La rencontre
Trois mois avaient passé et mars s'installait à peine. Mais l'air avait déjà des odeurs d'été, et la nature prenait ses allures évaporées de jeune fille encore pucelle.
Ce soir-là un orage éc1ata. Un de ces orages qui font
immanquablement penser à l'arche de Noé et qui font dire aux
femmes: protégez-moi, j'ai peur.
Des ombres couraient, courbant la tête, rasant les murs. Des
visages dégoulinants et souriants se pressaient à la porte.
Ceux qui avaient terminé ne se pressaient pas de partir. Une table
surtout semblait très énervée.
- Jean-Marc regarde… Il pleut à verse. On ne peut pas rentrer à
moto. Fais appeler un taxi.
- Tu plaisantes Marie, où veux-tu que je trouve un taxi, un jour de
grève en plus.
- Mais Jean-Marc regarde ! On ne pourra jamais rouler.
SLACK! Une clef de voiture venait de tomber sur la table; ils
levèrent la tête.
" Elle est au fond de la cour. Vous me la rendrez demain."
Je disparus.
Quand on fait ce genre de scène, l'important est de disparaître
très vite. Un héros n'est beau que de dos. S'expliquer c'est
faiblir. Sourire, rester, c'est mourir. Qu'on ait seulement le
temps de lui dire merci et le héros devient poire. Mon héroïsme
était d'ailleurs limité. Nous avions décidé avec Régis d'envoyer
quelques invitations aux journaux et agences de presse, espérant
avoir ainsi les honneurs de leur rubrique gastronomique. La carte
d'invitation recouvrait encore l'addition. Je savais pouvoir les
retrouver le cas échéant.
Et puis cette fille était jolie. Elle ne ressemblait pas à
Catherine dont la silhouette imprécise continuait à dominer mes
images, mais elle était jolie.
Il me fallait en savoir plus. J'interrogeais Marianne qui les
avait servis. Jean-Marc était journaliste dans une petite revue.
Elle, avait été mannequin, puis avait fait de la radio, s'était
occupée d'une agence de presse qui avait sombré et s'était
reconvertie dans la formation, métier à la mode qui regroupait tous
ceux que le hasard avait écarté des chemins de l'action, une
quiriade de gens qui passaient d'énormes couches de vernis sur
leurs concitoyens désabusés.
Le denier client parti j'allai contempler entre les flaques de boue
le monstre étincelant, insolent de puissance et de chrome. " Il
doit être très fort", pensai-je. Un peu triste j'allai rejoindre
Nicole et Régis pour un dernier verre.
Le lendemain elle arrivait.
- Je vous rends votre voiture, dit-elle. Je m'appelle Marie
Vauban.
- Je vous rends votre moto.
La moto lui appartenait donc. Surprise ! Mais je savais qu'il
fallait dans ce cas se montrer impassible, et feindre la surprise
quand on ne l'était pas.
Une femme avec des talents d'homme, ce contraste me la rendait
désirable… J'étais aussi un peu jaloux. Comment? Cette jeune femme
avait des pouvoirs que je n'avais pas? Des audaces qui me
laissaient interdit? Je l'observai, et je la sentis mal à l'aise
sous mon regard, incertaine et inquiète. J'étais le plus fort. Tout
allait bien.
J'espérais la voir le jour suivant au sortir de la nuit,
attablée peut-être devant du café chaud, le col relevé, les mains
pleines de cambouis, son casque sur la table, elle aurait des
tâches de rousseur et de longs cheveux blonds, ou arrivant le soir
sur sa grande moto torche, fugitive et sonore dans les rues
désertées, elle serait vêtue de plastique aussi lisse que sa peau,
ses pommettes de fillette qui seules en fait apparaîtraient,
son casque rond jusqu'au menton, et tous les bruits s'arrêteraient
quand elles feraient SLACK! les clés sur le comptoir.
J'attendis en vain. Je n'attendis plus. J'oubliai.
Elle revint pourtant, deux semaines plus tard, avec un groupe de
gens un peu bruyants. Elle n'avait pas de tâches de rousseur.
Elle vint au bar me dire bonsoir. A son allure, à son regard
j'étais sûr qu'elle ne venait que pour me rencontrer. Il me fallait
maintenant profiter de mon avantage. L'indifférence peut être un
bon appât, mais vient toujours un moment où il faut d'un coup de
poignet ramener la ligne. Tout en lui faisant la cour je lui versai
un whisky. Quand je lui demandai ce qu'elle faisait, elle hésita
longtemps, trébucha, puis enfin: "Je suis journaliste." Je savais
par les indiscrétions de Marianne qu'elle mentait. Je le lui fit
savoir.
" Vous devez manquer singulièrement de confiance en vous, dis-je,
pour attacher tant de prix aux apparences. D'ailleurs si vous étiez
vraiment quelqu'un vous seriez venue depuis longtemps et SLACK vous
m'auriez lancé vos clés de moto."
Elle me regarda sans sourire. Elle était encore plus belle.
- Je n'ai pas ma moto ce soir. Emmenez-moi ailleurs.
- Et vos amis? Fis-je narquois.
- Allons-nous en.
Régis me regarda partir sans surprise.
» Ne vous imaginez pas que je pars comme ça avec n'importe qui» me
dit-elle. Je savais qu'elle mentait encore.
- Quand j'avais vingt ans j'étais autrement vêtue. Pas de jean, pas
de moto. Je portais, noué à un sac, un foulard de chez Hermès, et
j'avais au doigt un anneau de chez Cartier. Un soir, à la Coupole
j'ai rencontré un garçon; il était à la table voisine. Il me dit
qu'avec mon anneau, que tout le monde avait d'ailleurs à cette
époque-là, j'avais l'air d'une affreuse petite bourgeoise. Je jetai
le bijou à travers la salle. Résultat je suis restée sept ans avec
ce garçon. Comme il était journaliste, j'ai quitté mon métier de
mannequin et j'ai fait de la radio. La première chose qu'il fit le
soir même où l'on s'est connu fut de jeter par la fenêtre tous mes
vêtements. Pour sortir je dus emprunter un jean à sa voisine. C'est
peut-être pour ça que je vous ai pris au mot quand vous m'avez
parlé de mes clés de moto. C'est peut-être lui que je suivais
encore.
- Si je vous comprends bien vous auriez préféré que je vous enlève
au pas de charge l'autre soir. Que voulez-vous, les femmes c'est
comme les oiseaux, on met du pain dans la main et on attend.
J'aime traîner mes souvenirs; ils sont collants comme une famille,
bruyants et confortables comme la télévision. Mais une nouvelle
femme commence toujours par un nouvel endroit, comme si je voulais
préserver sa pureté et me convaincre que je n'essayais pas de
revivre quelque chose.
Je connais des lieux si douillets que n'importe quelle femme s'y
croirait amoureuse. Je préfère l'inconfort des lieux inconnus
quitte à m'en repentir. Voilà au moins un souvenir que nous
n'aurons pas à partager.
Mais ce soir-là tout se passa bien. Régis m'avait beaucoup parlé de la rue des Beaux Arts. L'Hôtel me semblait un endroit idéal, et le canard amusé sur son petit bassin au milieu du hall semblait déjà plaider ma cause.
- Il a l'air de vous connaître, dit-elle. Vous êtes un habitué? Je
lui expliquai que nous découvrions l'endroit ensemble et lui en
donnai les raisons. Elle prit un air entendu.
A peine le dîner achevé je l'entraînai ailleurs. Il fallait créer
un fol tourbillon, il fallait qu'elle confonde la vitesse et la
force, alors je l'enlevai, venez, lui dis-je, venez vous ne
connaissez pas Paris, et je lui montrai ma collection d'endroits
insolites, plus tard je me trouvai avec elle dansant une samba dans
une boite à la mode, et face enfin à un immeuble obscure. " Je ne
vous propose pas de monter prendre un verre, je vous demande de
faire l'amour." Elle sourit. Elle gémit sous mon corps, je ris,
j'éclate de rire, je suis le plus fort, elle est à moi.
Je l'avais conquise, il ne me restait qu'à la perdre. Je m'y
employais méchamment.
Annie était trop petite, Valérie
ne m'aimait pas, Josette était trop bourgeoise, Colette trop
provinciale, Anne était trop en chair, et Rosa manquait d'âme,
Patricia ne comprenait rien et Delphine n'existait pas, Gaétane
avait six enfants, et Serge lui n'avait pas les mêmes moeurs que
moi. Quand je vis Marie, je sus, je sus que ça n'irait pas.
Ce n'était pas seulement un pessimisme superstitieux: Marie ne
plaisait pas à Régis.
- " Fuis s'il en est temps " me dit-il.
Je remontai les Champs Elysées comme un adolescent, humant le vent
qui flattait mes oreilles. L'aventure. Je me contemplai à la
vitrine tout en glaces d'une agence de voyages, me donnant
rendez-vous dans six mois. Il le fallait bien. Régis écrivait pour
les autres l'histoire d'un amour, l'histoire d'un aveu. Il se
fallait bien vivre en contrepoint un désaveu, un désamour.
- Comment la trouves-tu? avais-je demandé.
- Bien, très bien, avait répondu Régis sur le ton du médecin qui
n'ose pas vous dire que vous allez mourir.
Je hochai la tète assez mécontent.
- O.K. Tu as fait ton devoir. Maintenant, la vérité.
- Tu as besoin de la permission d'aimer?
- Elle me fascine. Je suis comme le lapin en face du
serpent.
- Alors ferme les yeux et cours. Elle
n'est pas faite pour toi et tu l'aimes pour ça. Elle est comme à
portée de main et pourtant inaccessible. Elle satisfait bien en
cela ton goût de l'échec Ferdinand. Et entre vous ce sera un combat
à mort. Pour le pouvoir. Elle te fascine parce qu'elle a connu
beaucoup d'hommes. Son arrogance t'amuse; elle est si sûre d'elle
qu'elle finit par te rendre sûr de toi. Mais une femme ce n'est pas
une télévision.
- Elle me fascine parce qu'elle fascine les autres. C'est ma
voiture
de sport. Je me demande seulement pourquoi … ..
- … pourquoi tu lui plais ? Ne demande pas au serpent
pourquoi
il lui faut un lapin par semaine. C'est la nature. Marie est une
collectionneuse, toujours condamnée à être solitaire, et toujours
en quête d'une proie pour vaincre cette solitude qui lui est chère
à son insu. Tu lui plais pour une raison futile. Un geste, une
parole. Ta mise en scène probablement. Elle a de toi une image.
- Mais on vit tous d'images.
- Elle va fondre sur toi comme l'oiseau sur sa proie. Elle prendra
le meilleur de toi-même. Quand elle t'aura bouffé, sucé, gratté,
elle disparaîtra. Elle fait partie de la troisième espèce, entre la
femme-esclave et la femme-dominatrice, la femme-rapace.
- Un Dom Juan en quelque sorte.
- Pas exactement. Dom Juan n'avait rien d'un serpent. Il avait de
l'humour. Il aimait les femmes et le sexe; il n'aimait pas le
pouvoir; il n'avait pas le goût du sang. Les femmes comme Marie
vont au-delà de la chasse. Ce qu'elles aiment c'est le dépeçage.
Elle t'a conquise, elle restera quand même. Tant que
tu bougeras un peu, tant qu'il y aura quelque chose à
grignoter.
- Et alors?
- Alors fuis s'il en est temps.
Et les femmes libres?
Régis me fit un grand
sourire… .
J'aurai pu la quitter là, sur ce trottoir, partir vainqueur, entrer
dans sa mémoire, devenir souvenir. L'amour l'a emporté sur
l'orgueil.
J'acceptais de perdre. Avec orgueil j'acceptais de perdre. Marie avait traîné dans la boue ses anciens amants. Je la laisserai me traîner dans la boue; je la laisserai se dégoûter de moi. Cet échec sera ma victoire, ma chose, et je trouverai en lui, quoiqu'il arrive, plus d'amour que je n'ai su en mettre dans mes histoires passées.
La chute
Nous nous suivions à bicyclette, Je n'essayais pas de la
dépasser, je n'avais rien à prouver. Il me semblait être dans une
copie un peu jaunie d'un film en noir et blanc,sur une bicyclette
de 1942, de retour de la ferme, avec derrière l'oreille la musique
métallique d'un jazz mélancolie. Alors nous n'étions pas nés. Mais
le bruit régulier de la chaîne et cette jeune fille si blonde
devant moi suffisaient à émouvoir mon coeur et à me faire croire en
la résurgence d'un bonheur passé. Je n'avais pas besoin de
madeleine comme Proust, je n'avais pas besoin d'une enfance. Notre
temps s'est perdu bien avant nous, c'était un temps très simple où
l'eau coulait à bruits jolis de fontaines naturelles, et les filles
avaient toutes d'infinis cheveux d'or, et nos deux bicyclettes dans
la campagne en crue, tandis que nous cheminions en silence, ou nous
disant des choses simples, sans effort et sans jeu, nous suivant
comme si nous n'étions qu'un, faisaient de ce jour un jour sans
égal.
Je n'étais pas amoureux, j'aimais. Je ne désirais pas Marie. Je ne
souhaitais même pas la tenir par la main et plonger avec elle dans
un sommeil sans fin; je voulais simplement être là. Vivre au
présent. Pour la première fois.
Je lui offre une rose, une fleur, je la déshabille la rose, la
fleur, elle est nue devant moi, elle baisse un peu les yeux, elle
s'approche, elle s'accroche, je la repousse, j'ai soif, elle va me
chercher un verre d'eau, elle revient, démunie, esclave, elle
parle, elle ne devrait que sourire ou blêmir, elle me touche, elle
ne devrait qu'être vue, être nue, elle parle encore, elle n'aime
pas ces jeux là, elle veut l'amour physique, mécanique, le plaisir,
elle renonce au désir, elle brise mon cinéma, je suis nu à mon
tour, je me trouve laid et bête, je voudrais qu'elle me désire,
qu'elle me voit nu et qu'elle sourit, je suis sur elle, invisible
et pesant, à caresser ce corps de femme, je ne ris pas, je fais ce
qu'il faut faire, j'aurais voulu la poursuivre, nue dans un jardin,
et le soleil aurait chauffé sa peau, et elle aurait eu ce sourire
des jeunes filles qui sont belles et qui prennent en se jouant vos
regards comme une offrande, comme un plaisir, je pose ma main sur
ses joues, sur son cou, sur ses seins, je pose mes mains sur ses
mains, sur ses reins et plus loin, j'écoute, je suis le grand
sorcier à l'écoute des ténèbres, j'écoute le chant des oiseaux,
j'écoute le frémissement de sa peau, je compte les perles de
plaisir, je connais l'angoisse de confondre les frissons et les
frémissements, je me glisse entre ses lèvres, je teste ma force, je
suis le géomètre qui mesure un domaine, elle est mon domaine, elle
est ma proie, elle est inerte, je suis inerte, lamentable, rien à
faire, je souris, je connais quelques trucs mais ça ne marche
jamais, j'essaie quand même, elle est nue dans le jardin et je la
pourchasse, elle me fouette, je la fouette, elle fait l'amour, je
fais l'amour, tant pis, une autre fois, je regarde l'échec en face,
c'est tout ce qui me reste de viril, l'homme vaincu est toujours
beau, je me trouve beau, je m'interroge, mon corps reposé nie tout
alibi, j'écoute, les oiseaux, dehors, des bruits, légers,
insignifiants, je suis ailleurs, je m'évade, je vais trop loin, je
suis au restaurant, il n'y a plus de pain, horreur! retour, elle
est là, belle, belle te dis-je, prends sa main,
conduis-la dans des endroits que tu connais trop bien, elle
s'effarouche, sa main, elle me sent nu, elle ne le savait pas, elle
est douce, elle est douche, elle s'éloigne, j'écoute, un
craquement, comme dans un film, lequel, retour, ne pas se
disperser, attendre, la fin de l'exercice, quand? ça doit venir
d'elle, moi je n'ose pas, elle doit, elle doit me sourire, elle
doit arrêter cet enfer.
Elle se lève silencieuse et inquiète, la lumière se fait un peu
plus blafarde, le printemps a l'air moins joli.
La rue seule pouvait nous sauver. Nous nous y précipitons. Elle
parle. Je l'imagine nue devant moi, et sa peau a la couleur dorée
des sables d'Amérique, et ses lignes sont celles d'un jeune animal
à la source d'un torrent, le corps frémissant, la tête aux aguets,
prêt à s'enfuir si l'homme apparaît; je la sens troublée; n'a
t-elle pas su susciter mon désir, "POUSSEZ", on entre, mais le café
a l'odeur des déroutes, des garçons nus sous leurs blousons de cuir
masturbent des flippers, lumières clignotantes, voitures
tourbillonnantes, bruits, pavés accrochés par le pied, calme
douillet d'une boutique, voix chaleureuse, je lui offre une robe,
fuite, elle parle, je suis ailleurs, faut-il mimer, rimer, faire le
fou, faire le fort pour la faire sourire, et faut-il croire que son
sourire puisse être autre chose que le sourire d'une journaliste,
elle était blonde, elle était brune, elle s'appelle Marie,… . elle
parle,… .. fuir, fuir au plus profond d'une sombre forêt et
traverser d'épais fourrés bleus et trouver son sourire au soleil et
s'asseoir devant elle, attendre.
Elle s'arrête, elle me regarde:
- Ferdinand, j'ai peur de vieillir.
Plus mon corps la repousse et plus je l'aime. Elle a trente
ans.
«Raccompagne-moi. «
Toujours cette peur des mots; je voulais lui dire "je t'aime, je t'aime, viens pour toujours". Je n'ai rien dit; quand la réponse est évidente, qu'importe la question. Alors vient la peur, doucement, comme une habitude. Le coeur gonflé d'ivresse quand je la voie courir libre sur une plage. Peur de voir d'autres pas à côté de ses pas, peur que son regard ne soit attiré par un autre regard. Rires quand les oiseaux de mer s'envolent devant nous, rires quand l'eau nous éclabousse, peur de la voir s'envoler comme une mouette, peur qu'elle ne mette plus sa tête sur mon épaule, peur que mon rire ne soit plus l'écho de son rire, peur d'être vulnérable. Mais tout plutôt que l'avouer. La quitter pour ne pas la perdre.
La raccompagner. Peur qu'elle me dise de monter, et peur qu'elle
oublie de le dire, Peur d'entendre à nouveau mon pas solitaire,
bruit familier qui me fascine et m'accompagne.
- Tu souris, mais au fond tu as les yeux tristes; tout ton visage
se plisse en expression rieuse, mais ton regard te trahit. A quoi
penses-tu Ferdinand ?
- Je pense à Régis. Il écrit un livre. Une histoire d'amour. En
gros c'est l'aveu qu'il a dû se faire quand il s'est aperçu qu'il
aimait Nicole et non Catherine. Les gens passent.
- C'est curieux cette manie qu'ont tous ces gens d'écrire. Avant
c'était une maladie honteuse. Il me semble pourtant qu'il suffit de
vivre, non ?
- Un jour j'ai fait une croisière sur un tout petit bateau en
Turquie. Les eaux bleues, le soleil, tu vois. Le capitaine était
fantastique; tout ce qu'il touchait se transformait en or. Eh bien
non. Ce qu'il voulait c'était chanter, être un artiste; et c'était
pourtant bien la seule chose pour laquelle il n'était pas
faite.
Il a fini par tout vendre et maintenant il va de guinguette en
guinguette, et on se moque de lui et de ses chansons. Le pire
vois-tu c'est qu'il est plus heureux comme ça.
- Ferdinand, fais comme lui; ne vas pas travailler demain; soyons
ensemble.
- Je ne peux pas laisser Régis. Et puis que veux-tu, je ne suis pas
un artiste, moi. Quand tu m'auras laissé tomber, il ne me restera
plus que mon restaurant; alors j'essaie d'y croire le plus
possible. Mais j'ai une affaire pour toi; un de mes oncles est un
personnage important à la Banque du Sud. Je suis sûr qu'ils ont
besoin de formation là-bas.
Peu à peu Marie se détacha de Ferdinand. Elle savait que cela
signifiait encore plus de solitude. Mais tout plutôt que l'ennui,
les habitudes, ce sommeil si semblable à la mort. Elle était jolie.
Jeune encore. D'autres hommes viendraient qui sauraient la dompter;
ils seraient si forts que le monde semblerait construit autour
d'eux et rayonner de leur éclat. Ils ordonneraient et elle
arriverait, soumise, aimante; si elle voulait du soleil ils lui
feraient du soleil. Et s'il pleuvait quand même, ils lui feraient
aimer la pluie. Il devait en exister, ce n'était pas possible, des
hommes.
Pourtant tout avait mal commencé.
Elle fréquentait alors une petite école de Neuilly dont la cour
était coupée d'une ligne jaune; côté droit les garçons, côté gauche
les filles. Malheur à celui qui bravait l'interdit. Un petit
garçon, une petite fille. Deux boules se tenant par la main, elle,
lui , balancier interminable, aller, retour, elle côté fille, lui
côté garçon, et au milieu, grimaçante, la ligne jaune. Qu'est il
devenu ce garçon?
- Ce n'est pas possible Ferdinand, il y a toujours une ligne jaune
dans ma vie.
C'est là, dans cette école, qu'à six ans elle avait appris que
son père n'était pas son père.
A quinze ans sa mère le lui avait dit. Elle portait alors une jupe
bleu marine, et fréquentait un collège religieux. Elle était déjà
jolie. A dix neuf ans elle devient mannequin. Elle fréquente des
hommes, beaucoup d'hommes.
Trente ans.
Elle regardait ce corps qu'elle ne pouvait se lasser d'aimer.
Des rides légères apparaissaient annonciatrices de tourments. Elle
n'avait pas de goût pour les causes perdues; ces rides la
confinaient au désespoir. Avoir eu le monde et le perdre. Des
filles moins jolies mais plus jeunes lui semblaient maintenant plus
désirables. Quelques heures, quelques mois, gagner tout ce que l'on
peut. Gagner des secondes même. Dormir moins. Vivre plus vite.
Cette course perdue d'avance la rendait insupportable, elle le
savait. Tout ce qui traînait était écarté sans pitié.
- Ferdinand grouille, grouille ! Que tu es lambin!
Elle percevait chez ses amies comme un soulagement; les femmes
laides attendent avec impatience les années qui masquent leur
laideur et masquent les différences. Le nivellement par l'âge,
horrible démocratie naturelle. Soudain tout lui semblait inutile.
Elle avait envie de s'asseoir là et de pleurer, et en même temps
elle ressentait le frisson sensuel des grandes catastrophes.
Elle est partie, elle s'échappe, elle court. Je reste des heures
à l'attendre, nous n'habitons plus ensemble, mais j'ai encore
l'espoir, la retrouver, la voir, j'envoie des fleurs, je m'excuse
de ses affronts, pardonne-moi les coups que tu me donnes, tout
plutôt que ne plus la voir, je m'accroche, mes doigts désespérés
s'agrippent à ce qu'ils peuvent, derrière c'est le vide, je la
trouve, elle est là, souriante, drôle, arrogante, vulnérable avec
sa peur de vieillir, on l'appelle déjà Madame, presque dadame,
pourtant avec son jean et son casque de moto elle fait adolescente,
elle donne des ordres, elle juge, elle n'a plus confiance en moi,
elle est odieuse, je m'efforce de l'être, pardonne-moi me dit-elle,
je pardonne, ça recommence, départ, c'est l'aventure, le bord de
mer, le soleil prend ses formes et en fait des sculptures, son
maillot est plus petit que mon doigt, on la regarde, ils bavent, je
suis un dieu, adieu, la mer s'étire au soleil couchant, elle est
triste, elle boit, trop, elle a trente ans et les marques du soleil
ne sont plus celles d'un ami. Je ne peux pas arrêter le temps, je
ne peux que mentir, mais elle n'a plus confiance, retour à Paris,
des voitures pleines de gosses, le syndrome du dimanche soir, nous
ne sommes plus des dieux, il faut travailler.
" N'y vas pas' dit-elle
" Tu es ma maîtresse, l'épouse légitime c'est le restaurant."
Scène. Cède. Mes doigts s'accrochent encore. Je pars plus tôt que
nécessaire. Imprimer ma marque. Rester encore vivant, bouger, pour
qu'elle ne parte pas.
La moto était devenue leur domaine et seule réussissait à
recréer cette complicité perdue. Le bruit, le danger, le contact de
leurs cuisses, le cuir, les casques, les lumières clignotantes,
eux, eux seuls, un peu courbés, un peu tendus, un automobiliste un
peu nerveux suffisait à les réunir.
Aux feux rouges les jeunes cadres dans leur Matra rêvaient à
l'infini devant cette fille amazone qui leur semblait
inaccessible.
Ferdinand prenait plaisir à ce spectacle où il n'était que
figurant, mais dont il arrangeait les effets comme un metteur en
scène. Ils s'arrêtaient à grands fracas devant des restaurants à la
mode, elle conduisait alors, et elle descendait, superbe, moulée
comme une star dans des jeans cigarettes, elle ne voyait rien, ni
les regards sur elle, ni les gestes effrayés du garçon, son visage
était celui du charme, et son ton n'était pas exempt d'arrogance.
Ferdinand était dans un monde fabuleux. Il quittait les jeunes
filles pour une femme. Il quittait les pleureuses pour une
conquérante.
Il la conduisait parfois sur un bord de Seine, ou devant une
église, et il disait à voix forcée de cinéma-vérité des phrases qui
prenaient un peu des allures éternelles. Elle reprenait
courage.
Ou il jouait les anarchistes devant des parterres de jeunes gens,
gambadant sans effort sur les chemins de la pensée, moquant tout,
il semblait invulnérable. Elle se faisait plus tendre. C'était avec
les journalistes qu'il faisait les plus belles choses. Marie
l'avait entraîné dans ce cercle qu'elle trouvait plus brillant que
celui des copains du restaurant. Elle voulait aussi rester en
contact avec ce milieu dans l'espoir de retrouver un jour un
travail de journaliste. Ferdinand eut tôt fait de comprendre que
ces demi-dieux qui l'éblouissaient de leurs flash et de leurs
signatures, et parlaient de leurs oeuvres comme d'un héritage et de
leurs relations comme d'un fonds de commerce, chipotaient sur les
pourboires et souffraient, à force d'angoisse, d'ulcères à
l'estomac. Il se fit protecteur devant leurs états d'âme.
Souvent il était silencieux, et elle prenait cela pour de la
compréhension. Mais il était surtout très fort quand il
l'analysait. Il avait moins de dons psychologiques qu'une maîtrise
du langage. Il guérissait par les mots. Le paradoxe était son
bistouri. Il disait des timides que c'était des gens qui aiment
qu'on les montrent du doigt; et de Marie qui faisait pleurer les
hommes, qu'elle était très vulnérable. Il la faisait parler de son
enfance, de ses amants, et il se bornait à rapprocher des faits
épars dont la signification devenait alors évidente. Lui n'aimait
qu'une chose. La prendre par la main et lui faire des poèmes, et la
guider sur des chemins trop mièvres, à l'écart du monde et
l'embrasser entre deux fleurs, et rire comme si parler n'eut jamais
existé.
Avec brusquerie elle retirait sa main.
Une fois même il rompit, non qu'il l'ait prémédité, mais les choses
s'organisèrent ainsi et il prit le parti de suivre ses fantasmes au
nom d'une certaine esthétique.
Il pleuvait à verse et Place Saint-Michel leur voiture embuée ne
laissait entrevoir que des phares obscurs. Il colla la voiture sur
un passage clouté et ils allèrent sous la pluie jusqu'à la
librairie de la Place. Il voulait lui faire un cadeau. Il croyait
encore à ce vieil adage sur les cadeaux et l'amitié, il croyait
qu'en donnant on se fait oublier, et oubliait sans doute de se
donner lui-même, il lui fit un cadeau, une merveille, des livres
sur l'amour, des livres de soleil, et toute une série d'ouvrages de
Thomas Mann dont elle raffolait et qu'il n'avait pas lu mais dont
il l'entretint cependant fort longtemps.
Elle lui dit "Finalement tu es futé." et elle fit pour le dire une
moue qui le gonfla d'ivresse, celle qu'elles font quand elles
disent "tu es idiot" en pensant tout le contraire.
Et la pluie lui sembla plus jolie. Et la voiture plus accueillante.
Et les glaces embuées étaient leur sauvegarde; et les phares
aveugles étaient autant de lunes, et les essuie-glaces répétaient
voyou, voyou, comme dans les romans américains, et il lui, dit ‘‘
je tiens à toi" , et elle lui dit ‘‘moi pas " , et les
essuie-glaces chantaient ‘va-t-en, va-t-en' sur deux notes
obsédantes. Il lui dit "Ferme les yeux, ne bouge pas." Il
l'embrasse. Elle ouvre les yeux. Il est parti sous la pluie, ombre
émouvante évanescente déjà enfuie. Elle a envie de pleurer. Elle se
sent vieille.
Trois jours après, et il gagna de ce fait un pari qu'il avait fait avec lui-même et il se gratifia en paiement d'une soirée chez les filles, luxe qu'il n'avait pas osé renouveler depuis pas mal d'années, moitié par peur de vilaines choses et aussi parce qu'il craignait par dessus tout la facilité, raison pour laquelle il refusa d'un oncle une aide financière qui aurait pu l'aider a faire son restaurant, et dont il ne fut jamais récompensé puisque l'oncle mourut laissant tout à la ville qui l'avait abrité pendant la dernière guerre et caché des Allemands, trois jours après elle l'appelait.
C'est peut-être à la soirée de Jean-Marc Que leurs relations prirent un tournant décisif.
Jean-Marc avait aménagé une ferme du coté de Chartres, et la vaste
cour carrée transformée en pelouse donnait à l'ensemble un aspect
seigneurial. Je me garai dans un encombrement de voitures de sport
et je sentis que mon véhicule n'avait pas l'approbation de ma
compagne; je me promis pour y pallier de vendre davantage de
steaks. Marie ne sourit point.
L'air a au printemps quand le soleil se couche une odeur
particulière un peu sucrée, un peu mouillée, un frisson parcourt la
peau à cet instant précis et les bruits y gagnent une profondeur
étrange. Seuls le mouvement régulier d'une montre et l'escapade de
la trotteuse peuvent nous persuader que le temps ne s'est pas
arrêté.
- Nous sommes en retard.
Marie haussa les épaules. " C'est de ta faute" dit-elle. Des
exclamations joyeuses de gens déjà à table nous accueillirent et
nous séparèrent. Je trouvai place à côté d'une brunette qui me fit
du charme, auréolé que j'étais encore de mon apparente aventure
avec Marie.
La nuit était complètement tombée, et tout au bout de la vaste
pièce, un feu énorme symbolisait un monde plus chaud et léchait de
ses ombres la grosse pierre et les poutres. Les couleurs étaient
celles de la mélancolie et du souvenir. Mais il nous fallait rire
ou faire semblant et derrière ce tableau rassurant - jeunes gens à
table festoyant- se jouaient des jeux furtifs, tout en nuances,sans
réelle importance, dont il semblait pourtant que le bonheur
dépendît.
La moindre phrase faisait des ronds dans l'eau, et il fallait
plonger très bas pour en saisir les sens cachés.
- Vous vous appelez vraiment Ferdinand? C'est marrant, alors moi je
suis la reine d'Espagne.
Ma brunette me souriait en disant cela, mais je devinais ses
pensées ( " C'est curieux que Marie sorte avec un type pareil. Il a
l'air aussi bizarre que son nom. Mais ce que je voudrais surtout
c'est qu'il me drague et que Jean-Marc le voit. Ca le rendra
morose, Jean-Marc; et je lui dois bien ça " ) et je savais pouvoir
aller encore plus loin, au-delà de ses propres réflexions; car nos
gestes nous trahissent, nos habitudes nous confondent; nous faisons
toujours tout de la même façon et réduisons à une poignée les
situations et nos comportements. Il suffit d'observer les détails
pour comprendre l'essentiel, il suffit de prendre du recul et
l'homme le plus complexe n'est plus qu'un squelette. Il me
suffisait de la regarder un moment et je savais tout de ma
brunette.
Je lui parlai d'elle; avec franchise, c'est à dire non sans
méchanceté; mais peu importait, l'essentiel était qu'on parlât
d'elle. Enfant il lui arrivait sûrement de faire des bêtises pour
apparaître dans les préoccupations des adultes et entendre
prononcer à mi-voix son nom, son doux nom.
Je l'invitai à danser; j'étais sans Marie perdu comme un enfant qui
attend à la sortie de l'école qu'on vienne le chercher. Mais Marie
évitait mon regard; elle vivait sa vie encadrée de personnages un
peu falots.
Tout dans la salle semblait brusquement immobile, et le feu n'éclairait plus qu'une collection de mannequins; mais je sentais derrière leur sourire de façade des ombres agitées, et derrière les ombres qui n'étaient encore que des masques, tourbillonnaient des pulsions animales et confuses.
Je saoulai ma reine d'Espagne. Elle m'avoua Jean-Marc ( "mais c'est
fini maintenant quoique vous en pensiez " ) et me croqua Marie (
"intelligente et belle, mais dangereuse. Elle ne se mariera jamais;
elle a connu trop d'hommes. Elle est intoxiquée ‘‘). Je l'écoutai à
peine. J'observai un étrange manège; comme deux papillons se
pourchassent, se séparent, se cherchent encore, Marie avait
commencé un jeu subtil avec un garçon d'une vingtaine d'années.
Peut-être ne voyait-elle pas encore clairement la signification,
presque la beauté, de cette danse d'amour. Que pouvais-je faire
sinon dominer mon désarroi par la connaissance que j'en avais.
Ils ont disparu. Marie revint à midi. "Je t'aime " me dit-elle.
C'est la fin. Je respire. Elle me traîne dans la boue, jusqu'où
ira-t-elle ?
Ce sont des petits mots, des petits riens, sans doute les autres ne
s'en rendent-ils même pas compte; mais ils font caisse de
résonance. Seule avec elle cela ne compterait pas. Devant eux
chaque coup résonne dans toutes mes fibres, parfois même c'est une
jouissance. Elle me possède entièrement. Elle fait de moi ce
qu'elle veut. Je suis un jouet inerte entre ses doigts. Je l'aime
encore. Je crois que tout est possible. Il me suffirait peut-être
de la gifler. "Grouille, Ferdinand, grouille "; des mots anodins,
des vrilles douloureuses. Même dans le faux se trouve toujours un
peu de vrai.
Quoique je dise, elle bondit; quoiqu'elle dise, je l'aime. Parfois
elle me regarde droit dans les yeux et elle chante une histoire
pleine d'amour et de bateaux. L'instant d'après elle est odieuse.
Avec délicatesse elle suce ce qu'elle aurait pu oublier.
La fuite.
C'est la seule décision dont je sois encore capable, et je suis
comme le lapin d'Alice, très en retard.
Je renonce, j'abandonne, je give up. Je renonce à poser mes pas sur
ses pas oubliés, je préfère mon désespoir à de faux espoirs, et mes
fantômes ivres à son ombre fuyante, je renonce, j'abandonne, je ne
crierai plus ‘mary me Marie', et ne la chanterai plus, et ne la
rirai plus, j'abandonne, je give up, je renonce à lutter avec
Pierre, Paul et Jacques, je renonce à mes fantasmes et m'en vais en
rêvant, ailleurs, sur une île, pleine d'amour, où le sable en
séchant serait plein de tendresse et la mer caressante parlerait
d'amour fou, je renonce à croire qu'un jour, un jour peut-être je
trouverai la porte entrouverte, j'entrerai harassé de fatigue, elle
sera endormie dans mon lit comme un oiseau, je renonce,
j'abandonne; elle passera près de moi, je serai insensible à la
cible de son corps; je renonce à mon rire quand elle me faisait
rire, j'exercerai ailleurs mon oreille attentive; au mieux nous
serons amis, d'une vilaine amitié, celle des genoux robustes et des
cartables usés, et les jours commenceront déjà à décliner et la
nuit tôt venue n'apportera rien de plus; j'apprendrai à mes yeux à
cacher leur désir, même si les premiers temps on le devine un peut,
je trouverai pour leur plaire des tâches encore plus belles, et
trouverai d'autres yeux prêts à me regarder, je renonce à l'aimer
et tout me cris je l'aime.