Chapitre 1 Paris 1973 - Catherine

Paris 1973 - Catherine

 

Cela pourrait commencer par un froissement de papiers, comme un magazine dont on tournerait trop vite les pages.

 

Ou cela pourrait commencer au contraire par des photos qui s'immobiliseraient un temps très long, comme si l'on voulait que le regard s'en détache, et que naissent des pensées impatientes et fiévreuses.

 

Cela pourrait commencer par des bruits. Des voix? Oui des voix étouffées, les bruits familiers du matin, une porte qui se ferme, un long silence.

 

Ou bien cela pourrait commencer par des images, une ombre qui s'enfuit, un escalier de bois, une fenêtre, elle, elle sur un lit lisant Elle, et elle devrait alors avoir l'air absent.

 

On pourrait aussi montrer des images beaucoup plus incohérentes, un homme vêtu de blanc, un avion laissant dans le ciel une trace silencieuse et ouatée, une bouteille, une bouteille de parfum peut-être.

 

22 mars

 

Elle aurait voulu être une autre, elle aurait voulu être ces filles qu'elle voyait dans son magazine en maillot de bain sur une plage au soleil, insolentes et nues, elle aurait voulu porter un bikini si petit que les mères de famille effarouchées et prudes jacassent sous leur tricot, elle aurait voulue être nue, insolente et nue, et poser pour des magazines, jolie et nue sous le regard des hommes, esclave et nue sous le regard des enfants; elle aurait voulu marcher sous la pluie, épanouie et libre, regardant le ciel dans les yeux et entendant battre la mer, et elle aurait voulu marcher seule et solitaire, comme ces longs oiseaux qui s'éloignent du rivage pour s'en aller mourir sur l'océan désert dans la nuit tourmentée de nuages et d'éclairs. Elle aurait voulu qu'on la vît s'éloigner, triste et esseulée, sur cette plage déserte, et qu'on suive ses pas qui vont jusqu'à elle et puis qui restent là, comblés d'incertitude, et doucement s'effacent comme s'effacent les traces; elle aurait voulu que ce garçon fût là, comment s'appelait-il déjà? Bernard, Bertrand, ou peut-être autrement, et peut-être après tout n'avait-il pas de nom, il avait d'ailleurs un peu l'allure d'un fou, mais elle l'aimait déjà, il lui avait dit «vous», voilà combien de temps qu'on te dit «tu» à toi, en jeans et bohême, et copains avec tous, et puis Régis l'amène, un ami lui dit-il, un copain retrouvé, il lui dit «vous» d'abord, il est intimidé, il te dit «vous» ensuite, vous vous êtes trouvés, sous le charme déjà d'une étrange beauté, et il te dit adieu, moqueur et fier, il ne t'oubliera pas, et tu voudrais qu'il meure, en regardant au loin ton image s'éloigner sur cette plage sans fin, imperméable beige couleur de l'aventure qui partirait frissonnant, au bruit d'une musique aux accents fantastiques.

 

Elle aurait voulu mourir; elle aurait voulu qu'il y ait du vent, beaucoup de vent, avec du bruit dedans, pour sentir passer le temps, elle aurait voulu braver la tempête, elle aurait voulu faire surgir dans sa tête des monstres effrayants.

 

Régis la surprenait parfois, regardant par la fenêtre, immobile et sage, comme si elle cherchait à projeter ainsi le reflet de son âme; et elle devenait cette longue fille brune aux longs cheveux sombres, suspendue dans l'azur, au regard un peu perdu, posé sur l'infini, calme, si calme, bienveillante et calme, elle portait un shetland vert qui lui donnait l'apparence de la beauté. Parfois la fenêtre était embuée, et une lumière un peu rougeoyante tamisait autour d'elle; et parfois au contraire le soleil un peu cru faisait résonner la fraîcheur de ses joues.

 

Elle aurait voulu être jolie, ou peut-être franchement laide; elle aurait voulu être excessive et ne parvenait qu' à être médiocre. Elle n'était pas vilaine, mais les hommes ne se retournaient guère sur son passage; elle n'était pas sotte mais ne faisait rire que Régis qui la connaissait bien; elle n'était pas vraiment indolente, mais on l'imaginait mal pourtant en bâtisseur de cathédrales. Elle n'aurait pas dépareillé sur une affiche du Parti Communiste.

 

Elle rougissait pour demander l'heure, et il lui semblait alors capter sur elle les regards hostiles; et parfois au contraire elle se désolait de n'être qu'une ombre sans épaisseur, une carte à jouer échappée du pays d'Alice. Elle aurait voulu marquer les autres de son souvenir, et elle se bornait à cacher sa médiocrité sous des éclairs d'intelligence. On l'aurait bien vu habiter un troisième étage dans une moyenne banlieue.

 

Ils habitaient Paris, le vieux Paris; une rue du Marais trouvée là par hasard, et pour faire comme chacun, ils avaient acheté là quelques pièces à crédit, une affaire, la première, la dernière, mais enfin une affaire; elle avait appelé Mousquetaires les immeubles en face qui en avait l'arrogance profilée; elle s'était appelée Richelieu, mais nul ne fut dupe.

 

Elle regardait ce jean qui tombait sur ses pieds, ajusté comme pour l'éternité, et elle aimait bien ce bleu qui lui donnait l'impression d'être parfaite, bleu tendre, bleu joli, bleu délice, bleu cajole, elle portait des bas de laine, et elle aimait avec tendresse ce bleu qui tombait sur du bleu en une touchante harmonie; elle ouvrit un placard et tira un jean en velours rose, si doux qu'elle le porte à ses joues, et le porte à se lèvres, et le porte très haut, c'est un jean en peluche, c'est un ours en velours, c'est elle qui se surprend, les yeux mi-clos, à chantonner et à tourner, amoureuse, avec l'odeur de peau de ce gentil velours, avec contre sa joue la douceur du velours qui lui flatte la peau.

 

C'est elle encore qui marchait, droite et fière, sur ce chemin des Vosges; elle avait dix-huit ans, ignorant tout des garçons, les pommettes un peu saillantes, la peau mat, une herbe entre les dents. C'est elle toujours qui monte un escalier, entraînée par ce garçon qui la tirait trop vite, mais plutôt mourir que l'avouer, et se retrouver dans ses bras qui tremblaient, et lui abandonner sa tête sur son épaule. Elle aimait bien ces gestes de filles. Et peut-être en aurait-il fallu d'autres pour le retenir. Il revenait parfois dans ses pensées quand elle croisait un garçon qui avait son sourire, qui avait son regard, elle regrettait parfois quand elle rêvassait ou quand elle allait en été, sur un chemin forestier, avec Régis, et mettait par hasard, par oubli, une herbe entre les dents.

 

Un pied, ce n'était qu'un pied mais c'était son pied contre ton pied, et c'était sa main contre la tienne, et tous ces gens qui vous regardaient et ne voyaient pas, tous ces gens, sans comprendre qui parlait, et vous, sous leurs yeux, un pied, ce n'était qu'un pied, mais c'était sa vie contre ta vie, et c'était son cœur contre ton cœur, et tu te taisais, et tu pensais, fort , si fort que tu sais que tes pensées lui sont parvenues, et quand il a posé son pied, doucement, comme un chuchotement, que de mots épargnés, que de phrases inutiles, que de messages, envahissants, par son pied, rien qu'un pied, mais c'était son pied contre le tien, sa peau contre ta peau, sa chaleur qui te chantait des phrases qui n'en finissaient pas.

 

Il devrait exister un jour dans l'année, un endroit dans la ville, une fête, où l'on rencontrerait tous ceux qui ont compté, bien ou mal, tous ceux qui ont pesé; le passé est trop important pour ne se fier qu'à sa mémoire; il te faut leur témoignage, il te faut leurs visages; il devrait exister un jour où l'on oublie le présent.

 

Il s'appelait Antoire … .

 

Elle ferme les yeux et elle a mal, là-dedans elle a mal comme si elle était restée tout ce temps au soleil; dix ans au soleil; dix ans sans bouger; elle a rêvé hier soir qu'elle ratait un train, et elle le voyait s'éloigner, et elle courait mais elle n'avançait pas, et elle était dedans et elle était dehors, et elle était partout et partout dans l'effort, et elle avait eu mal, et maintenant elle se léchait la main et le bras comme un animal blessé panse ses plaies, et elle retrouvait le calme et la paix.

 

Elle se lève, paresseuse et gourmande, et s'étire langoureuse, et chantonne et sourit, et marche à petits pas, à pas nus, à pas menus sur la mousse ondoyeuse d'un tapis du sérail; elle se penche un peu, et de son jean bleu la forme longiligne se gonfle et se dessine, elle met un disque, et par la fenêtre grande ouverte, rayonnante de soleil, la voix amoureuse de Véronique Sanson qui raconte des histoires de Bahi en Bahia. Elle sourit et se lève, paresseuse et gourmande, et l'on peut suivre son ombre qui va, vient et s'étire, dans ce soleil rythmé, cette musique aveuglante, chaude, si chaude, qu'elle chantonne de plaisir.

 

Elle se voit chantonnante et fraîche, et elle aime l'image d'elle-même; elle voudrait se voir courir dans une prairie ou poser dans un poster de David Hamilton; elle aimerait être un homme qui la regarderait, elle rit et elle aime son rire qui jaillit pour elle-même, elle aimerait avoir la chance de se rencontrer, elle sent battre son coeur, et à côté de son cœur elle sent le scintillement de ses seins.

 

Elle met un gros pull dont le col lui roule jusqu'au visage, et la laine est si douce, qu'elle se sent devenir jolie, elle devient douce et chaude et elle devient une enfant sage, elle pourrait rester là des heures à contempler sa propre image, à savourer cet étrange rayonnement qu'elle sent émaner d'elle, elle est devenue une image, rayonnante et infinie, extasiée.

 

Elle ouvre la fenêtre, et un rayon de soleil fugitif comme un moineau se pose sur sa main. Elle ouvre sa paume doucement, pour ne pas effaroucher l'instant qui naît, elle sent sur son bras la chaleur du soleil qui est comme la chaleur d'une main; elle sent sur sa peau le poids de la planète, elle sent la vie qui monte en elle, elle sent son visage qui se détend, son sourire qui se forme, elle ferme les yeux, elle est devenue plante, et l'un de ses mains déployées ayant accès au soleil suffit à la faire vivre. Elle se rappelle les propos de Régis:

- « c'est quand il pleut qu'il faut parler du soleil, c'est quand on est puissamment désespéré qu'il faut chanter la vie; les moments de réflexions coïncident presque toujours avec des périodes de doute, et la tristesse est une peau d'une infinie douceur qui sait donner à la vie un éclat infini».

 

Si elle était riche elle aurait un étang, et des canards dedans, tout petits et tout jaunes, et si doux, de vrais amis, pas des canards sauvages, mais des canards gentils. Si elle était moins niaise elle aurait un amant; elle n'était pas niaise mais n'avait pas d'amant, il viendrait la chercher dans une grosse Bentley, gominé, argenté, viril et discret; un amant, il lui fallait un amant; trente ans bientôt et pas encore d'amant! elle se donnait un an; et Régis? Tais-toi, toi la voix de maman; il me faut, je l'ai dit, il me faut un amant.

 

Et si Régis était un peu moins impuissant, elle aurait des enfants; un lac et un amant, et des enfants aussi; et un canard et un étang, et flottant dans le temps la figure d'un enfant.

 

Si elle avait le temps elle ferait des choses, des fariboles, des cabrioles, elle laisserait des empreintes, des marques, des traces, elle laisserait sa marque sur cette terre fragile, pour qu'on se souvienne, pour qu'on n'oublie pas, qu'elle est passée par-là, si elle avait le temps, elle en ferait des choses. Si elle était douée, ou peut-être travailleuse, elle jouerait du piano, et sa maison serait comme éclairée de musique, et elle deviendrait blonde, et Régis entrerait, et il la verrait perdue sur son île, ailleurs, jouant pour lui, et il se dirait quel ravissement et comme je l'aime, elle porterait une robe verte, ou peut-être blanche, toute blanche transparente, et le piano serait beaucoup plus grand qu'elle, et reluirait de toutes ses dents, et Régis approcherait, il serait beau, il serait fort, et il dirait tout haut: «quel ravissement!».

 

Et s'il faisait beau, elle irait au soleil, courant dans la prairie parsemée d'arcs-en-ciel, elle flotterait dans l'air comme un halo de brume, et sur ses lèvres un sourire mystérieux et pâle, et Régis serait là qui lui tendrait les bras, et ses dents éclatantes seraient comme de l'acier, et il hocherait la tête d'un air d'entendement, et il dirait tout fort: «mon amour, mon enfant», et il t'emmènerait vers plus de soleil encore, et tu serais pour lui la beauté et la vie.

 

Et si tu étais jolie, tu n'aurais qu'à apparaître, tu n'aurais qu'à être là, sans effort, et la lune elle-même viendrait à sa fenêtre pour voir endormi ce doux visage qui troublerait tant d'êtres.

 

Et si tu avais vingt ans, tu ferais autrement, tu aurais une moto et des bottes et les cheveux coupés comme un garçon, et tu n‘aurais pas ces peurs et ces tabous qui ont fait de ta vie une foret d'ombres, et tu serais jolie, et tu poserais pour des magazines, forte et téméraire, et maintenant Régis n'aurait jamais fait ça.

 

 

 

Régis, pourquoi avait-il fait ça. Hier soir. Car hier soir justement c'était le printemps, et le printemps c'est une fête pour une femme, et c'était une fête pour elle qui le célébrait depuis sa petite enfance, dès son jeune âge lorsqu'elle avait fait un pacte avec la nature en cueillant un bourgeon à un arbrisseau et l'avait croqué, presque gobé, en faisant le vœux, le serment, le vœux et le serment d'être la fille du printemps. Et plus tard lorsqu'elle avait rencontré Régis, il était né le 21 juin, elle aurait dû alors y prendre garde, lorsque chez des amis elle avait vu ce grand type qui lui parlait du printemps, le mimait, le chantait, elle s'était dit qu'il était le printemps et elle avait succombé sans effort à son charme.

 

Et maintenant… .. Maintenant Régis l'avait trahie. Depuis quelques jours il n'était pas à son ordinaire. Il avait soudain les joues roses et la bonne mine des amoureux; il était tantôt euphorique et tantôt si songeur que le humet d'un confis d'oie dont elle avait l'exclusivité, hérité de sa mère qui le tenait elle-même d'une proche parente, et dont la recette n'avait pas été sans influence sur la demande en mariage de Régis, fin connaisseur, un peu rond et jovial, amateur de bons mots et de bon vin délicieux avec les dames, cultivé et même culturé, lettré en un mot, et peu enclin aux névroses habituelles, mais affublé d'une faiblesse quasi maladive pour le confis d'oie, faiblesse qu'il tenait de son père, qui n'en était pas mort, mais était mort quand même, à la guerre, une de celles paraît-il pour lesquelles on pouvait encore mourir sans perdre la confiance du Nouvel Obs, Régis donc, homme de gauche et son mari, Régis était ce soir-là indifférent au confis d'oie. La chose était donc encore plus grave qu'elle n'avait pu d'abord le supposer.

 

Au dessert - une pomme - elle avait préparé autre chose mais trouvait que décidemment il ne le méritait pas, et elle renvoya au froid, c'est-à-dire au désastre, sa préparation qu'elle appelait Fort Alamo, en souvenir d'un ami mexicain qui l'avait embrassé dans une vieille guimbarde, au dessert il se décida enfin:

 

- Je vais ouvrir un restaurant.

- ?

- Avec Ferdinand

- Un restaurant?

- Tu es des nôtres, Ferdinand y tient beaucoup.

- Avec Ferdinand?

- Ce sera grandiose, tu sais, il y aura deux restaurants en un; il changera de nom entre midi et le soir.

- Et je serai des vôtres?

- Georges, tu te souviens? Georges, le barman du Harris's Bar, il est d'accord pour nous donner un coup de main.

- Et il changera de nom?

- Il nous faut cinq cent mille francs, peut-être un peu plus; Ferdinand s'en charge; il sait convaincre les gens; nous on fera la partie commerciale, qu'en penses-tu?

- Un coup de main?

- Qu'en penses-tu?

- Moi?

 

Alors c'était ça; et il avait vécu avec ça pendant plus de quinze jours, un mois peut-être, et pendant tout ce temps il avait eu une autre vie et d'autre espérances; il avait construit une cité où elle n'était pas, même si maintenant il lui montrait l'entrée de service; il s'était construit un restaurant, il s'était réjoui de ses astuces, de ses idées, tout seul, en solitaire, dans son monde d'homme, il s'était réjoui de réaliser enfin un vieux rêve d'enfance - mais que sais-je de ton enfance - car qui n'a pas rêvé un jour d'ouvrir un restaurant; quand on est petit on joue à la dînette, et quand on est moins petit on ouvre un restaurant - ce que je reproche aux adultes, lui avait dit Régis il y avait très longtemps, c'est de ne pas l'être -. Un restaurant évidemment, bonjour Monsieur, bonjour Madame, je vous en prie, de grands sourires, c'était délicieux, il bicherait comme un poux - la restauration était-elle donc la dernière façon à la mode de communiquer? Assez pratique en somme; on reçoit des gens, on s'en fait des amis; on reçoit ses amis, et on les fait payer.

Il s'était réjoui à son insu, torturé à son insu; il avait laissé ses yeux errer sur des obstacles imaginaires, et laissé sa pensée se heurter à des murs; il l'avait chassée, elle, de son regard, chassée de ses rêves. Il s'était inquiété, énervé lorsque Ferdinand lui rappelait la réalité des chiffres, ou lorsqu'ils s'interrogeaient tous les deux sur la législation des baux, sujet obscur qu'ils croyaient bien ne jamais avoir à connaître lorsque, étudiants, ils séchaient les cours.

- Et si on l'appelait ''Les Jardins de Cadix‘', disait Ferdinand.

- Ca va pas, non? répliquait Régis; d'ailleurs le nom n'est pas important; ce qui compte c'est le cadre, et il faudrait se faire une juste idée de ce qui existe sur le marché.

- Là-dessus tous deux s'esclaffaient et ils allaient déjeuner en faisant la tournée des bistrots du quartier.

 

- Et comment s'appellera-t-il votre machin? demande-t-elle?

 

- Eh bien, on a pensé … . ‘'Chez Catherine'' dira Régis.

 

Il aurait pu coucher avec une fille, il ne lui serait pas venu à l'idée de lui en vouloir; elle considérait les actes physiques comme de peu d'importance; seul le sentiment importait; vivre avec une maîtresse ou vivre avec une idée, pour elle le mal était similaire; Régis avait cessé de lui appartenir pendant un mois, ou plutôt elle avait cessé de lui appartenir pendant ce temps. Pendant un mois il avait couché avec une idée, il l'avait trompée pour une image; et maintenant, elle le sentait bien, il voulait se servir d'elle; Ferdinand et lui ne quitteraient pas leur travail pour des châteaux en Espagne; alors il seraient les maîtres d'œuvre, les dieux créateurs, et elle serait leur esclave à tout faire, et si elle voulait des nappes à carreaux, il la convaincraient de prendre des nappes en papier -bien sûr tu as raison, dirait Ferdinand, tu as raison, mais regarde les chiffres, on ne s'en sort pas avec des nappes en tissu - et si elle voulait pour le soir un chanteur mélancolique, Régis lui montrerait que les chanteurs c'est dans un autre quartier, que bien sûr son idée est bonne, et il en faudrait d'autres, d'autres idées, on compte sur elle, et d'ailleurs ce restaurant ne porte-t-il pas son nom, « Chez Catherine», et après tout, dans le nom, c'est toute la personnalité du restaurant qui transparaît.

 

Elle était furieuse, elle était excédée, elle ressentait le monde comme une grande injustice, elle voulait lui dire, mais il ne comprendrait pas, elle voulait crier, mais il ne comprendrait pas, elle aurait dû pleurer; il se serait moqué mais l'aurait prise dans ses bras.

Elle était furieuse; les mots allaient et venaient en un ressac incessant, fatigant, mer baignant ses plages d'une eau toujours là et toujours différente; les mots étaient là mais lui échappaient et d'autre venaient qu'elle ne comprenait pas, et d'autres encore, aussi insaisissables, suivis par beaucoup d'autres, bousculés, écrasés sur les premiers; le ciel était assombri par une armée de mots qui rampaient deux par deux jusqu'à l'horizon.

Elle ne peut rien faire que se laisser tomber, et une chaise l'accueille; silencieuse et pâle, elle ne désirait plus rien que mourir, et au moment de mourir une main sur son visage.

 

- Je ne marche pas.

- Quoi? Mais pourquoi?

- Je veux un enfant, pas un restaurant.

- Mais tu auras les deux, je te ferai les deux.

- Et moi que ferai-je?

 

Je ne marche pas, je ne marche pas, elle est devenue la poupée qui dit non, elle qui par faiblesse ne connaissait que l'approbation polie. Ils auraient quelques discussions, et Régis qui lui ferait le coup du « OK, j'abandonne pour toi» et Ferdinand qui trouverait des accents qui ne trompent pas, pauvre Ferdinand, il lui rappelait Nicolas, mais Régis n'avait pas connu Nicolas, alors elle dirait non, et le plus dur serait lorsqu'ils renonceraient vraiment, alors là elle pourrait flancher, que l'œil de Régis soit un peu plus luisant, que Ferdinand soit un peu plus Nicolas, et elle se laisserait faire, mais faisons confiance à l'orgueil masculin, l'œil de Régis serait rieur et Ferdinand pourfendrait Nicolas.

 

Elle avait dit à Régis: « Quitte ton travail et fais un restaurant; prends des risques et je t'aiderai; sois un homme»

- Et tu seras femme. Alors écoute femme, ce que tu dis est vrai, mais ce que je dis est plein de bon sens.

 

Elle fallait qu'elle le tue. Il l'avait trompée, il devait mourir. Il l'avait déçue, il devait disparaître. Il ne comprenait pas ce qu'elle ne parvenait d'ailleurs pas à expliquer, elle devait le frapper. Elle devait le frapper pour que leur amour l'emporte; elle devait le tuer par amour.

 

Mais après, le bruit, tout ce bruit, les gens autour, expliquer ce qu'elle ne parviendrait jamais à expliquer. En finir mais pas de bruit, pas d'après. Mais alors elle devait se tuer, il fallait qu'elle se tue, mais elle se sentait incapable de se faire du mal; et pourtant il fallait rompre avec cette existence qui les enveloppait, il fallait fuir cette exigence, fuir et rompre, elle romprait, elle courrait sur une plage à perdre haleine et courant vers les flots elle laisserait la mer se refermer sur elle, elle prendrait un train, oui c'est cela, un train, elle entendait déjà son tam tam amical, un train très loin, il lui fallait être une autre pour redevenir elle-même, il lui fallait d'autres cieux pour qu'elle réapprenne à aimer le ciel, il lui fallait l'anonymat et l'oubli, il fallait que Catherine réinventât Catherine.

 

25 avril

 

« Ferdinand,

Cette fuite, je l'ai préméditée comme un forfait; j'en suis d'autant plus coupable; mais elle garde son caractère irraisonné, son caractère sauvage. Je ne l'ai pas préparée, je n'ai pas cherché où j'allais, je n'ai pas pensé à après, une préméditation gratuite, mais pendant un mois j'ai vécu avec cette idée; je faisais des projets avec Régis, je parlais de l'avenir, et un jour je prenais mon billet d'avion, un autre je retirai mon passeport; j'avais simplement fixé le jour de mon départ et l'idée mûrissait toute seule, sans que j'y pense; les gestes me précédaient; j'ai nourri mon secret en cachette, et il m'a donné des joies que je n'attendais pas; fait-il des secrets pour se trouver des raisons de vivre? Faut-il trouver dans la fuite une des façons de vivre? Préviens Régis, mais ne lui montre pas cette lettre.

Je l'aime.

Ton amie. Catherine.»

 

C'est la veille que j'ai ressenti cette angoisse; au début c'était une lourdeur dans la tête, et puis j'ai senti que mes jambes ne me portaient plus, et quand je mangeais j'avais une boule là, dans l'estomac; les objets me faisaient peur, je devenais superstitieuse, j'avais des fourmis dans le corps, et maintenant, dans cet avion qui m'entraîne vers l'Amérique, je ressens toujours cette angoisse qui est pire que la rouille, mais ma décision je l'ai prise il y a un mois, je devais m'y tenir, et je sais aussi que les comédiens éprouvent toujours un trac immense avant les grands soirs de triomphe; demain sera un grandtriomphe, et j'aime déjà mon image de moi dans cet avion lointain.