Chapitre 3 Chez Catherine

Je connais quelqu'un qui connaît quelqu'un; le jeu avait plu à Régis, et nous décidâmes de l'utiliser. Nous ne possédions pratiquement rien, peut-être cinquante mille francs à nous deux, le dixième à peine de ce qu'il fallait, mais il nous
semblait qu'autour de nous le monde était plein de promesses.
- Je connais quelqu'un qui est publiciste
- je connais un banquier
- je connais une fille
- et alors, moi aussi
- oui, mais elle vient de gagner un million de francs dans un procès
- intéressant; je connais un psychanalyste
- ça c'est pour plus tard; je connais un cuisinier, un type
extra, un magicien de la cuisine; si seulement je pouvais le persuader . .
- j'achète. Je connais un boucher
- un boucher ?
- celui du coin
- un peu cher; mais je connais un producteur de foie gras et
cochonnailles
- bon à prendre. Je connais un armateur
- un arnaqueur
- un rémouleur
- dis donc, ce quand même pas le jeu des sept familles. Je
connais celui qui a racheté le Doyen; il nous conseillera bien
- vendu; je connais une décoratrice.
-décorée; je connais un type…
- eh bien ?
- sa femme l'a plaqué.
- salaud.

- Ha! mais je connais un salaud, un vrai; il s'appelle Tony, il fréquente le milieu.
- intéressant pour les coups durs; j'achète. Je connais une avocate.
- utile, très utile; elle est bien ?
- elle n'est pas mal.

A la fin de la journée nous avions mis au point un plan d'action et réuni une liste tout à fait acceptable de personnes pouvant nous aider.
Nous n'avions encore de notre futur métier que dés idées approchées, mais j'avais confiance : Régis était une vedette du marketing, expression tout aussi vide de sens qu'économiste distingué ou génie de Wall Street , et qui signifie tout simplement que Régis peut en quelques jours connaître tous les dessous d'un métier qui lui était jusqu'alors étranger, ce qu'il faut faire, ce qu'il faut éviter, les marges de profits, les requins de la profession, les fournisseurs et le reste. Et si on lui laisse quelques semaines de plus et un budget conséquent, il pourra donner du consommateur un reflet exact, ses attentes, ses espérances, ses phantasmes, ses blocages, ses peurs, ses inhibitions, ses moyens financiers, ce qu'il est prêt à payer, et prêt à accepter et prêt à recevoir, ce qu'il veut, qui il est, quand et comment il viendra, comment le séduire, comment le garder, pourquoi il s'en va, pourquoi il revient, pourquoi il hésite, que lui dire, lui promettre, lui proposer, la publicité, les images, les genres, les autres, les concurrents, en un mot le marché. Régis attaquait la restauration comme un problème de lessive: la marque, le paquet, et le bonus.

Décembre s'annonçait déjà gis et déplaisant, et les vitrines se couvraient d'automates et de trésors qui faisaient un peu oublier la tristesse de la nuit tombée trop tôt. Mais tandis que je rentrais d'un pas pressé, dépassant le 92 englué place de l'Alma, un trésor bien plus précieux me brûlait les doigts; notre étude était terminée.
Il avait fallu six mois de recherche et d'enquêtes:


- Monsieur, qu'attendez-vous d'un restaurant?
- Et trente cinq francs, trouvez-vous ça cher?
- Et l'ambiance, ça compte ?


Il avait fallu trier, sérier, établir des catégories, mettre les gens dans des boites, et puis choisir, dans l'appartement encombré de fumée et du souvenir de Catherine, choisir le créneau de notre aventure.
Les professionnels de la restauration chez qui nous allions glaner des renseignements nous regardaient avec ironie, même s'il ne savaient pas toujours le sens de ce mot ; la restauration ? affaire de doigté, pensaient-ils ; mais lisant les revues spécialisées, nous ne riions pas en retour à chaque fermeture, et nous nous regardions en silence à chaque cession dont on sentait bien qu'elle était guidée par des nécessités économiques plus que par une envie de se retirer. Nous étions un peu inquiets, mais surtout, avant même de l'exercer, nous aimions déjà ce métier que nous avions choisi.

Ce jour-là tout était prêt; Régis et moi avions quitté nos jobs respectifs, et l'étude avait été faite grâce aux relations professionnelles de Régis: certains cabinets de marketing lui devaient trop pour refuser d'effectuer une recherche au prix coûtant; l'avocate allait constituer la société pour un minimum de frais; la décoratrice décorerait; le cuisinier, moyennant un salaire de pacha, avait accepté le risque, et nous avions déjà sélectionné certains fournisseurs dont les mets feraient notre renommée.


Chez moi attendaient nos futurs associés. Il avait fallu les voir un par un, les convaincre que nous n'étions pas de simples amateurs, mais en définitive le travail fut infiniment plus facile que je ne l'aurais cru : tout le monde rêve d'ouvrir un restaurant et l'argent fut recueilli en quelques semaines. Nicole, la jeune femme qui avait gagné son procès, apportait cent mille francs, Pierre-Jean, un cadre supérieur, trop occupé pour être encombrant, promettait lui aussi une somme analogue; en nous empruntant, Régis et moi avions pu mettre cent mille francs chacun, dix petits porteurs se partageaient les deux cent mille francs restants.
Cet éparpillement de nos actions avait l'avantage de nous laisser les mains beaucoup plus libres que si nous avions eu en face de nous un seul investisseur.
Pour attirer cette épargne, outre l'amitié que nous portaient nos actionnaires et le mythe du restaurant qui scintillait dans leur esprit comme un phare dans la nuit, une politique audacieuse des dividendes avait été conçue, et s'y ajoutait la possibilité pour chaque actionnaire de recevoir dans ce restaurant comme s'il y était réellement chez lui. Surtout il y avait la croissance; car si l'affaire marchait bien, nous espérions bien en ouvrir rapidement un deuxième, en faisant appel cette fois aux crédits bancaires, c'est à dire que le même capital génèrerait des profits supérieurs.

Régis s'était pour la circonstance habillé différemment, une veste à carreau et un noeud papillon, et il fit un show digne des meilleures performances américaines, s'aidant d'un projecteur, et en sortant, comme un magicien de son chapeau, des lapins en civet, des colombes porteuses de dividendes, des souris affamées de croissance.
Il commença par une anecdote, comme cela se fait outre-atlantique expliquant qu'il avait, un mois d'août, failli mourir de faim. Puis il continua:


- Le marché de la restauration est un marché énorme où, mis à part quelques chaînes nationales, prédomine l'exploitation artisanale et familiale. C'est un marché énorme, en pleine croissance, c'est surtout un marché à prendre.
Un graphique montrait alors une ligne rouge qui montait à la verticale.
L'élévation du niveau de vie, les nouvelles habitudes sociales, la femme au travail, font que ce secteur qui touche en partie au domaine des loisirs, est en plein essor.
" Cette croissance a été mal absorbée; elle s'est traduite par des hausses considérables de prix et une baisse de la qualité, aussi bien des produits que du service. Dans une certaine mesure les restaurateurs prennent la relève des garagistes.
» C'est dire que tout est important et que nous ne sacrifierons rien. Le cadre et la qualité seront excellentes; le prix honnête; la rapidité sera importante, à la fois pour le confort de notre clientèle, et pour notre rentabilité.
Les coûts en personnel sont, vous le savez, ce qui grève le plus une exploitation de ce type. Un bon service a en général un coût prohibitif ; c'est pourquoi des formules nouvelles ont été essayées, allant du self intégral au buffet de hors d'oeuvres. Ces formules, nous ne les utiliserons pas; le client sera servi à table, et avec le sourire.
Un dessin humoristique montrait un restaurateur grincheux aux prises avec un client timide. Nous avions décidé de faire du sourire, et du confort en général, une arme commerciale.
» L'aménagement des locaux a été étudié avec un bureau d'architectes, nos amis Fred et Louis, qui sont aussi actionnaires, pour gagner vingt pour cent sur le temps normal de service.
Cela a nécessité un système ingénieux, des gadgets si vous voulez, permettant l'acheminement très rapide des commandes vers la cuisine, et la délivranceaccélérée des plats.
Nous espérons gagner également une efficacité accrue, peut-être dix pour cent, en intéressant le personnel aux bénéfices de façon substantielle. Cela concorde d'ailleurs avec les idées libérales de la plupart d'entre vous.

" Le personnel, trié sur le volet en fonction de ses compétences, et de son attitude envers la clientèle, a déjà été pressenti. Ils seront effectivement recrutés trois mois avant l'ouverture, et cette période sera consacrée à une formation intensive aux techniques les plus modernes, et à la réception du client. Nous leur communiquerons également tous nos plans financiers et tous nos objectifs, ils seront plus des associés apportant leur travail, que de simples salariés.
Quant au restaurant, nous avons pris une option sur un fonds très bien situé dans un quartier d'affaires du dixième arrondissement, et nous signerons dès la mise effective de vos apports, c'est à dire cette semaine si vous êtes d'accord.

« Ce fonds de commerce nous reviendra, avec les frais annexes, à trois cent mille francs; le cabinet d'architectes a évalué à cent mille francs les travaux nécessaires; il nous reste deux cent mille francs pour assurer les dépenses courantes, ce qui est très honnête.
La photo du fonds tel qu'il se présentait alors fut projetée, suivie de trois dessins représentent le projet de l'architecte. Des sifflements admiratifs fusèrent.
" Comme prévue initialement nous aurons deux restaurants en un. En effet il y a trois catégories de restaurants ; le restaurant de tous les jours, le restaurant d'affaires, le restaurant de loisirs. La plupart d'entre eux fonctionnent essentiellement à. midi ou le soir, selon leur fonction; par exemple les restaurants d'affaires sont bondés à midi et sont remplis au quart à peine de leur capacité le soir, la seule exception se situant aux Champs Elysées, et à Saint-Germain ; mais nous ne pouvons pour l'instant nous le permettre.
" Notre idée est donc de rentabiliser au maximum nos installations en faisant autant de couverts à midi que le soir. A midi une clientèle de bureaux, donc locale, viendra prendre un snack rapide; les tables seront nombreuses, la rotation très rapide. Nous devrons couvrir tous nos frais avec le seul service de midi. Le soir, changement de décor; les tables seront plus aérées; des nappes en tissu remplaceront les nappes en papier; un éclairage spécial permettra de donner de donner deux personnalités différentes à la salle, suivant qu'il s'agisse d'y déjeuner ou d'y souper. La clientèle cette fois ne se trouve plus sur place; elle doit être attirée des autres quartiers de paris. Le cadre et la qualité y contribueront, ainsi qu'un peu de publicité dans les revues feuilletées par les gens qui sortent. Une ou deux vedettes du spectacle acceptent dores et déjà de venir y souper peu après l'ouverture. Tous les mercredis soirs, jour traditionnellement moins chargé, un petit spectacle auquel nous essayerons de donner un caractère impromptu et presque fortuit, donnera une troisième dimension à ce restaurant.
" Dès la première année nous devrions faire un profit et commencer à distribuer un dividende.
" Y a-t-il des questions ?
- Oui. Il s'appellera comment notre restaurant ?
- Eh bien… On a pensé … ‘Chez Catherine'.

C'est curieux comme se crée une habitude; l'eau creuse sans y paraître des ravins profonds dans une terre immobile, et les mêmes gestes, les mêmes habitudes creusent notre vie en une monotonie apaisante. Nicole était devenue une habitude. Au début je ne le remarquais pas: j'ai toujours cru que l'aventure entrerait par la porte, et je guettais cet orifice dans l'espoir d'être le premier y apercevoir l'équipage qui changerait l'instant d'avant en attente émouvante. Après tout André Breton ne verrouillait jamais sa porte, avec l'espoir de se réveiller un matin aux côtés d'une visiteuse. Je pouvais bien jeter des regards furtifs vers cette porte sans cesse en mouvement. Certains jouent aux courses, d'autres rêvent de gagner à la loterie, je regardais la porte, avec un pincement au coeur, convaincu que rien n'arriverait et persuadé en même temps du contraire; c'est ce que l'on nomme l'espoir je crois. Peut-être même n'ai-je tant tenu à ce restaurant que pour cette porte toujours ouverte.
Et puis un jour je m'aperçus que nous étions trois. Le restaurant était ouvert depuis six mois, et tout de suite il était apparu que nous avions gagné; le midi nous refusions du monde, et le soir les clients se faisaient chaque fois plus nombreux; l'année se terminerait avec un bénéfice.
Au début tous nos actionnaires venaient régulièrement, surtout en fin de soirée, moins pour surveiller que pour savourer intérieurement ce qui était leur oeuvre, ou en tout cas leur propriété.
Le dernier client parti, on débouchait quelques bonnes bouteilles, parfois même du Champagne, et on ne se donnait pas la peine d'avoir quelque chose à fêter; on riait, cela suffisait.
En l'honneur de Régis on avait inventé le Canard Plaqué, et il avait répliqué en invitant nos actionnaires à manger du pigeon dès le lendemain.
Peu à peu pourtant chacun retrouva ses habitudes, sa télévision, les réveils pénibles, les nuits tourmentées, et les visites s'espacèrent. Seule Nicole semblait y trouver à chaque fois un plaisir nouveau; elle se sentait bien dans ce restaurant, elle s'y trouvait chez elle, et on la vit de plus en plus souvent.
Bientôt elle fit l'hôtesse contribua à créer l'atmosphère, et lorsqu'elle s'absentait des clients demandaient
- Nicole n'est pas là ce soir?
Elle quitta son travail, et comme notre affaire marchait bien et qu'elle avait des idées, elle s'occupa à temps complet du restaurant.
Donc nous étions trois; et un jour, un soir, je compris en m'éloignant et en les laissant côte à côte qu'ils étaient deux.
J'étais à nouveau seul.