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Ce fut l’un de ces instants d’égarement au bout desquels le temps peine pour retrouver son cours normal, comme lorsqu’on vient d’être télescopé par le malheur. Tout se brouillait, puis s’assemblait différemment, suivant la magie d’un kaléidoscope agité.

« Il est vivant ! se disait-il. Ce monstre a presque doublé son âge depuis son règne apocalyptique. » Perdu dans la somptueuse solitude de la forêt, il se prolongeait. Pas surprenant que sa vie ascétique d’ermite lui eût suffi !

Quelle autre forme d’existence peut-on mener après qu’on ait été ce démiurge malfaisant ? La pluie, le vent, le soleil composaient son nouvel empire. Peu de choses séparaient le jour de la nuit. Que subsistait-il de son abominable passé ? Une doctrine endettée, des monceaux de cadavres et des torrents de larmes ! Une honte universelle ! Dieu bafoué !

Le religieux avait sauvé le Führer en l’emmenant dans ses Carpates natales. Qui aurait pu l’imaginer en Pologne ? N’était-ce pas le dernier endroit au monde où on l’aurait cherché ?

Celui qu’il appelait « Ben Gourion » lui montra le vieux.

- Il constitue pour moi le résultat d’années d’enquêtes, déclara-t-il avec quelque fierté.

- Vous le saviez vivant ?

- Je le sentais, ce qui est beaucoup plus puissant. J’étais gamin quand on a annoncé sa mort dans le bunker, pourtant pas une seconde je n’ai cru à son suicide.

- Vous habitiez l’Allemagne ?

- Non, heureusement. Je suis ukrainien. Si je vous disais que j’ai vu le jour à moins de cent kilomètres d’ici !

Adolf comprit que ce moment resterait à jamais le plus beau de son « commanditaire ».

- Comment a-t-il pu s’en tirer ? demanda-t-il.

- Machiavel ! Quand il a compris que la situation était perdue, il a commencé à préparer son anéantissement physique, avec l’aide de gens qu’il a « neutralisés » aussitôt après. Il savait que même incinéré, un homme laisse des traces : sa denture principalement. Il a donc fait rechercher un individu qui lui corresponde au plan de l’orthodontie et des mensurations.

- On a déniché ce sosie morphologique en la personne du sous-officier Karl Hubber ? interrogea l’Autrichien.

- Exactement. Et l’on a pratiqué sur lui des interventions dentaires identiques à celles subies par le Führer.

- Pauvre type : on lui aura pris sa vie et son identité.

Vous croyez que le père Morawsky était au courant ?

- Sans aucun doute, mais en pensant que la substitution avait été réalisée avec le cadavre d’un combattant. Il a vu dans ce subterfuge la possibilité d’accomplir une grande œuvre.

- Le salut, non pas du Führer, mais de son âme ?

« Ben Gourion » lui fît face, le regard scrutateur sous ses épais sourcils gris. On lisait sur son visage cette fatigue désenchantée qu’entraîne le succès.

- Vous avez tout compris, assura-t-il. Je ne peux mieux vous témoigner mon admiration qu’en vous laissant la vie sauve, malgré mon souci de la discrétion.

Adolf eut un sourire froid et triste.

- Merci, mais je crains que ce ne soit pas un cadeau.

- Vous souffrez d’être un garçon exceptionnel ? demanda son interlocuteur.

- Celui qui sort de la normalité n’a pas sa place dans la société.

- Comme lui ? s’enquit l’Israélien en désignant le centenaire.

- Probablement.

Qu’allez-vous en faire maintenant ? questionna Adolf Hitler junior.

L’Israélien haussa les épaules.

- Que voudriez-vous que nous en fassions ? Nous n’allons pas ressusciter ce dragon au moment où l’humanité commence à guérir des plaies qu’il lui a infligées.

Il mit la main sur le bras de son jeune compagnon et ajouta :

- Nous avons des pelles et des pioches dans la voiture ; j’espère que vous allez nous aider?

Le dragon de Cracovie
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