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H décida de faire du dancing-restaurant son port d’attache. Plusieurs jours durant, il arpenta la région, roulant à faible allure sur les petites routes de montagne, jumelles autour du cou, semblable à quelque officier de liaison d’une guerre démodée. Il sondait les étendues boisées, captant à pleins yeux cette mer végétale changeante, bruissante, mystérieuse. Quand il découvrait des volutes au loin, il se précipitait, abandonnait son side-car au plus près du foyer aperçu. Il s’agissait généralement d’un feu de camp allumé par des jeunes gens ou des paysans venus choisir des arbres destinés à la construction. Malgré ses déceptions répétées, il gardait confiance.

Le soir, il rentrait au dancing. D’ordinaire, le restaurateur n’assurait pas le gîte, mais il avait pris Adolf en sympathie et lui laissait l’usage d’une chambre au confort limité qui donnait au jeune explorateur l’impression d’accomplir quelque stage militaire.

Son dîner se trouvait bercé par le rudimentaire orchestre. Les pensionnaires du sanatorium composaient la base de la clientèle : des gens désorientés par la maladie et par le temps improductif passé dans ces montagnes perdues. Des flirts s’ébauchaient aux sons de vieux succès français et de mazurkas intemporelles. Ce spectacle dégageait une mélancolie fin de siècle pareille à celle que l’on ressent à bord des bateaux de croisière. Hitler ne supportait pas longtemps cette ambiance fellinienne. Il lampait quelques solides rasades de vodka et gagnait sa chambre où la musique du bas retentissait pendant des heures encore.

Le matin du troisième jour, il s’éveilla plus tardivement que d’ordinaire. Le maître des lieux houspillait une femme dont l’Autrichien n’avait pu déterminer s’il s’agissait de son épouse ou de sa servante. Il la criblait de gifles et de coups de genou dans le ventre. La malheureuse subissait ces voies de fait sans crier. Parfois, un horion plus fort que les autres lui arrachait une plainte qui stimulait la rage du violent.

Comme sa brutalité paraissait s’accroître, Adolf jugea opportun d’intervenir avec des paroles conciliatrices mais, emporté par la colère, le gargotier lui flanqua son poing dans la figure et le fît saigner du nez.

Une rage noire saisit alors Hitler. S’emparant d’un tabouret, il l’abattit sur le ridicule bonnet de son hôte. Estourbi, l’homme fléchit les jambes et tomba à genoux.

Calmé, Adolf sortit son argent, compta bonne mesure pour ses trois jours de pension et quitta la singulière auberge.

Il fit chauffer son engin et, pendant ce temps, examina la topographie de la région afin de définir la zone restant à prospecter. Il décida de visiter la partie sud proche de la frontière tchécoslovaque.

Il sondait le ciel au-dessus des frondaisons pour y guetter une éventuelle fumée.

Un soubresaut de la machine l’obligea d’abaisser le regard. Il vit ses mains trempées de sang : pendant qu’il roulait, l’hémorragie nasale, mal jugulée, avait repris et rougi le bas de son visage, ses vêtements et ses doigts.

Adolf coupa le moteur, s’assura que la machine était stabilisée et chercha de l’eau alentour. Elle ne manquait pas car elle ruisselait de toutes parts. Elle constituait l’une des raisons qui l’induisaient à aimer la montagne, perpétuelle réserve d’onde pure. Une fraîcheur à l’odeur végétale emplissait le sous-bois au fur et à mesure que se dissipaient les émanations polluantes de la moto.

Un craquement le fit se retourner. Il avisa une très vieille naine, dont la peau d’un gris bronze évoquait quelque saurien. Elle portait un fichu noir sur la tête, avait perdu son œil droit et une écume blanche moussait aux commissures de ses lèvres. Elle regardait avec, à la fois, pitié et crainte, cet individu qui saignait abondamment.

Il expliqua, en allemand, qu’il venait d’avoir un accident. A sa vive surprise, la survenante comprit. Elle disposait d’un vocabulaire suffisant pour assurer un échange entre eux.

Il lava, à une source, sa figure et ses mains, pensant que l’eau froide allait enrayer l’écoulement, mais il n’en fut rien, son nez tuméfié libérait un filet intarissable.

- Venez ! Venez ! répéta l’espèce de minuscule sorcière en le prenant par sa manche de chemise trempée.

Elle le poussa d’un air obstiné.

- Ma motocyclette ! protesta-t-il. Je ne peux pas l’abandonner !

Elle secoua la tête.

- C’est à côté ! dit-elle en désignant une masse sombre entre les arbres.

Hitler réalisa qu’elle le guidait vers une cabane de rondins semblable à celles illustrant les contes d’enfants. Tout près, se dressait une seconde construction qu’il eut quelque mal à identifier. Il s’agissait d’un genre de campanile haut de trois mètres. Une cloche à vache s’inscrivait dans l’ajourement ; la corde qui l’actionnait était rompue depuis longtemps, et seul le vent l’agitait au gré de ses caprices. Un mètre au-dessous de l’instrument de bronze on avait placé un grand crucifix taillé grossièrement dans du bois de houx.

- Entrez ! fit l’hôtesse en poussant l’huis de sa cabane.
Une pénombre enfumée piquait les yeux et noyait le logis.

Hitler n’y voyait goutte, ce refuge n’étant éclairé que par la porte.

La femme alla à une étagère supportant une batterie de boîtes, se saisit de la plus petite dans laquelle son index en crochet cueillit une noisette de pommade malodorante dont elle farcit avec autorité les narines de son protégé.

- Qu’est-ce que c’est ? questionna la voix faible d’un homme au souffle court.

Adolf distingua, dans l’obscurité devenue familière, un être décharné presque entièrement chauve et sans dents. Sa bouche vide, aux lèvres minces striées de plis verticaux, évoquait l’anus d’un vieux mammifère.

Hitler fut paralysé par l’incrédulité. Les circonstances le prenaient au dépourvu. Le hasard lui proposait brutalement ce qu’il cherchait avec tant d’opiniâtreté.

Son hémorragie s’arrêtant, il annonça afin de se reprendre, qu’il allait chercher des vêtements propres et rejoignit son équipage.

« Et à présent, songea-t-il, comment vais-je opérer ? »

Perplexe, il décida de s’en remettre à son instinct et, après s’être changé, de retourner à la cabane avec une bouteille de vodka sortie de ses fontes.

Le ciel s’était brusquement assombri, lui rappelant une pièce de patronage aux décors de laquelle il avait travaillé : Golgotha. Au moment où le Christ meurt sur la croix, tout s’obscurcissait, les cieux devenaient tour à tour noirs et livides, se zébraient de clartés vénéneuses ; des tonnerres de tôles secouées se succédaient, à la fois grotesques et touchants. Le jeune auditoire, impressionné, se laissait emporter par un élan de ferveur.

Il tendit une bâche sur l’ouverture du side, comme les pêcheurs sur leur barque. Lorsque les premières gouttes se mirent à tomber, il courut rejoindre les vieillards, sa bouteille sous le bras.

La naine venait d’allumer une lanterne qui répandait une forte odeur d’huile rance. A cette chiche lumière, la hutte évoquait une peinture de la Renaissance. Elle lui apparut plus sinistre et démunie qu’à son premier regard.

Il lui offrit la vodka pour la remercier de ses soins ; elle la prit sans plaisir particulier et précisa qu’elle l’utiliserait pour désinfecter des plaies éventuelles car ils ne buvaient pas d’alcool. L’existence de ce couple devait être une interminable agonie.

La pluie se déchaînait avec une fureur perverse qui ébranlait la cabane. La gorgone ferma la porte à grand-peine, s’arc-boutant de tout son corps chétif, des bourrasques rageuses s’opposaient à elle ; Hitler lui prêta main-forte. La cloche du campanile tintait de manière désordonnée. Les arbres hurlaient.

L’Autrichien ne s’attendait pas à pareil déferlement. Sur la foi des idées reçues, il associait volontiers les Carpates, patrie de Dracula, à l’épouvante. Dans le cas présent, on sentait comme une confuse alliance des éléments et de ces êtres en fin d’existence, perdus au cœur de la montagne.

Le vieillard écoutait d’un air pensif, toujours étendu sur sa paillasse craquante. Depuis combien d’années se trouvait-il à la toute dernière extrémité ?

Adolf ne parvenait pas à détacher son regard de ce visage cireux, aux tempes et aux orbites creuses.

Ses oreilles blafardes accroissaient la morbidité qui l’avait investi.

- Je peux faire quelque chose ? s’enquit-il auprès de la femme.

- Quoi donc ? interrogea-t-elle.

- Je ne sais pas : aller chercher un médecin ?

- Pourquoi ? Personne n’est malade !

- Votre compagnon ne semble pas très bien.

- Comment serait-il bien : il aura cent ans l’année prochaine !

Vaincu par l’argument, Adolf changea de conversation :

- C’est un parent à vous ?

- Un ami de mon défunt frère.

- Quand je suis entré, il a parlé en allemand, sans accent.

- Parce qu’il est allemand ; c’est lui qui m’a appris sa langue.

Un flot de questions venaient au jeune homme. Il les retint provisoirement car son hôtesse les aurait trouvées suspectes.

- J’espère ne pas vous importuner en attendant ici la fin de
l’orage ?

Elle ne répondit rien. Il fut choqué par son manque d’urbanité. En d’autres circonstances, il serait parti sur-le-champ, quitte à être trempé jusqu’aux os ; mais il se refusait à quitter la place. C’est pourquoi il s’assit sur des sacs de plastique étalés au sol.

La naine ranima un feu de brandons dans ce qui servait d’âtre. Lorsque des flammes maigrichonnes s’animèrent, elle y logea le cul noirci d’une casserole.

- Un peu de café, ça nous réchauffera, commenta-t-elle.
Elle prit un tabouret à trois pieds, s’y posa en libérant un gros pet chevalin et proposa sa pauvre face à la chaleur.

Le bois crépitait en se consumant ; de l’eau sourdait de la toiture et formait des ruissellements.

Les occupants de la méchante isba se taisaient, aucun d’eux n’accordait plus la moindre importance à l’étranger.

Cette complète indifférence causait à Adolf un insoutenable malaise. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi les deux fugitifs étaient restés terrés pendant un demi-siècle dans cette espèce de bauge sans fenêtre dont la puanteur le chavirait. Un délit de désertion est amnistié avec le temps. D’autant plus que les hommes avaient quitté le HT Reich lors de son effondrement. Avaient-ils commis auparavant des crimes contre l’humanité imprescriptibles ? A se perdre en conjectures, devant l’individu qui savait, une intense griserie le transportait.

Il crut surprendre le regard du supposé Karl Hubber. Le vieillard nourrissait-il des doutes ?

Le café étant chaud, la femme se leva pour aller chercher deux tasses de métal. Elle en emplit une et la présenta à son compagnon, puis une seconde qu’elle garda pour elle-même. Ce manque total de courtoisie équivalait à un affront.

Cette fois Hitler se leva d’une détente et ouvrit la porte. La pluie diminuait d’intensité, mais le ciel restait sombre avec encore des zébrures vénéneuses. Il distinguait entre les arbres le bas de son véhicule rouge, reflété par l’eau qui montait tout autour.

Une puissante odeur d’humus se dégageait de la forêt détrempée.

Il rentra, saisit la queue de la casserole et versa le café restant sur la tête de la naine qui se mit à hurler.

Le dragon de Cracovie
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