Chapitre 2 ANASTASIE

ANASTASIE I

 

Elle portait le silence comme la plus belle des parures; combien de gens le portent qui ne le supportent pas, comme un vêtement de deuil. Elle était blonde et délicate et d'emblée cela le charma. Elle portait l'attente comme on porte un enfant: avec humour. En tout elle semblait attendre. Il décida de lui donner la vie.

 

Plonger; plonger dans son visage avec l'ivresse des profondeurs, rôder un peu, se laisser couler le long de son profil, suivre avec soin le trait de ses traits, et brutalement la ressaisir toute entière; jouer, attendre, jouer encore, jouer avec son regard et l'agacer un peu. Dévaler sa chaîne qu'elle portait à son cou et se pendre à son cou, et la peindre en bleu, et la peindre en jaune, et la vertigineuse chute pour tomber à ses pieds, et les sentir conscients, et avoir conscience de leur sensation, et ayant fait bouger ses pieds par le seul regard, l'agacer un peu plus en jouant avec son regard, sentir dans ses yeux qui regardent mes yeux comme un soupçon de mépris, ou un soupçon de gêne, ou tout simplement un soupçon. Sentir peser son regard, et éprouver un soulagement quand il glisse enfin, et seulement alors ressentir sa présence, elle, elle seule, et aimer alors, et seulement alors, sa beauté et sa laideur, vivre son attente et sa nervosité, vivre les replis de son corps, vivre son profil et son corps, aimer son nez et sa bouche, aimer sa main qui s'ouvre sous mon regard, s'agite, se pose enfin, papillon apeuré.

 

Savoir qu'elle me voit; puis sentir qu'elle me voit; et regretter alors qu'elle ne veuille pas me donner vie. Lui donner tout ce qu'elle est, lui donner le trouble et le mouvement, et la conscience de son être.

 

Allons, tout cela n'est pas très sérieux. Et d'ailleurs elle le sait bien. Elle se le dit en ce moment même: ce garçon est fou de me regarder comme ça.

Est-elle seulement jolie. Voyons voir. Non même pas, mais quoi alors. Du charme? Peut-être. Une sorte d'interrogation tranquille qui se dégage d'elle. Tout est dans la manière. On n'aime pas les filles laides parce qu'elles se comportent en filles laides. Et chez celle-ci tant d'intrépidité dans son regard, tant d'humour entre ses dents; jolie, laide? Qu'importe, elle est au-delà. Que me dit-elle dans son regard moqueur. Apres tout je m'en fous: l'essentiel est qu'elle le dise bien.

 

Mais elle me regarde… . Allons ce n'est pas possible. Mais elle s'amuse aussi, saute, bondit, sourit, me donne ce que je suis. Que vais-je lui dire?

 

Tout cela n'est pas sérieux. Quoi donc, elle voulait jouer? Mais moi seul en ai le droit, le pouvoir. Que me veut-elle? Elle insiste, elle force mon sourire après avoir forcé mon intimité. Ahelle doit être contente. Que doit-elle penser devant ma fuite, les mains en avant, brusquement, pour ne plus sourire, les yeux ailleurs, comme si autre chose en ce moment pouvait capter mon intérêt. Pas sérieux tout ça, pas sérieux. De quoi ai-je l'air. Que peut-elle penser. Je la regarde? Oui je suis sérieux, je la regarde.

 

Mais enfin qui drague qui? D'ailleurs ce n'est pas vrai, je ne la draguais pas; je la regardais, je la regarde, je coule à nouveau dans son cou, je suis à merveille les merveilles de sa robe, jolie robe, drôle de robe; je souris? Oui je souris, connaisseur, jolie robe, c'est à vous? Une merveille; et à nouveau sauter d'oreille en cape, mains! gros plan sur ses mains, et voler à la dérobade dans le regard de ses yeux le bref reflet de mon sourire.

 

 

ANASTASIE II

 

Pourquoi sortir puisqu'il faudra rentrer. Pourquoi marcher dans une rue qu'il faudra quitter, à la recherche d'un livre déjà lu ou d'un rétroviseur pour une voiture qui en a déjà deux, pourquoi chercher des alibis quand n'existe même plus la force de se traîner; pourquoi sortir puisqu'il faudra rentrer?

 

Fuir, avoir fui toute sa vie et au moment de le découvrir en découvrir aussi l'inanité. Fuir et se retrouver toujours; fuir sa maison, et trouver partout la même maison; se fuir, vous fuir, et fuir votre solitude par plus de solitude encore. Soigner la solitude par l'isolement, le grand remède!

Pourquoi sortir puisqu'il faudra rentrer.

 

Se réveiller un dimanche, et sourire au dimanche, et s'appeler Ferdinand, siffler sous la douche comme jamais en travaillant, avoir l'esprit alerte et le cœur en alerte, sentir l'eau ruisseler comme un bain de foule, et dans la foulée mélanger sur sa peau les odeurs de parfums, sentir l'odeur des toasts et sentir bon, avoir envie de soi et croquer dans du pain l'odeur si grillée des chalets de montagne; et se ressouvenir d'un chalet de montagne et des châtaignes du Boulevard Saint Michel.

 

Et sans savoir pourquoi, tomber… .. se sentir tomber; sentir tomber en soi l'excitation du lever, ces bulles qui faisaient pop et qui faisaient chanter, mousse désabusée d'une bière oubliée. La bière est versée, le rituel est terminé. Maintenant il va falloir inventer.

 

Regarder ce couloir et s'y voir tout entier; courir vers un miroir, et n'y retrouver qu'un long visage osseux triste comme un couloir. Fuir d'une chambre à l'autre, et s'il n'y en a qu'une, fuir d'un mur à l'autre; prendre un journal comme de l'aspirine, et pour un temps trouver le repos et l'oubli de mon mal. Et comme un soupir de satisfaction.

 

Et se remettre à marcher parce que le journal ne contient plus d'anesthésique, et écouter grincer son pas, sourire au bruit de son pas, revivre un instant, comme une bouche émerge parfois pour respirer, respirer il ne s'agit que de ça, appuyer sur une touche et écouter Piaf haïr les dimanches, et les haïr aussi, et se jeter sur un fauteuil puissamment désespéré.

 

Prendre un livre et le rejeter parce qu'il ne sert à rien de lire, éteindre la radio parce que mieux vaut chanter qu'écouter, mais refuser de chanter ce dimanche ou tout devient plat et gris. Et échafauder peut-être une grise théorie: que l'ennui n'est pas fait de trop de temps, mais au contraire de manque de temps; la disponibilité est le pire des freins, le disponible le pire des avares: pour rester libre il refuse de rien faire. Et quand tout cet édifice intellectuel s'effondre, regretter non pas l'édifice, mais la chute: ne pas pouvoir en jouir comme de celle d'un château de sable. Et s'apercevoir qu'il y manquait l'essentiel, le drapeau et comme la devise: «J'ai le temps, et puis à quoi ça sert».

Sentir le temps passer, sentir chaque seconde si vivante vous passer sur le corps, et l'entendre crier: « Tu ne fais que passer», et ne plus savoir des deux lequel coule vraiment.

Sentie le temps couler, comme du sable entre les mains, et vouloir l'arrêter, arrêter l'érosion, rien qu'une seconde, rien qu'une… .. une seconde de repos. Et savoir pourtant que les plantes seules peuvent arrêter le sable, que seul l'action peut arrêter le temps. Il faut planter, planter, planter. Il n'est plus temps de semer, il faut planter.

Se couler dans le fauteuil, fermer les yeux sur une vérité apaisante, que la seconde qui passe ne manque pas se sens, puisqu'un jour viendra la dernière seconde… .. Et quand tout l'édifice s'effondre avoir le même regret: ne pas pouvoir jouir de sa chute. Et écouter le téléphone qui sonne… . Se décider enfin:

 

- « Anastasie? Oui… .Oui d'accord… .Quand tu veux… .Je passe te chercher.

 

La solitude a deux

 

 

Il te restait maintenant deux heures avant l'aller la chercher, et tu savais que c'était assez pour faire l'essentiel, toutes ces choses remises semaine après semaine, et que tu partirais pourtant sans avoir rien fait, un peu plus angoissé.


En passant une fleuriste attirerait ton regard, ton imagination, il t'en faudrait beaucoup. Tu achèterais des fleurs, ça pourrait lui faire plaisir, et tu savais vouloir lui faire plaisir même si tout en toi ne le criait pas. Bondir tout entier vers une seule personne, sentir que le moindre mouvement, le moindre pas, la moindre pensée et jusqu'au moindre regard est fait pour elle, avec elle, sous sa bienveillante absence qui repeuple tout, sentir battre son cœur et battre son pas et courir comme un fou, sans elle, mais pour elle, vers elle, avec elle. Venir avec des fleurs, pauvres fleurs, arrachées déjà toutes flétries des mains d'un ambulant, mais les lui donner avec envie, fleurs, pauvres fleurs, et tant de joie dans son regard, tant de désir dans son corps, amusée par ta maladresse, complices devant ces fleurs. Fleurs, pauvres fleurs, si intenses et si belle. « Je les ai prises au passage mais tu sais … .»

 

Tu achèterais des fleurs, regardant bien les prix, et plus le prix que les fleurs. Pour lui faire plaisir, par devoir, par recette, et parce que tu n'avais sans doute rien d'autre à lui donner. Et parce que d'ordinaire tu venais les mains vides, tu achèterais des fleurs, et tu romprais l'habitude par une autre habitude, déjà prise, déjà automatisée, déjà ancrée.

Tu sentirais dans la rue des regards peser sur toi, s'attarder, curieux, envieux peut-être, et le regard amical ou complice d'une vieille dame de service; tu deviendras celui qui a les fleurs, tu jouerais à celui-là, et tu serais reconnaissant à Anastasie de ces instants d'illusion; tu collerais à ton rôle comme à une vieille peau, et pour un temps tu croirais presque à ton personnage. Tu aimais la foule: c'était là que s'échangeaient complaisamment des certificats d'authenticité. Tromperie? Qu'importe; seuls comptaient les murmures, les regards furtifs, insistants, les sourires, et comme un long murmure: c'est lui qui a les fleurs, c' est lui qui a les fleurs.

Tu pénétrerais sa rue tranquille, alors éclateraient les applaudissement. «Merci, merci, mais je voudrais surtout remercier mademoiselle Anastasie qui m'a permis de tenir ce rôle et … ..»

Et tu pénétrerais l'obscurité de son immeuble où des odeurs de cire et de renfermé t'en rappelleraient d'autres, autant d'immeubles bourgeois où tu seras passé… . cette odeur, qui te saoule de souvenirs… . Puis refermant avec lenteur la porte de l'ascenseur tu penserais: maintenant deuxième acte.

 

Tu attends mais ton cœur ne bat pas. Et quand elle t'a ouvert, que tu lui a donné les fleurs, et que vous commencez à parler, tu attends toujours. Tu attendrais jusqu'à la fin, et lorsque tu l'aurais quittée, tu attendras encore. L'ennui transformait la vie en attente. Mais tu savais déjà que rien n'arriverait, que tout était réglé; cette fois il ne s'agissait pas d'inventer; l'ennui remplaçait l'angoisse.

 

Tu jouerais avec elle au jeu de l'amour. Tu l'amuseras par ton badinage, renversant des lieux communs, bousculant des citations, sautant de mot en mot, comme de pierre en pierre, marchant sur l'eau et allant entre deux eaux, entre deux sens; tu raisonneras en cercle, en carré, et parfois pas du tout; tu appuieras du geste ce flot chantant, et au milieu de ce joli ballet tu saisiras ses longs cheveux blonds que tu aimes tant et commenceras alors un autre ballet, un autre badinage, tout aussi mécanique, tout aussi plaisant. Jeux de l'esprit, jeux du corps, chinois poursuivant leurs ombres sur des murs demi-teinte, jeux de l'esprit encore. Tout était minuté: et comme un fonctionnariat de l'amour.

 

Tout se passera comme prévu, sans risque, sans erreur, les caresses, les reproches, les jeux, les subtilités; d'un commun accord vous aviez banni le mot «aimer». Tu prenais Anastasie comme on prend une purge, pour n'être pas seul tout seul. La solitude à deux était plus confortable, et cette honnêteté que tous n'avaient pas était votre héroïsme.

 

- «Ce que j'aime ce n'est pas toi, c'est la relation entre toi et moi» lui diras-tu dans un café.

- « Ce qui veut dire?»

- « Que tu es jolie et que j'aime te montrer, et me montrer avec toi. Regarde, on te regarde, on me regarde, je vaux ce que tu vaux, je deviens ce que tu es, puisque tu es ce que je possède. Prends-moi la main… .que vaudrait ton geste sur une île déserte?»

- «Peut-être n'aurais-je de prix pour toi que sur une île déserte?

 

 

Un jour

Un… Un autre… encore un… glissant, trottinant, hésitant… banal, rien à dire. Elégant, il s'approche, suivi de l'autre puisqu'ils font la paire. Il est rose, il est blanc, trois p'tits tours, fini… Vêtu, timide, noir et luisant, il balance; l'un puis l'autre, puis l'un, puis l'autre, il disparaît, vêtu, timide, noir et luisant… Militaire, hé, hé , bien martial et bruyant… Oh, oh, dévêtu il s'approche, sans bruit, si doux, et l'autre qui repart, martial et bruyant.

A boucles, à tâtons, à bottes, à talons, à merveille, à jamais, blancs et noirs, tout blanc, tout noir, blancs et noirs, dominos, en cœur, en carré, oh non! quand même pas… .et si pourtant, violet, tout violet bariolé qui s'attarde, se tourne, revient, repart, fuite nonchalante, chasseur insatisfait.

Un, un autre, encore un, ils s'attirent, ils s'attardent, ils s'agglutinent; il essaie de partir, il se tourne, il s'impatiente, il glisse, il ne part pas. Ils s'écartent, il fuit enfin.

Bleu, rouge, blanc, vêtus et dévêtus, violets et bariolés, confettis charmants d'une fête éphémère, serpentins blancs et noirs, arc-en-ciel mouvant, couleurs en ballade, trois p‘tits tours, fini …

Un, un autre, ils se suivent, ils se ressemblent. L'un est chasseur et l'autre est lucide; petit ballet, petits bonds, gratte, rape, nerveuse timidité, ils s'en vont ensemble, noir et blanc, bleu et rouge, la chasse est terminée.

Bruyant mais pressé. Déjà parti mais encore bruyant. Action, réaction, petits bonds.

Silence…

 

Un bruit, un autre.

 

- « Mais que fais-tu là?»

- « Rien, je t'attendais. Et puis je regardais; ce panneau, tu vois? De l'autre côté il y a une affiche, des horaires, mais d'ici on ne voit que les pieds… … C'est curieux tu sais que tu fais beaucoup de bruit?»

- « Oui je sais, ce sont mes chaussures; elles sont neuves; elles font du bruit.»

 

 

C'était à Nanterre un jour de mai. Il faisait beau.

 

 

 

ANASTASIE III

 

Il la voyait assez bien ce qui n'était pas sans l'étonner; n'avait-il pas d'habitude la mémoire un peu ingrate.

Il se l'imaginait blonde, sans outrance, ce blond de petite fille qui ne résiste guère d'ordinaire aux joies de l'artificiel; il se souvenait aussi de ce doux sourire, aux reflets un peu métallique, qu'elle alliait à un regard brumeux. Il savait aussi qu'il éprouvait un bien curieux sentiment mêlé d'ennui et de tendresse. Cette fille l'ennuyait -quand le blond est trop blond et la mer trop calme, il arrive que l'on rêve de tempêtes-.

 

C'était une drôle de fille qui rêvait de prairies et qui parlait peu. Il la soupçonnait surtout de se laisser vivre et de manquer de cran. Elle attendait. En tout elle semblait attendre, et il ne pouvait l'imaginer qu'assise, comme la dame de Copi, tirant vanité de son indolence. Elle attendait ses caresses, son savoir, son rire; elle attendait tout de la vie et du monde. Elle s'attendait elle-même, toujours un peu surprise d'être là.

 

En ce moment même elle l'attendait.

 

Il passait la moitié de son temps à lui en vouloir, et l'autre moitié à la vouloir, eut-il ajouté pour le plaisir de la forme s'il n'avait trop craint d'être inconséquent. En vérité elle lui faisait bien trop l'impression d'une prison. A peine la voyait-il que déjà il suffoquait, et rêvait d'évasion, et rêvait d'immensités… .Elle s'appelait Claustrophobie.

 

Tu voudrais la battre, tu voudrais crier, lui dire ce qu'il en est et puis la secouer, encore un peu la battre. Et tu voudrais l'aimer. Tu va la retrouver tout à l'heure; tu marcheras jusque chez elle; des rues calmes et désertes à l'heure du déjeuner; tu marcheras ébloui de clarté, le soleil dans les yeux, sans bondir et sans rire, et l'air grave tu écouteras résonner ton pas.

 

Tu marcheras au milieu de sa rue, comme un cow-boy à Kansas City; tu sentirasla chaleur des tôles chauffées au soleil; immobiles; bleu-soleil, rouge-soleil, vert-soleil. Noir. Un noir immeuble sera son univers. Tu hésiteras à l'entrée; parce qu'il faut hésiter; parce que tu te regardes, et pour te prévenir: attention ça commence! Et tu sentiras alors peut-être ce sentiment d'aventure que tu quémandais.

 

Tu te l'imagines encore, blonde, sans outrance; et pourtant il faudrait que tu te lèves, que tu te prépares, tu vas te préparer, et d'ailleurs c'est tout près, et tu es presque prêt, tu te lèveras plus tard, tu aimes mieux rêver. rever … .

Tu t'y vois déjà, « tiens c'est déjà toi?» « Oui je suis en avance», il faut que tu t'avances, il faut que tu lui dises, il faut se débrouiller, mais l'image est brouillée, tu ne vis plus la scène, tu ne vois que l'été. L'été dernier, l'été prochain… ..

 

Cette fois pourtant c'est l'heure:

- « Tiens c'est déjà toi?»

- « Oui je suis en avance»

Elle t'ouvrira, souriante:

- « C'est déjà toi?

- « Ecoute… .»

- « Tu es en avance»

- « Je me suis trompé»

- « Eh bien?»

- « … ..Je ne t'aime pas.»

 

 

Elle s'appelait Anastasie.