et les nerfs de la Ville, et ma voix, réverbérée par les dômes, se fraie un chemin jusqu’à la surface. Des spasmes secouent Aigue-Marine. Emportés par la surcharge, les Aléateurs qui la ligotaient sont balayés et leurs machines détruites. Nous avons gagné un sursis.

Je reprends mon vol vers le haut, à l’assaut d’une tour qui s’élève à travers l’esprit de la Ville, jusqu’à l’air libre. Il est temps de regagner le champ de bataille.

— Tu t’en vas déjà ?

La question d’Aigue-Marine brise mon envol. Marika me dépasse en m’adressant des signes furieux tandis qu’Ombre détourne la tête avec ostentation. Les bras écartés, je plane au-dessus de la mer des toits.

— Tu es libre. Et je ne le suis pas encore.

— J’aimerais te garder. Pour le jour où j’aurai moi aussi besoin d’un pilote.

— Dans combien de siècles ?

— Plus tôt que tu ne le crois, répond-elle avec un brin de malice. À présent que la fécondation a eu lieu, la métamorphose ne tardera pas. J’attends ce jour avec impatience !

— Tu ne veux pas dire que… ? m’étranglé-je.

Des signaux de tendresse en rafale sont sa seule réponse. Je cherche désespérément quelque chose à ajouter pour masquer ma confusion.

— Eh bien, je suppose que c’est une bonne nouvelle ! Enfin, je crois… (Seigneur ! Comment vais-je expliquer ça à Marika ?) Je ne sais même pas comment je m’y suis pris. Tu es sûre que…

— Tout à fait Pour nous reproduire, nous avons besoin d’une symbiose avec une race dont les fantasmes sont suffisamment proches des nôtres. Le choix final du fécondateur nous appartient. Il n’intervient pas dans le processus, sauf comme source d’énergie et d’inspiration.

— J’ai été violé, en quelque sorte. (Au fond, je suis sûr que Marika et Ombre ont joué un rôle dans cette paternité que la Ville m’attribue. Un fou rire nerveux me saisit.) J’espère que tu donneras mon nom à une de tes rues ! Tu me dois bien ça.

— Ma dette envers toi est immense… Ton nom ne sera jamais oublié, aussi longtemps que l’une d’entre nous existera. Va, maintenant ! Je perçois des forces qui se massent à ma périphérie. Le temps qui te reste s’amenuise.

Avec douceur, Aigue-Marine se retire de mon esprit et je reprends mon vol vers la réalité. Au moment où je vais rejoindre mon corps, sa voix me parvient dans un murmure :

— Interroge Falstaff. Il te dira comment gagner l’espace…

 

— Tu n’as pas pu t’empêcher de t’attarder, m’agresse Marika sitôt mon retour aux Étoiles Mortes.

Je m’arrache avec difficulté du paysage de chair pétrifiée et fouille parmi les lambeaux d’étoffe recrachés par le piano, à la recherche de quelque chose de mettable. Je récupère une unique chaussette, que je rejette avec dépit.

— Si tu savais ! dis-je en me grattant le ventre.

— Oh, je sais, j’ai écouté. Je n’allais certainement pas te laisser seul avec cette…

— Je t’en prie, Marika ! Pas devant le chat !

Je lui tourne le dos et m’étire, en soupirant de bien-être. Ombre se presse contre mes chevilles, et le bout de sa queue dressée m’agace les mollets.

— Tu as vu l’état du décor, chaton ? Nous sommes les champions du désordre…

Les cloisons, renversées par les spasmes qui ont secoué la Ville, gisent éparpillées autour des débris du piano à la façon d’un jeu de cartes. Je les piétine dans un bruit de carton-pâte déchiré. Falstaff est affalé sur le comptoir, les yeux révulsés. Le choc en retour du plaisir de la Ville a été trop fort pour lui.

Je vide une chope d’eau sur son crâne dégarni. Il s’ébroue comme un vieux phoque et tente de se redresser. Son appareillage d’Aléateur l’emprisonne dans un carcan de fils à demi fondus.

— Qu’est-ce que je te sers ? dis-je en ricanant. C’est ma tournée.

— Tu as gagné…, laisse-t-il tomber d’une voix blanche.

— Disons que tu as perdu. Moi, je ne jouais pas.

Sur le comptoir, le sac grand ouvert tictacque imperturbablement. Je le renverse, le secoue, en caressant le sol du bout de l’orteil. Falstaff, les yeux écarquillés, regarde la bombe tomber… Au dernier moment, une bouche s’ouvre dans la chair de la Ville et la bombe disparaît, avalée.

— Et voilà ! persiflé-je. Aigue-Marine se chargera de la digérer. Un problème de moins. La situation s’améliore, tu ne trouves pas ?

Je décapsule une bouteille au hasard, la renifle. Une odeur de framboise, parfait. Je la vide en trois longues gorgées d’extase et m’essuie les lèvres d’un revers de main.

— Passons aux choses sérieuses. Comment met-on de la musique dans ce fichu bar ?

Quelques secondes plus tard, le violoncelle de la Suite Italienne déroule ses anneaux en sourdine. Je tends les bras vers Marika.

— Vous dansez ?

— Je n’aime pas la couleur de votre costume…

— Elle a raison, Falstie ! C’est le moment de te rendre utile. Tu n’as pas un smoking à me prêter ? Non ? Impossible de compter sur toi, comme d’habitude.

Tout en parlant, j’endosse le sac. À défaut d’autre chose, il me servira toujours à me sentir moins nu.

— On va te quitter, mon grand ! Le devoir nous appelle, et tu as du ménage à faire.

Je feins de me diriger vers la porte et me ravise brusquement.

— Oh, avant que j’oublie, indique-moi comment me procurer un vaisseau spatial. N’importe quel modèle.

— Je me demandais quand tu allais te décider à poser la question, réplique-t-il calmement. La réponse est non, tu t’en doutes. Par contre, j’ai une proposition à te transmettre. Tu devrais…

— Tss, tss, Falstie. Ne t’écarte pas du sujet. Un vaisseau spatial, en état de marche, de préférence dans l’heure qui suit. Attends ! (Je lève la main pour prévenir une interruption de sa part.) Je voudrais que tu comprennes bien la situation.

Je prends la bouteille vide et la jette vers le plafond, dans lequel elle se plante. Je fais subir le même sort à toute une rangée de flacons de formes diverses. Vue d’en bas, la chair framboisée ressemble à une gencive hérissée de dents. Une caresse discrète sur l’épiderme d’Aigue-Marine et le plafond commence à descendre, au rythme du violoncelle.

Falstaff, prisonnier de son réseau de contrôle hors d’usage, me regarde avec une expression où l’incompréhension laisse place à la terreur.

— Mangé par ton bar… Je suis prêt à parier que tes doubles changeront de métier. De quoi parlions-nous ?

Il résiste héroïquement jusqu’à ce que le bord de l’immense mâchoire effleure le sommet de son crâne.

— Attention, le préviens-je. Les Villes sont des déversoirs à rêves. Je peux les remplir de mes cauchemars et les regarder t’avaler.

— Tu n’as aucun moyen de t’enfuir, imbécile ! halète-t-il. Aigue-Marine est cernée par un dispositif d’urgence. Ta situation est désespérée, tu m’entends ? Désespérée.

Sans répondre, je brise les bouteilles à l’aide d’un pied de table et le plafond descend un peu plus. Des éclats rebondissent avec un tintement de mauvaise augure. Falstaff, la tête coincée entre le comptoir et les tessons qui le mordillent, respire avec difficulté. Un filet de sang ruisselle le long de son cou et tache le bois lustré par des cohortes de buveurs.

— Mademoiselle L…, bredouille-t-il. Il y a un signal d’urgence pour rappeler son vaisseau. Libère-moi…

Un geste, et le plafond remonte d’une vingtaine de centimètres. Falstaff relève la tête avec précaution et exhale une plainte résignée.

— N’essaie pas de gagner du temps, le préviens-je. Je veux avoir quitté les Étoiles dans cinq minutes. Parle-moi du Vaisseau Ivre.

Un éclair de triomphe, vite dissimulé, traverse son regard. Je feins de ne rien remarquer. Ses mains s’activent sous le comptoir et une lueur bleutée envahit la salle. Au-dehors, l’enseigne de néon s’est brusquement illuminée et pulse suivant un rythme complexe.

— Voilà, annonce-t-il sobrement. Le signal est lancé. Le vaisseau se posera dans moins d’une heure.

— Tu peux vraiment communiquer avec Mademoiselle L. ?

Il hausse les épaules et s’empale sur les tessons. Une vilaine balafre orne son front, du sang lui dégouline dans les yeux. Marika détourne la tête. Je me sens soudain honteux de la façon dont l’interrogatoire se déroule, dégoûté de ce que je suis devenu.

— Dis-lui que nous l’attendrons au sommet du Beffroi. Qu’elle vienne nous y cueillir avec une navette. Explique-lui ce que tu veux, je m’en fous. Tant que la Ville est sous nos pieds, c’est nous qui menons le jeu. Ensuite… (Je prends un air désabusé.) Le Vaisseau Ivre nous permettra de disparaître définitivement. C’est tout ce qui compte.

Il acquiesce, un peu trop vite. Le clignotement de l’enseigne se modifie. Je laisse le plafond reprendre sa place et contemple le champ de bataille d’un œil morne. Plus aucune table n’est debout. Les os noirs du piano luisent sous les éclairs du néon, au milieu des cloisons déchirées. Lorsque le violoncelle s’interrompt, le silence qui suit me paraît soudain insupportable. Je passe de l’autre côté du comptoir et ouvre à fond tous les robinets de l’orgue à bière. J’écrase les tuyaux à coups de pied de table, perce les réservoirs aux ingrédients secrets avec une frénésie qui me surprend moi-même.

Falstaff, accablé, baisse la tête. Dans un bruit de cataracte, une mare brune se forme à ses pieds.

— Rendez-vous au prochain naufrage, dis-je en refermant la porte vitrée avec un soin exagéré. Tu mets ça sur ma note.

 

Marika ouvre la marche, spectre nu et gris, parcouru de lignes sombres. Je la suis, les yeux brouillés, en martelant de mes poings serrés les murs de la rue. Au loin, des haut-parleurs déversent un brouhaha confus d’où mon nom émerge parfois. J’ai une brève pensée pour Mano et ses hommes. Je me demande lequel nous a trahis. Mano lui-même ?

— C’est absurde ! explose soudain Marika. Tu t’es laissé manipuler de bout en bout !

— Exact. (Je hausse les épaules.) À commencer par toi. Dois-je le regretter ?

Une saute de vent balaie sa réponse. Je frissonne. Des confettis tourbillonnent et se collent à ma peau. Je les arrache distraitement. Est-ce que Falstie va couler avec son bar, suivant la tradition ? Sans doute pas. Il n’y avait pas assez de bière, de toute façon, à peine de quoi répandre une grosse flaque. Je ne suis pas doué pour les adieux à grand spectacle.

Le Beffroi nous regarde approcher avec l’indifférence hautaine des monuments. Son sommet brisé, raboté, sera-t-il assez plat pour qu’une navette s’y pose ? J’aurais dû y penser avant.

Face à la paroi, je relève la tête et mon regard se perd vers le bleu. On devrait déjà distinguer l’amorce du sillage du Vaisseau Ivre, malgré le soleil aveuglant.

— Il ne viendra pas, dit doucement Marika à mes côtés. C’est le bout de la route.

— Non. (Je souris avec lassitude.) Le piège est bien plus subtil que ça. Falstaff nous a offert un aller simple qui ne mène nulle part.

— Explique-toi.

— Mademoiselle L. est un mythe fabriqué et entretenu par ceux qui possèdent les Villes. Elles sont vingt-sept, comme Falstaff, comme Vorst, chacune à bord d’un engin standard baptisé Vaisseau Ivre et décoré pour la circonstance. Il n’existe pas de moyen de dépasser la vitesse de la lumière, l’espace n’offre pas de raccourci. Les Villes me l’ont dit : toute cette histoire n’est qu’un leurre.

« Falstaff, Vorst, Mademoiselle L. ne sont que les incarnations de l’âme du système, le panthéon de demi-dieux indispensables à son équilibre. L’esprit frondeur de Mademoiselle L. s’oppose à l’image de l’ordre que représente Vorst, avec l’ambiguïté de Falstaff au milieu pour compléter le tableau. De plus, Mademoiselle L. est censée être du côté des opprimés, elle canalise une agressivité qui pourrait sans cela se révéler dangereuse. Nous, les échangés, sommes les complices involontaires de la tricherie, nous sommes la preuve indirecte que le système reste accessible. Tant qu’il reste un espoir, les peuples ne se soulèveront pas. Ils ignorent que le mécanisme était conçu dès le départ avec ses faux grains de sable.

— Tu le savais. (Le calme de sa voix me surprend.) Que comptes-tu faire ?

— Grimper là-haut. À cette heure-ci, la vue doit être grandiose.

Son sourire se fêle.

— Je ne sauterai pas avec toi…

— La navette sera bientôt là, idiote… Réfléchis. Falstaff ne souhaite qu’une chose : me voir quitter Aigue-Marine. Une fois dans l’espace, privé de la protection des AnimauxVilles, je découvrirai que le Vaisseau Ivre ne peut pas dépasser le système solaire et je serai forcé de me rendre. Un plan à la fois simple et subtil, digne de ses mélanges. Imparable.

Devant sa mine effondrée, je ne peux m’empêcher de ricaner :

— Ne fais pas cette tête-là ! Songe qu’il est en train de patauger dans une mare de bière, avec au-dessus de la tête des poignards de verre qui risquent à tout instant de se détacher pour lui transpercer le crâne. J’aime mieux être à ma place qu’à la sienne. On monte ?

Je l’enserre de mes bras. Elle relève le front, les yeux tous près des miens.

— Ne t’inquiète pas, demoiselle, dis-je, tandis que nos visages se mêlent. À présent, c’est moi qui mène le jeu, même s’ils l’ignorent. Ils ne me rattraperont plus, je n’ai plus besoin de personne…

« Je suis devenu une Porte ! »

 

Le Beffroi n’est qu’une coquille creuse. Un escalier en spirale, pareil à l’intérieur d’une conque, s’enroule jusqu’au sommet. Les marches de cartilage usé grincent sous mon poids et je m’élève à tâtons dans une obscurité tiède, emplie de senteurs. Sueur, poivre, et des traces d’odeurs anciennes que j’associe à des mélodies, ou à des couleurs de peau. Ombre, insatiable, s’agite dans le sac. Il est temps que j’ouvre une fenêtre.

Je frotte mon front contre la paroi. Une meurtrière se forme, puis d’autres, de place en place jusqu’au sommet. L’ivoire translucide de l’escalier s’illumine sous mes pieds tandis que je m’élève au-dessus de la ligne des toits. La Ville expose ses dômes et ses terrasses baignées de lumière, déploie ses rues jusqu’à l’horizon couleur de marne. C’est à couper le souffle, encore plus beau que la vue qui s’étalait du haut de mon appartement. Je m’attarde à chaque ouverture, incapable de me rassasier du spectacle, et Marika doit me rappeler à l’ordre d’une voix blanche pour que je reparte.

À chaque arrêt, je scrute le ciel d’un bleu de faïence. Une vibration sourde fait trembler la tour mais j’ignore s’il s’agit du Vaisseau Ivre. J’espère que nous n’aurons pas trop longtemps à attendre. J’espère surtout que je ne me suis pas trompé. J’ai tout misé sur Mademoiselle L., en comptant secrètement trouver en elle le petit grain de folie propre à son personnage. Pari risqué, sans doute est-elle aussi prisonnière de son rôle, mais j’avais envie d’y croire.

Au fur et à mesure que je m’élève, apparaissent les traces laissées par le reflux de la mer. La chair, boucanée par le sel, est incrustée de minuscules coquillages et son odeur a changé. L’escalier devient dangereux. Les marches d’os sont de plus en plus fines, et je les sens se tordre sous mon poids.

Je ralentis, alarmé. L’édifice semble se replier autour de moi à la façon d’une longue-vue et Ombre, pressé contre ma nuque, gémit.

Un craquement sinistre résonne à l’intérieur du Beffroi. Je m’immobilise, en pleine panique. Le cartilage tremble. Je suis bloqué, tout près du sommet… Trop tard pour redescendre, et les vibrations s’amplifient.

Du bout des doigts, je creuse des encoches dans la paroi et m’y agrippe. Les marches se fendillent, des éclats de cartilage dégringolent en cliquetant. Je ferme les yeux pour échapper au vertige. Marika s’est recroquevillée dans ma poitrine, je l’entends sangloter doucement.

L’escalier s’effondre dans un fracas terrifiant. Tétanisé, je me plaque contre la Ville, écrase mes lèvres sur sa chair. Un goût de saumure et d’algues m’emplit la bouche…

 

Longtemps après, je relève la tête avec prudence. L’édifice, à présent de guingois, a survécu. Suspendu au bord du gouffre, les doigts douloureux à force de crispation, je décolle mon ventre de la paroi. Le mécanisme de l’horloge cliquette au-dessus de moi. Sans regarder vers le bas, je lève un bras, puis l’autre, me fabrique des points d’appui. Malgré la douleur, je réussis à me hisser au milieu des roues dentées qui m’écorchent et tentent de me broyer. La morsure du sel est si violente que je suis sans cesse sur le point de lâcher prise. Je m’arrache en gémissant aux mâchoires de métal et poursuis mon ascension.

Au sommet du Beffroi s’ouvre une trappe de visite. Des entretoises mangées de rouille sont incrustées dans la paroi. Je m’y accroche avec prudence, vérifie qu’Ombre n’a pas trop souffert. Après une série d’acrobaties maladroites nous émergeons à l’air libre, sur une plate-forme irrégulière où j’ai à peine la place de m’allonger.

À mes pieds, Aigue-Marine tremble d’excitation à l’idée de sa prochaine libération. Le Beffroi, privé de squelette, se déforme sous mon poids. Le vertige me saisit, je m’éloigne du bord en rampant. L’épiderme de la Ville boit mon sang avec avidité et mes blessures se referment. Les sanglots de Marika cessent peu à peu. J’essaie de rassembler mes forces.

Une éolienne minuscule est plantée dans un repli, pareille à un bonsaï qui aurait poussé là, apporté par le vent. Je l’examine et une idée me vient. À deux mains je tente de la déraciner. Elle cède avec une déconcertante facilité et je manque passer par-dessus bord. Je me rattrape d’une main, ferme les yeux en attendant de retrouver mon souffle. Il s’en est fallu d’un rien. Stupide, à ce stade…

— J’aperçois un sillage, murmure Marika à l’intérieur de ma poitrine.

Son bras se tend vers le nord. Un véhicule multicolore, orné d’une traîne de rubans, se dirige droit sur nous en clignotant de tous ses feux. Des haut-parleurs déversent une bouillie de flonflons sur la ville en contrebas. C’est bien Léonora, pas le moindre doute. Malgré la situation, je me sens bizarrement excité à l’idée de la rencontrer. J’ai souvent pensé à elle avec nostalgie, à l’époque, et un peu de la magie qui l’auréolait colle encore à son personnage. Je me demande quel âge elle peut avoir…

La navette tourne autour de nous et s’immobilise au-dessus de nos têtes. Une soute s’ouvre et largue une nacelle en osier qui se balance jusqu’à nos pieds. J’y dépose l’éolienne et m’y glisse péniblement. Un miaulement indigné monte de mon dos lorsque la nacelle s’élève.

Les fesses appuyées contre l’osier, je réalise que je suis nu.